XXVI

 

LES ENCOURAGEMENTS QU'APPORTE LA MÉDITATION SUR LES JOIES DU CIEL

 

 

ANTOINE : En vérité, mon neveu, si nous étions tels que nous devrions être, je serais honteux d'évoquer les tourments de l'enfer pour vous exhorter à garder la foi du Christ. Je vous rappellerais plutôt les joies du ciel. Il est plus plaisant d'essayer de les gagner que de s'efforcer d'échapper aux peines de l'enfer.

Si nous pouvions imaginer les joies merveilleuses du ciel aussi clairement que nous concevons les peines de l'enfer... (quoiqu'à vrai dire nous ne concevions clairement ni les unes ni les autres), disons que si nous pouvions nous faire une idée des unes aussi bien que des autres, nous ne manquerions pas d'être incités à souffrir pour le Christ en ce monde bien plus pour obtenir les joies célestes que pour échapper aux peines infernales. Les plaisirs charnels sont moins plaisants que les douleurs charnelles ne sont pénibles ; aussi nous, faits de chair, sommes-nous noyés dans ces plaisirs des sens et dans le désir que nous en avons, à tel point que nous ne pouvons imaginer aucune joie spirituelle ; nous ne devons pas nous étonner si nos penchants charnels sont plus refrénés par la crainte de l'enfer que nos affections spirituelles ne sont aiguillonnées par le joyeux désir du ciel.

Si nous nous attachions moins aux vilains appétits voluptueux et si, les écartant par des prières et par la grâce de Dieu, nous nous approchions des joies intérieures et spirituelles, nous aurions un avant-goût des délices célestes, et de l'incomparable et indicible félicité que nous goûterons si nous accédons au paradis. Car il est écrit : « Je serai rassasié quand ta gloire, ô Seigneur, apparaîtra » (Ps., 16, 11), c'est-à-dire quand il me sera donné de contempler Dieu face à face, dans toute sa glorieuse majesté. Et le désir, l'espoir que nous en aurons nous encouragera davantage et nous fortifiera dans l'acceptation de la souffrance pour l'amour de Dieu et pour le salut de notre âme plus que nous ne pourrions supporter de souffrance si nous nous bornions à méditer sur les tourments de l'enfer.

Puisque nous ne jouissons pas du privilège de connaître cet avant-goût, faveur que Dieu n'accorde qu'à certains de ses serviteurs, travaillons par la prière à concevoir dans nos cœurs un si ardent désir de ces joies célestes que nous dédaignerons tout plaisir charnel, toute joie humaine et que nous mépriserons aussi toute torture corporelle. Car c'est bien en retour des exercices spirituels que Dieu récompense au ciel ces âmes qu'il affectionne et que sur la terre il leur donne en acompte un peu de réconfort. Écoutons ce que le Seigneur dit dans la sainte Écriture des merveilleuses jouissances du ciel : « Les justes brilleront comme le soleil et seront environnés d'étoiles » (Dan., 12, 3).

 

Maintenant parlez de ce genre de satisfaction à un homme qui a l'esprit porté vers la chair, il le goûtera peu, il vous dira qu'il se soucie peu de briller comme une étoile au firmament. Dites-lui que son corps sera glorieux, impassible et incorruptible et qu'il ne pourra plus souffrir, il pensera qu'il n'aura plus ni faim ni soif et qu'il lui manquera aussi le plaisir de manger et de boire, qu'il n'éprouvera plus l'envie de dormir et que par conséquent il lui manquera aussi le plaisir auquel il était accoutumé quand il était au lit. Dites-lui qu'hommes et femmes vivront là-haut comme des anges, sans aucune pensée pour l'acte de chair, et il pensera qu'il n'y pourra plus se livrer à ses passions dégoûtantes et voluptueuses. Il vous dira qu'il est aussi bien ici et qu'il ne voudrait pas donner ce monde-ci pour l'autre. Car, comme le dit saint Paul : « L'homme charnel ne sent pas les choses qui viennent de l'Esprit de Dieu, et pour lui c'est folie » (1 Cor., 2, 14).

Mais le temps viendra où ces immondes plaisirs lui seront arrachés et il sera dégoûté d'y avoir jamais songé. Ainsi, lorsque nous sommes malades, nous ne pouvons même pas voir la nourriture et nous ne pouvons penser sans dégoût au plaisir de la chair. Quand, après cette vie, cet homme sentira en son cœur ce dégoût des plaisirs voluptueux qu'il ne voulait pas, ici-bas, changer pour les joies du ciel, quand il aura en horreur tous ces plaisirs charnels, et pourra se faire une idée (quoique très vague) des célestes délices auxquelles sur terre il attachait si peu de prix, ô mon Dieu, comme volontiers il donnerait le monde entier, s'il le possédait, pour avoir part à ces joies, ne fût-ce que d'une manière infime !

Nous qui ne pouvons nous faire une idée de ces satisfactions paradisiaques, nous devons lire, écouter, répéter dans nos prières, méditer ces mots joyeux de l'Écriture, qui nous en apprennent les merveilles. Nos cœurs de chair ne s'émeuvent guère pour elles et nos esprits sont incapables de nous en présenter même une ombre. Je dis bien une ombre car se figurer la chose elle-même est impossible à toute imagination charnelle et même peut-être à toute personne très sainte et très portée aux exercices spirituels. Toute joie céleste consiste essentiellement en la contemplation de Dieu face à face et personne ne peut espérer y atteindre en cette vie. Car, Dieu l'a dit lui-même : « Aucun homme ne peut me voir et rester en vie » (Ex., 33, 20). Ainsi, nous sommes assurés d'être privés de la félicité céleste pendant toute la durée de cette vie, et aussi nous savons que l'homme le plus saint, je parle d'un homme qui n'est rien de plus qu'un homme, ne peut s'imaginer ce que c'est ; les plus vertueux sont aussi incapables de s'en faire une idée qu'un aveugle de naissance est incapable de concevoir les couleurs.

Les paroles que saint Paul rapporte d'Isaïe prophétisant l'Incarnation du Christ, peuvent s'appliquer aux joies du ciel : « L'œil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, et dans le cœur de l'homme n'est pas monté tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment » (1 Cor., 2, 9 ; Is., 64, 3).

Car sur terre les joies du ciel sont inaccessibles à notre langage, à notre ouïe, à nos cœurs, elles dépassent toutes celles dont nous avons entendu parler, tout ce que nous pouvons imaginer.

Et pourtant, quels que soient les ravissements préparés au ciel pour toute âme sauvée, Notre-Seigneur dit par la bouche de saint Jean, qu'aux saints martyrs qui souffrent pour lui, il réserve des joies encore plus exquises. Car il dit : « À celui qui vaincra, je donnerai à manger de l'arbre de la vie, et il sera vêtu de blanc, et je confesserai son nom devant mon Père et devant les anges » (Ap., 2, 7 et 3, 5). Il dit aussi : « Ne craignez point ces choses qui vous font souffrir... mais soyez fidèles jusqu'à la mort et je vous donnerai la couronne de vie. Celui qui vaincra ne sera pas frappé par une seconde mort » (Ap., 2, 10). Et il dit aussi : « À celui qui vaincra, je donnerai la manne secrète et cachée ; je lui ferai don d'un caillou blanc, et sur ce caillou un nouveau nom sera écrit que personne ne connaîtra hormis celui qui le reçoit » (Ap., 2, 17). Dans l'ancienne Grèce, où saint Jean écrivit, on accédait aux fonctions honorables par des élections ; l'assentiment de chacun était appelé suffrage ; à certains endroits cela se faisait oralement, à d'autres, à main levée. En latin, cette sorte de suffrage était appelée calculi, parce qu'on votait avec des cailloux ronds. Notre-Seigneur dit donc qu'à celui qui aura vaincu, il donnera un caillou blanc, car les blancs signifiaient l'approbation.

Il dit aussi : « Celui qui vaincra, je ferai de lui une colonne dans le temple de mon Dieu et il n'en sortira plus et j'écrirai sur lui le nom de mon Dieu, et le nom de la cité de mon Dieu, la nouvelle Jérusalem, qui descend du ciel, de chez mon Dieu, et j'écrirai sur lui mon nouveau nom » (Ap., 3, 12). Si nous voulions nous étendre sur ce thème, si nous pouvions comprendre ces dons spéciaux qui sont décrits dans les deuxième et troisième chapitres de l'Apocalypse, alors il apparaîtrait combien ces célestes extases dépasseront toutes les imaginations d'ici-bas.

Le bienheureux apôtre saint Paul, qui souffrit tant de périls et tant de haines, dit de lui-même : « J'ai travaillé et je fus emprisonné plus que les autres, j'ai reçu le fouet un nombre incalculable de fois, je fus souvent à la mort, j'ai cinq fois reçu des juifs les trente-neuf coups de fouet, je fus trois fois battu de verges, une fois lapidé, trois fois j'ai fait naufrage et j'ai passé un jour et une nuit dans l'abîme de la mer ; dans mes voyages je fus souvent exposé aux risques des rivières, aux dangers des voleurs, aux dangers des Juifs et à ceux des païens, aux périls des villes, du désert, de la mer, aux dangers des faux frères ; je connus le travail et la misère, les nuits sans sommeil, la faim, la soif, et les jeûnes répétés, le froid et la nudité ; et en plus de toutes ces souffrances qui ne sont qu'extérieures, j'avais mon travail quotidien, je veux parler de ma sollicitude pour les églises » (2 Cor., 11, 23-28). Il en dit encore plus sur ses épreuves mais j'en passe. Ce bienheureux apôtre, dis-je, malgré toutes les misères dont il eut à souffrir pendant tant d'années, déclare que les épreuves que nous subissons dans ce monde sont légères et brèves comme l'instant en regard de la gloire qu'elles nous gagnent dans l'autre monde : « Ces épreuves momentanées que nous subissons préparent en nous la grande gloire, la gloire sans limite ; ne nous attachons pas à ce que nous voyons mais à l'invisible et à l'éternel »(2 Cor., 4, 17-18). Disons-nous bien que nous ne pouvons aspirer à cette glorieuse couronne si nous n'avons pas de tête pour la recevoir. Notre tête, c'est le Christ (1 Col., 18). C'est à lui que nous devons être unis et, comme ses membres, nous devons le suivre, si nous voulons parvenir au ciel. C'est lui qui nous y guide. Il y est entré avant nous et ceux qui veulent y pénétrer après lui doivent suivre le même chemin que lui. Et quel chemin suivit-il pour aller au ciel ? Il l'a montré lui-même quand il dit aux disciples d'Emmaüs : « Ne saviez-vous pas que le Christ devait souffrir la Passion et par ce chemin entrer dans le royaume ? » (Lc., 24, 26). Qui pourrait sans honte désirer entrer à l'aise dans le royaume du Christ alors que lui-même n'y est pas entré sans peine ?