XX

 

DE L'EMPRISONNEMENT (SUITE)

 

 

VINCENT : En toute bonne foi, mon oncle, je ne vois rien à vous opposer et il me semble qu'il ne peut en être autrement. Car nous sommes tous en ce monde des prisonniers, puisque nous sommes gardés jusqu'à ce que nous soyons mis à mort, tout comme des gens qui attendent le jour de leur exécution.

Mais pourtant, mon oncle, le cachot, les fers, le sol froid sur quoi il faut dormir dans ce qu'on appelle communément une prison rendent ce genre d'emprisonnement beaucoup plus effrayant que la captivité prise dans le sens large du terme, où nous pouvons aller et venir à notre guise dans le vaste monde. Car, dans cette vaste prison, extérieure aux prisons exiguës, les prisonniers ne sont pas traités aussi durement.

 

ANTOINE : Mon cher neveu, j'ai dit, il me semble, que je tenterais de vous montrer que, dans cette vaste prison qu'est le monde où nous vivons, les gens sont traités si durement, si cruellement, ils sont tellement rompus, brisés, que, si nous y réfléchissions, nous nous indignerions tout autant contre ces mauvais traitements que contre ceux des prisons ordinaires.

 

VINCENT : Oui, mon oncle, vous m'avez promis de me le prouver.

 

ANTOINE : Non, cher neveu, je ne me suis pas tant avancé. Mais j'ai dit que je m'y efforcerais, et que, si je n'y réussissais pas, j'abandonnerais la partie. Je ne pense pas, toutefois, en être réduit à une telle extrémité. La chose me paraît simple.

Dites-vous bien, mon cher neveu, que Dieu est non seulement le Roi du monde, mais aussi le principal geôlier de cette vaste prison, ayant sous ses ordres non seulement les anges, mais aussi les démons. Je suppose que, jusqu'ici, vous êtes d'accord avec moi.

 

VINCENT : Certainement.

 

ANTOINE : Supposez qu'on mette un homme en prison, simplement pour l'enfermer, car il n'y a contre lui aucune charge grave ; son gardien, s'il est bon et honnête, ne se montrera pas assez cruel pour le faire souffrir par pure malice, ni assez cupide pour le forcer à demander à ses amis pour un sou de confort. Si la prison est assez sûre pour que le prisonnier ne s'en puisse évader ou si l'évasion n'apportait que des souffrances supplémentaires, le geôlier n'infligera pas à son prisonnier ces tourments qui nous font tant redouter l'emprisonnement. Mais si l'endroit n'offre aucune sécurité, le gardien sera impitoyable ; si le prisonnier est difficile, s'il se bat avec ses compagnons, s'il joue de mauvais tours, alors le gardien le punira en lui faisant subir les mauvais traitements que vous avez évoqués.

Mais, mon cher neveu, Dieu, le principal gardien de cette immense geôle, n'est ni cruel, ni cupide. Et cette prison est si sûre, si intelligemment bâtie que, sans qu'elle soit entourée d'aucun mur, nous savons que nous ne pourrons jamais nous en évader, si loin que nous allions. Dieu n'a nul besoin de nous enchaîner ; il nous laisse aller et venir, aussi longtemps qu'il lui plaît de nous laisser du répit.

Et c'est à cause de cette faveur temporaire que nous devenons si libertins et que nous oublions où nous sommes. Nous nous prenons pour des seigneurs, alors que nous ne sommes que de pauvres détenus, car en vérité, cette terre est notre prison. Nous nous en attribuons des parties, par des arrangements pris entre nous, ou bien par fraude et par violence. Nous ne l'appelons pas notre prison, nous l'appelons notre pays, notre patrie. Nous y bâtissons, nous l'ornons, nous l'embellissons, on y fait du commerce, on s'y querelle, on s'y bat, on y joue aux cartes et aux dés, on y fait de la musique, on s'y amuse, on y chante et on y danse. Il faut dire aussi que plus d'un homme ayant la réputation d'être honnête se réserve d'être en secret un redoutable gredin.

C'est ainsi que tant que Dieu, notre roi et notre principal geôlier, nous laisse faire, nous nous croyons en liberté. Nous abhorrons l'état de prisonnier, parce que nous nous croyons libres. Jusqu'à ce que nous soyons emmenés à l'exécution, nous oublions notre prison, nos geôliers, les anges et les démons et même Dieu, qui ne nous oublie pas, lui, mais nous tient constamment sous son regard. Il est mécontent de voir le désordre régner dans la prison, alors il envoie le bourreau, la Mort, ici et là, pour y exécuter les détenus par milliers à la fois. Et ceux dont il suspend l'exécution sont souvent traités aussi durement, aussi cruellement, que les captifs de ces prisons dont vous dites avoir une telle horreur.

 

VINCENT : Je ne vous contredirai pas sur le reste, car il me semble voir les choses comme vous, mais quand vous appelez Dieu notre principal geôlier je ne vous suis plus, car je ne le vois jamais mettre personne aux fers, ni au bloc, ni même l'enfermer dans une chambre.

 

ANTOINE : N'est-il d'autre ménestrel que celui qui joue de la harpe, d'autre musicien que celui qui joue du luth ? On peut être musicien et jouer d'un instrument étrange, que personne n'a jamais vu.

Dieu est notre principal geôlier et comme il est invisible, ses instruments le sont également. Ils ne sont pas pareils à ceux des geôliers ordinaires mais leur effet est le même et tout aussi pénible. À l'un il donne une fièvre chaude et le cloue sur un lit de douleur tout aussi inconfortable que la paille du prisonnier. Il torture celui-ci par la migraine, celui-là par une angine, il enchaîne cet autre par la paralysie, il met les menottes de la goutte aux mains d'un troisième, il tord les jambes dans d'horribles crampes à cet autre qui ne peut pas plus remuer que s'il était au bloc.

Le prisonnier d'une prison ordinaire peut chanter et danser dans ses fers, sans craindre de heurter une pierre, tandis que le prisonnier de Dieu enchaîné par la goutte, gît, tout gémissant sur sa couche, et tremble qu'il lui tombe sur les pieds un simple coussin.

Oui, mon cher neveu, si nous réfléchissons bien, nous voyons que dans ce vaste bagne qu'est le monde, les prisonniers sont aussi mal traités que dans les prisons ordinaires. Et même dans celles-ci il y a des prisonniers aussi gais que certains dans notre vaste prison. Des gens qui seraient nés en captivité, qui n'auraient jamais pu jeter un regard sur le monde extérieur, ni même en entendre parler, mais qui verraient d'autres prisonniers, plus étroitement gardés qu'eux-mêmes, qui n'auraient entendu traiter de prisonniers que ceux-là, alors qu'eux-mêmes seraient qualifiés de « libres », auraient sans doute d'eux-mêmes l'opinion que nous avons de nous ; et quand nous nous croyons libres nous nous trompons aussi lourdement qu'eux.

 

VINCENT : Cher oncle, vous avez rempli votre promesse. Mais puisque de tout ceci il ressort que nous aussi nous sommes prisonniers, que nous aussi nous sommes maltraités, nous savons bien que ceux qui sont enfermés dans ces geôles sont plus à l'étroit que nous, qu'ils sont devant une porte verrouillée, et que ce n'est qu'un minimum car il peut leur arriver des choses bien pires, c'est courant dans ces endroits, aussi ne faut-il pas s'étonner si notre cœur s'insurge.

 

ANTOINE : Certainement, cher neveu, en cela vous avez raison, mais vos paroles m'auraient touché davantage si j'avais dit que l'emprisonnement ne comporte aucun désagrément, alors que ce que je dis pour notre réconfort en la matière c'est que notre imagination nous induit en erreur, et nous fait, du sort des prisonniers, un tableau plus noir que nature, et cela parce que nous nous croyons plus libres que nous ne le sommes et croyons l'emprisonnement une chose plus étrangère à notre condition qu'il ne l'est en réalité.

Et tout ceci je vous l'ai démontré.

Examinons maintenant les incommodités dont vous parlez sans cesse, et qui sont propres à l'emprisonnement ; savoir : disposer de moins d'espace pour circuler, se heurter à une porte verrouillée. Ces inconvénients me paraissent trop minces pour nous faire hésiter à embrasser la cause de Dieu. Bien des gens s'imposent volontairement ces rigueurs et même de plus dures. Je veux parler de l'ordre des chartreux, qui ne quittent leur cellule que pour se rendre à l'église, de l'ordre de sainte Brigitte, de sainte Claire, et, d'une manière générale, de tous les ordres cloîtrés, tous les ermites et les anachorètes. Pourtant ces enfermés volontaires vivent aussi heureux de leur sort et parfois plus, que ceux qui vont et viennent de par le monde. Puisque tant de gens choisissent de vivre ainsi pour l'amour de Dieu, vous voyez bien que le manque d'espace, la porte verrouillée, tout cela n'est horrible que parce que notre imagination nous porte à le concevoir comme tel.

J'ai connu une dame qui, par charité, allait rendre visite à un pauvre prisonnier. Elle le trouva dans une cellule qui était assez belle ou du moins, soyons justes, assez solide. Grâce à des nattes de paille qu'il avait disposées contre le mur et sur le sol, le prisonnier était parvenu à attiédir l'atmosphère. La dame s'en réjouit beaucoup pour lui car cela l'empêcherait de prendre froid, mais elle ne put se retenir de le plaindre pour certaines choses, entre autres celle-ci, c'est que la porte de la cellule était fermée la nuit. « Vraiment, dit-elle, je ne pourrais dormir avec une porte ainsi fermée sur moi ! » À ces mots, le prisonnier sourit intérieurement, sans toutefois extérioriser son hilarité, car c'est surtout grâce à la générosité de cette personne qu'il était nourri. Il savait bien qu'elle tenait toujours très soigneusement fermées et pour toute la durée de la nuit, la porte et la fenêtre de sa chambre. La belle différence en vérité que la porte soit fermée extérieurement ou intérieurement !

Vraiment, mon neveu, ces deux dangers dont vous parlez ne devraient pas faire hésiter un chrétien à embrasser la cause du Christ, et l'un en tout cas est vraiment trop puéril.

Quant aux mauvais traitements, je ne suis pas stupide au point de les sous-estimer, mais je dis que dans notre frayeur, nous pouvons les croire beaucoup plus pénibles qu'ils ne sont en réalité, et j'affirme que, tels qu'ils sont, bien des hommes, oui, et même bien des femmes, les endurent, et ensuite s'en remettent très bien.

Maintenant, je voudrais savoir quelle résolution nous allons prendre. Accepterons-nous la perspective de souffrir pour l'amour de notre Sauveur, qui a tant souffert pour nous dans son corps béni, ou bien nous résignerons-nous à prendre congé de lui et à l'abandonner plutôt que de souffrir ? Il est bien inutile de vouloir réconforter celui qui, même en pensée en arrive à la deuxième option, car il ne veut pas entendre de paroles d'encouragement, ni de conseils. Je crains, du reste, que les conseils ne lui soient inutiles si la grâce l'a quitté. Mais d'un autre côté, si nous prenons la résolution de souffrir pour Notre-Seigneur plutôt que de l'abandonner, la crainte des mauvais traitements ne nous fera pas renoncer à notre foi plutôt que de subir l'emprisonnement. Il se peut très bien que nous ne souffrions, en prison, d'aucun mauvais traitement, ou qu'alors ils ne durent pas longtemps. Tout dépend de la volonté de Dieu. Si nous montrons de bonnes intentions, il ne voudra pas qu'on nous fasse souffrir au delà de ce qu'il sait être nos possibilités. Il nous donne lui-même la force de supporter ces épreuves, et vous connaissez la promesse qu'il nous fit par la bouche de saint Paul : « Dieu est fidèle, il ne permet pas que vous soyez tentés au delà de vos forces, mais avec la tentation, il vous envoie aussi le moyen d'en sortir » (1 Cor., 10, 13).

 

Si nous avons encore la foi, nous savons très bien que si nous la renions par peur, nous méritons l'enfer, et qu'il nous est impossible de savoir à quel moment. Dieu peut nous permettre de vivre encore un certain temps comme il peut nous précipiter dans la geôle infernale avant même que les Turcs ne nous mettent au pied du mur. Il faut être complètement dépourvu de bon sens pour se précipiter dans une prison éternelle par crainte d'une autre prison dont nous savons fort bien que nous serons délivrés dans un temps plus ou moins court.

Joseph était en prison et ses frères en liberté, mais par la suite, c'est auprès de lui que les frères allèrent chercher du blé (Gn., 39 et 42).

Daniel fut jeté dans la fosse aux lions, mais Dieu l'y garda sain et sauf et l'en délivra. Ne doutons pas qu'il fera de même pour nous et peut-être même mieux, car le mieux serait qu'il nous rappelât à lui et qu'il nous permît de mourir (Dn., .6, 17-23).

Saint Jean-Baptiste était en prison pendant qu'Hérode et Hérodiade festoyaient, et la fille d'Hérodiade les ayant charmés par ses danses obtint la tête de saint Jean (Mt., 14). Mais maintenant c'est lui qui prend part au festin de Dieu, tandis qu'Hérode et Hérodiade brûlent tous deux en enfer, et contemplent les danses que la donzelle exécute avec un démon.

Enfin, mon cher neveu, rappelez-vous que Notre-Seigneur lui-même fut fait prisonnier pour nous. C'est dans cette situation qu'il fut emmené, enfermé et conduit devant Anne, puis, d'Anne à Caïphe, de Caïphe à Pilate puis à Hérode, puis d'Hérode de nouveau à Pilate. Il fut ainsi captif jusqu'à la fin de sa Passion. Son emprisonnement ne fut pas long, mais il y dut subir autant de ces mauvais traitements qui nous épouvantent que bien des gens pendant un temps plus considérable. Réfléchissons que c'est pour nous qu'il souffrit ainsi et alors, à moins d'être vraiment vils, nous ne serons pas assez lâches pour le renier dans notre crainte de la prison, ni assez fous pour lui donner, par notre reniement, l'occasion de nous renier. Ce serait fuir une prison pour se précipiter dans une autre, bien pire.

Au lieu de la prison, où nous ne pouvons rester longtemps, nous tomberions dans cette autre, dont nous ne nous échapperions jamais, alors qu'un court emprisonnement nous eût mérité une liberté éternelle.