VI

L'HOMME EST NÉ POUR QU'IL DEVIENNE LA CHARITÉ, ET IL NE PEUT DEVENIR LA CHARITÉ, S'IL NE FAIT PAS PERPÉTUELLEMENT LE BIEN DE LA CHARITÉ D'APRÈS L'AFFECTION ET LE PLAISIR DE L'AFFECTION.


  1° Le bien commun existe par les biens de l'usage que chacun fait en particulier, et les biens de l'usage que chacun fait en particulier subsistent par le bien commun.
  Il est dit les biens de l'usage parce que tous les biens qui appartiennent à l'amour à l'égard du prochain ou à la charité sont des usages, et que tous les usages sont des biens ; c'est pour cela que d'un seul mot ils sont nominés biens de l'usage ils sont aussi appelés fruits de l'usage. On sait que tout homme est né pour remplir un usage, et quil doit faire des usages pour les autres ; celui qui n'agit pas ainsi est appelé membre inutile et est rejeté ; tel est aussi celui qui fait des usages pour lui seul, quoiqu'il ne soit pas appelé ainsi. C'est pourquoi, dans une république bien constituée, il est pourvu à ce personne ne soit inutile ; si quelqu'un est inutile, il est contraint à une oeuvre quelconque, même le mendiant s'il est valide.

  Les petits enfants et les enfants, tant qu'ils sont sous la direction des nourrices et des maîtres, ne font pas, il est vrai, des biens de l'usage ; mais néanmoins ils apprennent à les faire, et ils les auront pour fin ; ainsi le bien de l'usage est dans la fin. Pour qu'une maison soit bâtie, il faut d'abord préparer les matériaux, poser les fondements, élever les murs, et de cette manière on y habite enfin : le bien de la maison est l'habitation.

  Le bien commun consiste en ce que, dans une société ou un royaume, il y ait : 1° le Divin chez les membres ou habitants ; 2° le juste chez eux ; 3° le moral chez eux ; 4° l'activité le savoir et la Probité chez eux ; 5° les choses nécessaires à la vie chez eux ; 6° les choses nécessaires aux travaux ; 7° les choses nécessaires à la défense ; 8° des richesses suffisantes (1), parce que c'est avec elles qu'on se procure les trois espèces de choses nécessaires.

  De tout cela se compose le bien commun, et ce bien vient, non pas de lui-même, mais de chacune des choses qui y sont, et par les biens de l'usage que chacun fait en particulier, de manière que le Divin aussi s'y trouve par les ministres, et le juste par les magistrats et les juges, de même le moral par le Divin et le juste, de même les choses nécessaires par les travaux et le commerce, et ainsi du reste.

  Il est connu que tout commun se compose de particuliers, de là vient le nom de commun ; en conséquence, telles sont les parties, tel est le commun tout entier : Un jardin dans le commun est tel que sont les arbres et les fruits ; les champs dans le commun sont tels que sont les moissons ; les prairies dans le commun sont telles qu'est la graine avec les herbes et les fleurs ; un vaisseau dans le commun est tel que sont toutes les choses qui le composent, lesquelles sont en grand nombre, et ainsi du reste. L'ordre entre les parties et la qualité des parties font que le commun est parfait ou imparfait.

  On sait que les biens de l'usage que chacun fait en particulier subsistent dans le commun, en effet, chacun tire du commun son bien de l'usage ; toutes les choses nécessaires à la vie, puis aux travaux et à la défense, et les richesses par lesquelles les choses nécessaires sont acquises, proviennent du commun. Par le commun il est entendu non-seulement la cité, et les sociétés qui la composent, mais encore la religion et aussi le royaume ; toutefois, comme ce sujet est d'une vaste étendue, il se présentera plus clairement dans ce qui suit, parce qu'il y a de nombreuses variétés, qui cependant alors sont toujours en concordance avec cette loi.

  2° Les ministères les fonctions, les emplois, les devoirs, et divers travaux sont les biens de l'usage que chacun fait, et d'après lesquels le commun existe.
  Par les ministères il est entendu les sacerdoces et les services qui en dépendent. Par les fonctions il est entendu les divers offices qui sont civils ; et par les emplois il est entendu les travaux tels que ceux des arts et métiers, qui sont en grand nombre. Par les devoirs il est entendu des occupations diverses, les négoces et les services. En ces quatre choses consiste la république ou la société.

  Ceux qui exercent les ministères font quil y a le Divin dans la société ; les diverses fonctions civiles sont pour qu'il y ait le juste, pour qu'il y ait le moral, puis aussi l'activité ? le savoir et la probité ; les différents arts et métiers, pour qu'il y ait les choses nécessaires à la vie, et les commerçants, pour qu'il y ait les choses nécessaires aux travaux ; les militaires, pour qu'il y ait défense ; et le dernier point surtout, c'est qu'il y ait des richesses suffisantes, et aussi des cultivateurs.
  Que le bien commun soit selon les biens de toute qualité, selon les industries, les occupations, c'est ce que chacun peut savoir.

  3° Tous les devoirs et tous les emplois, considérés quant aux biens de la société, constituent une forme qui correspond à la forme céleste.
  La forme du ciel est telle, que chacun y est dans quelque ministère, dans quelque fonction, dans quelque devoir ou quelque emploi, et occupé à un travail. Toutes les sociétés célestes sont telles, que nul n'y est inutile. Quiconque veut vivre dans le repos sans rien faire, ou ne faire que causer, se promener et dormir, n' y est point toléré. Là, toutes choses ont été tellement disposées en ordre, que, selon leur usage, elles ont une place plus près du centre ou plus loin du centre ; plus les palais sont près du centre plus ils sont magnifiques ; plus ils sont loin du centre moins ils sont magnifîques ; ils diffèrent selon qu'ils sont dans l'orient, dans l'occident, dans le midi ou dans le septentrion ; chacun, en entrant dans une société, est initié dans le devoir qu'il a à remplir, et il lui échoit une maison correspondante, à son travail. Toute société est une série d'affections en tout ordre.

  Là, chacun se plaît dans son occupation ; il y trouve son plaisir ; on fuit l'oisiveté comme une peste. En voici la raison : C'est que là chacun jouit des plaisirs du coeur, selon qu'il fait son travail d'après l'amour de l'usage ; le commun influe en lui ; c'est d'après la société céleste qu'il m'a surtout été donné de savoir que non-seulement l'ordination de chacun en particulier selon les variétés des affections constitue le bien commun, mais aussi que chacun tire du bien commun son propre bien.

  Pareillement dans les terres ; de la sorte une commune, société terrestre correspond à une société céleste ; et les lieux y sont avec correspondance. Il y a le Divin, il y a le juste, il y a la moralité et la probité, il y a la sagesse et l'activité ; le commun inspire ces choses à chacun en particulier, quand le roi qui est Ange, est dans la charité.

  Il lui est donné du commun les choses nécessaires à la vie et aux travaux, et aussi l'opulence et principalement le plaisir et la félicité, selon qu'il a la charité.
  Mais cela n'est pas connu dans les Icrres, où chacun place le plaisir et le bonheur dans les honneurs et dans les richesses ; ceux qui agissent ainsi dans les terres, deviennent vils et pauvres, et passent dans les enfers. Au contraire, celui qui s'applique à un travail quelconque d'après l'affection de la charité vient dans une société céleste.

  Il y a là des fonctions, des devoirs et des travaux innombrables , toutes choses spirituelles, qui peuvent, il est vrai, être décrites, mais non de manière à être bien comprises.

  4° Ils constituent aussi une forme qui correspond à une forme humaine.
  Semblable chose existe dans le corps humain ; là, toutes les parties sont des biens de l'usage dans une forme très-parfaite ; et parcequ'elles sont dans une forme très-parfaite, elles sont senties comme un : cependant toutes sont différentes ; et, dans cette variété générale, elles sont, sans aucune exception, chacune dans sa série et dans son ordre ; ce sont les sens au nombre de cinq ; ce sont les viscéres en grand nombre; ce sont les organes de la génération qui sont aussi en grand nombre dans l'un et l'autre

sexe ; ce sont les membres externes ; ce sont encore plusieurs choses qui appartiennent au mental, c'est-à-dire, à la volonté et à l'entendement.
  Les communs dans le corps sont le coeur et le poumon ; leurs actes influent dans toutes les parties du corps, tant organes que viscères et membres. Dans le mental les communs sont la volonté et l'entendement. Là, les communs regardent les autres choses comme leurs parties d'après lesquelles le tout subsiste, et les parties regardent les communs d'après lesquels le tout existe. Toutes choses y ont été formées d'après l'usage dans l'usage et pour l'usage ; toutes sont des formes de l'usage.

  Dans le corps animal telle est la forme du gouvernement, que chaque partie tient sa tâche du commun, et qu'il est pourvu à ce que le commun donne à chacune ce qu'il faut pour qu'elle subsiste ; le coeur donne le sang à chaque partie dans tout le corps, et chacune selon qu'elle a besoin prend ce qui lui convient, et donne du sien autant qu'il est nécessaire ; mouvement et forme admirables !

  La forme céleste y est l'usage ; ce qui est confirmé en ce que chaque société céleste est comme un homme, et apparait même comme un homme ; les usages y constituent cet homme parce que la forme d'une société céleste correspond à la forme du corps animal quant aux usages.

  La forme céleste dans les très-petits et dans les très-grands est homme ; de là le ciel tout entier est homme ; toute société est homme, chaque ange est homme : cela vient de ce que le Seigneur, par qui existe le ciel, est Homme.
  L'homme est la forme du ciel.

  5° Dans cette forme chacun est le bien de l'usage selon l'extension du devoir ou de l'emploi.
  La charité n'est autre chose que l'affection du vrai d'après le bien, et l'affection du vrai d'après le bien est l'affection de l'usage ; car si l'affection du vrai d'après le bien ne devient acte, elle périt ; l'acte qui en vient est l'usage.

  Le vrai réel, dont l'affection est la charité, ne regarde que la vie avec le prochain ; aussi l'affection du vrai d'après le bien n'est-elle pas autre chose : le bien d'où provient l'affection consiste à vouloir faire, et à vouloir savoir afin de faire ; autrement, ce n'est point le bien réel d'où procède le vrai.

  Lors donc que l'homme est l'usage ou le bien de l'usage, il est aussi la charité, et alors l'homme est appelé la charité dans une forme, et même il en est l'image ; toutes choses dans cet homme sont la

charité ; car lorsque l'homme lui-même dans le commun respire l'usage, il le respire aussi dans tout particulier ; sa vie et son âme deviennent l'amour de l'usage, ou l'affection de l'usage ; et alors l'homme se tourne intérieurement vers le Seigneur et extérieurement vers son travail.

  6° L'homme est né pour qu'il devienne la charité, et il ne peut devenir la charité, s'il ne fait pas perpétuellement au prochain le bien de l'usage d'après l'affection et le plaisir de l'affection.
  Dans l'Article suivant il sera dit comment l'homme doit faire perpétuellement au prochain le bien de l'usage, et cela d'après l'affection et le plaisir de l'affection. Celui qui ne place pas la charité dans le bien faire ne peut pas faire cela perpétuellement. Et si des usages perpétuels ne sont pas faits, il y a interruption, et dans cet intervalle l'homme peut s'abandonner à tous les amours, et par suite aux convoitises, et ainsi non-seulement interrompre la charité, mais même s'en détourner ; la charité périt ainsi par ses opposés, et l'homme sert deux maîtres.

  L'homme peut aussi faire le bien de l'usage d'après l'affection de la gloire, de l'honneur et du profit, et d'après l'affection du plaisir que le bien lui procure, et alors il n'est point la charité, mais il est la convoitise ; ainsi il n'est point la forme du ciel, mais il est la forme de l'enfer : et même dans l'enfer chacun est forcé de faire un travail bon, mais ce n'est point par l'affection de ce travail qu'il y est forcé.


(1) Le texte porte : sufficientia OPERUM quia inde SIllit tria illa necessaria mais il y a évidemment ici une erreur typographique OPERUM a été mis au lieu de OPUM ; en effet, on trouve un peu plus loin : OPES per quas comparantur necessaria ; et aussi plus bas, hoec ultima imprimis, ut sit SUFFICIENTIA OPUM.