CHAPITRE III

A L'ŒUVRE



Appelé à servir. Il plut à Celui... qui m'a appelé par sa grâce de révéler en moi son Fils, afin que je l'annonçasse parmi les païens (Gal. I : 15-16). Vous me servirez de témoins (Actes I : 8).

    Dès lors, Sundar se trouvait lancé dans une existence d'abnégation et de souffrance telle que peu d'hommes au monde en ont une idée. Pour passer de l'hindouisme à Christ, il avait suivi un sentier semé d'épines, mais après la vision qu'il avait eue de Jésus, et en possession de la paix que son Sauveur lui avait donnée, aucun sacrifice ne lui paraissait trop grand.

Aurais-je même tout le monde,
Ce serait peu t'offrir encor :
A ta tendresse si profonde
J'abandonne tout mon trésor.
                        (D. Watts.)
    Il ne fallait rien de moins pour satisfaire, son âme ardente, et l'on comprend qu'en s'engageant dans cette vie de sâdhou dans cet esprit, il ait résolu, « moyennant sa grâce », comme il le dit, de n'en vivre jamais d'autre. Tout jeune qu'il était, il avait déjà un cœur de sâdhou rempli d'une passion divine pour les âmes et dans son amour pour son Sauveur il choisit pour son premier champ de travail son propre village, d'où il avait été chassé si peu de mois auparavant.

    Il parcourut ainsi de nouveau les rues familières de Rampur, rendant témoignage partout à la puissance du Sauveur et au bonheur qu'il avait trouvé en Lui. Et voici que même les portes des zénanas s'ouvrirent devant lui, de sorte qu'il put aller de maison en maison redire sa merveilleuse histoire. De là, il passa dans les villages des environs, proclamant partout et à tous son glorieux message de paix.

    Poursuivant sa route, il visita nombre d'autres villes et villages du Pendjab, se dirigeant vers l'Afghanistan et le Cachemire, tournée longue et des plus pénibles pour un jeune homme qui n'était nullement accoutumé à cette existence de sâdhou. Il eut beaucoup à souffrir du froid et des privations. En outre, le terrain était dur et sa prédication n'éveillait guère d'écho dans l'Afghanistan. Ce fut cependant dans l'antique ville de Jalalabad, dans l'Afghanistan, qu'il trouva quelques Pathans, qui, tout en ourdissant un complot contre lui, finirent par accueillir son message, comme on le verra plus loin.

    Né et élevé dans l'extrême nord de la péninsule, et familier avec la région montagneuse de l'Himalaya, Sundar se sentait attiré tout naturellement vers ces lieux sombres où l'on ne sait rien encore de Christ. N'était-ce pas là sa paroisse ?...

    Jusqu'à ce moment, Dieu semblait avoir voulu peu à peu sevrer Sundar de tout ce qui donne du prix à la vie. Parents, fortune, foyer, il avait tout perdu pour Christ. Les quelques compensations qu'il avait trouvées dans l'accueil des chrétiens lui avaient été ôtées dès qu'il s'était trouvé aux prises avec des populations entièrement païennes.

    Son mince vêtement laissait passer le froid ; épines et cailloux lui meurtrissaient les pieds. La nuit arrivait sans qu'il sût où se blottir, alors qu'un vent glacé soufflait ou que la pluie le transperçait. Avec le jour revenaient la faim et des souffrances dont il n'avait jamais eu l'idée. Son âme ardente était envahie par le découragement à la vue de ces misères qui semblaient si inutiles, son message étant souvent repoussé avec dédain, et lui-même chassé et obligé d'aller se terrer pour la nuit avec sa faim dans quelque caverne ou sous n'importe quel abri fourni par la jungle.

    Son costume lui ouvrait bien toutes les portes mais souvent, sitôt qu'on découvrait qu'il était chrétien, on le chassait, affamé et prêt à périr.

    Mais rien n'a pu le décourager. Incapable de reculer devant le danger ou même la mort, Sundar Singh continue sa sublime mission dans les plus sombres recoins des Indes et des régions environnantes. Il poursuit toute l'année son travail pour les âmes humaines, dans les montagnes et dans la plaine, dans les villes et les villages, parmi les populations dispersées et les tribus nomades aux frontières de l'Inde.

    S'il a beaucoup souffert parmi tous ces gens, il a eu aussi non seulement l'immense joie de faire connaître le nom de Christ, mais d'amener des âmes à ses pieds. Son plus grand travail s'accomplit parmi les païens et il sent que, à leurs yeux du moins, sa vocation est vraiment divine.
 

Appelé à prêcher. Je n'ai pas eu la pensée de savoir parmi vous autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié (I Cor. 2 : 2).

    Très fatigué après sa longue tournée au travers du Pendjab, du Cachemire, du Béloutchistan et de l'Afghanistan, le sâdhou revint sur ses pas et arriva a Kotgarh, petite localité au-delà de Simla dans l'Himalaya, où il prit quelque repos.

    Cet endroit restera toujours associé au nom de Sundar Singh : il y a travaillé au début de sa carrière missionnaire, et c'est encore là qu'il va chercher du repos entre ses campagnes ou avant de partir pour les rudes tournées qu'il entreprend dans les contrées voisines du Thibet ou du Népaul.

    Au cours de l'été 1906, il rencontra M. Stokes, en séjour près de Kotgarh. Ce riche Américain était venu en Inde pour consacrer ses labeurs à la population du pays et à la gloire de Dieu. Sa rencontre avec le sâdhou enflamma son zèle et lui inspira l'ardent désir de se joindre à Sundar en faisant, comme lui, l'abandon de tout. Après avoir examiné ce projet avec prières, il se décida à faire ce pas, et les deux sâdhous entreprirent ensemble une tournée dans la vallée de Khangra. Ce ne fut pas sans peine qu'ils obtinrent le vivre et le couvert ; mais le travail fut encourageant et leur communion mutuelle fort douce.

    C'est au cours de cette campagne que Sundar Singh tomba malade. Les deux sâdhous avaient couvert ensemble des centaines de kilomètres, partageant les mêmes fatigues, fréquemment contraints de s'abriter dans des caravansérails sordides, manquant souvent de nourriture, ou n'ayant à se partager que des aliments répugnants.

    Comme ils traversaient une région insalubre, Sundar fut saisi par la fièvre et par de violentes douleurs internes. Secoué de frissons, brûlant de fièvre, souffrant constamment, il alla se tramant jusqu'à ce qu'il lui fut impossible de faire un pas de plus. Il s'affaissa sur le sentier, presque sans connaissance, et M. Stokes dut le soulever pour l'asseoir dans une posture plus supportable, tout en lui demandant comment il se trouvait.

    Jamais un sâdhou ne se plaint de quoi que ce soit, et M. Stokes ne s'étonna pas de la réponse de Sundar, qui lui dit d'une voix faible, en souriant : « je suis très heureux. Qu'il est doux de souffrir pour Lui ! » Ceux qui le connaissent le mieux savent que c'est bien là la note fondamentale de sa vie.

    L'endroit était sauvage et désert, c'était dans la jungle, et M. Stokes était fort embarrassé. Il parvint cependant à conduire son compagnon jusqu'à la maison d'un Européen, à quelques kilomètres de là ; entouré de bons soins, il ne tarda pas à se remettre.

    Cet hôte bienveillant avait vécu jusqu'alors dans la plus complète indifférence religieuse, mais ce qu'il voyait et entendait chaque jour de la part de ce sâdhou lui donna à réfléchir, si bien qu'il se convertit. Ainsi cette maladie n'avait pas été stérile.

    M. Stokes ayant une lampe à projections lumineuses, Sundar la lui emprunta et s'en servit à Rampur et ailleurs pour les prédications du soir, qui attiraient des foules. Ainsi, infatigables, les deux sâdhous allaient de lieu en lieu, marchant autant que possible la nuit, parce que M. Stokes marchant tête nue, ne supportait pas le soleil tropical.

    En 1907, ils allèrent visiter l'asile des lépreux de Sabathu, et un peu plus tard, la même année, ils se rendirent à Lahore, au camp des pestiférés. Ils y travaillèrent sans répit, de jour et de nuit, ne s'accordant que quelques heures de repos, qu'ils passaient étendus sur le sol au milieu des malades et des mourants.

    L'année suivante, M. Stokes s'en alla en congé en Amérique, et Sundar se trouva de nouveau seul. De Lahore, il se rendit à Sindh, reprenant le chemin du Nord par le Radjputana ; puis, quand vint la saison chaude, il fit sa première campagne au pays clos du Thibet. Partout il annonçait l'Évangile et nul ne le rencontra sans apprendre que Jésus était venu dans le monde pour sauver les pécheurs.

    A son retour du Thibet, il aurait beaucoup aimé aller en Palestine, dans la pensée que la vue des lieux où son Sauveur avait vécu et souffert lui donnerait une inspiration nouvelle. Mais, arrivé à Bombay, il comprit que son projet était irréalisable, de sorte qu'en 1909 il s'en retourna dans le Nord, en passant par les provinces du Centre, toujours prêchant partout.
 

    La preuve que Sundar Singh était alors déjà enseigné de Dieu, c'est l'accueil fait à sa prédication par les populations non chrétiennes, dès le début de sa carrière. Tous ceux qui l'ont connu affirment qu'il était en possession d'un pouvoir singulier et que les foules étaient suspendues à ses lèvres lorsqu'il annonçait l'Évangile.

    On en vint bientôt à désirer élargir le cercle de son influence en faisant aussi rentrer les communautés chrétiennes dans son champ de travail, mais, pour cette tâche importante, une préparation parut nécessaire. En conséquence, il subit l'examen de première année des étudiants en théologie, et entra d'emblée en seconde année au collège théologique de St-Jean, à Lahore. Les années 1909 et 1910 se passèrent donc ainsi, sauf les vacances qu'il consacra à l'évangélisation.

    Il portait toujours la robe safran. La notion d'un sâdhou chrétien était alors toute nouvelle et en rendait perplexes beaucoup. Mais jamais Sundar ne fléchit dans sa résolution première, en dépit des critiques qui lui firent paraître dures parfois ces années d'études.

    Pendant ce temps, M. Stokes revint, après un voyage en Angleterre, où il lança l'idée d'une Fraternité travaillant exclusivement pour la gloire de Dieu et le bien des hommes, sous quelque forme que ce fût, et non pas uniquement par la parole. Plus le travail serait humble et rude, mieux cela vaudrait !

    L'archevêque de Canterbury, consulté, parut approuver ce projet, de sorte qu'à son retour en Inde, M. Stokes fonda cette Fraternité avec quatre autres personnes, Sundar Singh seul étant un Hindou. Un service solennel d'inauguration eut lieu dans la cathédrale de Lahore ; deux des cinq prononcèrent les vœux, tandis que Sundar, déjà voué à la vie de, sâdhou pour l'amour de Christ, garda le rang de novice.

    A la sortie du collège, Sundar fut recommandé pour le diaconat par le Conseil missionnaire du diocèse, et on lui accorda le droit de prêcher. Bientôt son cœur le poussa vers le Thibet, où il alla passer les six mois de l'été pour retourner ensuite à Kotgarh, où il travailla quelque temps avec la Mission de l'Église anglicane.

    Ainsi que le faisait John Wesley, Sundar considérait le monde entier comme sa paroisse ; il prêchait partout et à tous ceux qui consentaient à l'entendre. On ne tarda pas à critiquer ses méthodes. On lui déclara qu'il vaudrait mieux ne plus travailler de cette façon comme diacre, et qu'une fois consacré ministre, ce ne lui serait plus possible du tout.

    Dans sa candide simplicité, il ne s'arrêta pas un instant à calculer les conséquences de son refus d'obéir. La vie d'un ministre consacré, avec toutes ses possibilités, ne lui souriait nullement. Il trancha la question à genoux, dans le calme du tête-à-tête avec Dieu, et résolut de s'affranchir à jamais de toutes les dénominations ou sectes. Il renvoya à l'évêque sa licence de prêcher, en lui expliquant qu'il se sentait appelé à prêcher à n'importe qui, partout où Dieu l'enverrait. L'évêque Lefroy (aujourd'hui métropolitain pour l'Inde) eut le cœur assez large pour le comprendre.

    Ce cap dangereux ainsi doublé, Sundar Singh se mit au service des chrétiens de tous bords, tout en se donnant librement à l'œuvre immense de l'évangélisation des populations non chrétiennes de l'Inde entière.
 

Incidents de la vie de sâdhou. Celui qui sauve une âme couvre une multitude de péchés (Jacq. 5 : 20). Il y a de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent (Luc 15 : 10).

    Les années 1911 et 1912 se passèrent en tournées dans le Garhwal, le Népaul, le Kulu, le Pendjab, et nombre de localités, tandis que les six mois d'été Sundar les passait dans le Thibet.

Voici quelques incidents qui donneront une idée de la vie et de l'œuvre de Sundar Singh à cette époque. Un jour qu'il se rendait à un village, il aperçut devant lui deux hommes, dont l'un disparut soudain. Il rattrapa bientôt l'autre, qui l'accosta et lui montra à terre un corps enveloppé d'un drap en lui disant que c'était son ami, qui était mort en chemin, et qu'il n'avait pas d'argent pour l'enterrer. Sundar n'avait que sa couverture et deux piécettes qu'on lui avait données en vue du péage. Il les donna cependant à cet homme et poursuivit sa
route. Au bout d'un instant ce même homme le rejoignit en courant pour lui dire au milieu de ses sanglots que son compagnon était réellement mort. Sundar ne comprenant pas, l'autre lui expliqua qu'ils avaient l'habitude de faire le mort à tour de rôle pour exploiter le public, et cela depuis des années ; mais que cette fois-ci il avait vainement appelé son ami et que, en soulevant le drap qui le recouvrait, il avait été saisi d'horreur en constatant qu'il était vraiment mort.

    Le malheureux venait donc implorer le pardon du sâdhou, persuadé que c'était quelque grand saint qu'ils avaient dépouillé de tout ce qu'il avait, de sorte que le courroux des dieux les avait atteints. Sundar alors lui parla du Maître de la vie, et le coupable repentant accepta le message du sâdhou qui l'envoya à une station missionnaire près de Garhwal où, un peu plus tard, il fut baptisé

    Au cours d'une de ses longues pérégrinations dans les montagnes, son sentier se bifurquant, il ne sut pas quel chemin prendre et il prit le mauvais, si bien qu'arrivé dans un village, il découvrit qu'il s'était écarté de sa route de plus de dix-sept kilomètres. En retournant sur ses pas, il rencontra un homme avec qui il engagea la conversation. Comme il lui parlait de Christ, l'homme tira des plis de son vêtement un Nouveau Testament et avoua qu'il l'avait caché à la vue du sâdhou, le prenant pour un sanyasi hindou. Il était tourmenté par des problèmes qui lui semblaient insolubles, mais Sundar Singh l'éclaira si bien qu'il arriva à la foi. Aussi, en parlant de cet incident, Sundar Singh put dire : « Je sais maintenant pourquoi je me suis trompé de chemin : c'est Christ qui m'envoyait au secours d'une âme en détresse. »

    A Markanda, trouvant quelques hommes occupés à moissonner, il s'approcha et se mit à leur parler de Jésus et des choses éternelles. Ils l'écoutèrent d'abord avec indifférence, puis leur attitude devint hostile : ils ne se souciaient nullement d'entendre parler d'une religion étrangère. On se mit à l'injurier et à le malmener ; l'un d'eux même prit une pierre et la lui jeta à la tête, mais bientôt, saisi lui-même d'un violent mal de tête, il dut cesser le travail ; sur quoi le sâdhou ramassa sa faux et se mit à moissonner à sa place. Les cœurs s'adoucirent alors et, le soir venu, les moissonneurs l'invitèrent à les accompagner chez eux. La paisible soirée lui fournit une excellente occasion de faire entendre son message.

    Après son départ, les moissonneurs amassèrent la récolte de la journée et constatèrent avec étonnement qu'elle était plus considérable que d'habitude. Effrayés, ils se dirent qu'ils avaient eu évidemment la visite d'un saint homme, et se mirent à la recherche du sâdhou pour écouter plus attentivement son message, mais ils ne purent le retrouver.

    L'incident a été raconté dans un journal de l'Inde septentrionale par l'un des moissonneurs, qui priait par ce moyen le sâdhou de vouloir bien revenir à eux.

    Dans l'antique cité de Jalalabad, il se trouva au milieu d'une population cruelle et perfide qui, en découvrant qu'il était chrétien, complota contre sa vie. Au moment où il prenait quelque repos, la chose vint à sa connaissance par l'entremise de quelqu'un de moins malveillant que les autres, mais, n'ayant rien fait qui pût justifier ce complot, Sundar Singh avait peine à y croire. Il résolut néanmoins de chercher un abri plus sûr. Il ne lui restait que le caravansérail, infesté de moustiques et de vermine ; c'est là qu'il se réfugia.

    Le lendemain matin, comme il avait allumé un feu pour sécher ses habits, arriva une bande de Pathans. A sa grande surprise, leur chef vint se jeter à ses pieds et lui raconta qu'ils venaient dans l'intention d'attenter à sa vie, mais qu'en le voyant ils avaient renoncé à leur projet, en constatant qu'au lieu d'être transi, comme ils s'y attendaient, il était en parfaite santé ; il devait être un favori d'Allah, et ils le priaient de bien vouloir accepter l'hospitalité de leur toit.

    Il passa avec eux une semaine des plus heureuses, car ils prirent à cœur ses enseignements, si bien que le sâdhou a bon espoir de moissonner quelque fruit de ses labeurs parmi ces endurcis.