CHAPITRE XXIV

 

La Tristesse

 

 

1 et 2. La tristesse véritable, c'est une douleur du cœur, causée par toutes les offenses que Dieu a reçues, sans motif, de ses créatures, depuis que le monde existe, et qu'il recevra, jusqu'à la fin, aussi bien des religieux que des séculiers. Cette douleur devrait faire verser, à tous ceux qui aiment Dieu, des larmes de sang !

Une autre part de la vraie tristesse, c'est que, trop souvent, l'homme succombe à la tentation sans résistance. Ainsi, dès qu'il voit ou entend, dans la nature animée, quelque chose qui se rapporte à l'impureté, aussitôt son âme est souillée par des pensées, des plaisirs, des sentiments impurs. Reçoit-il, par l'un de ses sens, ce qui peut exciter en lui la vaine gloire, l'envie, la colère, la rancune, le dénigrement, l'avarice, la légèreté, l'amitié sensible ou un péché quelconque, aussitôt, sans combat, le voilà précipité dans un de ces péchés : s'en relèvera-t-il jamais ? Et si, avec la grâce de Dieu, il se relève, il n'est pas certain qu'il rentrera en possession de la grâce qu'il avait auparavant et dans la même mesure. De nous-mêmes, nous pouvons tomber, nous ne pouvons jamais nous relever par nous-mêmes. Dieu sait bien que « nous ne sommes que chair, un souffle qui s'en va et ne revient plus » (Ps 77. v. 39).

Encore une autre part de la véritable tristesse : Que de grâces provenant de la bonté paternelle de Dieu sont réduites à néant, parce qu'elles ne retournent pas à leur source, selon les desseins de Dieu, avec un intérêt considérable ! Cela, toutes les créatures seraient impuissantes à le regretter dignement.

 

3. Pour nous exciter à la véritable tristesse, nous avons les saints exemples de la vie de Jésus dont l'âme fut triste depuis le commencement de sa vie jusqu'à sa mort (1). Et lui-même proclame bienheureux les affligés : « Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés » (Matt., ch. 5, v. 5). C'est seulement par la tristesse qu'on peut trouver la joie, dit une glose sur l'épître de saint Jacques (2).

Ce qui doit encore nous pousser à la tristesse, c'est son utilité. La vraie tristesse est plus utile que la vraie joie : « Il vaut mieux aller à la maison de deuil qu'à la maison de festin » (Ecclé., ch. 7, v.2).

Souvent, en effet, la tristesse nous humilie, tandis que la joie nous exalte. Et, conséquence plus malheureuse, il arrive parfois, après la joie et la dévotion spirituelles, que nous sommes, ce jour-là, moins retenus et moins circonspects dans nos actions que si ces joies nous avaient été refusées. Autre avantage de la tristesse : « Alors que les prières et le reste des bonnes œuvres agissent sur Dieu à la manière d'une onction caressante, les larmes, fruit de la tristesse, lui font violence et sont comme une piqûre, d'après saint Bernard (3). »

 

4. C'est une preuve que la tristesse est véritable, si la douleur allège l'âme au lieu de l'abattre, et si, bien loin de vouloir en être débarrassée, l'âme désire toujours une plus grande tristesse. Au contraire, c'est une tristesse inique, celle qui décourage l'âme et celle dont on s'efforce de se libérer aussitôt. Il est écrit à son sujet : « Un esprit accablé dessèche la mœlle des vertus » (Prov., ch. 17, v. 22). « La colère de l'homme (elle provient de la tristesse) ne fait pas la tristesse selon Dieu » (Jacq., ch. 1, v. 20) (4).

Il prouve qu'il a la vraie tristesse, celui qui refuse à ses sens tout ce qui est délicat et recherché, et qui n'entend, ne voit, ne touche rien de ce qui peut apporter à sa tristesse un adoucissement. Il évite de même les lieux et les personnes capables de diminuer sa peine intérieure. Il n'ignore pas, en effet, que c'est une voie sûre de définir sa vie dans la vraie tristesse, selon cette parole de l'Ecclésiaste, ch. 8, v. 5 : « Le cœur du sage se trouve là où il y a de la tristesse, et le cœur des insensés, là où règne la joie. »

 

5. Sans prêter attention aux dispositions souverainement sages de Dieu, se désespérer à cause de perte des biens temporels ou se mettre à la torture (5) à cause du malheur ou de la mort de ses amis, ou pour une infirmité physique ou une réprimande, c'est un signe d'une tristesse mal fondée. Une tristesse semblable n'apporte aucune grâce, et elle met, pour ainsi dire, l'âme en pièces. « Comme la teigne nuit aux vêtements et le ver au bois, ainsi la tristesse ravage le cœur de l'homme » (Prov., ch. 25, v. 20). « Le chagrin de l'âme jette l'esprit dans un profond abattement » (ch. 15, v. 10).

 

 

(1) Notre-Seigneur avait, dès le premier instant, la volonté de nous racheter. Il savait ce que lui coûterait notre rédemption. Il acceptait de mourir pour nous, il voulait déjà sa passion. Alors, on peut dire que l'âme de Jésus fut triste depuis le commencement de sa vie, parce qu'il avait toujours sa passion et sa mort comme présentes, acceptées par sa volonté pleinement délibérée, mais singulièrement contraires à sa sensibilité qui s'en effrayait, et la tristesse envahissait son âme, parce qu'il le voulait bien. Mais il ne faut pas oublier que l'âme humaine de Notre-Seigneur jouissait aussi, depuis le premier instant, de la vision bienheureuse de Dieu... On peut encore faire remarquer que les Évangélistes ont signalé en Notre-Seigneur certains sentiments de compassion et de tristesse : Jésus, contristé de l'aveuglement des Pharisiens (Marc, ch. 3, v. 5) et de leur incrédulité, quand ils demandent un signe du ciel (ch. 8, v. 12) ; il pleure sur Jérusalem (Luc, ch. 19, v. 41), mais il se réjouit aussi dans sa prière d'action de grâces, acte de charité parfaite et de joie divine : « Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre » (Matt., ch. 11, v. 25).

(2) C'est la première fois que l'auteur cite « une certaine glose » (quaedam glossa).

(3) Le P. Berthier (p. 144) indique en note, comme référence, la Vigne Mystique, ch. 33 (cet opuscule n'est pas de S. Bernard, mais probablement de S. Bonaventure, - voir p. 41, note 1). À ce chapitre, P. L. t. 184, col. 708-709, on parle bien des larmes, mais des larmes du Christ : Jésus a pleuré à cause de nous, et nous n'en serions pas émus jusqu'aux larmes ! On n'y trouve pas la pensée reproduite par l'auteur, et qui est aussi attribuée (note de l'édition du P. Jammy, Lyon, 1651) à saint Jérôme et à saint Augustin.

(4) D'après la Vulgate : « la colère de l'homme n'opère pas la justice de Dieu ».

(5) Ce mot désigne une affliction excessive, car il est naturel de s'affliger quand on a perdu quelque chose que l'on aimait. Notre-Seigneur, dans sa parabole, ne semble pas blâmer « la femme qui ayant dix drachmes, si elle en perd une..., cherche avec soin jusqu'à ce qu'elle l'ait retrouvée » (Luc, ch. 15, v.8), et se réjouit ensuite avec ses amies et ses voisines. Cette douleur est trop humaine pour qu'on puisse s'en défendre. Mais elle est mauvaise, si elle nous trouble tellement qu'elle, nous empêche de « considérer les ordres de la sage providence de Dieu » pour nous y soumettre et accepter, avec résignation, le malheur et les épreuves qui cachent une grâce de Dieu et nous rapprochent davantage de lui.