CHAPITRE XXXIV

 

La Discrétion

 

 

1 et 2. La véritable discrétion consiste à distinguer, avec prudence, le Créateur de la créature, et à juger de ce qu'ils sont l'un et l'autre. Elle discerne, de même, le bien, le meilleur, l'excellent ; elle distingue ce qui est mal, ce qui est plus mauvais, ce qui est très mauvais ; elle donne la mesure du désir du bien et de l'horreur du mal. Elle juge encore quel respect on doit à un supérieur ; à un inférieur quelle clémence et quelle compassion ; et à un égal quels rapports de société. Elle décide comment on doit se comporter avec les morts et avec les vivants, à l'égard des prédécesseurs et vis-à-vis des successeurs, comment il faut se conduire avec ses amis pour les aimer en Dieu, avec les ennemis pour les aimer à cause de Dieu, comment on doit se tenir, en secret, devant Dieu, et publiquement devant les hommes. Elle juge quelle réfection il faut employer pour le corps et pour l'âme, de quels vêtements on doit se couvrir ; quand faut-il manger, quand faut-il boire, quand doit-on s'abstenir, combien et de quelles nourritures ? Quand faut-il veiller, quand faut-il dormir, dans quelle mesure et pendant combien de temps ? Quand faut-il prier, quand faut-il pleurer, quand faut-il agir ? A la discrétion également de déterminer la conduite à tenir dans le blâme et dans la louange ; à elle de juger quand il faut parler et quand on doit se taire, et dans quelle mesure, pour quel motif, avec qui, en quel temps et dans quel lieu ; elle décide, enfin, quand on doit recevoir et retenir, et combien ; à qui et quand faut-il donner libéralement. Décider de tout cela avec ordre et prudence, c'est la véritable discrétion.

Cette vertu est la maîtresse de toutes les vertus : elle leur assigne à toutes l'ordre et la mesure (1). À l'opposé, là où il n'y a pas de discrétion, la charité n'observe pas son ordre : que doit-elle aimer en premier lieu, et quoi en dernier lieu ? Elle ne connaît pas non plus sa mesure : que faut-il aimer moins, que faut-il aimer davantage ? Et en général l'ordre n'est pas observé là où il n'y a pas de discrétion ; ainsi, au témoignage de saint Augustin, « l'autorité du supérieur se brise dès qu'il pratique l'humilité d'une manière excessive » (2).

Sans la discrétion, l'obéissance est aveugle et déraisonnable : on croit, en effet, qu'il faut obéir aussi en ce qui est mal ; la libéralité se prodigue avec trop de profusion, puisqu'on donne aux histrions, sans nécessité. Là où n'est pas la discrétion, de la crainte on tombe dans le désespoir ; l'espérance se change en présomption ; la justice fait preuve d'une trop grande sévérité, la patience, la miséricorde, la douceur, la bienveillance et la bonté dissimulent des injustices. Enfin, sans la discrétion, la religion est détruite, la vérité devient mensonge, la chasteté est profanée, la gravité se fait légèreté, et la constance est modifiée totalement.

 

L'imperfection même des autres vertus est, pour la discrétion, une source de progrès ; car ce n'est qu'après être tombé souvent de l'humilité dans l'orgueil ou la vaine gloire, de la charité dans l'envie, de la patience dans la colère, de la douceur dans la rancune, de la ferveur dans la tiédeur, de la chasteté dans les convoitises de la chair, de l'amour de la pauvreté dans l'avarice, de la paix dans le trouble, de l'union dans la discorde, de l'obéissance dans la révolte, de la maturité dans la légèreté, du recueillement dans la dissipation, du silence dans le bavardage et la calomnie, de l'affection spirituelle dans l'amour charnel, de l'espérance dans la présomption, de la crainte juste dans la crainte de l'homme ou la crainte servile, de la justice dans la rigueur, de la miséricorde dans l'impressionnabilité, de la fermeté dans l'inconstance, de la vérité dans la fausseté ; ce n'est qu'après ces nombreuses chutes que l'on devient plus attentif ; on est davantage sur ses gardes ; on est plus vigilant aussi, et, en tout, plus discret.

 

3. Voici ce qui doit efficacement nous conduire à la véritable discrétion : la lecture et la méditation assidues des Écritures, la recherche continuelle des exemples des Saints, les fréquents conseils d'hommes discrets, selon cette parole de Tobie : « Cherchez toujours conseil auprès d'un homme sage » (ch. 4, v. 19). Aussi, Notre-Seigneur disait-il à Paul : « Lève-toi, et entre dans la ville ; là on te dira ce que tu dois faire » (Actes, ch. 9, v.6). Il envoya de même les lépreux : « Allez, montrez-vous aux Prêtres » (Luc, ch. 17, v. 14) ; montrez-vous, non pas à un seul, mais à plusieurs, pour que, s'il en est un qui soit moins prudent, on puisse en chercher un autre plus discret.

 

4. C'est une preuve de la véritable discrétion que d'étudier toutes ses actions avec le conseil d'hommes prudents ; et si on ne peut toujours les avoir, on examine, dans sa conscience devant Dieu, chacune de ses actions et affaires, avec véritable prudence et sage délibération. Il est écrit : « Mon fils, ne fais rien sans réflexion, et après l'action tu n'auras pas à te repentir » (Eccli., ch. 32, v. 19). Qu'en cela, cependant, on ne croie pas toujours à sa conscience, à moins qu'on n'ait le témoignage évident de l'Écriture ; qu'on ne ramène pas, non plus, jusqu'à un certain point, l'Écriture à son sentiment, mais que l'on conforme sa manière de penser à l'Écriture.

 

5. Une preuve d'indiscrétion, c'est se fatiguer, au-delà de ses forces, dans les jeûnes et les veilles, la prière, les disciplines et les larmes : on s'affaiblit en peu de temps pour se rendre inutile au service de Dieu pendant plusieurs années. Mais, hélas ! ils sont peu nombreux, de nos jours, ceux qui excèdent en cette matière !

Il a la preuve de la fausse discrétion celui qui, voulant éviter de détruire sa santé, ne néglige rien de ce qui est profitable à son corps : « Ma force, dit-il au Seigneur, je la garderai pour vous » (Ps. 58, v. 10) (3) ; et, pendant ce temps, l'âme est en défaillance et elle dépérit, parce qu'elle est privée de nourriture spirituelle, nourriture qu'on ne peut nullement se procurer sans effort. Saint Augustin (4) disait à ce propos : « Tandis que nous redoutons la faiblesse pour notre corps, nous négligeons le salut de notre âme. » En effet, à nourrir délicatement la chair, on tue l'esprit. « De même que la teigne attaque la laine et le bois, de même que le feu brûle l'herbe sèche et la paille, ainsi une chair dans les délices détruit l'âme et la consume » (5).

On ne pense pas que le corps, à la fin, sera réduit en poussière, même s'il a joui de tout bien-être. Les gens du monde, par exemple, qui ne refusent à leur corps aucun plaisir, servent-ils Dieu davantage ? Au contraire, ils sont plus souvent malades. Une âme qui vit, et pleine de grâce, dans un corps malade, ne vaut-elle pas mieux qu'une âme languissante ou morte dans un corps bien portant ?

 

 

(1) D'après cela, on peut conclure que l'auteur entend par la discrétion la vertu proprement dite de prudence.

(2) P. L. t. 33, col. 964.

(3) Il faudrait traduire ce verset : « (ô Dieu) ma force, c'est vers vous que je me tournerai. »

(4) P. L. t. 40, col. 1075. Saint Augustin n'est pas l'auteur des « Enseignements salutaires ». Voir note 1, p. 157.

(5) P. L. t. 40, col. 1076.