CHAPITRE XI

 

La Tempérance

 

 

1. La tempérance véritable et parfaite est une juste modération des mouvements extérieurs et des actions du même genre.

 

2. Celui qui a la vraie tempérance ne maîtrise pas seulement son cœur en mettant un frein aux pensées inutiles ou mauvaises, mais même dans les bonnes pensées il garde une mesure, en ce sens qu'elles sont présentes à son esprit, juste le temps qu'il faut, ni trop souvent, ni plus longtemps. Ainsi, les pensées qui se rapportent à nos devoirs d'état sont utiles certainement ; mais nous ne devons pas nous en occuper pendant l'office divin. « À cette heure-là, dit saint Bernard, l'Esprit-Saint n'agrée aucune offrande en dehors de notre devoir du moment, ou en opposition avec lui, et sous son inspiration nous pouvons toujours faire ce qu'il veut, à sa volonté » (1).

Le vrai tempérant modère de même ses affections et ses passions ; y a-t-il, oui ou non, quelque chose à espérer ou à craindre ? et dans quelle mesure ? et pendant combien de temps ?... y a-t-il lieu aussi de s'affliger ou de se réjouir, peu ou pas du tout ?... et de quoi faut-il avoir l'amour, ou la haine, ou la honte, pour combien de temps et jusqu'à quel point ?

 

Il gouverne aussi son intelligence : qu'elle ne se préoccupe pas, plus de temps qu'il ne faut, de comprendre telle ou telle chose. Il maîtrise sa volonté à laquelle il donne d'avoir telle qualité et telle force ; de même, ses intentions qu'il dirige à telle fin déterminée. Et son libre arbitre, il le tempère et lui donne la mesure du bien à choisir et toute la réprobation qu'il doit avoir pour le mal.

Enfin, il impose à sa langue une règle et une modération convenables : quand doit-elle se taire ? Ou quand faut-il parler ? Pendant combien de temps et à quel moment opportun ? À qui aussi ? C’est-à-dire : à des gens honnêtes, non suspects ; en temps et lieu convenables ; pourquoi parler et comment ? Par utilité ou nécessité, et à propos, en pesant, en comptant et en mesurant ses paroles ; pour quelles affaires, enfin : est-ce au sujet du corps ou de l'âme ? La tempérance dirige et gouverne nos actions, notre conduite et tous les mouvements de nos membres, afin que, selon la recommandation de l'apôtre saint Paul, « tout se fasse chez vous avec ordre et bienséance » (Ire aux Cor., ch. 14, v. 40).

 

3. Ce qui doit nous conduire à la véritable tempérance, c'est l'ordonnance, toute pleine de sagesse, du Dieu « qui a tout réglé et disposé avec poids, nombre et mesure » (Sagesse, ch. 11, v. 20), et c'est d'après cette même disposition que toutes nos actions, nos mœurs et notre vie doivent être mesurées, comptées et pesées, au nom du Père auquel on attribue la mesure, par la puissance du Fils à qui c'est le nombre qui est attribué, en vertu de l'Esprit-Saint : on lui attribue la pondération.

 

À cette même vertu doit nous conduire l'exemple que nous en donne l'apôtre saint Paul quand il nous dit : « Ne scandalisez personne, ni les juifs, ni les Grecs, ni l'Église de Dieu. C'est ainsi que moi-même je m'efforce de complaire à tous, et ne cherche pas mon propre avantage, mais celui du plus grand nombre, afin que beaucoup soient sauvés » (Ire aux Cor., ch. 10, v. 32, 33). N'a-t-il pas été vraiment tempérant, lui qui, sans blesser personne, s'appliquait à plaire à tout le monde ?

 

4. Celui-là a la preuve de la véritable tempérance, qui se modère en tout : vêtement, nourriture, sommeil, bien-être physique et joies temporelles, et qui n'admet, en cela, que le strict nécessaire, sans aucune superfluité ni amour désordonné. Le vrai tempérant s'efforce de garder la mesure en toutes choses, excepté dans l'amour et la louange de Dieu et dans l'action de grâces, parce que « le Seigneur est grand, il est l'objet de toute louange » (Ps. 47, v. 2), aussi faut-il qu'il soit aimé et loué de toute manière, sans fin et sans mesure (2).

 

5. C'est un signe d'intempérance d'avoir une conduite tourmentée et de troubler et d'inquiéter ceux avec qui l'on demeure. L'intempérant fait tout autrement que les autres, il ne se conforme en rien à personne, il n'approuve que ce qui lui plaît, et c'est pour l'accomplir qu'il fait tous ses efforts : intolérable à tous, il ne peut se supporter soi-même. Saint Augustin dit à ce propos : « Vous en avez décidé de la sorte, Seigneur : tout sentiment désordonné est à soi-même son propre châtiment (3) », et il est une peine bien plus grande pour les autres. Ismaël fut un de ces hommes intempérants. « Il sera sauvage, est-il dit dans la Genèse (ch. 15, v. 12) ; il lèvera la main contre tous, et la main de tous sera contre lui. »

 

 

(1) Sermon 47e sur les Cantiques. P. L. t. 183, col. 1011, 1012.

(2) On connaît cette belle formule de Sévère de Milève : « La mesure d'aimer Dieu, c'est de l'aimer sans mesure. » Lettre de Sévère de Milève à saint Augustin. P. L. t. 33, col. 419.

(3) Livre Ier des Confessions, ch. 12. P. L. t. 32, col. 670.