TROISIÈME PARTIE :

LES EXIGENCES DE LA VIE SPIRITUELLE

OU LA MONTÉE DES ÂMES

 

 

 

XIV. La volonté de progrès ou l'aspiration à la perfection

 

Etant donné que tout chrétien est obligé de marcher vers la perfection : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ». (Matt. V, 48), il est essentiel à la vie spirituelle d'être toujours en état de progrès. C'est de cet état que parle saint Vincent dans la troisième partie que nous avons intitulée Les exigences de la vie spirituelle ou la montée des âmes. Notre auteur nous propose dans un premier chapitre quatorze motifs de tendre à une pratique de la charité plus parfaite que celle à laquelle on est arrivé, et dans un deuxième chapitre il en fait l'application aux différentes catégories de chrétiens.

 

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Constatant avec joie vos heureux débuts à bien faire et votre soin particulier à honorer Dieu, je souhaite vous aider à persévérer et à monter plus haut, ou du moins à vous en suggérer le désir. C'est pourquoi je vous proposerai un ensemble de motifs propres à exciter votre cœur à une vie plus parfaite. Ne croyez pas toutefois pouvoir y atteindre par vos propres forces.

 

L'amour dû à Dieu.

PREMIER MOTIF - Considérez combien Dieu mérite d'être aimé et honoré à cause de sa bonté, de sa sagesse et de ses autres perfections innombrables et infinies.

En les considérant vous comprendrez aisément que ce que vous avez fait pour son service et que vous croyez être beaucoup, est en réalité très peu de chose, et rien même, en comparaison de ce qu'il serait juste de faire pour Lui être agréable.

Je place ce motif le premier parce que, avant tout, nos actions doivent avoir en vue l'honneur de Dieu, sa crainte et son amour, Lui seul méritant par Lui-même d'être aimé au-dessus de toute créature.

 

La Passion du Sauveur.

DEUXIÈME MOTIF - Réfléchissez sur les mépris, les injures, les privations, les douleurs et la très amère Passion que le Fils de Dieu a bien voulu endurer pour vous. Si vous l'aimez et l'honorez dans cette vue, vous verrez combien peu vous avez fait pour Lui jusqu'ici en regard de ce que vous devriez faire pour Lui témoigner votre amour et votre respect. (1)

Ce motif est plus parfait et plus élevé que ceux qui vont suivre, aussi l'ai-je placé au second rang.

 

Le désir de la perfection.

TROISIÈME MOTIF - Pensez à la pureté de vie et à la perfection à laquelle vous oblige la Loi de Dieu. Elle exige de vous, avec une entière exemption de tout vice et de tout péché, la plénitude des vertus. C'est en effet ce que demande le précepte d'aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces. Pensez-y, et vous verrez aussitôt votre faiblesse et la distance qui vous sépare de l'innocence et de la perfection que vous devriez avoir.

 

Le souvenir des bienfaits de Dieu.

QUATRIÈME MOTIF - Rappelez-vous la multitude et la grandeur des bienfaits de Dieu, les faveurs temporelles et spirituelles qu'Il distribue à ses créatures et à vous en particulier, et vous sentirez que tout ce que vous faites ou que vous pourrez faire pour Dieu à l'avenir, n'est rien en regard des largesses dont Il vous comble avec une libéralité et une bonté infinies.

 

Le bonheur du ciel.

CINQUIÈME MOTIF - Tâchez de pénétrer la sublimité et la noblesse de la récompense et de la gloire promise et préparée à ceux qui glorifient le Seigneur par leurs vertus. La magnificence de cette gloire sera proportionnée à notre activité vertueuse. (2)

Nos mérites n'ont évidemment aucune proportion avec une si grande gloire, et c'est pourquoi nous désirerons de tout notre cœur de pouvoir faire à l'avenir plus d'œuvres vertueuses et parfaites que nous n'en avons faites dans le passé.

 

La beauté de la vertu et la laideur du péché.

SIXIÈME MOTIF - Appliquez-vous à saisir la beauté et la noblesse de la vertu, la dignité qu'elle confère à l'âme qui en est ornée, et par opposition la laideur du péché et la bassesse honteuse du vice.

Et si vous êtes sage, vous ferez tous vos efforts pour acquérir plus de vertus et pour éviter plus soigneusement le vice.

 

L'exemple des saints.

SEPTIÈME MOTIF - Considérez la sublimité et la perfection de la vie des saints, le nombre et l'excellence des vertus qu'ils ont pratiquées. Quelle différence avec la langueur de notre vie et l'imperfection de nos œuvres !

 

Notre passé à expier.

HUITIÈME MOTIF - Que le sens du péché nous fasse saisir la gravité et le nombre de nos offenses contre Dieu. Nous serons alors persuadés que toutes nos œuvres, si bonnes soient-elles, n'ont guère de proportion avec nos offenses ni avec les satisfactions dont nous sommes redevables à la justice de Dieu.

 

Nos faiblesses toujours possibles.

NEUVIÈME MOTIF - Tout homme qui examine les nombreux périls que suscitent les tentations de la chair, du monde et du démon, tâchera de prendre le parti le plus sûr pour leur échapper. Il s'excitera à être plus ferme et à pratiquer la vertu plus parfaitement afin de se prémunir davantage contre toutes ces tentations.

 

La crainte des jugements divins.

DIXIÈME MOTIF - Pensez à la rigueur des jugements de Dieu. Préparez-vous à paraître devant le Juge Suprême avec beaucoup de bonnes œuvres et de satisfactions pour vos péchés, car vous en aurez grandement besoin. Vous conviendrez que vos bonnes œuvres et votre pénitence sont bien peu de chose en comparaison de ce que vous auriez dû faire.

 

L'incertitude du jour de la mort.

ONZIÈME MOTIF - Méditez sur la brièveté de la vie et sur l'approche (plus ou moins éloignée) de la mort qui vous surprendra à l'heure où vous vous y attendrez le moins, et après laquelle vous ne pourrez plus mériter ni rien faire pour obtenir la rémission de vos péchés. Cette pensée vous portera à un zèle plus généreux dans vos œuvres et à une pénitence plus rigoureuse que celle déjà commencée.

 

Ferveur sans cesse renouvelée.

DOUZIÈME MOTIF - Quels que soient les résultats de votre activité vertueuse et les progrès réalisés, si vous ne désirez une vie toujours plus parfaite et ne vous efforcez d'y parvenir, c'est que vous n'avez pu éviter entièrement l'orgueil ni la présomption, pas plus que la négligence et la tiédeur. Or la présence de ces deux vices entraîne toujours le danger de tomber dans une foule de désordres spirituels ; ce que je pourrais vous montrer par un grand nombre de preuves, si je ne craignais d'être trop long.

Je me contenterai de vous dire que, pour vous délivrer de ces maux, il vous faut faire des efforts constants pour atteindre une vie plus sublime et plus parfaite que celle où vous êtes arrivé.

Saint Bernard, expliquant le psaume Qui habitat, dit à ceux qui commencent par beaucoup de ferveur, mais qui dans la suite, se croyant être quelque chose, tombent dans l'affaiblissement et la tiédeur : « Ah ! Si vous saviez le peu de bien qu'il y a en vous, et que ce peu même vous le perdriez vite si Celui qui vous l'a donné ne le conservait par sa grâce ! »

 

La profondeur des jugements de Dieu.

TREIZIÈME MOTIF - Pensez aux insondables jugements de Dieu sur certaines personnes qui, après avoir persévéré longtemps dans une grande sainteté et une haute perfection, ont fait des chutes funestes : le Seigneur les ayant abandonnées à cause de quelques vices cachés dont elles ne se croyaient pas coupables.

Cette considération, je n'en doute pas, vous servira beaucoup, quelle que soit votre perfection de vie, à purifier chaque jour vos affections et vos intentions, à vous corriger plus soigneusement que jamais de tous vos défauts, à devenir sans cesse plus parfait et plus saint, dans la crainte qu'il n'y ait en vous quelque péché secret qui vous fasse abandonner Dieu.

 

La peur de l'enfer.

QUATORZIÈME MOTIF - Repassez souvent dans votre esprit les tourments de l'enfer réservés aux damnés et aux pécheurs. Cette réflexion vous fera trouver légères toutes les pénitences, humiliations, pauvreté, enfin tout ce qu'on peut souffrir ici-bas pour Dieu afin d'échapper à ces peines.

La crainte et le danger où vous êtes de tomber dans ces supplices ne cesseront de vous pousser à une vie plus sainte et plus parfaite. (3)

 

 

XV. La volonté de progrès

dans les différentes catégories de chrétiens

 

 

Éclaircissement et application de cette volonté de progrès.

Je n'ai fait que toucher rapidement les motifs qui peuvent porter à la perfection sans les expliquer, afin que vous vous habituiez à méditer beaucoup sur peu de mots, et que chacune de ces raisons vous fournisse d'amples sujets de méditation et de réflexion.

Mais pour que ces motifs vous soient vraiment profitables, il ne suffit pas d'en occuper intellectuellement l'esprit, il faut surtout les faire passer dans le cœur par une affection qui mette en branle la volonté et lui fasse accomplir ce qu'ils auront conseillé.

Pour votre aide, je repasserai en peu de mots chacune de ces raisons afin de vous faire comprendre qu'elles ne produiront quelque effet dans votre âme que si elles sont pénétrées de sentiments et d'affections conformes à leur objet.

 

Ceux qui contemplent.

PREMIÈRE CATÉGORIE - Ce premier motif n'agit que sur les grandes âmes. Ce sont celles qui, par l'élévation de leur esprit et de leurs pensées, pénètrent et se complaisent dans la contemplation de la noblesse, de la perfection et de la majesté divines, et s'emploient de toutes leurs forces à aimer et honorer Dieu comme Il le mérite.

 

Ceux qui méditent.

DEUXIÈME CATÉGORIE - Ce second motif touche surtout les âmes sensibles qui éprouvent une dévotion affectueuse envers la charité et la bonté infinies du Fils de Dieu, dont il nous a donné tant de marques dans sa douloureuse Passion. Ces âmes ressentent un désir ardent de correspondre à la bonté et à l'amour divins.

 

Ceux qui désirent.

TROISIÈME CATÉGORIE. - Ce troisième motif sera utile à ceux qui comprennent l'étendue de la perfection que le Seigneur demande à toute créature, et qui tâcheront d'accomplir généreusement ses divins commandements en désirant atteindre cette haute perfection.

 

Ceux qui remercient.

QUATRIÈME CATÉGORIE. - Ce motif agit sur les âmes reconnaissantes. Pénétrées de la grandeur des bienfaits et des grâces qu'elles ont reçus de Dieu, elles s'efforcent de proportionner leurs services aux faveurs reçues.

 

Ceux qui espèrent.

CINQUIÈME CATÉGORIE. - Ce motif n'excite que les âmes qui ont un grand désir de la gloire du Ciel et qui l'attendent d'une confiance si ferme que son espoir les pousse à faire toutes sortes d'œuvres vertueuses pour obtenir cette gloire.

 

Ceux qui apprécient.

SIXIÈME CATÉGORIE. - Le sixième motif sera efficace aux âmes pénétrées d'horreur pour tout vice et péché, d'amour ardent pour la perfection et la justice, et d'estime pour les dons de la grâce, sentiments que toute âme doit posséder jusqu'en ses profondeurs.

 

Ceux qui imitent.

SEPTIEME CATÉGORIE. - Le septième motif n'est applicable qu'à ceux qui, remplis d'admiration pour la vie des saints, désirent les imiter. Surtout les saints qui ont été les plus parfaits : d'abord la très sainte Vierge Marie, puis saint Jean-Baptiste, saint Jean l'Évangéliste, les apôtres et tant d'autres qu'il serait trop long d'énumérer.

 

Ceux qui réparent.

HUITIÈME CATÉGORIE. - Ce motif touchera les âmes qui sentent le poids des offenses commises contre Dieu et se retournent contre elles-mêmes, désireuses qu'elles sont de rendre justice à Dieu par toutes sortes d'œuvres méritoires.

 

Ceux qui fuient.

NEUVIÈME CATÉGORIE. - Le neuvième motif ne convient qu'aux âmes conscientes de leur faiblesse et du péril qu'elles courent de succomber aux tentations qui les environnent de toutes parts. Cette pensée les détermine à fuir les occasions d'offenser Dieu pour s'abriter sous sa divine protection.

 

Ceux qui tremblent.

DIXIÈME CATÉGORIE. - Le dixième motif convient à ceux qui, connaissant leurs péchés, tremblent à la pensée du jugement qui sera prononcé au dernier jour contre les pécheurs impénitents.

 

Ceux qui craignent.

ONZIÈME CATÉGORIE. - Le onzième motif est applicable aux âmes effrayées par la mort et décidées à s'y préparer par des œuvres méritoires.

 

Ceux qui vibrent.

DOUZIÈME CATÉGORIE. - Le douzième motif s'adresse à ceux qui vibrent. Ce sont ceux qui comprennent que se mettre à la pratique de la vertu sans vibrer pour une perfection toujours plus grande, suppose une confiance excessive et de la négligence. Aussi font-ils tout pour éviter ces vices.

 

Ceux qui s'observent.

TREIZIÈME CATEGORIE. - Le treizième motif est utile à ceux qui, soucieux de faire leur salut, s'observent dans la crainte d'être privés de la grâce.

 

Ceux qui ont peur.

QUATORZIÈME CATEGORIE. - Ce dernier motif aura son effet dans les âmes effrayées des peines éternelles qu'elles ont méritées par leurs fautes. Pour y échapper, elles s'amendent par la pénitence.

 

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Conclusion en deux points.

Deux points résument chacun des motifs précités : premièrement, le sentiment de notre imperfection et de notre néant ; deuxièmement, le désir efficace de mener une vie plus parfaite.

Ces deux sentiments sont intimement liés, de sorte que le sentiment de notre imperfection et de notre néant ne doit exister qu'accompagné du désir et de l'effort d'arriver à une perfection plus grande, et vice-versa.

 

 

 

(1) Des milliers d'âmes ferventes ont avancé à pas de géant en méditant l'humanité souffrante de Notre-Seigneur. Vincent disait aux prêtres : « Dès votre réveil, à l'œuvre divine ! Identifiez-vous au Christ. À telle heure, il était conduit devant Pilate, à telle heure, les Juifs criaient sur lui. À telle autre, il expirait. » - La meilleure méthode à suivre est celle que la Sagesse éternelle enseigna au bienheureux Henri Suzo : « On ne doit pas méditer sur mes souffrances légère ment et à la hâte, quand on a le temps et le loisir, mais il faut le faire avec amour et les considérer avec douleur, autrement le cœur est aussi peu touché par cette méditation que le palais ne goûte la douceur du bois de réglisse qui n'est pas broyé et mâché. » (Sag. étern, ch 14). C'est vrai d'ailleurs de toute méditation superficielle et hâtive : elle reste au bois de réglisse, mais ne le broie ni le mâche.

(2) Vincent Ferrier affirme que celui qui ne s'énamoure pas en ce monde de la gloire du ciel, passera par le purgatoire pour apprendre à le désirer « comme il est arrivé tout dernièrement à un homme, un rude pénitent, qui apparut après sa mort à un ami, lui révélant qu'il se trouvait en purgatoire malgré l'austérité de sa vie, parce qu'il n'avait jamais été épris de la gloire du ciel ».

(3) Vincent ne damnait pas volontiers et aurait voulu sauver tout le monde, même Judas. Il déclarait qu'au moment de rendre l'âme, le traître s'était repenti. Opinion risquée, mais non hérétique, qui rejoint, ce mot mystérieux que sainte Gertrude avait entendu de son Seigneur : « Ni de Salomon, ni de Judas, je ne te dirai ce que j'ai fait, pour qu'on n'abuse pas de ma miséricorde ».