CHAPITRE XXXI

 

Le Silence

 

 

1 et 2. Le silence véritable et parfait consiste à ne pas seulement s'abstenir des paroles défendues, à savoir : calomnie, mensonge, parjure, propos impudiques, paroles de légèreté ou de colère, paroles injurieuses, malveillantes ou oiseuses, etc., mais encore à refuser à sa langue les paroles utiles et permises. « Je suis resté muet, dit le Psalmiste, et dans le silence, et je me suis abstenu (même) de bonnes paroles » (Ps. 38, v. 3) ; et la Glose : « Il ne va pas jusqu'à ce qui est défendu, celui qui prudemment se refuse ce qui est permis » (1). Il n'y a pas que les paroles inutiles et nuisibles, en effet, qui laissent la grâce s'écouler (et se perdre), mais les paroles utiles également, lorsqu'on en use sans modération. C'est une rare vertu que de modérer sa langue ! Saint Jacques n'affirme-t-il pas que « toutes les espèces de quadrupèdes, d'oiseaux et de serpents peuvent se dompter, et ont été domptées par l'homme. Mais la langue, aucun homme ne peut la dompter, elle n'est jamais en repos, elle est remplie d'un venin mortel » (ch. 3, v. 7, 8). « La langue des méchants, dit la Glose, l'emporte sur les bêtes en férocité, sur les oiseaux en légèreté, et sur les serpents par son infection » (2). Ne sont-ils pas semblables aux bêtes, ceux qui « aiguisent leurs langues comme une glaive » ? (Ps. 63, v. 4) ; ne sont-ils pas (comme) les oiseaux, « ceux dont la bouche affronte le ciel même » (Ps. 72, v. 9) et profère la vanité et le mensonge » (Ps. 143, v. 8) ; et (comme) des serpents, puisqu'on dit d'eux : « Ils ont sous leurs lèvres le venin de l'aspic » ? (Ps. 139, v. 4).

 

3. Les saints exemples de Notre-Seigneur doivent nous conduire à l'amour du silence. Pour nous recommander le silence, lorsqu'il fut interrogé sur les accusations dont on le chargeait, il ne voulut pas se justifier ni différer sa mort par une réponse. L'exemple aussi d'un saint ermite, dont il est raconté que pour apprendre à garder le silence, il porta, durant trois années, une pierre dans sa bouche. De fait, on apprendrait plus vite à parler qu'à se taire, selon cette sentence d'un sage : « Celui qui sait parler, qu'il apprenne aussi à se taire. »

Pour nous exciter au silence, nous avons encore les avantages qui en résultent. Le silence ramène à son centre le cœur dispersé, il fait entrer la sérénité dans la conscience, et il rend l'âme capable de recevoir la grâce de Dieu. Vous n'avez pas le silence : facilement le démon aura raison de vous : « Une ville forcée qui n'a plus de murailles, tel est l'homme qui ne peut retenir ses paroles » (Prov., ch. 25, v. 28). La perfection ne sera jamais là où il n'y a pas de mesure dans le langage : « Si quelqu'un ne pèche pas en parole, dit saint Jacques, c'est un homme parfait » (ch. 3, v. 2) ; celui-là seul, ajoute la Glose, et non pas un autre. À garder le silence, on est heureux. « Heureux l'homme qui n'a pas péché par les paroles de sa bouche » (Eccli., ch. 14, v, 1). « Celui qui garde sa bouche et sa langue préserve son âme des angoisses » (Prov., ch. 21, v. 23).

 

4. C'est une preuve du vrai silence que de n'être pas, ou rarement, amené à parler, alors même que vous pouvez le faire librement, licitement et sans péché, et qu'on recevrait avidement vos paroles. Rappelez-vous ce que disait saint Grégoire (3) : « Si le saint prophète Ézéchiel, envoyé cependant pour parler, est resté, pendant sept jours, dans le silence et l'abattement, nous sommes bien obligés d'apprécier quelle faute il y a de ne pas se taire pour celui qu'aucune nécessité ne force de parler. » Il y a aussi ce mot de l'Évangile : « Je vous le dis, au jour du jugement, les hommes rendront compte de toute parole vaine qu'ils auront dite » (Matt., ch. 12, v. 36).

 

5. Une marque de loquacité, c'est de parler avec hardiesse et en criant, pour se faire remarquer, ou de parler à contretemps, alors que la meilleure parole, c'est celle qui est dite à propos. Il est écrit contre ces bavards : « Le sage se tait jusqu'au moment favorable, l'intempérant et l'inconsidéré passent par-dessus » (Eccli., ch. 20, v. 6). Autres preuves de bavardage : parler lorsque personne n'écoute ou ne se soucie d'entendre, contrairement à ce qui est dit : « Si l'on n'écoute pas, ne vous répandez pas en paroles » (Eccli., ch. 32, v. 4) ; ou encore, répondre avant d'avoir entendu ou avant d'être interrogé : « Celui qui répond avant d'avoir écouté montre sa folie, et il est digne de confusions (Prov., 18, v. 13) ; ou enfin répondre à la place d'un autre, à l'encontre de ce précepte de l'Ecclésiastique, ch. 32, v. 7 : « Jeune homme, parlez à peine dans votre propre cause », à savoir, lorsque c'est nécessaire.

Il prouve que son silence est faux, celui qui se tait, non parce que c'est vertueux de se taire, mais pour qu'il ne se couvre pas de honte devant ses auditeurs, ou pour qu'on le loue de son silence, ou parce qu'il a peur de dire un mot, ne sachant pas parler d'une façon intelligible ou utile, ou encore afin de cacher par son silence sa faiblesse d'esprit : « L'insensé lui-même, quand il se tait, passe pour un sage » (Prov., ch. 17, v. 28).

 

 

(1) Glose interlinéaire (Bible de Douai, t. 3, col. 66). Cette glose est de saint Grégoire le Grand, au livre 5 des Morales, P. L t. 75, col. 688. Il s'agit aussi bien des pensées et des actions que des paroles. Et saint Grégoire est plus catégorique : « Seul, il ne tombe pas dans le mal, celui qui, de temps en temps, par précaution, ne s'accorde même pas ce qui est licite. »

(2) Glose interlinéaire sur ces deux versets de saint Jacques (Bible de Douai, t. 6, col. 1286).

(3) Homélies sur Ézéchiel, livre 1, Hom.II . P. L. 76, col. 907.