CHAPITRE XXII

 

La Crainte

 

 

1 et 2. La crainte juste, c'est le souci d'observer, dans notre foi et dans notre conduite, les commandements de Dieu ; c'est de même une certaine inquiétude de cœur, qui nous préserve de l'usage illicite de nos membres, de nos sens et de nos affections, de peur que notre âme ne se sépare totalement de son Dieu, ou ne s'éloigne, tant soit peu, de sa familiarité. Cette crainte du cœur nous empêche également de chercher un plaisir, si minime qu'il soit, dans la nourriture, dans la boisson, dans le sommeil, ou dans une créature quelconque, et de nous refroidir ainsi de notre ferveur (1). C'est la crainte de l'épouse pour son époux qu'elle ne veut blesser en aucune manière, ni par ses mouvements, ni par sa démarche, ni dans ses actions ou ses paroles : elle encourrait, en cela, son déplaisir ; elle redoute également de lui être moins agréable pour une faute, même légère. Cette juste crainte nous pousse à nous abstenir, non seulement des péchés graves, mais encore des péchés véniels, parce que l'habitude des péchés véniels nous fait perdre la tranquillité de l'âme et la familiarité avec Dieu ; elle nous fait aussi négliger des grâces diverses.

 

3. De nombreux avantages doivent nous exciter à la bonne crainte. C'est elle le commencement de la sagesse : « La crainte du Seigneur est le commencement de la Sagesse » (Ps. 110, v. 10) ; elle est le commencement de la justice : « Celui qui n'a pas la crainte ne pourra être justifié » (Eccli., ch. 1, v. 28). Elle est aussi le sceau et le couronnement de toutes les grâces et de toutes les vertus : « La crainte du Seigneur surpasse toutes choses (Eccli., ch. 25, v. 11). Mais là où elle n'est pas, toute grâce disparaît subitement et la conscience devient mauvaise. « Si vous ne vous attachez pas fortement à la crainte de Dieu, votre maison sera bientôt détruite » (Eccli., ch. 27, v. 3).

Saint Bernard nous parle d'une autre utilité de la crainte de Dieu : « En vérité, il n'est rien de plus efficace pour mériter la grâce, pour la garder ou la recouvrer, que de se tenir constamment devant Dieu, non pas avec orgueil, mais dans la crainte. « Heureux l'homme qui craint toujours » (Prov., ch. 28, v. 14). La grâce vous sourit-elle, craignez. Craignez, lorsqu'elle s'en va ; craignez lorsqu'elle revient ; c'est cela : être toujours dans la crainte... Vous avez la grâce, craignez que vos œuvres ne soient pas dignes d'elle... Elle vous est enlevée, craignez : votre chute est toute proche... Mais si, encore par bonté, la grâce vous est rendue, c'est alors qu'il faut craindre davantage une rechute : « Vous voilà guéri, ne péchez plus, de peur qu'il ne vous arrive quelque chose de pire » (Jean, ch. 5, v. 14) (2).

La chute lamentable des Anges doit aussi nous engager à craindre. « Voici, les serviteurs de Dieu ne sont pas stables, et il trouve des fautes dans ses anges : combien plus ceux qui habitent des maisons de boue, qui ont leurs fondements dans la poussière, et qui seront réduits en poudre, comme par la teigne ! » (Job, ch. 4, v. 18 et 19). De même, la chute, depuis le commencement du monde, de ceux qui avaient d'abord vécu saintement : Adam, Samson, Salomon..., tous les apôtres. Et, de nos jours (3), hélas ! la chute de saints personnages ! c'était prédit : « Il en tombera mille à votre côté – il s'agit de ceux qui devraient s'asseoir à côté du juge, au jour du jugement–, et dix mille à votre droite (Ps, 90, v. 7) – ceux qui devraient prendre place à droite du Christ. »

La Glose dit à ce propos : « Plusieurs pensent qu'ils jugeront les autres, et beaucoup plus encore espèrent être placés à droite parmi les élus ; mais ils se trompent, parce qu'ils présument d'eux-mêmes, ils n'ont point leurs racines fixées en haut, et ils seront déçus dans leurs espérances (4). »

Les exemples des saints qui craignaient Dieu nous excitent aussi à le craindre. « J'ai craint le Seigneur, affirmait Job, ch. 31, v. 23, comme on redoute les flots qui se soulèvent. Et sur ce verset de Job : « Je descendrai tout entier au plus profond de l'enfer » (ch. 17, v, 16), la Glose (5) fait cette réflexion : Voyez un peu : quel est celui d'entre nous qui serait sûr de son repos, lorsqu'il en est tout inquiet celui-là même que le juge approuve ? (6) Et saint Jérôme parlait ainsi de lui-même : « Chaque fois que je pense au jour du jugement, je frémis de tous mes membres » (7). Alors que de si grands saints sont tout tremblants, que ferons-nous donc, nous autres malheureux ?

 

4. Une marque d'une juste crainte, c'est d'être tellement attentif à tout ce qui a trait à Dieu qu'on ne néglige, nulle part et jamais, rien de ce que l'on peut faire, et qu'on mette, dans toutes ses actions, le plus de ferveur possible. « Celui qui craint Dieu ne néglige rien » (Eccli., ch. 7, v. 18) ; « et il fera tout bien » (Eccli., ch. 15, v. 1).

 

5. Celui qui fait le bien ou qui renonce au mal, non pas à cause de Dieu, mais par peur de perdre sa vie ou sa fortune, – ou, pour ne pas les perdre, laisse là le bien et fait le mal–, celui-là prouve que sa crainte est inique. Notre-Seigneur nous défend d'avoir une crainte semblable : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps » (Matt., ch. 10, v. 28). « Qui êtes-vous donc pour avoir peur d'un homme mortel ? » (Isaïe, ch. 51, v. 12). Et le Seigneur demande à ces timides : « Où sont vos dieux, en qui vous mettiez votre confiance ? » (Deutéronome, ch. 32, v. 37).

 

 

(1) La crainte se rattache à la vertu de tempérance. Elle ne doit pas dégénérer en scrupule, ni créer un état psychologique irréel et violent. Nous voulons nos actions tout entières, telles qu'elles sont. Nous ne pouvons pas séparer notre activité normalement exercée dans tous les domaines, du plaisir, plus ou moins élevé, qui l'accompagne forcément, et qui nous donne la conscience de vivre. Notre intention se porte sur l'action entière. Quand celle-ci est morale, c'est-à-dire conforme à la règle raisonnable et divine, il n'y a pas lieu de rejeter le plaisir qu'on en ressent. Cette doctrine n'a rien perdu de sa vérité libératrice, malgré les désordres du péché originel et de la sensibilité, qui, trop souvent, donnent la prépondérance au plaisir comme unique mobile de l'action.

(2) Saint Bernard, Sermon 54 sur les Cantiques. P. L. t. 183, col. 1042, 1043.

(3) Hélas, aujourd'hui, des hommes très saints succombent (la phrase latine fait image : « Et, heu, hodie viri sanctissimi prosternuntur », on voit ces pauvres gens tomber tout de leur long, et s'abattre misérablement). C'est la seule allusion de l'auteur à un événement contemporain. On ne peut rien en tirer pour la date de composition de son ouvrage. De tout temps, il y a eu des scandales, des chutes retentissantes.

(4) Glose de Pierre Lombard, au v. 7 du Ps. 90 ; P. L. t. 191, col. 851.

(5) La glose ordinaire, P. L. t 113, col. 804-805. Le texte de Migne est un peu différent de celui que donne l'auteur.

(6) Allusion aux louanges que Dieu, dans le livre de Job, adresse souvent à celui qu'il appelle « son serviteur Job » (par ex., ch. 2, v. 3).

(7) Les éditions des Œuvres du Bx Albert le Grand, de Lyon (1651) et de Paris (1898) indiquent comme référence la lettre de saint Jérôme à Chromatius. Cette pensée ne se trouve pas dans la lettre 7e à Chromatius. P. L. t. 23, col. 338-341.