XVII

 

DU DÉMON APPELÉ NEGOTIUM, OU TRAFIC

SE MOUVANT DANS LES TÉNÈBRES

 

 

Le prophète dit dans le psaume déjà cité (Ps., 91) : « Celui qui vit dans l'espoir de recevoir l'aide de Dieu, vivra au ciel, sous la sauvegarde de Dieu. Et toi, qui es un de ceux-là, sa vérité t'enveloppera comme un bouclier et tu ne craindras pas les activités se mouvant dans les ténèbres. »

« Negotium », « trafic », est ici, mon cher neveu, le nom du démon qui toujours s'affaire à tenter les gens et à leur faire commettre le mal. C'est dans l'ombre qu'il préfère agir. En plus de la nuit noire, il y a deux moments de ténèbres : l'un avant l'aube, l'autre entre chien et loup. Pour l'âme d'un homme il en va de même. Le premier se situe avant que la lumière de la grâce l'éclaire complètement, le second quand la lumière de la grâce commence à le quitter. En ces deux moments d'obscurité, le démon appelé « trafic » s'évertue à entraîner avec lui des gens assez fous pour le suivre, et à son appel, ils s'activent comme des frelons. D'aucuns recherchent le plaisir dans la bonne chère, la boisson et autres excitations dégoûtantes. Il en incite certains autres à chercher sans arrêt les biens matériels. C'est à ceux-là que Notre-Seigneur s'adresse dans l'Évangile quand il dit : « Celui qui marche dans la nuit ne sait où il va » (Jn., 10, 11). Ils sont, en vérité, dans un tel état qu'ils ne savent pas où ils vont. Ils tournent en rond, comme en un labyrinthe. Quand ils se croient sur le point d'en sortir, ils sont simplement revenus à leur point de départ. Le service de la chair n'est-il pas une occupation à l'infini, qui recommence sans trêve ? Si rassasiés que soient ces gens en se couchant, il faut encore qu'ils mangent le lendemain matin. Ainsi en est-il du ventre et du bas-ventre. Quant au désir, il brûle comme le feu : plus on l'alimente, plus il est gourmand.

Mais ce labyrinthe a un centre d'attraction vers lequel ces gens affairés sont entraînés subitement au moment où ils pensaient en sortir. Ce centre, c'est l'enfer. C'est là que ces gens sont attirés, inconscients du lieu où ils vont. Parfois cela leur arrive quand ils croient avoir encore un long chemin devant eux. De ces gens vivant dans les plaisirs, l'Écriture dit : « Ils vivent dans les plaisirs et soudain ils sont précipités dans l'enfer » (Jb., 21, 13).

Voici ce que dit saint Paul de l'homme avide : « Ceux qui désirent s'enrichir tombent dans la tentation, dans le piège du démon, dans une foule de convoitises insensées et funestes qui les plongent dans la mort et la perdition » (Tm., 6, 9).

 

Ce labyrinthe tumultueux est le piège du démon, le lieu de perdition et de destruction dans lequel ils tombent avant d'en avoir conscience.

Notre-Seigneur parle dans l'Évangile d'un homme riche et cupide qui avait tant de grain qu'il ne savait où le loger. Il voulait faire agrandir ses greniers et se promettait des réjouissances de plusieurs jours en l'honneur de ces belles récoltes. Il pensait, voyez-vous, qu'il avait encore bien du temps devant lui. Mais Dieu lui dit : « Insensé, cette nuit ton âme te sera retirée, et tous les biens que tu as amassés, à qui appartiendront-ils ? » (Lc., 12, 16 sqq.). Voilà un homme qui est tombé soudain au centre de ce labyrinthe d'agitation et bien avant le moment qu'il avait lui-même prévu.

Bien sûr, ceux qui sont pris dans ce remous, ne considèrent pas leurs occupations comme une épreuve. Pourtant, beaucoup d'entre eux sont accablés, angoissés, leurs plaisirs sont si brefs, si rares et leurs tourments si grands, si fréquents, si importants... Cela me fait penser à un homme très honorable qui, voyant la peine que sa femme se donnait pour serrer ses cheveux de manière à bien dégager le front et pour se comprimer la taille de manière à l'avoir bien fine, tout cela la faisant bien souffrir, lui dit un jour « Vraiment, Madame, si Dieu ne vous accorde l'enfer, il vous fera tort, car vous y avez droit. Vous l'achetez très cher, et vous vous donnez grand mal pour l'obtenir. »

Ceux qui sont en enfer à cause de leur folie, comprennent désormais leur erreur, car ils se sont donné bien du mal pour un mince plaisir. Ils confessent maintenant leur démence et crient : « Notre force est épuisée à cause de notre péché » (Ps. 31, 11). Alors pourtant qu'ils étaient sur la voie de cette perdition ils ne voulaient prendre nul repos, mais continuaient à se dépenser malgré leur fatigue, et se donnaient toujours plus de mal, pour un plaisir infime, puéril, de brève durée et tôt oublié. C'est pour en arriver là à la peine éternelle qu'ils se sont donné tout ce mal ! Il me semble, Dieu me garde ! que bien des gens qui ont ici-bas acheté l'enfer en se donnant toute cette peine, auraient pu, en s'en donnant la moitié moins, gagner le paradis !

 

Pendant que ces gens, attachés aux biens matériels, vont et viennent dans ce labyrinthe où règne ce démon appelé « trafic », les esprits sont tellement ensorcelés qu'ils ne remarquent pas la terrible fatigue que ce démon leur fait endurer pour rien. Aussi ne prennent-ils pas cela pour une épreuve et ils n'ont nul besoin de réconfort. Ce n'est pas pour eux que je parle, bien que cela puisse leur servir à comprendre leur propre misère, à la lumière de la grâce de Dieu, qui éclaire de nouveau leurs âmes. Mais il est des gens très bons et très vertueux, qui sont éclairés par la grâce et que pourtant le démon attire perfidement vers les plaisirs de la chair. Ils voient s'offrir à eux des jouissances matérielles, ils sentent que c'est le démon qui les tente ainsi et sont gravement troublés. Ils commencent à craindre de n'être pas avec Dieu, dans la lumière, mais avec ce démon qu'on appelle negotium perambulans in tenebris c'est-à-dire « trafic se mouvant dans les ténèbres ».

Pourtant je répète, au sujet de ceux qui craignent le péché de la chair, ce que j'ai dit de ces gens riches et puissants qui par vertu craignent le péché d'orgueil : qu'ils modèrent leur crainte car, en la mettant trop en évidence, ils risquent de s'enorgueillir d'eux-mêmes et de tomber ainsi dans ce péché qu'ils veulent éviter. Ils subissent des tentations sans y céder, il est dès lors superflu et pas toujours sans danger de se troubler cruellement l'esprit avec la crainte de perdre la faveur de Dieu. J'ai déjà dit le mal que cette phobie risque de causer : elle fait perdre de vue la confiance que nous devons toujours garder en l'aide de Dieu. Or, aussi longtemps qu'on ne succombe pas à ces tentations, si on a le courage d'en éviter autant que possible tous les risques, la lutte qu'on mène contre elles est un sujet de mérite.

 

Ceci se comprend plus aisément pour tout ce qui concerne les tentations de la chair que pour tout ce qui relève de la cupidité. Les gens vertueux, se souvenant des menaces que Dieu a proférées contre les riches, s'effraient en se voyant entourés de richesses. C'est ainsi que saint Paul dit : « Ceux qui veulent amasser des richesses tombent dans la tentation et dans les pièges du démon » (1 Tm., 6, 9). Et Notre-Seigneur dit lui-même : « Il est plus facile pour un chameau (ou comme certains le prétendent, pour un gros câble, c'est le sens de camelus dans la langue grecque) de passer par le trou d'une aiguille que pour un riche d'entrer dans le royaume des cieux » (Lc., 18, 25 ; Mc., 10, 25).

Rien d'étonnant, dès lors, si des gens vertueux et craignant Dieu prennent peur à des paroles aussi terribles, quand ils voient pleuvoir en abondance autour d'eux les biens de ce monde. Quelques-uns se demandent s'ils ont le droit d'en garder pour eux. Mais dans tous les passages de l'Écriture où on menace les riches de la damnation éternelle, ce qu'on leur reproche, ce n'est pas de posséder des biens matériels mais de trouver du plaisir à les posséder. Car lorsque saint Paul dit : « Ceux qui veulent posséder des richesses... » il ne parle pas de la possession elle-même, mais du désir de posséder, du plaisir qu'on y trouve. C'est cela qui ne peut aller sans pécher. Quand on désire une chose aussi fortement, on se laisse aller à bien des faux-fuyants, à bien des ruses, et on se fait tort à soi-même.

 

Voici des paroles du prophète qui montrent que ce n'est pas la possession qui est défendue mais le fait de s'y attacher trop : « Quand vos richesses s'accroissent, n'y attachez pas votre cœur » (Ps., 62, 4). Et, bien que Notre-Seigneur, par l'exemple du chameau (ou du câble), ait montré qu'il est non seulement difficile, mais impossible à un riche d'entrer dans le royaume des cieux, il assure pourtant que, si c'est impossible pour des hommes, ce ne l'est pas pour Dieu, car « pour Dieu, tout est possible » (Mt., 19, 26 ; Mc., 10, 27). Mais, d'autre part, il décrit le genre de riches qui ne peuvent aller dans le royaume des cieux, disant : « Mes enfants, comme il est difficile à ceux qui s'attachent à l'argent d'entrer dans le royaume de Dieu ! » (Mc., 19, 24).

 

VINCENT : C'est très vrai, mon oncle. À Dieu ne plaise qu'il en fût autrement, car si tout riche courait un tel danger, le monde serait dans un bien triste état !

 

ANTOINE : Effectivement, mon cher neveu, je crains qu'il ne soit dans un triste état, car bien peu de gens ne désirent pas être riches, et, parmi ceux qui subissent l'attrait des richesses, il y en a bien peu qui ne s'y attachent passionnément.

 

VINCENT : Je crains bien que vous n'ayez raison, mon oncle. Mais ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Voici ce que je désirais vous dire. Je ne puis comprendre (le monde étant ce qu'il est et si rempli de gens pauvres), je ne puis comprendre comment un riche peut rester riche sans danger de se damner.

Il a tout le temps sous les yeux des pauvres, à qui il manque ce que lui pourrait leur donner. Or, il est tenu de soulager leur misère, puisqu'il le peut. Saint Ambroise va même jusqu'à dire que laisser mourir quelqu'un sans le secourir équivaut à l'avoir tué. Je ne puis m'empêcher de voir que tout homme riche doit craindre très fort d'être damné, je ne vois pas comment il peut être sauvé aussi longtemps qu'il conserve ses biens. Il pourrait le faire s'il n'y avait des pauvres, il conserverait la faveur de Dieu, comme Abraham, et beaucoup d'autres riches qui dans la suite ont été des hommes vertueux, mais étant donné la grande quantité de pauvres qu'on trouve dans tous les pays, un homme qui garde par devers lui quelque bien doit nécessairement s'attacher beaucoup à la richesse, puisqu'il ne donne pas ses biens aux pauvres comme la charité lui en fait un devoir.

Il me semble, mon oncle, que vos paroles de réconfort s'adressant aux riches qui se font des scrupules et craignent la damnation, ne peuvent guère être utiles.

 

ANTOINE : Il est souvent difficile, mon cher neveu, de juger une chose sans tenir compte des circonstances. Saint Augustin raconte l'histoire d'un médecin qui administra à un malade un certain médicament qui le soulagea. Le même malade, atteint une seconde fois de la même maladie, reprit lui-même de ce médicament sans l'avis du docteur. Cette fois, le médicament lui fit plus de mal que de bien. Il le raconta au médecin et lui demanda comment c'était possible. « Ce médicament, répliqua le praticien, ne te fit aucun bien, parce que tu le pris sans que je te l'ordonnasse ! » Saint Augustin approuve cette réponse car, si le remède était pareil, la maladie, elle, pouvait présenter des aspects différents de la première fois sans que le malade en fût conscient. Bien des facteurs pouvaient intervenir que le docteur eût perçus et en raison desquels il n'eût pas donné le même médicament que la première fois.

Et ce qui concerne ce démon nommé « trafic », il serait vraiment long de passer en revue les circonstances qui devraient être examinées et pesées. Mais je parlerai un peu de ce que vous avez demandé, ensuite nous irons dîner.

 

Je vous dirai d'abord, mon cher neveu, que le riche qui conserve ses biens a, je pense, sujet d'être effrayé. Pourtant, ce sont ceux-là qui craignent le moins. Ils sont loin d'être des hommes de bien, puisqu'ils gardent tout. Ils sont loin de la charité et sont peu généreux ; le plus souvent même ils ne le sont pas du tout. Mais votre propos n'est pas de délibérer sur le cas du riche avare qui garde tous ses biens mais de savoir si nous devons souffrir que d'autres, plus scrupuleux, aient peur de la damnation (cette peur elle-même étant dangereuse) parce qu'ils conservent une grande part de leurs biens. Car, si ce qu'ils gardent les met dans un état de damnation, alors les prêtres doivent les avertir comme Dieu le leur a ordonné par la bouche d'Ezéchiel : « Si, quand je dis au méchant : « Tu vas mourir », tu ne l'avertis pas, si tu ne parles pas pour avertir le méchant d'abandonner sa conduite mauvaise afin qu'il vive, lui mourra, mais c'est à toi que je demanderai compte de son sang » (Ez., 3, 18).

Mais, mon cher neveu, si Dieu a invité tous les hommes à le suivre dans la pauvreté, s'il a recommandé de tout abandonner pour l'amour de lui, car c'est par le détachement des biens de ce monde qu'on peut le plus rapidement atteindre la perfection spirituelle, la soif des choses célestes, il n'ordonne cependant pas cette pauvreté, ce détachement ; il ne menace pas de la damnation ceux qui ne le suivraient pas sur cette voie. Car s'il dit : « Celui qui n'abandonne pas tout ce qu'il a, ne peut être mon disciple » (Mt., 19, 29 ; Mc., 10, 29 ; Lc., 18, 29), il avait, un peu avant, expliqué sa pensée en disant : « Celui qui vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie ne peut être mon disciple » (Lc., 14, 26 ; Mt., 10, 37 ; 19, 29).

 

Ici, Notre-Seigneur nous signifie que personne ne peut être son disciple à moins de l'aimer, lui, beaucoup plus que sa propre famille et par-dessus sa propre vie. Plutôt que de l'abandonner, lui, il faut les laisser tous. Donc, ne peut être le disciple du Christ quiconque refuse de se détacher de tout ce à quoi il tient plutôt que de déplaire mortellement à Dieu en s'efforçant de s'en conserver une parcelle. Le Christ nous enseigne d'aimer Dieu par-dessus toutes choses, et celui qui garde quelque chose pour soi montre qu'il n'aime pas Dieu, puisqu'il préfère cette chose à Dieu, puisqu'il préfère perdre Dieu que de perdre cela. Mais, comme je l'ai dit, je ne vois nulle part de commandement ordonnant de tout quitter, ni qu'il soit interdit à tout le monde d'être riche, ou de posséder des biens.

« Il y a, dit Notre-Seigneur, plusieurs demeures dans la maison du Père » (Jn., 14, 12). Heureux celui qui pourra habiter même la moindre. Il semble bien, d'après l'Évangile, que ceux qui souffrent patiemment la disette ne seront pas seulement au-dessus de ceux qui, ici-bas, vivent dans l'abondance, mais aussi que le ciel, de quelque manière, leur appartient plus et qu'il est préparé pour eux plus spécialement que pour les riches. Car Dieu conseille en quelque sorte aux riches de s'acheter le ciel quand il leur dit : « Faites-vous des amis avec la richesse malhonnête, afin qu'au jour où elle viendra à manquer, ces amis vous accueillent dans les tentes éternelles » (Lc., 16, 19).

Pourtant, en ce qui concerne la fortune et la pauvreté, si un riche et un pauvre sont tous deux des êtres bons, il se peut que le riche surpasse le pauvre de quelque manière et qu'au ciel il soit mieux considéré que lui. Abraham et Lazare en sont la preuve.

Je ne dis pas ceci pour encourager les riches à amasser des richesses ; ils n'ont guère besoin d'y être encouragés. Mais je parle pour les hommes vertueux, à qui Dieu donne de la fortune et l'esprit d'en bien disposer, sans toutefois leur inspirer de distribuer sur-le-champ tous leurs biens ; au contraire, pour dès raisons sérieuses, il les invite à en garder quelque portion. Qu'ils ne désespèrent pas de la faveur de Dieu s'ils ne se dépouillent pas de leurs biens, Dieu le recommande, il ne l'a pas ordonné, il ne les oblige à le faire par aucun commandement.

 

Voyez Zachée qui grimpa dans un arbre, tant il désirait voir Notre-Seigneur : le Christ l'appela à haute voix et lui dit : « Zachée, descends vite, car il me faut aujourd'hui m'arrêter dans ta maison » (Lc., 19, sqq). Il se réjouit et fut touché d'une grâce spéciale. La foule murmura parce que le Christ parlait familièrement à cet homme, les gens étaient choqués de son offre de se rendre chez lui, car Zachée était le chef des publicains, qui étaient collecteurs d'impôts pour le compte de l'empereur, et qui avaient la réputation d'être malhonnêtes ; or, Zachée n'était pas seulement le chef de la compagnie ; il était aussi très riche ; et, à cause de cela, les gens le considéraient comme un pécheur, comme un homme très méchant. Mais Zachée eut tôt fait de leur prouver combien cette opinion qu'ils se faisaient de lui était téméraire et sans fondement. La foule ne pouvait pas voir le fond de son âme, elle ne pouvait voir le changement opéré en lui par ces mots que Notre-Seigneur lui adressa. Quel qu'il ait été auparavant, à ce moment, il devint bon. Il se dépêcha de descendre de son arbre et accueillit le Christ joyeusement en disant : « Seigneur, je donne la moitié de mes biens aux pauvres et, si j'ai fait tort à quelqu'un, je lui rendrai le quadruple. »

 

VINCENT : C'était fort bien dit, pourtant je me demande pourquoi Zachée employa ces mots dans cet ordre là. Il me semble qu'il aurait pu parler de restitution avant de parler de charité. Car la restitution est, vous le savez, un devoir, alors qu'on est libre de faire la charité ou de ne la point faire. Je m'étonne qu'il n'ait pas parlé d'abord de restituer à ceux qu'il avait lésés et ensuite de faire la charité avec ce qui lui restait, car cela seul était sa propriété.

 

ANTOINE : Votre remarque se justifie s'il s'agit d'un homme qui ne peut faire les deux. Mais celui qui le peut, n'est nullement obligé de laisser sans le secourir le pauvre qui l'appelle et de se mettre d'abord à la recherche de ses créanciers. Il est toujours bon de faire quelque bien tout de suite, quand nous y pensons ; la grâce ainsi fructifiera bien mieux en nous.

Voilà ce que j'aurais dit si l'homme avait donné la moitié de ses biens avant de parler de restitution. Mais Zachée a peut-être restitué d'abord ; peut-être n'est-ce qu'en paroles qu'il plaça la charité en premier, et encore mentionne-t-il les deux dans la même phrase. Mais dites-vous bien, mon cher neveu, que l'Esprit-Saint a guidé la langue de Zachée quand il prononça ces paroles si bien que la sentence du Sage se vérifie une fois de plus : « C'est à Dieu qu'il appartient de diriger la langue des mortels » (Pr., 20, 24). En effet, quand Zachée a dit premièrement qu'il donnerait la moitié de ses biens aux pauvres et puis que, non seulement il dédommagerait tous ceux qu'il avait lésés, mais qu'en plus, il leur donnerait trois fois autant, il a bien montré que les soupçons de la foule n'étaient pas fondés. Les gens le considéraient comme si mauvais qu'ils croyaient tous ses biens mal acquis parce qu'il s'était enrichi dans une profession où s'exerçait couramment la malhonnêteté. Mais on vit bien le contraire lorsqu'il déclara que même quand il aurait donné la moitié de ses biens il pourrait dédommager ses créanciers sans pour cela devenir un mendiant. Plût à Dieu, mon cher neveu, que chaque riche chrétien qui a la réputation d'être honorable fût capable de se comporter comme promit de le faire le petit Zachée, ce publicain, c'est-à-dire avec moins de la moitié de ses biens dédommager au quadruple ceux qu'il avait lésés !

Je vous assure que les créditeurs seraient contents et pardonneraient même s'ils étaient simplement remboursés. Or c'était un des points sur lesquels l'ancienne loi différait de l'enseignement du Christ. Les chrétiens, en effet, ne doivent pas exiger qu'on leur rembourse jusqu'au dernier sou, ils doivent savoir remettre.

 

Mais revenons à Zachée. Il ne promit ni d'abandonner toute sa fortune, ni de se faire mendiant, ni de quitter son emploi. Il ne le remplissait pas de façon aussi pure que saint Jean-Baptiste l'avait enseigné aux publicains : « N'exigez rien au delà de ce qui vous est fixé » (Lc., 3, 12). Pourtant il a pu employer légalement son bien, qu'il avait l'intention de garder, et pouvait légalement remplir son métier, qui était de percevoir les impôts – selon les paroles du Christ : « Rendez à César ce qui est à César » (Mt., 22, 21 ; Mc., 12, 17 ; Lc., 20, 25) – et ne se livrer à aucune exaction, à aucune malhonnêteté. Notre-Seigneur, approuvant les bonnes intentions de Zachée, lui dit : « Aujourd'hui, cette maison a reçu le salut. Celui-ci aussi est un fils d'Abraham. »

Mais je n'oublie pas, mon cher neveu, ce que vous m'avez concédé : qu'un homme peut être riche sans être pour cela privé de la grâce ni se voir retirer la faveur de Dieu. Mais en somme, vous ne me faites cette concession qu'à condition de rester dans le vague, mais maintenant, en ce cas précis, vous estimez qu'un riche ne peut en conscience garder ses richesses alors qu'autour de lui, il y a des pauvres.

 

Vraiment, mon cher neveu, si vous avez raison, j'ose affirmer que le monde ne fut jamais si prospère qu'un riche pût garder quelque bien sans danger d'être damné. Le Christ nous l'a du reste affirmé « Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, à qui vous pourrez faire du bien » (Mt., 26, 11 ; Mc., 14, 7 ; Jn., 12, 8). Si vous aviez raison, à aucun moment, à aucun endroit un homme ne pourrait être riche sans courir le risque de la damnation éternelle, à cause de ses seules richesses et quels que soient ses mérites.

Mais, mon cher neveu, il faut des riches. Autrement, pardi, il y aurait encore plus de mendiants et personne ne pourrait plus secourir personne. Écoutez bien ceci, cela me paraît être un argument très sûr : si tout l'argent du pays était rassemblé en un tas et divisé en parts égales, demain, ce serait pire encore, car, quand tout aurait été divisé également entre tout le monde, les plus riches ne seraient guère mieux que ne sont actuellement les gueux, et ceux qui étaient des mendiants avant, ne seraient pas devenus beaucoup plus riches. Mais beaucoup de riches dont la fortune ne consistait qu'en biens meubles seraient délivrés de la richesse peut-être pour toute leur vie !

Vous savez très bien, mon cher neveu, que les hommes ne peuvent pas vivre si on ne leur procure un moyen d'existence. Chacun ne peut posséder un navire, un marchand doit avoir des stocks, chacun ne peut avoir une charrue. Et qui ferait vivre le tailleur si personne ne pouvait s'offrir un habit ? Qui voudrait se faire maçon ou charpentier, si personne ne pouvait bâtir une église ou une maison ? Qui ferait tourner les métiers à tisser s'il n'y avait plus de gens aisés ?

Pour un homme qui n'a pas deux ducats dans sa maison, mieux vaut encore les perdre que de voir le riche qui l'emploie perdre la moitié de son bien, car alors le pauvre perdrait son travail. C'est l'argent du riche qui est le moyen d'existence du pauvre. On pourrait rappeler, à propos du pauvre, une fable d'Esope. Une femme avait une poule qui pondait chaque jour un œuf d'or. Un jour, elle voulut avoir beaucoup de ces œufs en une seule fois. Alors, elle tua la poule. Mais dans le ventre de la poule elle ne trouva qu'un ou deux œufs et ce fut la fin de sa fortune.

Maintenant, mon cher neveu, revenons-en à votre question : « Comment un homme peut-il garder par devers lui des richesses quand il voit autour de lui tant de pauvres à qui il pourrait les distribuer ? » Eh bien ! en conscience, s'il doit donner le plus possible, il ne pourrait cependant donner à tous. Tout homme riche sait que toute misère qu'il voit lui est spécialement confiée par un ordre de Notre-Seigneur : « Donne à celui qui te demande » (Mt., 5, 42 ; Lc., 6, 30). Il doit donc donner à tout mendiant qui lui demande, aussi longtemps qu'il lui restera un sou en poche. Mais, mon cher neveu, cette parole a besoin d'être interprétée. Écoutons saint Augustin : « Si le Christ dit : Donne à tous ceux qui demandent, il ne dit pourtant pas : Donne-leur autant qu'ils demandent » Il me paraît tout aussi évident que si je me sentais obligé de donner à tous sans exception, il ne me resterait plus rien pour moi.

 

Notre-Seigneur, à ce passage du sixième chapitre de saint Luc, parle à la fois du mépris que nous devrions avoir au cœur pour tous les biens de la terre et aussi de la manière dont il faut en user avec les ennemis. C'est là qu'il nous ordonne d'aimer nos ennemis, de bénir ceux qui nous maudissent, de ne pas nous contenter de supporter patiemment le mal qu'on nous fait (que ce soit à notre corps ou à notre fortune), mais aussi d'être prêts à subir le double et même de rendre le bien pour le mal. Et parmi ces choses, il nous ordonne de donner à tous ceux qui demandent, ce qui signifie que, quand nous pouvons faire du bien, nous ne devons pas refuser, quel que soit celui qui demande, même si c'est notre ennemi mortel, si nous voyons que sans notre secours il est en danger de périr. C'est pourquoi saint Paul dit : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger » (Rm., 12, 20).

Mais, bien que je sois obligé de donner à chaque homme en considération de son genre de besoin, qu'il soit ami ou ennemi, chrétien ou païen, je ne suis pourtant pas lié pareillement à chacun, ni tenu de considérer chaque cas de la même façon, mais comme j'ai commencé à vous l'expliquer, les circonstances sont très importantes en cette matière. Saint Paul dit : « Celui qui n'a pas soin des siens est pire qu'un infidèle » (1 Tm., 5, 8). Les siens, les nôtres, cela signifie ceux qui sont à notre charge, soit par la nature, soit par la loi, ou encore par un commandement de Dieu ; par la nature, ce sont nos enfants ; par la loi, nos domestiques. Les deux ne sont pas nôtres de la même façon, mais je pense que si nos serviteurs sont dans le besoin, nous devons veiller à leur bien-être, à ce qu'ils ne manquent pas du nécessaire. S'ils tombent malades pendant qu'ils sont à notre service, nous ne pouvons pas les renvoyer, même s'ils sont incapables de faire leur travail. Ce serait inhumain. Supposons même qu'un homme, un simple passant qui serait entré chez moi, tombe malade sous mon toit, je me sentirais obligé de le garder et de le prier de réparer ses forces, quoiqu'il m'en coûtât, plutôt que de le mettre à la porte dans cet état, au péril de sa vie. Car il est mon hôte et je reconnais en avoir la charge ; c'est Dieu qui l'a envoyé vers moi.

 

C'est par un commandement de Dieu que nos parents sont à notre charge, et c'est par la nature que nous sommes à la leur. Comme le dit saint Paul : « Ce n'est pas aux enfants à pourvoir aux besoins de leurs parents mais aux parents à pourvoir aux besoins de leurs enfants » (2 Co., 12, 19). Je veux dire par là qu'ils doivent leur donner une bonne éducation, un bon métier, qui leur permettra de vivre dans la vérité, et dans la grâce de Dieu, mais il ne s'agit pas pour les parents d'amasser pour leurs enfants de telle façon qu'ils se comportent mal envers Dieu. Au contraire, si les parents voient que les enfants, à cause d'une vie trop facile, prennent de mauvaises habitudes, ils doivent se montrer beaucoup plus stricts. La nature n'a pas mis les parents à la charge des enfants, pourtant ce n'est pas seulement pour obéir à Dieu que les enfants doivent avoir envers leurs parents une attitude déférente, c'est la nature elle-même qui les y oblige, comme elle les oblige à les soutenir dans leurs besoins. Mais les besoins de mon père peuvent être minimes et ceux d'un autre homme si grands et si pressants que Dieu et la nature exigent que devant l'inégalité de ces besoins je me porte au secours du plus malheureux et soulage d'abord le besoin urgent, oui, même s'il s'agit de mon ennemi, même si c'est un ennemi de Dieu, un Turc ou un Sarrasin.

 

Mais maintenant, cher neveu, en dehors de cette extrême nécessité connue de moi, je ne suis pas obligé de donner à chaque mendiant qui me demandera, ni de croire chaque imposteur que je rencontrerai dans la rue et qui se prétendra très malade, ni de croire que tous les pauvres gens sont confiés à ma seule charge et que personne ne leur donnera rien avant que moi je leur aie donné tout. Je ne suis pas tenu d'avoir si mauvaise opinion des autres et de croire que si je n'aide pas moi-même les pauvres tout de suite, ils manqueront de tout, comme si j'étais seul à pouvoir faire la charité.

 

VINCENT : Alors, mon oncle, bien des gens seront peut-être tout contents, dans de tels cas, d'attribuer à leurs voisins des intentions bonnes et, de cette façon, de se sentir libérés de l'obligation de donner quoi que ce soit.

 

ANTOINE : C'est vrai, mon cher neveu, certains seront heureux de le penser ou de faire comme s'ils le pensaient. Mais ceux qui sont heureux de ne rien donner ne comptent pas, ils ne nous intéressent pas. Ce sont les gens vertueux qui nous intéressent, qui, en gardant leurs biens, ont grand' peur d'offenser Dieu. C'est pour tranquilliser leur conscience que je parle maintenant, je voudrais leur faire comprendre comment, tout en conservant leurs biens, ils peuvent rester en état de grâce.

Je vous dirai donc, cher neveu, qu'un homme riche qui se glorifie d'être riche, qui en tire vanité, qui méprise celui qui est moins riche que lui, celui-là est ridicule et en définitive, bien mauvais. Mais d'un autre côté, voici un homme (Dieu veuille qu'il y en ait beaucoup comme lui !) qui n'aime pas les richesses, mais, tout en en ayant abondamment, il n'y prend pas grand plaisir, il se comporte comme s'il n'en possédait pas. Dans le privé, il vit dans l'abstinence, sans toutefois le faire ouvertement, afin de ne pas paraître hypocrite. Ainsi, il pourra protester, comme le fit la reine Esther, qu'il n'agit pas pour son plaisir mais avec bonne volonté, qu'il renoncerait volontiers à ces richesses, mais qu'il les conserve pour en faire profiter son entourage : cet argent l'aide à avoir une maison bien tenue, de façon chrétienne ; c'est grâce à cet argent qu'il peut donner du travail à d'autres qui, grâce à lui, gagnent mieux leur vie. Si un tel homme existe, il me semble que, tout en restant riche, il égale en mérites ceux qui abandonnent tout. Ce serait du moins ainsi, s'il n'y avait, attachés à l'abandon des richesses, des mérites plus agréables à Dieu, par exemple une plus grande ferveur, une vie spirituelle plus active, en raison du fait qu'on a abandonné tout intérêt pour les choses terrestres. C'est pour cette raison que la part de Marie-Madeleine était la meilleure, autrement le Christ l'aurait encouragée à aider sa sœur Marthe à préparer le dîner plutôt que de rester assise à ne rien faire.

Maintenant, si celui qui possède des richesses n'a pas une conscience aussi parfaite, s'il préfère se mettre à l'abri du besoin, s'il n'est pas décidé à abandonner son plaisir aussi pleinement qu'une conscience chrétienne le demande, eh bien !, que voulez-vous, l'homme est tellement moins parfait que je ne souhaiterais, et peut-être que lui-même le souhaiterait ! Il est bien moins facile de l'être que de souhaiter l'être. Mais il n'est pas pour cela sur la voie de la damnation.

 

Il ne suffit pas non plus de tout quitter et d'entrer en religion pour être instantanément délivré de toute attache terrestre. Bien des moines qui avaient spontanément abandonné leur position honorable ont dû, par la suite, lutter contre le désir d'obtenir, dans leur couvent, la position de sacristain ou même celle de cellérier, pour détenir une parcelle de pouvoir, ne fût-ce que sur les estomacs. Mais Dieu est indulgent pour les imperfections humaines, si toutefois l'homme reconnaît ses défauts et travaille à s'en corriger progressivement. Il ne rejettera pas celui qui a tendance à se satisfaire.

Pour en finir avec ce démon que le prophète appelle « trafic se mouvant dans les ténèbres », je vous dirai, mon cher neveu, que si un homme désire servir Dieu et lui plaire, s'il préfère perdre ses biens plutôt que de déplaire à Dieu, s'il est prêt à tout abandonner au cas où Dieu le lui ordonnerait, s'il est prêt à supporter patiemment de voir Dieu lui retirer tout, s'il s'efforce d'employer ses biens comme il plaît à Dieu, s'il essaie de s'informer pour savoir comment en user pour plaire à Dieu, s'il écoute de temps en temps les conseils d'hommes vertueux, eh bien ! même si cet homme n'abandonne pas tous ses biens, même s'il ne donne pas à tous ceux qui lui demandent, même si, dans son entourage, on pense que la charité qu'il fait est beaucoup trop peu, pourtant, malgré tout, cet homme peut espérer en l'aide de Dieu. La vérité de Dieu l'entourera comme un bouclier (Ps., 91), il n'aura plus à craindre les pièges et les tentations du démon que le prophète appelle « trafic se mouvant dans les ténèbres ». Malgré toutes ses richesses, il évitera les pièges et les tentations, si bien que, par la grâce du Dieu tout-puissant, il finira bien par aller en paradis.

Je pensais, mon cher neveu, qu'après ce discours je commanderais mon déjeuner, mais voyez : je n'aurai même pas à le faire, car voici qu'on me l'apporte déjà.

 

VINCENT : Vraiment, mon oncle, il semble que Dieu dirige lui-même votre emploi du temps !

 

ANTOINE : Mon cher neveu, nous allons dire le bénédicité et, pendant un moment, nous interromprons notre conversation pour savourer notre repas. Ensuite, vous connaissez mon habitude, je ne vous dirai pas adieu, je disparaîtrai pour dormir. Mais vous savez que je ne dors jamais longtemps dans l'après-midi. Après quoi, nous achèverons notre conversation à loisir.

 

VINCENT : Je vous en prie, mon oncle, reposez-vous comme vous en avez l'habitude, sans vous inquiéter de moi. Je profiterai de ce moment pour faire une course.

 

ANTOINE : VOUS ferez comme il vous plaira. Mais, je vous en prie, ne restez pas trop longtemps parti.

 

VINCENT : Soyez sans crainte, mon oncle, j'ai trop envie de connaître la dernière partie.