VI

 

NOUS NE DEVONS PAS DEMANDER À DIEU D'ÉCARTER

TOUTES LES ÉPREUVES QU'IL NOUS ENVOIE

 

 

VINCENT : Ce conseil, mon cher oncle, me paraît excellent. Car il est inutile d'apporter un réconfort spirituel à ceux qui n'ont pas soif de Dieu. Pourtant, si un homme cherche en Dieu son réconfort, s'il prie Dieu d'éloigner de lui ce qui cause son tourment, ce désir n'est-il pas suffisant ?

 

ANTOINE : Non, mon neveu, certainement pas ! J'ai effleuré ce sujet sans l'approfondir, parce que je savais que nous aurions l'occasion d'y revenir, et je suis content que vous me le rappeliez.

On peut souvent et sans péché demander à Dieu d'écarter de nous les épreuves, mais on ne peut l'espérer à toute occasion. Car nous pouvons souffrir de mille façons différentes telles que la perte de biens matériels, la maladie, la mort d'un ami, ou quelque douleur corporelle, ou encore la crainte d'être privés de ce que nous voudrions conserver. Nous pouvons craindre de perdre nos biens, nos amis. Nous pouvons souffrir de la douleur d'un ami, ou encore craindre ce que lui-même craint le moins, c'est-à-dire de perdre son âme par le péché mortel. Et ceci est la dernière espèce de malheur et le plus cruel de tous. Nous en parlerons en plusieurs occasions, mais j'en traiterai plus à fond à la fin de cet ouvrage.

 

Comme je vous l'ai dit, les maux sont si variés qu'un homme peut prier Dieu d'écarter de lui certains de ces maux et se réconforter à la pensée que Dieu l'exaucera. Aussi pouvons-nous prier Dieu de nous garder, nous-mêmes et nos amis, de la faim, de la maladie, de la souffrance physique, de la mort du corps ou de l'âme. Dans les oraisons que nous enseigne notre mère la Sainte Église, bien des pensées vont dans ce sens. Dans le Pater Noster, nous demandons notre pain quotidien, et aussi de ne pas succomber à la tentation et d'être délivrés du mal.

Pourtant, nous ne pouvons pas demander à être libérés de toute espèce de tentation. Car quelqu'un qui prierait Dieu de lui rendre la santé chaque fois qu'il est malade ne se montrerait jamais content de mourir et d'aller à Dieu. Or, c'est précisément ce qu'il faut désirer. C'est un souci pour un homme vertueux de sentir en lui le conflit entre l'âme et la chair, la révolte de la sensualité contre les règles imposées par la raison ; ce sont les séquelles du péché originel, dont saint Paul se plaint si amèrement dans l'épître aux Romains (Rom., 7, 14 sqq.). Pourtant, nous ne pouvons, dans cette vie, prier Dieu de nous en délivrer complètement, car il est dans l'ordre de Dieu que nous luttions contre elles et les surmontions en sorte qu'elles deviennent l'instrument de notre mérite.

 

Nous pouvons prier avec ferveur pour le salut de notre âme, pour obtenir la grâce, la foi, l'espérance et la charité, et pour toutes les vertus qui nous font avancer vers le ciel. Mais, quand nous demandons à Dieu de nous délivrer d'une épreuve, nous devons ajouter que nous nous soumettrons entièrement à sa volonté, car il se peut que cette épreuve soit voulue par lui pour notre bien. S'il en est ainsi, prions-le de bien vouloir nous envoyer une aide spirituelle pour supporter l'épreuve gaiement ou au moins de nous accorder la force de la subir avec patience.

Car si nous prétendons n'être réconfortés que par la suppression de l'épreuve, nous donnons alors des ordres à Dieu et nous croyons savoir mieux que lui ce qui nous convient. Dans l'épreuve, remettons-nous en donc à lui pour le soutien et le réconfort à nous apporter. Car il connaît mieux que nous nos besoins, et dans sa souveraine bonté, il nous enverra ce qui nous convient le mieux. Car, à moins que Dieu ne nous offre lui-même le choix, comme il offrit à David de choisir son châtiment (2 S., 24, 12) pour abaisser son immense orgueil, nous pourrions verser dans une erreur grossière. Nous risquerions aussi de mécontenter Dieu si fort, qu'il n'en arrive à nous accorder ce que nous demandons, et par la suite, nous aurions à reconnaître combien nous nous sommes trompés.

 

Combien de gens assurent la santé de leur corps, alors que la maladie serait tellement plus profitable au salut de leur âme ! Combien, une fois sortis de prison, tombent dans ces fautes que la prison leur évita ? Combien ont perdu la vie en luttant pour conserver leurs biens ? Nous sommes si aveugles, si inconscients de l'avenir que la plus grande vengeance de Dieu serait d'exaucer toutes les prières des hommes au fur et à mesure qu'ils les formulent.

 

Comment pouvons-nous savoir, pauvres fous que nous sommes, où est notre intérêt ? Le bienheureux Apôtre lui-même, dans sa grande détresse, pria Dieu par trois fois de le délivrer. Mais Dieu lui répondit (d'une certaine façon) qu'il était fou de demander une chose pareille car la grâce, que le Seigneur lui enverrait, lui serait bien plus profitable. L'Apôtre reconnut par expérience le bien-fondé de cette leçon, aussi nous recommande-t-il d'être modestes en nos prières et de toujours nous soumettre à la volonté de Dieu. L'Esprit-Saint désire tant notre salut, qu'il l'implore avec des gémissements qui ne se peuvent décrire. « Nous ne pouvons pas savoir ce que nous devons demander à Dieu dans nos prières », dit saint Paul, « mais l'Esprit-Saint le demande pour nous par des gémissements ineffables » (Rom., 8, 26).

 

Ainsi, ne demandons pas à Dieu de nous délivrer de l'épreuve, mais prions-le de nous aider à la supporter, et dans cette prière même, nous puiserons un premier réconfort, car nous pouvons être sûrs qu'une telle prière est inspirée par Dieu, qu'elle est un début de l'action de Dieu en nous et que si nous n'essayons pas de nous éloigner de lui, Dieu restera près de nous. Si Dieu est à nos côtés, quel mal peut nous atteindre ? « Si Dieu est près de nous, qui osera nous attaquer ? » dit saint Paul (Rom., 8, 32).