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LIVRE TROISIÈME. LE PREMIER LIVRE DE JULIEN.

 

Augustin entreprend de réfuter Julien par le raisonnement et en suivant l'ordre qui lui est tracé par l'ouvrage de son.adversaire. Dans ce troisième livre, il réfute donc le premier livre de Julien et s'attache spécialement à prouver que la concupiscence est mauvaise, quoique Dieu soit réellement le créateur de l'homme, et quoique le mariage soit. légitime et d'institution divine.

 

1. Je vous ai cité ces nombreux et saints évêques, doués d'une science si profonde dans les saintes Ecritures, et couronnés dans l'Eglise de toutes les gloires de la sagesse et de la vertu. Si vous ne. cédez point à leur autorité, soit que vous les chargiez de vos dédains, comme vous le faites pour moi, soit que, par égard pour leur personne, vous les traitiez avec plus de convenance et de respect; du moment que vous rejetez leur doctrine, vous devez les regarder comme étant eux-mêmes dans l'erreur. En face de telles dispositions de votre part, Julien, mon fils bien-aimé, je dois, autant que Dieu m'en fera la grâce, entreprendre de vous répondre, et de réfuter vos livres et vos arguments; je dois vous amener à comprendre, si vous le pouvez, que vous êtes vous-même la victime de l'erreur dont vous vous faites le propagateur et l'apôtre. Je voudrais vous inspirer un salutaire repentir de cette imprudente et coupable témérité, qui a précipité votre jeunesse dans le profond abîme de l'hérésie. Votre conversion, d'abord: utile à vous-même, le serait encore à beaucoup d'autres; et bientôt vous confesseriez hautement, vous et vos adeptes, que cette doctrine, que vous tentiez de renverser au nom de ces nouveautés sacrilèges qui irons séduisaient, est réellement la seule et véritable doctrine, comme l'ont proclamé sans cesse ces illustres docteurs, ces glorieux pasteurs des peuples, ces courageux défenseurs de l'Eglise. Enfin, et que Dieu vous préserve de ce malheur, si votre coeur est tellement aveuglé que vous ne puissiez comprendre ces notions fondamentales; ou bien si vous êtes du nombre de ceux que la vérité même caractérise en ces termes : « Il n'a pas voulu comprendre, dans la crainte de bien faire (1) » ; et encore : «Les paroles ne suffiront pas pour changer le serviteur endurci; car, lors même qu'il comprendrait, il n'écoutera pas (2) » ; même alors, je

 

(1) Ps. XXXV, 4. — (2) Prov. XXIX, 19.

 

ne regarderai comme infructueux ni mon travail, ni celui de mes frères, qui, parla grâce de Jésus-Christ, justifient victorieusement la foi catholique de toutes les accusations lancées par cette nouvelle hérésie. En effet, moins les hommes se laisseront effrayer et ébranler par la nouveauté de cette erreur, plus l'antique vérité se trouvera puissante pour rester maîtresse des intelligences, ou pour ramener dans son sein les âmes égarées et séduites. Je ne pourrais, sans être trop long, vous rappeler toutes vos paroles ; mais, si Dieu m'en fait la grâce, je ne laisserai sans solution aucun des points, même les plus subtils, de votre argumentation.

2. Pour ce qui regarde la personne des juges, vous affirmez n'avoir pu traiter votre cause, car pour entrer dans l'examen des choses douteuses, il faut y apporter un esprit étranger à tout sentiment de haine, de colère et d'amitié ; or, ajoutez-vous, telles n'étaient pas les dispositions de ceux qui ont prononcé sur votre cause, puisque avant de la connaître ils avaient commencé par la haïr. Répondant à cette objection dans le livre précédent (1), je vous ai dit : Si vous requérez des juges tels que Salluste nous les dépeint, n'êtes-vous point forcé d'avouer qu'au moment où ils formulaient leur croyance sur la matière qui nous occupe, saint Ambroise et ses collègues, réalisaient les conditions posées par Salluste (2), et n'éprouvaient à votre égard ni haine, ni amitié, ni colère, ni miséricorde pour vous ou contre vous ? Et aujourd'hui, non contents de les récuser comme juges, vous osez les regarder comme des coupables ! Mais de grâce, dites-moi donc comment ces évêques, qui ont condamné votre hérésie, ont pu la haïr avant de la connaître ? S'ils la haïssaient, c'est assurément parce qu'ils la connaissaient. lis savaient qu'à vous en croire, les enfants naîtraient sans péché, et n'auraient aucun

 

(1) Liv. II, n. 34. — (2) De la Conjuration de Catilina, discours de César.

 

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besoin de se purifier dans la régénération? Ils savaient qu'à vous en croire Dieu n'accorderait sa grâce que selon nos mérites, de telle sorte que la grâce ne serait plus grâce (1), puisqu'elle ne serait plus donnée gratuitement, et ne serait plus qu'une véritable dette? Ils savaient qu'à vous en croire l'homme pourrait vivre ici-bas sans aucun péché, de telle sorte qu'il n'y aurait aucune nécessité pour lui de répéter avec toute l'Eglise cette parole de l'Oraison dominicale : «Pardonnez-nous nos offenses (2) ?» Ils vous connaissaient toutes ces erreurs, et les poursuivaient d'une haine trop méritée? Qu'ils apprennent aujourd'hui qu'ils vous ont convertis, et ils vous aimeront. «Quiconque », dites-vous, «admet que l'homme est doué du libre arbitre, et qu'il a été créé par Dieu, est par le fait même Pélagien et Célestien » ; c'est une erreur, car tout Pélagien et tout Célestien refuse à la grâce de Dieu la liberté à laquelle nous sommes appelés, soutient que Jésus-Christ n'est pas le libérateur des enfants, et que les justes en cette vie n'ont besoin de s'appliquer aucune des demandes de l'Oraison dominicale. Tels sont les titres à fournir pour porter le nom de cette erreur, et avec son nom, pour participer à son crime.

3. Il n'est pas besoin de rappeler ici avec quelle audace vous accusez de manichéisme ces brillantes lumières de l'Eglise que vous ne connaissez pas, ou du moins que vous feignez de ne pas connaître. Il vous suffisait, dites-vous, que la réponse de l'empereur vous eût été favorable ; mais alors pourquoi donc ne brisez-vous pas toutes les barrières; pourquoi ne pas alléguer ce fait à toutes les puissances publiques ; pourquoi ne pas montrer que vous êtes ces hommes dont un prince chrétien a approuvé la foi ? Vous comprenez la loi de Dieu, non pas selon sa teneur, mais selon votre bon plaisir ; faut-il donc s'étonner que vous en fassiez autant de la loi de l'empereur ? Mais vous promettez de donner ailleurs des explications plus complètes sur ce point. Si vous réalisez cet engagement, tout ce que vous pourrez faire sera réfuté comme insidieux, ou méprisé comme futile.

4. Avec quelle grâce et quel bon goût ne dites-vous pas qu'il se livre entre nous un combat singulier qui décidera de la victoire

 

(1) Rom. XI, 6. — (2) Matt. VI, 22.

 

pour l'une ou l'autre des deux armées, déclarant sans détour que pour les Pélagiens vous êtes un nouveau David, et moi un nouveau Goliath. Libre à vous d'être convenu avec les Pélagiens que, si vous êtes vaincu, ils ne devront désormais livrer aucune bataille. Pour moi, que Dieu me garde de vous provoquer à un combat singulier ! car partout où vous pouvez apparaître, vous vous trouvez attaqués par cette armée du Christ répandue sur toute la terre. C'est cette armée qui, à Carthage, a combattu Célestius, et je n'y étais pas ; elle l'a combattu de nouveau à Constantinople, c'est-à-dire à une grande distance de l'Afrique ; elle a également combattu Pélage en Palestine, et le vaincu, pour échapper à sa condamnation, n'a vu d'autre moyen que d'anathématiser lui-même la cause que vous soutenez ; c'est donc là que votre hérésie reçut le coup mortel. Et parce que Celui dont David était la figure, combat dans la personne de ses soldats contre tous ses adversaires, il voulut que la langue de Pélage, terrassé et vaincu, fût pour ainsi dire le glaive qui décapitât votre hérésie. Avec un accent de profond mépris, vous vous écriez qu'on vous accusé d'une nouvelle hérésie, parce que vous faites consister le péché, non pas dans la nature, mais dans la volonté. Or, c'est cette dernière illusion que Pélage, ou plutôt que Dieu vous a ôtée par la bouche de Pélage. En effet, craignant sa propre condamnation, cet hérésiarque a condamné ceux qui soutiennent que les enfants, morts sans baptême, possèdent la vie éternelle. Puisque vous soutenez que les enfants n'apportent aucune souillure dont ils aient besoin de se purifier dans le baptême, dites-nous donc à quel titre tout enfant mort sans baptême est puni de la mort éternelle? Quelle que soit votre réponse, ne sera-t-elle pas un démenti donné à Pélage ? Supposes donc qu'il vous répond : Et que vouliez-vous que je fisse ? quand j'entends dire à Jésus-Christ : «Si vous ne mangez ma chair, et si vous ne buvez mon sang, vous n'aurez pas en vous la vie (1) », pouvais-je dire que cette vie serait donnée à un enfant décédé avant d'avoir reçu ce sacrement ? Je pense qu'en face d'une telle réponse vous vous seriez repenti d'avoir maudit cet homme. Repentez-vous donc de toutes vos erreurs.

5. Gardons-nous d'user d'un misérable

 

(1) Jean, VI, 54.

 

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argument, familier à tous les hérétiques, toutes les fois que les lois des empereurs catholiques viennent mettre un terme à leur licence. La parole suprême des hérétiques, et la vôtre également, c'est celle-ci : «La raison s'enfuit partout où la terreur se montre, et toute discussion, engagée dans de telles circonstances, n'obtient nul assentiment de la part des hommes prudents ; quant aux esprits bornés, ils ne peuvent qu'applaudir en aveugles n. Vous êtes de nouveaux hérétiques, mais vous avez parfaitement conservé le souvenir de cette parole formulée par tous ceux qui vous ont précédés. Ne vous en imposez ni à vous ni aux autres, sous prétexte que vous suivez contre nous la marche que nous aurions suivie contre les Donatistes, quand nous avons provoqué des décrets impériaux pour leur faire accepter une conférence avec nous. L'Afrique tout entière retentissait de leurs cris de fureur; ils ne permettaient pas aux catholiques d'opposer la vérité à leur erreur; agressions violentes, brigandages de toute sorte, embuscades, rapines, incendies, meurtres et carnages, tout était employé par eux pour semer partout la dévastation et la terreur. Nous ne pouvions traiter aveu eux devant les évêques, puisque ces évêques n'avaient rien de commun entre eux et nous. D'un autre côté, nos populations avaient à peu près oublié ce qui s'était passé cent ans auparavant entre nos ancêtres et les leurs. De là pour nous une véritable nécessité de puiser, au moins dans les actes de notre Conférence, les moyens d'écraser leur orgueil et de réprimer leur audace. Pour ce qui vous regarde, il en est autrement, car votre cause a été jugée devant un tribunal compétent et formé d'évêques reconnus par les uns et par les autres. Quant

à la question de droit, il n'y a donc plus à discuter avec vous, si ce n'est pour vous amener à obéir paisiblement à la sentence solennellement prononcée. En cas de refus de votre part, attendez-vous à une répression légale pour tous ceux de vos actes qui sont de nature à jeter le trouble et la violence. Vous ressemblez donc de préférence aux Maximianistes, qui voulurent se consoler de leur petit nombre en se donnant au moins la gloire de combattre, afin de s'attribuer de l'importance aux yeux de ceux qui les méprisaient, et de se faire croire quelque chose, puisqu'on leur permettait d'engager une discussion avec nous. Ils nous provoquèrent dans ce but, et lancèrent des libelles, mais ils ne rencontrèrent de notre part que le plus souverain mépris. En effet, fussent-ils vaincus, peu leur importait, l'essentiel pour eux c'était que leur combat fît du bruit; ils n'espéraient pas les gloires du triomphe, mais comme ils n'avaient pas la renommée du nombre, ils voulaient se procurer celle d'une Conférence. Si donc vous vous croyez vainqueurs, parce qu'on ne vous accorde pas l'examen que vous désirez, croyez bien que vous n'avez pas les prémices de cette vaine prétention ; elles appartiennent aux Maximianistes. Cependant l'Eglise catholique a daigné vous honorer jusqu'à rendre contre vous un jugement solennel, depuis lequel votre cause est finie; elle a refusé cette faveur aux Maximianistes, parce qu'ils avaient été convoqués, non pas comme vous par les catholiques, mais par les Donatistes. Si donc l'exemple des Maximianistes vous montre qu'il ne suffit pas d'avoir éprouvé le refus d'un concile pour s'autoriser à compter sur la vérité de sa propre cause, assez désormais de vous bercer de semblables prétentions. Regardez-vous plutôt comme très-heureux que l'Eglise catholique vous ait tolérés avec une bonté vraiment maternelle, et vous ait condamnés avec une rigoureuse justice, ou plutôt avec le véritable désir de procurer votre salut.

6. Ne voulant point m'arrêter à des superfluités, je passe sous silence le bruit tumultueux des malédictions et des outrages que vous déversez en si grande abondance soit au commencement de votre ouvrage, soit dans le cours de vos quatre livres. Si j'y répondais, n'aurais-je pas lieu de craindre que les hommes sensés ne nous prissent tous deux, non pas pour des adversaires sérieux, mais pour des batailleurs sans dignité ? Voyez donc quels sont les arguments à l'aide desquels vous prouvez que j'attribue au démon la création des hommes et l'institution du mariage.

7. Avant tout vous vous proposez de réfuter mes paroles. Vous les citez donc, et dans votre réponse, vous essayez de montrer que je me suis mis en contradiction avec moi. même. Ainsi, après avoir dit, pour ma défense, que ces nouveaux hérétiques nous accusent de condamner le mariage et de nier l'intervention créatrice de Dieu, je me serais moi-même réfuté en disant que Dieu et le démon (128) possèdent par moitié l'homme naissant, ou plutôt que le démon le possède tout entier, et que Dieu est entièrement dépossédé de ses droits. Que devient donc votre prétendu génie, qui vous rend capable d'embrasser les catégories d'Aristote et les subtilités d'une autre dialectique ? Ne remarquez-vous pas que l'objection que vous m'avez faite par rapport aux enfants peut s'appliquer avec autant de raison, par un adversaire de la vérité, à tous les hommes adultes sans exception? Je prends pour exemple un homme qui n'a pas été régénéré et qui est couvert de toute sorte de fautes; qu'allez-vous donc me répondre ? Vous avouerez du moins qu'il reste sous le joug du démon, jusqu'à ce qu'il renaisse en Jésus-Christ ; mais quoi, vous le niez encore ? Si vous le niez, dites-moi donc quels sont ceux que le Seigneur arrache à la puissance des ténèbres et qu'il transfère,dans le royaume de son Fils de prédilection ? Si vous ne le niez pas, veuillez me dire si Dieu a quelque puissance sur cet homme encore soumis à la puissance des ténèbres ? Si vous me dites que Dieu n'a sur lui aucune puissance, on vous répondra. Que Dieu a donc été dépouillé de sa puissance par le démon. Si vous affirmez le pouvoir de Dieu, on vous répondra que Dieu et le démon possèdent donc l'homme par moitié; et alors les intelligences les plus obtuses retourneront contre vous l'accusation que Vus portez contre moi au sujet des enfants qui viennent de naître. Ainsi donc votre premier argument se détruit avec une extrême facilité, et s'il a quelque importance à vos yeux, c'est parce que vous ne voulez pas remarquer que si les hommes, avant d'être rachetés par Jésus Christ, sont soumis à l'empire du démon, cette soumission n'empêche pas que ces hommes et le démon lui-même restent dans une complète et entière dépendance vis-à-vis de Dieu.

8. Quant à la question du baptême, sur laquelle volis nous accusez auprès des ignorants d'avoir amoncelé nos mensonges, on ne saurait croire avec quelle adresse vous l'esquivez en soutenant que le baptême doit être conféré aux enfants; parce que, dites-vous, la grâce du baptême ne doit pas être soumise aux caprices des événements, et qu'elle dispensé toujours ses dons selon la capacité de ceux; qui les reçoivent. Voilà pourquoi, dites-vous, Jésus-Christ, qui est le rédempteur de son propre ouvrage, comble; son image de largesses toujours nouvelles, et ceux qu'il avait faits bons en les créant, il les rend encore meilleurs en les renouvelant et en les adoptant. Telle est donc l'unique raison pour laquelle vous ne croyez pas devoir faire de la collation du baptême l'objet d'une querelle spéciale? Est ce que quelqu'un d'entre nous a jamais soutenu que vous niiez la nécessité de conférer le baptême aux enfants ? Vous ne dites pas qu'on ne doit point les baptiser; mais, donnant un libre cours a votre haute sagesse,. voici quelques, unes des merveilles que vous exprimiez : Les enfants sont baptisés, mais non sauvés, dans le Sacrement du Sauveur ;ils y sont rachetés, mais non délivrés; ils sont lavés, .mais non purifiés; ils reçoivent le souffle et l'exorcisme, mais ils ne sont pas arrachés à la puissance du démon. Telles sont vos prodigieuses maximes; les mystères inattendus formulés par vos dogmes nouveaux, les paradoxes inventés par les hérétiques Pélagiens et qui laissent loin derrière eux les sophismes des philosophes stoïciens. Puisque tel est votre langage, c'est que vous craignez de nous entendre vous répondre : Si ces enfants sont sauvés, qu'y, avait-il donc en eux de malade ? s'ils sont délivrés, à quelle servitude étaient-ils enchaînés? s'ils sont purifiés, de quelle souillure étaient-ils couverts ? s'ils sont mis en liberté, pourquoi étaient-ils sous le joug du démon? ce ne peut. être par l'effet de leur iniquité personnelle, mais uniquement par suite de la transmission de ce péché originel dont vous niez l'existence. Tout cela, vous le niez, non pas sans doute pour affirmer que ces enfants ne sont ni sauvés, ni délivrés, ni purifiés, ni soumis à aucun ennemi; car au tribunal d'un juge véritable, votre témoignage, d'une fausseté évidente, de quel secours peut-il être pour eux ? Mais dussent-ils rester à tout jamais dans leur vétusté mauvaise, peu vous importe, pourvu que vous suiviez les errements de votre vaine nouveauté. Sache donc que la vérité n'est point de votre côté, mais du côté de Celui qui a dit : «Celui qui ne renaît pas de l'eau et de l'Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu (1) ».

9. Cette vie future et éternelle en Jésus Christ vous inspire de si vifs élans d'amour qu'il ne vous paraît pas que ce soit, pour l'image de Dieu, un châtiment réel, de rester

 

(1)  Jean, III, 5.

 

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éternellement exilée du royaume de Dieu. Supposé même que cet exil vous paraisse un châtiment léger, je dirais encore qu'une telle appréciation du plus grand de tous les malheurs suppose, non pas un amour sincère, mais un véritable mépris pour ce royaume de Dieu. Mais enfin, du moment que vous acceptez qu'il y a, pour une âme créée à l'image de Dieu, un léger châtiment à être chassée du royaume de Dieu, cette humble concession qui, pour vous, est un crime, suffit pourtant à la cause que je défends. Je vous en prie donc, ouvrez enfin vos yeux quels qu'ils soient, et dites-moi s'il peut vous paraître juste qu'un châtiment, même léger, soit infligé à un enfant en qui vous niez aveuglément l'existence du péché originel. Je passe sous silence les maux de toute sorte que les enfants ont à subir dans cette vie fugitive; je ne vous demande pas de m'expliquer ces paroles de l'Ecriture : «Un joug bien lourd pèse sur les enfants d'Adam depuis le jour où ils sortent du sein de leur mère jusqu'au jour de leur «sépulture dans les entrailles de la terre (1) ». Sous un Dieu juste et tout-puissant, si le péché ne se transmettait pas des pères aux enfants, verrait-on ces maux fondre sur l'image de Dieu, quand surtout l'enfance est radicalement incapable d'y trouver une occasion et un moyen d'affermir et de développer sa vertu ? Remarquez, du reste, que je vous parle en ce moment, non pas de ces maux dont vous niez la présence dans les enfants, mais de ceux qui s'imposent aux yeux de tous dans leur. cruelle évidence ; et cependant vous n'en soufflez mot, vous n'en tenez aucun compte ; loin de là, vous donnez libre cours à votre loquacité, vous faites effort de génie et de langue, pour faire de la nature l'éloge le plus pompeux. Pourtant cette nature manifestement précipitée dans le gouffre profond de toutes les misères, sent elle-même bien vivement le besoin de Jésus-Christ comme Sauveur, libérateur, justificateur et rédempteur; que lui importent au contraire tous ses adulateurs, qu'ils s'appellent Julien, Célestius ou Pélage ? D'un autre côté, jamais vous n'auriez avoué que cette nature fût rachetée dans les enfants, si, dans le concile de Carthage, Célestius, écrasé par l'évidence de la vérité catholique, n'avait été lui-même réduit à en faire l'aveu. Du reste, veuillez me dire,

 

(1) Eccli, XL, 1.

 

je vous prie, de quoi et par qui cette nature est rachetée dans les enfants, si ce n'est pas du mal, et par celui qui a racheté Israël de toutes ses iniquités (1) ? Qui dit rédemption, dit par là même un prix de rachat; quel est donc ce prix, si ce n'est le sang précieux de l'Agneau immaculé, Jésus-Christ (2)? Pourquoi ce sang a-t-il été répandu ? Ne le demandons qu'au Rédempteur lui-même, et voici qu'il nous répond aussitôt : «Ceci est mon sang qui sera répandu pour la rémission des péchés (3) »: Ne vous lassez donc pas, continuez; et, après avoir dit : Dans le sacrement du Sauveur les enfants sont baptisés, mais non sauvés; rachetés par un libérateur, mais non délivrés; lavés dans le bain de la régénération, mais non purifiés; exorcisés et insufflés, mais non pas arrachés à la puissance des ténèbres; dites également : Le sang est répandu pour la rémission de leurs. péchés, mais ils ne sont justifiés par la rémission d'aucun péché. Ce que vous dites est vraiment étrange, vraiment nouveau, vraiment erroné; cette étrangeté nous inspire de l'effroi; ces nouveautés, nous les fuyons avec horreur ; ces erreurs, nous les réfutons hardiment.

10. N'avez-vous pas dit vous-même: «L'administration du corps est tellement confiée à l'esprit, que le mérite des oeuvres leur est commun à tous deux, et qu'ainsi l'âme goûte les joies de la vertu pratiquée par le corps, comme elle subit le châtiment des fautes commises par une chair en révolte et mal gouvernée? » Alors dites-moi donc comment, en cette vie, l'âme d'un enfant peut subir le contre-coup des afflictions de la chair, puisque on ne saurait évidemment lui imputer la faute d'une mauvaise direction imputée à la chair. Vous affirmez que, au moment de la naissance, la nature humaine est comblée de toutes les richesses de l'innocence. Si vous voulez parler de péchés personnels, nous sommes d'accord avec vous; mais puisque vous niez que .les enfants naissent coupables du péché originel, expliquez-moi comment une telle innocence peut naître dans un tel état d'aveuglement et de surdité. Ce triste état n'empêche-t-il pas la foi, selon cette parole de l'Apôtre : «La foi vient donc de ce qu'on a entendu (4)? » Pour ce qui regarde l'âme créée à l'image de Dieu, peut-on supporter

 

(1)  Ps. CXXIX, 8. — (2) I Pierre, I, 18, 19. — (3) Matt. XVI, 28 . — (4) Rom. X, 17.

 

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porter que, douée, comme vous le dites, de toutes les richesses de l'innocence, elle naisse quelquefois dans un état de folie, s'il ne s'opère aucune transmission des mérites des parents aux enfants? En est-il un seul parmi vous assez insensé pour ne voir aucun mal dans la folie? Pourtant ne lisons-nous pas dans la sainte Ecriture : « On doit pleurer un a mort pendant sept jours, et un fou, tous les jours (1) ». Or, ne connaît-on pas des malheureux qui sont nés dans un tel état de folie qu'on les assimilerait facilement aux animaux? Et malgré cela, vous ne voulez pas avouer que le genre humain, depuis qu'il s'est révolté contre Dieu, subit la transmission de la faute originelle et de la condamnation à tous ces châtiments, que le Créateur lui épargne parfois dans les profonds desseins de sa sagesse éternelle. Ainsi, quoique le genre humain soit réellement une masse de perdition, Dieu ne laisse pas d'y continuer son couvre, et de tirer de parents coupables une nature raisonnable et mortelle, dont lui seul peut être le créateur, et dans laquelle il sait se former des vases de miséricorde auxquels il prodigue le secours de la régénération, et qu'il arrache à une génération condamnée.

11. C'est donc une erreur de votre part de penser qu'il ne saurait y avoir de péché dans les enfants, puisque ces enfants n'ont pas de volonté, et qu'il ne peut y avoir de péché sans volonté. Ce principe n'est appliquable qu'au péché personnel, et non pas à la transmission originelle du premier péché. Supposé que cette transmission n'existe pas, les enfants naîtraient dans une parfaite innocence, et par conséquent, sous un Dieu juste et tout-puissant, ils ne seraient soumis à aucune douleur ou infirmité, soit pour l'âme, soit pour le corps. Or, nous souffrons tous, et ces souffrances ont pris leur origine dans la volonté mauvaise de nos premiers parents. Otez la volonté mauvaise, et le péché n'a plus d'origine possible. Admettez ces principes si simples, et vous confesserez l'efficacité de la grâce de Jésus-Christ à l'égard des enfants ; vous n'en serez plus réduit à formuler ces impiétés, ces absurdités dont je voudrais vous faire rougir, comme quand vous affirmez ou bien qu'on ne doit pas baptiser les enfants, ou bien que ce grand sacrement n'est pour eux

 

(1) Eccli. XXII, 13.

 

qu'un méprisable jeu, puisqu'ils seraient baptisés dans le Sauveur, sans être sauvés; rachetés par le libérateur, sans être délivrés; lavés dans le bain de la régénération, sans être purifiés ; exorcisés et insufflés, sans être arrachés à la puissance des ténèbres ; payés enfin par le prix du sang qui a été répandu pour la rémission des péchés, sans être justifiés par la rémission d'aucun péché. Telles sont les absurdités auxquelles vous vous résignez, uniquement parce que vous craignez de dire : Qu'on ne baptise pas les enfants ; et en effet, si vous le disiez, les hommes vous accableraient aussitôt des plus sanglants outrages, et les femmes elles-mêmes vous essuieraient le front avec le dessous de leurs sandales.

12. La transmission du péché originel nous explique clairement pourquoi nous naissons sous le joug du démon jusqu'à ce que nous soyons régénérés en Jésus-Christ. Vous qui niez ce dogme, du moins ne fermez pas vos yeux à l'évidence. Pourquoi donc certains enfants sont-ils possédés du démon ? Car, si je vous parlais de vous-mêmes, vous n'hésiteriez pas à me répondre par une négation formelle ; vous ne comprendriez même pas que c'est à cause de vous que le Seigneur posait dans l'Evangile une question dont il avait assurément la solution, quand il de. mandait à un père si son fils était ainsi, depuis son enfance, possédé et tourmenté par le démon; il s'agissait de ce démon que les disciples n'avaient pu chasser (1). D'un autre côté, si les enfants naissent sous le joug du démon, ce n'est pas au mariage lui-même que j'en attribue la cause; vous m'en accusez, il est vrai, mais ce n'est de votre part qu'une nouvelle calomnie. Le mariage a été institué et béni par Dieu. et comme tel il possède une bonté propre qu'il n'a point perdue par l'introduction du péché. Et vous, pouvez-vous donc m'expliquer pourquoi tel enfant est sous le joug du démon, et tellement sous son joug que parfois il sue combe et meurt sous ses vexations ? N'affirmez-vous pas que personne n'est puni pour les péchés d'autrui ? Et c'est à l'aide de ce principe que vous niez la transmission de toute faute des parents aux enfants ?

13. Mais voici qu'en habile dialecticien, prétendant me fermer toute issue, vous

 

(1) Marc, IX, 16-26.

 

pressez vos interrogations, et me sommez de dire ce que je vois de coupable dans les enfants est-ce l'action, est-ce la nature ? Puis vous chargeant de faire vous-même la réponse, vous ajoutez : «Si c'est l'action qui est coupable, montrez-moi ce qu'ils ont fait; si c'est la a nature, dites-moi qui l'a faite ». Ainsi vous prétendez qu'une action mauvaise ne peut faire qu'une nature coupable? En effet, celui qui est coupable d'une action, c'est l'homme; or, l'homme est une nature: De même donc que les adultes se rendent coupables par toute action criminelle, de même les enfants deviennent coupables par la contagion qu'ils subissent de la part de leurs ancêtres ; les premiers se trouvent souillés par leur propre action, et les seconds par leur origine. Par conséquent, ce qu'il y a de bon dans les enfants, c'est qu'ils sont hommes ; et ils ne le sont que parce qu'ils ont été créés tels par celui qui est souverainement bon. Or, si ces enfants ne contractaient aucun vice originel, ils naîtraient sans vice, même corporel. En effet, Dieu qui est le créateur des âmes l'est aussi des corps, et si dans la nature humaine nous trouvons des vices, ce ne peut être que parce qu'elle les avait mérités. Car, à la vue de ces innombrables enfants qui naissent avec une si grande variété de vices dans leur âme et dans leur corps, on ne pourrait pas dire ce que le Seigneur a dit de l'aveugle-né ; à savoir: que ce n'est ni à cause de son péché, ni à cause du péché de ses pères, qu'il a été frappé d'aveuglement, mais afin que les oeuvres de Dieu se manifestassent dans sa personnel (1). Combien de ces enfants ne sont jamais guéris et meurent avec ces vices n'importe à quel âge, voire même dans l'enfance ? Quant aux enfants régénérés, combien restent victimes des maux qu'ils ont apportés en naissant ; combien sur qui viennent fondre les misères et les douleurs, et gardons-nous bien de dire que ce soit injustement ! Qu'il nous suffise de savoir que c'est uniquement en vue du siècle futur qu'ils sont régénérés; quant à la vie présente, l'orgueil de l'homme, en se séparant de Dieu (2), a attiré sur le genre humain ce déluge de maux dont est formé le joug écrasant qui pèse sur les enfants d'Adam depuis le jour où ils sont sortis du sein de leur mère jusqu'à celui où ils rentrent dans les entrailles de la terres ».

 

(1) Jean, IX, 3. — (2) Eccli. X, 14, 15. — (3) Id. XI. 1.

 

14. Dans ce même ouvrage, le caprice vous a pris, sans y être provoqué par personne, de nous tracer lès règles que tout dialecticien doit suivre dans un syllogisme ; si vous l'avez fait pour vous complaire en vous-même, vous avez certainement réussi à déplaire à tous vos lecteurs sérieux. Le pire encore, c'est que vous me faites dire ce que je ne dis pas, conclure ce que je ne conclus pas, concéder ce que je ne concède pas; et de votre côté vous tirez des conclusions que je désavoue. Quand donc m'est-il arrivé de nier que la nature humaine, en tant que nature humaine, méritât nos éloges? Quand donc ai-je dit des hommes qu'ils sont coupables par cela seul qu'ils sont hommes, puisqu'il est certain que les hommes seraient hommes, lors même que personne n'aurait péché, et que dans ce dernier cas, aucun ne serait coupable ? Quand donc ai-je dit que la fécondité est digne de réprobation, puisque c'est en vue de la fécondité que le mariage a été béni ? Comment puis-je vous demander de m'accorder ce que je n'ai pas dit ?

15. Vous me faites dire également que « toute union des corps est mauvaise»; autant vaudrait dire que je condamne le mélange de l'eau et du vin, quand on veut tempérer la boisson ; il se fait là certainement un mélange, et je n'ai pas dû le passer sous silence si j'ai condamné absolument tout mélange des corps. Quant à l'union même des sexes, je ne l'ai point condamnée, quand elle est légitime et matrimoniale. En effet, sans cette union, toute génération devenait impossible, lors même que le péché n'eût point été commis. Vous me faites dire également que les enfants naissent de l'union des corps ; je l'ai dit certainement, mais la conclusion qu'il vous plaît d'en tirer n'est assurément pas la mienne. En effet, je ne dis pas que « les enfants qui procèdent d'une opération mauvaise sont coupables», car l'union des époux dans le but d'avoir des enfants, loin de la dire mauvaise, j'affirme qu'elle est bonne, puisque faisant un bon usage du mal de la concupiscence, elle en fait sortir des hommes qui sont comme tels la plus belle oeuvre de Dieu, ce qui n'empêche pas qu'ils n'apportent en naissant le péché originel, dont ils doivent chercher la délivrance dans la régénération.

16. De ce premier syllogisme, qui est bien de vous et de vous seul, vous passez à un (132) autre. Vous dites : «La différence des sexes a pour cause le mélange des corps », et vous voulez que je vous concède ce principe. Je vous l'accorde sans peine. Vous ajoutez : «Si l'union des corps est toujours mauvaise, on doit condamner d'une manière absolue la différence des sexes ». Lors même que cette conséquence serait rigoureuse, je n'aurais point à m'en préoccuper, puisque je soutiens que l'union conjugale accomplie en vue de la génération, est, non pas mauvaise, mais bonne et légitime. De plus, je vous fais observer que votre conséquence n'est pas rigoureuse, car, en supposant que l'union des sexes fût toujours mauvaise, il ne s'ensuivrait pas nécessairement que la distinction des sexes le fût également. En supposant même que les hommes fussent tellement subjugués par la concupiscence, que, sans tenir aucun compte de l'honnêteté du mariage, ils se connussent indistinctement et d'une manière véritablement cynique, je dirais encore qu'il ne s'ensuit pas nécessairement que la condition des corps, tels que Dieu les a créés, fût intrinsèquement mauvaise, quoique toute union des sexes fût mauvaise l'adultère n'est-il pas un crime? et cependant l'oeuvre de Dieu dans la constitution des corps n'en reste pas moins bonne. Vous voyez donc que vous ne raisonnez pas dialectiquement, et cependant ce n'est nullement la faute de la dialectique, dont vous foulez indignement aux pieds les règles les plus élémentaires. Vous voyez que vous n'empruntez son langage que pour mieux en imposer aux ignorants et vous faire passer à leurs yeux pour ce que vous n'êtes pas. Fussiez-vous un habile, vous devriez avouer votre néant en face de semblables discussions. Pourtant vous ne seriez ici qu'inepte et ignorant, tandis qu'alors vous seriez un artisan des plus sottement orgueilleux. Et cependant, armé, pour ainsi dire, des traits les plus acérés de la dialectique, vous marchez au combat, et, lançant vos misérables arguments, vous vous écriez: «Si l'union des sexes est toujours mauvaise, la diversité des sexes est donc une difformité sans motif et sans raison ». Puis, voyant fort bien que votre conséquence n'est pas rigoureuse, vous ajoutez : «Vous ne pouvez le nier ». O imprudent que vous êtes, qu'est-ce donc que je ne puis nier? Qu'est-ce? Ce que vous ne pourriez point vous-même ne pas nier, si vous vouliez quelque peu réfléchir, si tard que ce soit. Nierez-vous que l'adultère soit un crime, et cependant en conclurez-vous que le fruit qui en sort est nécessairement difforme et contrefait? L'adultère est mauvais en lui-même, parce qu'il est un crime de la part de ceux qui le consomment ; mais quant au fruit, en lui-même il est bon, parce qu'il est l'oeuvre de Dieu, tirant le bien du mal. Si vous me répondez que, même dans l'adultère, l'union des sexes est bonne, parce qu'elle est naturelle, quoique les adultères en fassent un mauvais usage; pourquoi donc refusez-vous de convenir que la concupiscence peut être mauvaise, quoique les époux en fassent un bon usage quand ils ont en vue la génération? Si l'on peut faire un mauvais usage de ce qui est bon, pourquoi ne pourrait-on pas en faire un bon de ce qui est mauvais ? Ne voyons-nous pas qu'il n'est point, jusqu'au démon lui-même dont l'Apôtre n'ait fait un bon usage en lui livrant l'incestueux de Corinthe, afin de détruire sa chair et de sauver son âme pour le jour du Seigneur (1) ? Il en agit de même dans une autre circonstance, afin de rappeler aux fidèles qu'ils ne doivent point blasphémer (2).

17. Vous ajoutez que Dieu ne peut être le Créateur d'une chose mauvaise». Dans quel sens le dites-vous? Ne devons-nous pas, à votre parole, préférer celle du Seigneur, qui nous assure par son prophète qu'il crée des choses mauvaises (3) ? Du reste, quelle que soit la portée de votre étrange addition, que m'importe à moi, puisque je n'accepte pas ce qui précède? N'ai-,je pas montré qu'on aurait tort de conclure la difformité de la distinction des sexes, lors même que je concéderais que toute union des sexes est mauvaise? Nous concédons que Dieu n'est l'auteur d'aucun mal ; suit-il de là qu'il n'est pas l'auteur de la distinction des sexes, dans laquelle je n'ai voulu voir aucun mal? Et en effet, de tout ce que nous avons concédé précédemment, rien ne nous oblige à conclure que cette distinction soit mauvaise. Il  ne nous reste dès lors qu'à rire de l'absurde conclusion que vous tirez; donc, dites-vous, «tous les corps doivent être attribués à un principe mauvais ». La seule conclusion véritable que l'on puisse tirer, c'est celle-ci : Si l'union mauvaise des adultères ne rend pas mauvaise la distinction des

 

(1) I Cor. V, 5. — (2) I Tim. I, 20. — (2) Isa, XLV, 7.

 

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sexes; ou bien si, dans les adultères eux-mêmes, l'union des corps est bonne en soi, quoique ces méchants en usent criminellement, n'a-t-on pas le droit de conclure rigoureusement que la distinction des sexes ne saurait être mauvaise, et que Dieu doit être regardé comme l'unique Créateur des corps? Ce n'est donc qu'une chimère, cet abîme dont vous me menacez pour me faire entrer dans la voie dans laquelle vous m'appelez. Du moins, dites-moi quelle est cette voie, et développez votre raisonnement.

18. «C'est », dites-vous, «ce Dieu si bon par qui tout a été fait, qui a formé lui-même les membres de notre corps ». Sur ce point, je suis parfaitement de votre avis. Vous ajoutez : « Celui qui avait créé les corps établit également la diversité des sexes, et c'est en vue de leur réunion qu'il a formé cette distinction a dans les membres ». Je le concède saris difficulté. Voici maintenant votre conclusion : « C'est donc Dieu qui a voulu l'union des corps, comme c'est lui qui les a créés » . Avons-nous jamais soutenu le contraire ? Puisque vous a êtes d'accord sur ce point », ajoutez-vous, « j'en conclus que si l'arbre est bon, et par là j'entends les corps, les sexes et leur union, le fruit ne saurait être mauvais ». En cela encore vous avez raison ; car ce fruit, c'est l'homme, et l'homme, comme tel, est assurément bon. S'il y a en lui quelque chose de mauvais, quelque chose dont il ait besoin d'être guéri par le Sauveur, délivré par le Rédempteur, purifié par le bain du baptême, dépouillé par l'exorcisme et absous par le sang qui a été répandu pour la rémission des péchés, ce quelque chose est le fruit, non pas des corps, des sexes et de leur union, mais du péché primitif et originel. En parlant du fruit de l'adultère, si je disais : Le fruit de tant de maux, c'est-à-dire de la passion, de la honte et du crime, ne saurait être bon, vous auriez le droit de me répondre que l'homme qui naît de l'adultère n'est pas le fruit de la passion, de la honte et du crime, toutes choses qui ont pour auteur le démon; mais le fruit des corps, des sexes et de leur union, toutes choses bonnes qui sont l'oeuvre de Dieu. J'ai donc également le droit de vous dire que le mal dans lequel l'homme prend naissance n'est pas le fruit des corps, des sexes et de leur union, toutes choses bonnes qui sont l'oeuvre de Dieu, mais le fruit de l'antique prévarication, qui a le démon pour auteur.

19. Vous nous calomniez donc, quand vous nous accusez de dire que les hommes ont été créés par Dieu pour devenir la propriété légitime du démon ». Sans doute, si une génération impure est soumise à un principe impur, jusqu'à ce qu'elle soit purifiée par la régénération, c'est là plutôt l'effet de la puissance divine, que de la puissance diabolique; cependant, en créant l'homme, Dieu ne s'est nullement proposé de soumettre la famille à la tyrannie du démon, et si le démon continue d'exister dans sa nature dégénérée, c'est par l'effet de cette même bonté qui donne l'existence à tous les êtres. Que Dieu retire cette bonté, tout ce qui existe rentrerait aussitôt dans le néant. De même que Dieu ne crée pas les troupeaux, pour que les impies les immolent au démon, quoiqu'il sache fort bien qu'ils les lui immoleront; de même, quoiqu'il voie le genre humain tout entier soumis à la transmission du péché, il ne laisse pas que de donner à sa bonté un libre cours, pour assurer l'ordre admirable qu'il a établi dans la succession des siècles.

20. Après cette argumentation à laquelle vous avez tort d'attribuer quelque valeur, vous revenez à votre accusation favorite, et vous ajoutez : «Ce n'est point par des syllogismes, mais par l'autorité des Ecritures, que l'on doit prouver que les enfants, issus de l'union des sexes, sont l'oeuvre même de Dieu ». Mais celui qui nierait cette vérité, resterait-il chrétien? Nous la confessons sans hésiter, nous la proclamons avec joie; mais comme elle est entre nous l'objet d'une controverse, vous faites des efforts inouïs pour la prouver par le témoignage des Ecritures ; efforts inutiles dont le seul résultat est, non pas de nous répondre, mais de grossir votre volume. Toutefois je relève cette observation que vous vous permettez: «Pour exprimer la foi des oeuvres, le Prophète a couru le danger de blesser la pudeur, puisqu'il a dit: Ils seront deux dans une seule chair (1) » ; ces paroles auraient dû vous apprendre que rien dans les oeuvres de Dieu n'aurait blessé la pudeur, sans cette faute antérieure qui a réduit la nature humaine à rougir de son état de dégénération.

21. Vous faisant ensuite le panégyriste de

 

(1) Gen. II, 24.

 

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la concupiscence, vous déclarez que Dieu lui-même la raviva, pour Abraham et Sara, dans leurs corps épuisés de vieillesse, et déjà presque morts (1) ; puis vous tournant vers moi avec orgueil, vous me sommez d'affirmer, si je le puis, que je ne vois autre chose que l'oeuvre même du démon dans cette fécondité dont Dieu gratifia miraculeusement ces deux vieillards. Je suppose que Dieu ressuscite un boiteux et le ramène parmi les vivants; comme depuis sa mort il ne boitait plus, cela nous empêchera-t-il de dire que le pouvoir même qu'il possède, maintenant de boiter, soit un effet de la munificence divine? De même, si des corps recouvrent leur ancienne vigueur, ils la recouvrent dans la condition qui est faite à nos corps de mort. En effet, il n'était nullement nécessaire de rétablir Abraham et Sara dans la condition où se trouvait Adam avant son péché, ni de leur donner le pouvoir de créer des enfants en dehors de cette loi des membres qui répugne à la loi de l'esprit.

22. D'ailleurs, quand on dit d'Abraham que son corps était mort, on veut uniquement nous faire entendre qu'il avait perdu sa fécondité. Le miracle opéré en sa faveur a donc eu pour résultat de lui permettre, dans son extrême vieillesse, d'engendrer avec une femme qui aurait pu devenir mère avec un époux jeune. Comme on vivait alors beaucoup plus longtemps, les sens perdaient plus tard, sans aucun doute, leur vigueur et leur fécondité, si toutefois elle peut se perdre par l'âge dans un époux en santé. En effet, au moment même où j'étais occupé à lire votre ouvrage, on m'annonça qu'un vieillard de quatre-vingt-quatre ans qui, pendant vingt-cinq ans, avait vécu religieusement dans la continence avec une femme religieuse, venait d'acheter une esclave nommée Lyristrie pour se procurer avec elle les plaisirs de la chair. Or, si nous faisons attention à la durée actuelle de la vie humaine, ce vieillard est respectivement plus âgé que ne l'était Abraham qui devait encore vivre soixante-dix ans. Il est donc plus prudent de croire que Dieu rendit à ses deux serviteurs la fécondité qu'ils avaient perdue. La stérilité de Sara est généralement attribuée à deux causes : l'une naturelle, car elle était stérile, depuis sa jeunesse, et l'autre occasionnée par l'âge, non

 

(1) Rom. IV, 19.

 

pas précisément parce quelle avait quatre-vingt-dix ans, mais parce que son corps avait cessé de se purifier. Dès que cette purification vient à cesser, la fécondité, eût-elle existé dans la jeunesse, cesse également. Si l'Écriture nous a révélé toutes les circonstances de la vie de Sara, c'est sans doute parce qu'elle voulait rehausser à nos yeux l'éclat de ce prodige. Quand Sara présenta à son époux une de ses servantes dont elle voulait recevoir les enfants, ce qui lui inspirait cette résolution, ce n'était point son âge, mais sa stérilité naturelle. L'Écriture ne nous dit-elle pas : «Sara, l'épouse d'Abraham, ne lui donnait pas d'enfants? » S'adressant à son mari, Sara elle-même lui disait : «Dieu m'a fermée, afin que je n'enfante pas ». Maintenant, si nous considérons l'âge de ces deux époux, nous les trouverons assurément décrépits, surtout si nous les assimilons aux hommes de notre temps. Abraham avait à peu près quatre-vingt-cinq ans, et Sara soixante-quinze. Ne lisons-nous pas : «Abrabain avait quatre-vingt-six ans quand Agar lui donna Ismaël (1) ? » La génération s'était donc faite environ un an auparavant. De nos jours, semblables choses pourraient-elles se faire sans miracle? Elles se seraient faites alors, si Sara n'avait point été stérile, car Abraham pouvait avec elle ce qu'il a pu avec Agar, et d'un autre côté, l'âge de Sara, pour devenir mère, n'était point encore passé. Quoi qu'il en soit, Abraham ne pouvait avoir d'enfants avec Sara, d'abord parce qu'elle était naturellement stérile, et ensuite parce qu'elle approchait de cet âge où tout espoir est perdu pour la maternité, comme le constate l'expérience médicale. S'il en eût été autrement, la sainte Écriture n'aurait pas remarqué que « les purifications mensuelles de Sara avaient cessé », après nous avoir fait observer précédemment qu' « Abraham et Sara étaient très-avancés en âge (2) ». Donc, eu égard même à cette époque où la vie était plus longue qu'elle n'est aujourd'hui, Abraham et Sara ne pouvaient plus engendrer, puisque Abraham avait cent ans et Sara quatre-vingt-dix. Malgré ce grand âge, et en admettant que Sara n'eût pas été stérile, et qu'elle eût pu engendrer avec un époux plus jeune, toujours est-il qu'elle ne pouvait plus engendrer avec Abraham, comme de son

 

(1) Gen. XVI, I, 2, 16. — (2) Id. XVIII, 11.

 

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côté, Abraham ne pouvait plus engendrer avec elle, quoiqu'il l'eût pu encore avec une autre femme plus jeune, comme cela est arrivé avec Céthura (1) ; et encore, ne pourrait-on pas dire que, s'il avait conservé cette puissance, ce n'était que parce qu'elle lui avait été rendue pour la naissance d'Isaac? Quant à l'état actuel des choses, où la vie humaine est réduite à des proportions plus restreintes, on doit reconnaître que si leur âge réuni forme cent ans, les époux peuvent encore engendrer. Mais quand ils ont passé cent ans, on assure qu'ils ne peuvent plus engendrer, lors même que la femme serait douée de la fécondité, et en conserverait les caractères et pourrait engendrer avec un mari plus jeune. On serait tenté d'en conclure que, en vertu d'une loi de la nature, la génération devient impossible quand l'âge réuni des deux époux compte au moins cent ans.

23. La conception d'Isaac fut donc réellement miraculeuse, non point parce que Dieu aurait rendu la concupiscence à Abraham et à Sara, mais parce qu'il les gratifia de la fécondité; la concupiscence, ils pouvaient encore l'avoir à cet âge; mais plusieurs causes s'opposaient à ce qu'ils eussent la fécondité. Quant à la concupiscence, comme nous l'avons dit précédemment, elle revit toujours dans la proportion dans laquelle Dieu ferait revivre des membres déjà presque morts ; elle suit toujours la condition de notre chair corruptible, elle est toujours le triste apanage de ce corps de mort, tandis qu'elle était entièrement inconnue avant le péché dans le paradis terrestre. Dans la condition actuelle de notre corps, telle que la lui a faite le châtiment du péché, si Dieu accorde à chacun le don de la fécondité, ce n'est plus selon cette félicité primitive, sous l'influence de laquelle la chair n'éprouvait aucune convoitise contre l'esprit, et l'esprit de son côté ne se trouvait enchaîné par aucun désir hostile; avant le péché, la nature humaine ne connaissait que la paix et non la guerre. Dans cette partie de votre argumentation, vous avez donc fait de vains efforts pour nous accuser, comme si jamais nous avions pu dire qu' « Isaac a été formé en dehors de toute concupiscence de la chair et de tout concours de l'homme ». Un tel langage n'a jamais été le nôtre, et toutes vos calomnies sur ce point ne méritent

 

(1) Gen. XXV, I, 2.

 

de notre part d'autre réponse que le plus profond mépris.

24. Mais voici des paroles qui vous paraissent un véritable trait de génie : «Lors même », dites-vous, «que le démon créerait les hommes, ceux-ci ne seraient pas mauvais par leur propre faute ; par conséquent, ils ne seraient pas mauvais, puisque chacun ne peut être que ce que l'a fait sa naissance, et qu'il n'est pas juste de lui demander plus qu'il ne peut ». Ce langage est celui que nous avons coutume d'opposer aux Manichéens qui soutiennent, non pas que la nature humaine est viciée, mais qu'elle est éternellement et immuablement mauvaise. Or, selon la doctrine catholique, la nature humaine a été instituée bonne, mais par la suite; elle a été condamnée pour s'être viciée par le péché. Qu'y a-t-il donc d'étonnant et d'injuste, qu'une souche condamnée porte des rameaux condamnés, quand surtout nous savons que la main qui n'a jamais failli pour créer, ne faillira jamais pour user de miséricorde et nous racheter? C'est pourtant à cette miséricorde que vous vous attaquez pour en frustrer des malheureux, quand vous soutenez que les enfants n'ont aucun mal et n'ont pas besoin d'être délivrés.

25. Vous qui frappez du dernier coup les enfants en prenant faussement leur défense et en les accablant de vos pernicieuses louanges, pourquoi donc n'admettez-vous pas dans le royaume de Dieu, si elles ne sont pas baptisées, ces âmes faites à l'image de Dieu et incapables de tout démérite? Se sont-elles elles-mêmes dégradées, jusqu'à se priver du royaume et se punir d'un exil douloureux? comment l'auraient-elles fait, puisqu'elles ne pouvaient rien faire? Quand avez-vous dit qu'elles n'auront pas la vie, parce qu'elles n'ont pas mangé la chair, ni bu le sang du Fils de l'homme (1) ? Si Pélage, à la barre du concile, n'avait pas condamné ceux qui soutiennent que les enfants, lors même qu'ils n'ont pas reçu le baptême, possèdent la vie éternelle, il n'aurait pas échappé à l'anathème qui le menaçait. Au nom de quelle justice, je vous prie, éloignez-vous donc du royaume de Dieu, de la vie de Dieu, l'image même de Dieu, laquelle n'a transgressé en rien la loi divine? N'entendez-vous pas les menaces lancées par l'Apôtre contre ceux qu'il déclare

 

(1) Jean, VI, 54.

 

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éloignés « de la vie de Dieu, à cause de l'ignorance où ils sont et de l'aveuglement de leur coeur (1) ? » L'enfant non baptisé sera-t-il soumis, oui ou non, à cette sentence? Si vous dites qu'il n'y sera pas tenu, la vérité évangélique, la langue même de Pélage se dressent contre vous et vous condamnent. En effet, où donc est la vie de Dieu, si ce n'est dans le royaume de Dieu, où ne peuvent entrer que ceux qui sont régénérés dans l'eau et le Saint-Esprit (2) ? Si vous répondez que l'enfant non baptisé subira la sentence de condamnation, vous avouez le châtiment, confessez donc aussi la faute; vous avouez qu'ils seront punis, confessez donc aussi que ce n'est pas injustement. Dans tout votre enseignement, vous ne trouvez rien à nous répondre. Si donc il mous reste encore quelque sens chrétien, reconnaissez, jusque dans les enfants, la transmission de la mort et de la damnation; reconnaissez que cette transmission doit être équitablement punie, ou gratuitement effacée par la grâce de Dieu. Dans la rédemption de ces enfants, louons la miséricorde de Dieu ; dans leur condamnation, gardons-nous d'accuser la vérité de Dieu, car toutes les voies de Dieu sont miséricorde et vérité (3).

26. Vous définissez, vous divisez, vous dissertez pour ainsi dire à la manière d'un médecin sur le genre, l'espèce, le mode et l'excès de la concupiscence. «Son genre, c'est le feu vital; son espèce, les mouvements génitaux ; son mode, l'action conjugale, et son excès, l'intempérance de la fornication » . Et cependant, après cette discussion aussi longue que subtile, si je vous demande brièvement pourquoi ce feu vital a enraciné la guerre dans l'homme, à tel point que la chair convoite contre l'esprit, et qu'il est nécessaire à l'esprit de convoiter contre la chair (4); pourquoi l'on est frappé d'une blessure mortelle, dès que l'on veut consentir à ce feu vital, je vois aussitôt l'argumentation de votre livre rougir et se changer en vermillon. Voilà ce feu vital, qui non-seulement ne se soumet pas à l'empire de notre âme qui est la véritable vie de la chair, mais soulève très-souvent contre elle le flot honteux et désordonné des mouvements charnels; et dès que l'esprit cesse de convoiter contre la chair, ce feu vital tue et dévore notre vie dans ce qu'elle a de bon.

 

(1) Eph. IV, 18. — (2) Jean, III, 5. — (3) Ps. XXIV,  10. — (4) Gal. V, 17.

 

27. Vous concluez en ces termes votre longue discussion : «C'est donc avec raison que l'on attribue l'origine de la concupiscence au feu vital; dès qu'il s'allume, il doit nécessairement produire la concupiscence charnelle, car c'est sur lui que repose la vie charnelle ». A voir votre assurance, on dirait que vous pouvez prouver, ou du moins sans vouloir juger du degré de votre audace, que vous osez soupçonner que l'homme, tel qu'il avait été créé, avant toute faute de sa part, et pendant son séjour dans le paradis terrestre, ressentait déjà en lui-même cette concupiscence charnelle, et éprouvait, comme nous l'éprouvons nous-mêmes, ces luttes honteuses soulevées contre l'esprit par les sens en révolte. Vous ajoutez aussitôt : «Cet appétit charnel n'est une faute, ni dans son genre, ni dans son espèce, ni dans son mode, mais uniquement dans son excès. En effet, dans a son genre et dans son espèce, il est l'oeuvre directe du Créateur; dans son mode, il appartient au libre arbitre, tandis que dans ses excès il n'est plus qu'un vice de la volonté ». Quelle,douce jouissance ont dû vous procurer ces vaines paroles ! tant il est vrai que vous ne pensez pas ce que vous dites ! Si dans son mode cet appétit est soumis au libre arbitre de l'honnêteté; tout époux honnête est donc parfaitement libre de n'en éprouver les atteintes que quand il en est besoin ? Et cependant il ne peut pas toujours ce qu'il veut. De même un honnête continent sera libre, quand il le voudra, de soulever en lui-même les mouvements de cet appétit ? Et cependant il ne peut pas toujours ce qu'il veut. De là ce cri d'un homme : «Je trouve en moi la volonté de faire le bien, mais je ne trouve pas le moyen de l'accomplir (1) ». Si donc votre volonté n'exerce à peu près aucun empire sur les mouvements de l'appétit sensuel; si dans ses effets cet appétit ne connaît pas la modération; et si enfin tout esprit honnête doit soutenir contre lui une lutte continuelle; que trouvez-vous encore à louer dans cette concupiscence, et pourquoi ne pas crier vers Dieu: «Délivrez-nous du mal (2) ».

28. Que vous sert-il d'ajouter que la passion s'affaiblit par la caducité ? N'est-il pas bien plus simple de dire qu'elle s'éteint entièrement par la mort, et qu'alors l'homme vaincu et subjugué par cette passion n'a plus de

 

(1) Rom. VII, 18. — (2) Matt. VII, 13.

 

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combat à soutenir et ne doit plus attendre que le châtiment de sa défaite ? Jusque-là, et c'est pour nous la plus grande de toutes les amertumes, fussions-nous sains de corps et d'esprit, les mouvements de cette concupiscence sont toujours insensés, et c'est en cela que se produit cette lutte de la mort que vous ne comprenez pas. «Cette concupiscence », dites-vous, «ou bien s'exerce honnêtement dans les époux, ou bien elle est enchaînée par la vertu dans les hommes chastes » . Est-ce bien là ce qui se passe, et en parlez vous par votre propre expérience ? Les époux eux-mêmes n'ont-ils pas besoin d'enchaîner ce mal, ou plutôt ce qu'il vous plaît d'appeler un bien ? Quand ils le peuvent, les époux se connaissent; mais quand il faut différer et que la passion se fait sentir, le devoir conjugal en paraît-il moins légitime ? Si c'est d'après ces principes que vous avez dirigé votre vie conjugale, cessez de vous mettre en jeu dans cette discussion, et demandez à d'autres quelles sont les règles à suivre. Toutefois je m'étonnerais, si du moins vous n'aviez pas enchaîné certains désirs d'adultère, ou si vous n'aviez pas senti que vous deviez les enchaîner. Quoi donc ? Même la pudeur conjugale a besoin de lutter contre des désirs immodérés dans un usage en soi légitime, contre de coupables convoitises, contre les excès qui blessent la nature, et vous osez dire : «La concupiscence s'exerce honnêtement dans les époux (1) » Cet appétit est donc toujours honnête dans les époux, et dès lors y aurait-il lieu pour l'Apôtre de croire qu'il eût quelque chose à leur pardonner (2) ? Il eût été bien plus sage de dire C’est par la modération dont les époux font preuve que la concupiscence conjugale reste honnête. Peut-être avez-vous craint qu'on ne jugeât mauvais ce que les époux eux-mêmes doivent enchaîner sous le frein de la modération ? Enfin, puisque maintenant, du moins, vous vivez dans la continence, souvenez-vous des quatre coursiers dont nous parle saint Ambroise (3). Sachez distinguer celui qui est mauvais, et ne louez ni de coeur ni de bouche un coursier que vous devez dompter parla force. « Le quatrième vice », dites-vous, «appartient au voluptueux, c'est-à-dire qu'il roule sur les excès mêmes de cette volupté, et parce qu'il n'est plus conforme à la nature, c'est en toute justice qu'il doit être condamné, en

 

(1) I Cor. VII, 6. — (2) Plus haut, liv. II, n. 12.

 

raison même de ses excès » . Et d'où viennent, je vous prie, ces excès? de l'impudicité ou de la concupiscence ? De l'impudicité, me répondrez-vous sans doute, tant vous craignez de blesser cette concupiscence dont vous avez entrepris la justification ! Or, les hommes ne regardent l'impudicité comme un péché que parce qu'elle est d'accord avec la concupiscence. Et vous ne regarderiez pas comme un mal ce à quoi on ne saurait consentir sans péché ? Eh bien ! je dis que ce mal dont je parle réside dans notre chair et convoite contre l'esprit, lors même que notre esprit y resterait complètement étranger, soit par son refus de consentement, soit par ses désirs directement contraires. Ecriez-vous donc : «Délivrez-nous du mal ». Et à ce mal qui existe en nous, gardez-vous d'ajouter un mal non moins grand, celui de vos louanges.

29. Entre la volupté et la continence vous placez, comme dans un juste milieu, la chasteté conjugale. «Celle-ci s'indigne contre les actes illicites de la première, et s'étonne que la seconde méprise ce qui est permis; placée dans l'extrême limite de ces deux conditions, saisie d'horreur pour la barbarie de ceux qui se prostituent au-dessous d'elle, et l'admiration pour la splendeur de. ces astres qui brillent au-dessus de sa tête, elle alimente pudiquement le foyer dans ceux qui brûlent, et comble d'éloges ceux qui n'ont pas besoin de ce remède ». La vérité dite avec éloquence me charme toujours et m'entraîne; mais s'il est vrai, comme vous le dites si bien, que la pudeur conjugale félicite la continence de n'avoir pas besoin du même remède qui lui est à elle-même si nécessaire, selon l'avis de l'Apôtre, qui conseille le mariage à ceux qui ne peuvent enchaîner la convoitise (1); comment donc osez-vous m'accuser, parce que j'affirme de la concupiscence qu'elle est une maladie, quand vous n'hésitez pas vous-même à proclamer que parfois le mariage est pour elle un remède nécessaire ? Vous avouez le remède ; avouez donc aussi la maladie ; et si vous niez la maladie, niez également le remède. Je vous en prie, cédez quelquefois, du moins, à la vérité qui s'échappe de vos lèvres ; jamais personne ne prépare de remède pour la santé.

30. Vous avez également raison de dire, qu' « après un examen attentif, le mariage ne

 

(1) I Cor. VII, 9.

 

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saurait plaire, s'il ne mérite d'éloge que par sa comparaison avec le mal». Cette réflexion est parfaitement juste. En lui-même le mariage est bon ; mais s'il est bon, c'est parce qu'il assure la fidélité conjugale, parce qu'il impose à l'union des sexes la création d'une postérité, enfin parce qu'à ses yeux toute séparation devient une sorte d'impiété. Tels sont les biens qui constituent la légitimité et la bonté du mariage ; et très-souvent nous avons répété qu'en dehors même de tout péché, le mariage aurait eu ces caractères. Depuis le péché, si ce n'est pas un bonheur pour lui, c'est du moins une absolue nécessité de combattre contre la concupiscence et de se renfermer étroitement dans les bornes de ce qui est permis. Malgré ses efforts les plus constants, il ne cesse de ressentir ces mouvements, tantôt plus faibles, tantôt plus forts, d'une indomptable concupiscence, même quand il la suit légitimement et en vue de se créer une postérité. On ne peut ignorer ce mal, qu'autant qu'on refuse d'entendre cet avertissement de l'Apôtre : «Je vous dis ceci par condescendance et non par commandement (1)». Il parlait des époux qui se connaissent, non point précisément en vue d'une postérité, mais pour obéir aux entraînements de la volupté charnelle. Une telle disposition n'est assurément pas digne d'éloges, mais sous l'influence et l'intervention de la grâce du mariage, elle se pardonne facilement, surtout quand on la compare à des désordres beaucoup plus graves.

31. Vous revenez ensuite, je ne sais pour quel motif, à l'exemple d'Abraham et de Sara, sur lequel je crois m'être suffisamment expliqué. Sans doute qu'en en parlant la première fois vous aviez oublié quelque chose dont vous ne voulez pas nous priver. Il n'y a rien là que de très-ordinaire; voyons donc ce que vous en dites : «Le fait d'Abraham et de Sara », dites-vous, «n'était que la prophétie de ce qui se réalise aujourd'hui en Afrique; pour cette femme belle et sainte, et qui était la figure de l'Eglise, il était également dangereux d'être épouse ou vierge ; et si elle resta intacte, ce ne fut que par l'intervention directo de Dieu ». Comme ce serait en vain que je m'attacherais à relever chacune de vos paroles, j'arrive à l'interpellation que vous adressez à votre correspondant : «Tarbantius,

 

(1) I Cor. VII, 6.

 

bienheureux frère et collègue bien-aimé », dites-vous, «demandons à Dieu qu'il déploie également aujourd'hui sa toute-puissance, et qu'il arrache l'Eglise catholique, l'épouse de son Fils, toute brillante de maturité, de fécondité, de chasteté et de gloire, à toutes les hontes dont la haine des Manichéens voudrait la couvrir en Afrique, et de l'Afrique dans le monde tout entier ». Cette prière sied mal sur vos lèvres, c'est plutôt à nous de l'adresser à Dieu contre les Manichéens, les Donatistes, les autres hérétiques, et en général contre tous ceux qui, en Afrique, se posent en ennemis du nom chrétien et catholique. Quant à vous, qui, malgré la distance qui nous sépare, êtes pour nous une peste dont le Christ Sauveur peut seul nous délivrer, est-ce que c'est votre mort que nous demandons du sein de l'Afrique, parce que nous vous opposons le martyr Cyprien comme témoin irrécusable qui vous prouve que c'est nous qui soutenons et défendons la foi catholique contre la vaine et profane nouveauté de votre erreur ? O honte ! A l'Eglise africaine vos prières ont-elles fait défaut, quand le bienheureux Cyprien prêchait les dogmes que vous attaquez ; quand il s'écriait : «Bien moins encore doit-on repousser du baptême l'enfant nouveau-né qui sans doute n'a pas encore commis de péché personnel, mais qui, par le fait même de sa naissance, a contracté la contagion de la mort antique, et a besoin d'obtenir la rémission, non pas des péchés personnels, mais des péchés d'autrui (1) ? » Ainsi parlait Cyprien, redisant ce qu'il avait appris; lui-même, et quand il prêchait cette vérité, l'Eglise se trouvait privée du secours de vos prières; personne ne demandait à Dieu que Sara fût conservée intacte dans l'Afrique, que la beauté de l'Eglise fût soustraite à toutes les hontes dont voulaient la couvrir ces Manichéens qui, à vous en croire, avaient déjà séduit Cyprien avant même que le nom de Manès eût retenti parmi les Romains, N'ayant à nous opposer aucune objection sérieuse, voyez à quelle erreur monstrueuse vous avez recours contre l'antiquité de la foi catholique.

32. Du reste, ô hérésie pélagienne, vous qui, pour saper les murs de l'antique vérité, construisez sans cesse de nouvelles machines et tramez de nouvelles embûches,

 

(1) Epît. LXIV, à Fidus.

 

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que nous importe toutes vos tergiversations ? Croyant m'adressez une injure, votre audacieux défenseur me traite de disputeur carthaginois; ce titre, dont je suis indigne, ne saurait mieux appartenir qu'au carthaginois Cyprien, et c'est ce carthaginois qui vous immole sous ses coups et vous fait trouver votre propre châtiment dans votre enseignement criminel. Que serait-ce donc si je vous citais en Afrique autant d'évêques que je vous en ai cités dans les autres parties de l'univers? Que serait-ce surtout si ces évêques Africains se trouvaient plus nombreux que les autres ? Quoi qu'il en soit, voici d'un côté Cyprien, et de l'autre tous les évêques qui, de l'Orient et de l'Occident, vous écrasent de leur concert unanime; et cependant tel est votre aveuglement que vous ne voyez pas que vos efforts tendent nécessairement à souiller l'antique gloire de l'Eglise, c'est-à-dire l'antique foi qui est comme la chasteté de la belle Sara. En effet, si les Manichéens ont déshonoré l'Eglise par ces saints évêques et ces illustres docteurs, Irénée, Cyprien, Réticius, Olympius, Hilaire, Ambroise, Grégoire, Basile, Jean, Innocent et Jérôme, dites-nous donc, Julien, quelle mère vous a enfanté ? Etait-elle pure, était-elle impure celle qui, sous l'influence de la grâce spirituelle, vous a enfanté à la lumière que vous avez abandonnée ? Ou bien, pour . vous faire le défenseur des dogmes de Pélage, croyez-vous devoir, sous l'instinct, non pas de l'erreur, mais d'une fureur atroce, couvrir de honte les entrailles de l'épouse de Jésus-Christ et de votre mère ? Les choses n'en sont-elles pas aujourd'hui à ce point que, dans l'impuissance où vous êtes d'inventer de nouveaux mensonges pour salir l'antique beauté de Sara, vous ne reculez pas devant la dernière infamie, d'accuser de manichéisme ces glorieux évêques catholiques, qui ont proclamé d'un commun accord la saine doctrine, et parmi lesquels il s'en trouve un grand nombre qui n'avaient jamais entendu prononcer le nom même de manichéen ?

33. «Après cette digression que vous inspira» non pas « la douleur», ne vous en déplaise, mais la honte la plus audacieuse, vous reprenez le cours de cette discussion délirante que vous avez entreprise, et vous y apportez en preuve ce passage de l'Apôtre 'sur lequel vous vous appuyez pour prouver la sénilité d'Abraham

 

(1) Rom. IV, 19.

 

et de Sara. Ce point me semble avoir été suffisamment éclairci dans ce qui précède. Est-il un seul chrétien pour ignorer que « Celui qui a tiré le premier homme de la poussière tire aujourd'hui tous les hommes de la semence humaine ? » Oui, sans doute, mais d'une semence viciée et condamnée, et subissant cette double alternative, ou de subir le châtiment justement mérité pansa souillure, ou d'en être purifié par l'infinie miséricorde de Dieu. C'est donc à tort que vous concluez que « l'existence du péché de nature disparaît devant les piéges que vous tendez pour la détruire». Nous disons, nous, que la nature humaine a été primitivement dépravée par la volonté du premier transgresseur, et que cette nature est purifiée, non point par vos vaines déclamations et la nouveauté de vos dogmes, mais uniquement par la grâce de Dieu en Jésus-Christ Notre-Seigneur.

34. Vous me calomniez donc, quand vous me faites dire que « les époux engendrent en dehors de toute émotion des corps »; ou que « Dieu ne crée pas l'homme, ou le crée pour le démon, ou que c'est le démon qui est lui-même son créateur ». Ne savons-nous pas que l'homme n'est point créé par ses parents, mais par Dieu se servant des parents comme intermédiaires ? A cette puissance créatrice, le démon lui-même rie saurait se soustraire; combien moins pourrait-il y soustraire la nature humaine sur laquelle le péché lui a donné empire, par suite de la condamnation formulée par le Seigneur ? S'il en est ainsi, ne devez-vous pas vous regarder, sinon comme l'adorateur, c'est à moi que vous réservez ce titre, du moins comme le coadjuteur du démon, nonobstant toutes les accusations dont vous semblez le charger? Comment en douter, quand on vous entend soutenir hautement, et en vertu d'une coupable doctrine, que les enfants naissent innocents, et qu'ils ne doivent pas aller chercher en Jésus-Christ la guérison de ce mat qui, pour nous, les tient captifs sous le joug du démon? Pour moi, docile aux sages enseignements de la foi, je soutiens qu'Isaac lui-même a été engendré sous le feu de la concupiscence», comme tous les autres hommes, à l'exception seulement de Celui qui peut seul nous délivrer du mal. Je ne nie pas que « la main de la divine Providence n'intervienne dans la génération même des pécheurs ». Car elle tend d'une fin à l'autre (140) fortement, elle dispose tout avec douceur (1) ; et rien de souillé ne saurait l'atteindre (2). Voilà pourquoi elle fait ce qu'elle veut de ceux qui sont impurs et souillés, sans contracter elle-même ni tache ni souillure. Inutile dès lors de vous épuiser d'efforts pour me prouver par de longs détours un point que je vous concède sans aucune difficulté ; veuillez seulement me dire pourquoi Isaac aurait-il été exterminé du milieu de son peuple, si le huitième jour après sa naissance il n'avait pas été circoncis, et n'avait pas reçu ce signe figuratif du baptême de Jésus-Christ (3). Expliquez-moi, si vous le pouvez, à quel litre il eût mérité ce grand châtiment, s'il n'en avait pas reçu la rémission dans ce sacrement. On ne saurait douter que Dieu n'ait conféré à Abraham et à Sara, malgré leur grande vieillesse, la fécondité dont jouissent seuls les jeunes époux, de telle sorte qu'il a pu leur naître un enfant dans cet âge avancé. Quant à Isaac qui, certes, n'eût été coupable d'aucun péché personnel, fût-il né de parents adultères, à quel titre méritait-il d'être exterminé du milieu de son peuple, si la circoncision n'était venue à son secours ? Laissez là tous vos subterfuges aussi obscurs que superflus, et répondez clairement à cette simple question.

35. Vous invoquez un passage de l'Apôtre, sauf lui donner, non pas le sens qu'il a, mais celui dont vous avez besoin pour votre cause. Voici ce passage. «Comment Dieu serait-il le juge du monde? Mais si, par mon mensonge, la vérité de Dieu a éclaté davantage pour sa gloire, pourquoi me condamner encore comme pécheur (4) ? » Vous ajoutez: «Par tes paroles, l'Apôtre affirme que Dieu a perdu l'autorité pour juger, s'il n'a pas conservé le pouvoir de commander». Si donc, comme vous le pensez, «l'Apôtre a tenu ce langage pour confondre ceux qui affirmaient que Dieu se trouve glorifié par les péchés des hommes, et qu'il a commandé des choses impossibles, afin de préparer un vaste champ à sa miséricorde; si ce passage de l'Apôtre prouve », comme vous le croyez, «que les hommes sont légitimement condamnés quand ils ont violé des préceptes qu'ils pouvaient accomplir, tandis que ce serait une injustice de les juger pour des oeuvres dont l'accomplissement ne leur était pas possible »; que direz-vous d'Isaac à qui n'avait été

 

(1) Sag. VIII, 1. — (2) Gen. XVII, 14. — (3) Rom. III, 6, 7.

 

imposé nul commandement soit possible, soit impossible, et qui cependant aurait été condamné sans retour, s'il n'avait pas été circoncis le huitième jour? Vous ne voulez donc pas comprendre que dans le paradis terrestre il avait été donné un précepte possible et facile dont la violation, par le premier homme, a fait de tous les autres hommes comme une masse de péchés par le fait seul de leur origine ? Et tel est « ce joug accablant qui pèse sur les enfants d'Adam, depuis le jour où ils sortent du sein de leur mère, jusqu'au jour de leur sépulture dans les entrailles de la terre (1) ? » Comme personne n'échappe à cette condamnation originelle, à moins qu'il ne soit régénéré en Jésus-Christ, Isaac lui-même aurait infailliblement péri, s'il n'avait reçu le signe de cette régénération ; et sa mort n'eût été que justice, puisque, sans le signe de la régénération, il serait sorti de cette vie victime de la condamnation dont il était frappé en y entrant. Ou bien, s'il y a une autre cause, faites-nous-la connaître. Dieu est bon, Dieu est juste ; parce qu'il est bon, il peut délivrer les uns sans aucun mérite de leur part; et parce qu'il est juste, il ne saurait condamner personne s'il ne trouve en lui quelque démérite. Or, un enfant de huit jours ne saurait avoir démérité par des péchés propres et personnels; donc, si vous prétendez qu'il n'était coupable d'aucun péché originel, dites-nous d'où pouvait lui venir cette con. damnation à laquelle il n'a échappé que par la circoncision ?

36. Passez à autre chose et entassez sophismes sur sophismes ; je n'appelle pas sophismes les passages que vous empruntez à la sainte Ecriture, mais les conclusions qu'il vous plaît d'en tirer. Par exemple, vous affirmez que l'ignorance parfaite s'appelle la justice, puisque Dieu, s'adressant à Abimélech qui avait voulu épouser Sara dans l'ignorance où il était qu'elle fût la femme d'un autre, lui rend ce témoignage : Je savais que vous agissiez alors dans toute la pureté de votre coeur (2). De là vous concluez que les enfants, à leur naissance, ne sauraient être souillés par la volonté de leurs parents, car », dites-vous, «lors même que cette volonté serait mauvaise, elle resterait parfaitement inconnue des enfants ». Mais alors, pourquoi donc ne leur décernez-vous pas le

 

(1) Eccli, XL, 1. — (2) Gen. XX, 6.

 

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titre de justes, si l'ignorance parfaite doit se nommer la justice? En effet, il n'y a rien de plus parfait que l'ignorance des enfants; il ne doit donc non plus y avoir rien de plus juste. Maintenant, que penser de cette proposition par vous émise précédemment : « Les enfants ne naissent ni justes ni injustes, ce n'est que par la suite qu'ils le deviendront dans leurs actes ; tout ce que nous pouvons affirmer, c'est que l'enfance est douée de l'innocence ». N'est-ce pas vous également qui avez dit: «L'homme naît, il est vrai, doué d'innocence, mais naît-il également capable de vertu et devant mériter l'éloge ou le blâme, pour des déterminations actuelles de sa volonté ? » N'iriez-vous pas jusqu'à dire, par hasard, que la vertu n'est pas la justice? Comment donc un enfant peut-il n'avoir de la vertu que la capacité et non la plénitude, quand il est plein de cette ignorance que vous nommez la justice? Vous mettez donc une différence essentielle entre la vertu et la justice? L'éclat écrasant d'une pareille absurdité ne vous tirera-t-il jamais de votre sommeil; ne vous repentirez-vous jamais d'un semblable langage ? Les paroles du          Seigneur veillent, mais vous, vous dormez. Il n'est pas dit au roi : Je savais que votre coeur est juste, ou qu'il est pur, car il est écrit : «Bienheureux a ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (1) ». Or, vous ne nous parlez d'Abimélech que comme d'un pécheur. Mais, dit le Seigneur «je savais que vous agissiez alors a dans toute la pureté de votre coeur ». Il ne s'agit pas de toutes ses oeuvres, ou de quelque autre que ce soit, mais de cette action en particulier, dans laquelle il n'obéissait à aucune pensée d'adultère.

37. J'admire vraiment les efforts que vous tentez, pour tirer de cet exemple que vous citez des conclusions dont vous comprenez vous-même l'excentricité, tandis que vous n'y voyez pas ce que vous ne voulez pas entendre. Vous essayez de nous faire croire qu'à la prière d'Abraham la passion fut rendue aux femmes d'Abimélech, puisqu'il est écrit : «Le Seigneur avait rendu impuissantes toutes les femmes de la maison d'Abimélech, à cause de Sara l'épouse d'Abraham (2) ». De là vous voudriez tirer cette conclusion, que toute concupiscence avait été retirée à ces femmes

 

(1) Matt. V, 8. — (2) Gen. XX, 18.

 

par le courroux de Dieu; tandis que le texte, lui-même indique clairement qu'il s'agit d'une impuissance à être connue ou à enfanter. Vous qui prétendez que personne ne peut être puni que pour ses propres péchés, et non pour les péchés d'autrui, vous ne vous êtes donc pas demandé comment il avait pu se faire qu'Abimélech péchât, quoiqu'il eût agi sans aucune pensée d'adultère, et comment Dieu avait pu exercer sur les femmes de ce prince une pareille vengeance pour une faute aussi légère ? Ce fait n'est-il pas une preuve de la transmission du péché de l'homme à ses femmes? et vous ne voulez pas admettre cette même transmission des parents aux enfants ! Comprenez donc combien est insondable la profondeur des jugements de la sagesse et de la science de Dieu (1), et cessez de déclamer contre les mystères du péché originel.

38. Vous traitez ensuite de la concupiscence dont l'excès vous paraît répréhensible; comme si, dans l'usage modéré qui peut en être fait, on ne devait pas louer le cocher plutôt que le coursier vicieux habilement dirigé par lui. Quelle importance attachez-vous donc à tous ces passages de la sainte Ecriture, dans lesquels nous voyons clairement que Dieu prohibe ou condamne l'excès de la concupiscence ? Nous avons horreur de toutes les turpitudes qui s'accomplissent par la chair ; sachez même que cette concupiscence, à moins qu'elle ne soit enchaînée sévèrement, soulève dans les corps les plus chastes, voire même pendant le sommeil, des mouvements qui nous arrachent des plaintes.

39. Vous vous écriez : «Comment Dieu chercherait-il des justes dans Sodome (2), à moins que la justice ne fût un don de la nature? » Avons-nous donc jamais dit qu'une âme docile à l'excellence de sa nature ne pût enchaîner la concupiscence de la chair ? Nous affirmons hautement que le plus grand mal pour cette âme serait de se laisser vaincre dans cette lutte acharnée, et cependant elle est toujours en danger d'être vaincue, comme une blessure du corps tend toujours à se rouvrir, tant qu'elle n'est point parfaitement guérie.

40. Vous pensez que l'Apôtre a loué la passion, parce qu'il a déclaré que l'usage de la femme est naturel, quand il a dit de quel hommes que, rejetant l'union des deux

 

(1) Rom. XC, 33. — (2) Gen. XVIII, 26.

 

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sexes, qui est selon la nature, ils ont été embrasés d'an désir brutal les uns à l'égard des autres (1) ». Si vous êtes conséquent avec vous-même, vous louerez nécessairement toute union des deux sexes, vous louerez toutes les turpitudes qui se commettent avec les femmes, parce que l'usage de la femme est naturel; de là vient, sans doute, que les enfants illégitimes sont appelés enfants naturels. Dans ce passage, l'Apôtre n'a donc pas voulu louer la concupiscence de la chair ; et quand il dit de l'union des deux sexes qu'elle est naturelle, il veut seulement indiquer que c'est le moyen établi par Dieu pour former la nature humaine.

41. Vous dites des Sodomites qu' ils ont péché dans l'usage du pain et du vin »; de là vous concluez que la passion est bonne en elle-même, et que c'est l'abus que l'on en fait qui rend les hommes coupables ; le pain et le vin sont choses bonnes, quoique l'on puisse pécher en en faisant un mauvais usage. Pour moi, je conclus que vous ne comprenez pas ce que vous dites, puisque vous ne voyez même pas que le pain et le vin ne convoitent point contre l'esprit, mais sont l'objet d'une coupable convoitise de la part de ceux qui en abusent et ne touchent à notre corps qu'en y pénétrant du dehors. Toutefois nous devons user de ces substances avec tempérance et modération, afin de ne pas donner à la concupiscence, qui pour nous est un mal tout intérieur, l'occasion de se soulever contre nous avec plus de violence et de succès, aidée qu'elle serait par cette surabondance de nourriture, dont l'effet ordinaire est d'enflammer le corps et d'appesantir l'esprit. La concupiscence est donc toujours un mal, soit pour celui qui lutte contre elle, soit pour celui qui en est l'esclave; le seul usage légitime que l'on puisse en faire, nous le trouvons dans les époux chastes et vertueux qui savent répondre sur ce point aux sages desseins du Créateur.

42. Réfléchissez donc, je vous prie, et pour que la vérité puisse remporter sur vous une salutaire victoire, la seule que vous puissiez désirer, voyez de notre enseignement ou du vôtre lequel mérite votre confiance. Dans votre livre, dites-vous, vous vouliez « simplement avertir le lecteur de sonder ses propres convictions». Puis, résumant brièvement ce conseil, vous ajoutez: «Celui qui, dans la

 

(1) Rom. I, 27.

 

concupiscence, conserve le mode légitime, use bien de ce qui est bon; celui qui ne conserve pas ce mode, use mal de ce qui est bien; enfin celui qui, par amour pour la sainte virginité, méprise tout mode; même légitime, celui-là refuse ce qui est bien pour parvenir à ce qui est mieux; telle est », dites-vous, «la confiance que lui inspire son salut et sa force, qu'il a cru devoir mépriser les remèdes, pour pouvoir soutenir de glorieux combats ». A cela je réponds : Celui qui observe le mode de la concupiscence, use bien du mal; celui qui ne l'observe pas, use mal du mal, et celui qui, par amour pour la sainte virginité,, méprise là mode, même légitime, se refuse à l'usage du mal pour s'attacher à ce qui est plus parfait; car telle est la confiance que lui inspire la grâce et le secours divins, qu'il n'a pas hésité à mépriser les remèdes infimes pour pouvoir soutenir de glorieux combats. Toute la question actuellement débattue entre nous consiste à savoir si, en usant de la concupiscence, on use d'un bien ou d'un mal. Sur ce point surtout je serais heureux d'apprendre que vous acceptez comme arbitres ces juges éminents dont j'ai constaté, dans mes livres précédents, la science profonde, et les enseignements impartiaux et péremptoires. Cependant, si vous ne vous corrigez pas, je ne doute pas que vous ne soyez disposé à préparer contre eux, sinon un réquisitoire, du moins d'amers reproches; entre vous et moi, c'est donc vous que je prendrai pour arbitre, et sans chercher partout ailleurs votre jugement, je le trouverai dans votre livre, je le trouverai dans ce passage même. N'avez-vous pas dit que, «pleine de confiance dans son salut et dans sa force, la sainte virginité avait méprisé les remèdes à la concupiscence, pour pouvoir soutenir les glorieux combats ? » Je demande quels remèdes elle a méprisés? Le mariage, me répondrez-vous. Mais contre quelle maladie ce remède est-il donc nécessaire? Tout remède n'implique-t-il pas l'idée d'un principe ou d'un moyen de guérison? L'un et l'autre nous voyons donc dans le mariage un remède ; mais alors, pourquoi louez-vous la maladie de la passion, quand il vous est prouvé qu'elle conduit à la mort, à moins qu'elle ne soit contre-balancée ou par le frein de la continence, ou par le remède du mariage? Précédemment déjà j'ai vivement applaudi à la distinction que vous établissez (143) entre les voluptueux et les continents par rapport à la pudeur conjugale, quand vous disiez de cette dernière qu'elle alimente le foyer, de ses chastes mains, et qu'elle prodigue les éloges à ceux qui n'ont pas besoin de ce remède. Je répète ce que j'ai dit ; de votre côté veuillez entendre de nouveau la réponse claire et péremptoire que je vous ai faite. «Quand j'affirme de la concupiscence qu'elle est une maladie, comment osez-vous le nier,vous qui ne craignez pas d'avouer que le mariage est pour elle un remède nécessaire ? Vous avouez le remède, avouez donc aussi la maladie, et si vous niez la maladie, niez également le remède. Je vous en prie, cédez quelquefois du moins à la vérité qui s'échappe de vos lèvres ; jamais personne ne prépare de remède pour la santé (1) ».

43. Quels sont donc, comme vous les appelez, «les glorieux combats » qu'ont à soutenir les vierges chrétiennes ? Si elles combattent, n'est-ce point pour vaincre le mal, sans jamais se laisser vaincre par lui ? De telles luttes me paraissent à moi, non-seulement glorieuses, mais les plus glorieuses. En effet, elle aussi, la pudeur conjugale, mérite bien une couronne, quoique moins précieuse, quand elle sait se rendre maîtresse de la concupiscence. N'a-t-elle pas à lutter contre elle, si elle ne veut pas sortir des limites de la fidélité conjugale, et lutter également, quand, d'un consentement réciproque, elle veut se réserver le temps de la prière? Et. si cette pudeur conjugale jouit de forces assez grandes et d'une grâce de Dieu assez puissante pour assurer l'accomplissement des lois du mariage, n'a-t-elle pas à soutenir de redoutables assauts pour se priver toujours de tout ce qui n'est pas nécessaire à la génération des enfants? Arrivée à ce degré de perfection, elle sait respecter les infirmités mensuelles, les embarras de la gestation, et. toute impuissance résultant d'un âge trop avancé; pourtant même alors les affections conjugales sont si peu éteintes, qu'elles reprennent un libre cours dès que la fécondité semble reprendre ses droits. D'un autre côté, tout ce qui dans le mariage se fait, non pas contre l'ordre naturel, mais contre les limites rigoureuses de la loi conjugale, est déclaré par l'Apôtre un péché véniel (2), pourvu que la fidélité conjugale n'en soit point violée; et encore cette fidélité

 

(1) Plus haut, II. 29. — (2) I Cor. VII, 6.

exige-t-elle un combat continuel contre le mal de la concupiscence. Ce mal est tel, que pour l'empêcher de nuire, on doit se résigner à le combattre.

44. Si je ne me trompe, vous le combattez vous-même; et parce que vous vous flattez de soutenir courageusement la lutte, vous craignez d'être vaincu. Mais par qui donc, je vous prie, craignez-vous d'être vaincu? est-ce par le bien ou par le mal? Ou plutôt, ce que vous craignez, n'est-ce pas d'être vaincu par moi? voilà pourquoi vous niez le mal, et louez comme bon ce par quoi vous redoutez d'être vaincu ? En face de ces deux adversaires, quelles ne sont pas vos angoisses? ne voulez-vous pas tout à la fois vaincre Augustin par votre éloquence, et vaincre la passion par la continence? Vous ne comprenez donc pas qu'en luttant contre la concupiscence vous confessez qu'elle est mauvaise, et qu'en la louant vous sortez de la vérité? Par cela seul que vous combattez et louez le mal, la victoire contre vous me devient facile, il me suffit d'en appeler à votre propre témoignage. En effet, vous voulez triompher de la concupiscence en la combattant, et de moi en la Jouant; je rue contente de vous répondre Pour que celui qui loue soit vaincu, que celui qui combat prononce lui-même la sentence. Si la concupiscence est mauvaise, pourquoi la loue-t-il ? et si elle est bonne, pourquoi la combattre? Enfin, si elle n'est ni bonne ni mauvaise, pourquoi la louer, pourquoi la combattre? Tant que, vous vous déclarerez son adversaire, aussi longtemps vous vous déclarerez contre vous et en ma faveur. Par hasard cesseriez-vous de lutter contre la concupiscence, dans la crainte de vous trouver vaincu dans la discussion que vous engagez contre moi, dans la crainte aussi d'avoir à vous dire à vous-même : Quel que soit mon talent pour discuter, du moment que je lutte contre la concupiscence, je prouve évidemment qu'elle est mauvaise, malgré tous les éloges que je voudrais lui prodiguer. De grâce, abstenez-vous de cette résolution désespérée. Vous brûlez du désir de me vaincre, mais que suis-je donc par moi-même? Bien plutôt laissez-vous vaincre par la vérité, afin que vous triomphiez vous-même de la concupiscence. En cessant de lutter contre elle, votre victoire ne sera qu'une honteuse défaite, qui vous précipitera dans toutes les (144) profondeurs de l'abîme. Ce serait le comble du mal, et encore n'auriez-vous point gagné votre procès, car vous auriez toujours à subir une double défaite qui vous serait infligée, par moi d'abord, et surtout par la vérité que je prêche. Quoi qu'il en soit, ne suffit-il pas pour le moment que vous soyez tout à la fois le panégyriste et l'adversaire de la concupiscence, pour qu'on ait le droit de vous dire vaincu par vos propres armes ? Ne louez-vous pas un mal que vous vous glorifiez de combattre? D'un autre côté, si vous cessez de combattre afin de vous épargner cette écrasante contradiction, je n'aurai plus devant moi qu'un esclave de la concupiscence, qu'un déserteur de la continence, et quelle facilité pour moi de le vaincre, non plus par ses propres armes, mais avec le glaive de la sagesse et de la vérité !

45. J'en conclus que notre cause est finie. Libre à vous de louer la concupiscence de la chair; mais du moment que. vous combattez contre elle, vous prouvez que vous comprenez que c'est d'elle qu'il a été dit en toute vérité par l'apôtre saint Jean qu' « elle n'est pas du Père (1) ». En effet, si, comme vous le dites, «celui qui n'en use pas modérément fait un mauvais usage de ce, qui est bon en soi », je suis en droit de conclure que cette concupiscence reste bonne, même dans ceux qui en abusent. Mais alors,. quelle est donc cette concupiscence qui n'est pas du Père? Est-ce celle que vous vous obstinez à louer ? Et si elle est mauvaise, où le sera-t-elle? quand le sera-t-elle? N'importe l'abus qu'on puisse en faire, toujours est-il qu'elle restera bonne en elle-même ; ce qui sera mauvais, ce ne sera pas elle, mais l'abus qu'on en fera. C'est donc en vain que l'Apôtre a dit de la concupiscence de la chair, qu'elle ne vient pas du Père; car vous affirmez qu'elle est bonne, et par conséquent qu'elle vient du Père, même lorsqu'on en fait un mauvais usage. Vous ne pourrez fias dire qu'elle vient du Père, quand elle est modérée, et qu'elle n'en vient pas lorsqu'elle est immodérée ; car selon vous elle est toujours bonne en elle-même, quoiqu'on en fasse un mauvais usage. Pour vous soustraire à ces cruelles angoisses, il vous suffit de croire, non pas à votre langue, mais au combat que vous soutenez. En effet, ce qui vient du Père, c'est la continence, car si elle

 

(1) I Jean, II, 16.

 

ne venait pas du Père, elle cesserait d'être le remède à la concupiscence. Concluez que ce n'est pas du Père que vient cette concupiscence contre laquelle vous combattez, si vous vivez dans la continence. Combattriez-vous contre elle, si elle ne combattait pas contre vous ? et si elle venait du Père, elle ne combattrait pas,contre vous, quand vous ne faites qu'user de ce qui est donné et aimé par le Père.

46. Issu de la concupiscence, l'homme l'apporte en naissant, et toutefois il ne cesse pas d'être l'oeuvre de Dieu, oeuvre bonne sans doute, mais souillée par le mal originel, jusqu'à ce qu'il soit guéri par la grâce de la régénération. J'avais donc raison de dire : «Le mariage reste bon en lui-même malgré le vice originel qui s'y transmet ; de même l'adultère et la fornication restent des crimes que n'excuse pas le bien naturel qui en résulte (2) ». Je dis le bien naturel, et vous l'approuvez avec moi; quant au mal originel, tandis que j'en affirme l'existence, et que vous en repoussez comme moi les mouvements, vous le comblez de louanges et moi je le réprouve. En soi, votre naissance n'est pas un mal, mais vous êtes né avec le mal, et c'est contre lui que vous combattez spirituellement, parce que vous avez été régénéré en Jésus-Christ. Votre naissance est l'oeuvre de Dieu et de vos parents ; quant au mal contre lequel vous luttez, il est le fruit de la prévarication dont le démon fut la source, et dont la grâce de Jésus-Christ est le remède. Si vous voulez faire un bon usage de ce mal dans le mariage, faites-lui dès maintenant en vous une guerre acharnée; à cette condition votre âme restera sans souillure, privilège dont elle ne jouissait pas à votre naissance, car alors elle était coupable et n'a été purifiée que par le bain de la régénération dans lequel vous avez acquis le droit de régner avec Jésus-Christ. Je souhaite toutefois que cette hérésie ne vous fasse point partager le sort du démon, et que, pour y échapper, vous confessiez l'existence de ce mal contre lequel vous luttez, qui n'est point en vous une nature distincte, et dont la complète guérison vous constituera dans une paix perpétuelle.

47. Quoique vous en disiez, je ne suis donc pas semblable à un charlatan qui, sur le point de montrer à la foule telle bête curieuse, s'apercevrait qu'elle s'est elle-même dévorées,

 

(1) Du Mariage et de la Concupiscence, liv. I, ch. I.

 

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Prenez garde vous-même que ce mouvement bestial contre lequel vous semblez lutter dans votre chair, après vous avoir perverti jusqu'au point de recevoir vos louanges, ne se déchaîne tellement qu'il finisse par vous dévorer. Vous me calomniez quand vous me prêtez des paroles comme celles-ci : «Le mariage est tout à la fois un grand bien et un grand mal »; une telle proposition se réfute d'elle-même ; j'ai dit que, dans l'homme, nous trouvons une nature bonne et un vice mauvais. Vous en convenez vous-même, du moins en ce qui regarde les adultères ; en constatant leur vice, vous ne condamnez pas leur nature, et en raison de leur nature vous n'approuvez pas leur vice. J'ai hautement affirmé que le mariage, comme tel, est bon en lui-même; quant au mal originel, il n'est point l'effet direct et nécessaire du mariage, mais de notre origine viciée dans sa source, et c'est contre ce mal que vous luttez sous l'influence de votre régénération.

48. Mais comment ne pas sourire de mépris quand je vous entends soutenir que, «suivant les traces d'Epicure, je brise toutes les rênes a au moyen desquelles on pouvait enchaîner les passions ? » Mais alors que diriez-vous donc si je me faisais le panégyriste de la volupté charnelle ? Ce que faisait Epicure sous des formes grossières, vous le faites avec toutes les pompes de l'éloquence, et vous vous dites encore son adversaire? Pour l'être, il vous suffit donc de mettre des formes là où il ne savait en mettre. Je crois donc que, malgré tous vos efforts, vous n'arriverez jamais à persuader que vous êtes l'ardent approbateur de la volupté, sans être épicurien. Tenez, ménagez vos efforts, je me charge moi-même de vous débarrasser de tous ces soucis. Vous n'êtes pas épicurien, parce qu'Epicure faisait consister tout le bien de l'homme dans la volupté du corps,.tandis que, pour vous, la partie principale du bien de l'homme réside dans la vertu; par malheur vous ignorez que la véritable vertu, c'est la vraie piété. En effet, Dieu dit à l'homme : «Sachez que la, piété, c'est la sagesse (1) ». Et cette sagesse, d'où petit-elle venir à l'homme, si ce n'est de Celui dont il est écrit : «Le Seigneur rend sages les aveugles (2) » ; et encore : «Si quelqu'un désire la sagesse, qu'il la demande à Dieu (3)? » Si donc vous n'êtes pas épicurien, quoique

 

(1) Job. XXVIII, 28. — (2) Ps. CXLV, 8. — (2) Jacq. I, 5.

 

vous ayez emprunté à Epicure quelques-uns des éloges qu'il fait de la volupté, combien moins le suis-je moi-même, qui pense de la volupté charnelle ce qu'en pensait saint Ambroise (1) ; c'est-à-dire que cette volupté est ennemie de la justice, et que l'homme, formé par la volupté de la concupiscence, subit, avant de naître, la contagion du mal. Quant à nos moeurs particulières, ceux qui vivent au milieu de nous peuvent dire quelle est notre vie. Nous traitons en ce moment du dogme catholique et de la foi, gardez-vous des hontes de l'apostasie. Ce qui m'effraie, ce n'est point votre langue de censeur. Ce que j'enseigne aux hommes, je l'ai appris dans les lettres apostoliques, à savoir : «Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (2) ». J'avoue qu'au milieu du peuple et avec le peuple je n'hésite point à frapper ma poitrine, et à dire en toute vérité : «Pardonnez-nous nos offenses (3) ». Ne profitez pas de ces paroles pour nous insulter, car vous êtes hérétiques précisément parce que ce langage vous déplaît. Toute notre confiance repose sur l'infinie miséricorde de Dieu ; la vôtre, vous la fondez sur votre fausse vertu. Vous prétendez que la grâce de Dieu est distribuée à chacun selon ses propres mérites; vous savez cependant que Pelage ne s'est soustrait à l'anathème dont le menaçaient les évêques catholiques qu'en condamnant cette proposition ; pour nous, nous affirmons que la grâce est conférée gratuitement, de là son nom de grâce ; nous ajoutons que cette grâce est. le principe des mérites de tous les saints, selon cette parole de l'Apôtre : «C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis (4) ». Et telle est pour vous la cause de ces railleries injurieuses et de ces mépris orgueilleux dont vous essayez de nous couvrir. En effet, nous sommes devenus un objet d'opprobre pour ceux qui sont dans l'abondance, et de mépris pour les orgueilleux (5). Vous dédaignez le conseil du pauvre, parce que le Seigneur est toute son espérance (6).

49. Toutefois, quant au sujet qui nous occupe, je ne vois pas comment vous osez dire que je brise toutes les rênes à l'aide desquelles on pourrait enchaîner les passions ; n'ai-je

 

(1) Liv. du paradis, chap. XII, et liv. de la Philosophie, cité plus haut ; liv. II, n°13, 15. — (2) I Jean, I, 8. — (3) Matt. VI, 12. — (4) I Cor. XV, 10. — (5) Ps. CXXII, 4. — (6) Id. XIII, 6.

 

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point affirmé, au contraire, que les passions peuvent être enchaînées par les efforts de l'homme aidé de la grâce de Dieu ? A mon tour, je vous demande si elles sont bonnes ou mauvaises, ces passions dont vous prêchez la répression et auxquelles vous m'accusez de donner libre carrière. Je suppose qu'il s'agit de nos propres passions, et non pas des instincts brutaux des bêtes de somme ou des animaux, quels qu'ils soient. Oui, il y a en nous des cupidités mauvaises dont nous enchaînons l'impétuosité par une vie sainte et chrétienne. Et vous m'accusez de couper les rênes à l'aide desquelles on peut réprimer les passions mauvaises? L'une de ces passions, c'est ta concupiscence de la chair, de laquelle et avec laquelle nous naissons, et contre laquelle les enfants reçoivent le remède de la régénération. J'ajoute que les époux chastes font un usage légitime de cette concupiscence mauvaise, tandis que les adultères en abusent. Vous, au contraire, vous soutenez qu'elle est bonne; que les adultères en abusent, et que les époux chastes en font un bon usage ; enfin, vous et moi, nous donnons la préférence à la continence, vous, parce qu'elle n'use pas de ce bien, et moi, parce qu'elle s'abstient de ce mal. Dieu seul voit le secret de nos consciences, mais la vie extérieure de chacun de nous est connue des hommes au milieu desquels nous vivons; cependant tous deux nous professons la continence, et si nous possédons réellement cette vertu dont nous faisons profession, nécessairement nous enchaînons en nous la concupiscence, nous luttons sans relâche contre l'impétuosité de ses mouvements; enfin, chacun des pas que nous faisons en avant est pour nous une victoire. Toutefois, entre vous et moi, il y atout ceci de différent : A mes yeux j'enchaîne le mal, à vos yeux vous enchaînez le bien ; je soutiens que le mal lutte contre moi, et pour vous, c'est le bien; je combats contre le mal, et vous contre le bien ; je désire triompher du mal, et vous du bien. Enfin, n'est-il pas naturel de penser qu'en prodiguant vos éloges à cette concupiscence, vous faites plus pour l'enflammer que vous ne faites pour l'enchaîner en vous condamnant à la continence ?

50. Armé de votre continence vous vous flattez de soutenir de glorieux combats ; et contre quoi donc, je vous prie ? N'est-ce pas contre la concupiscence de la chair ? Mais est-elle votre alliée, ou est-elle votre ennemie? Ne me répondrez-vous pas qu'elle est votre adversaire? « Car la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair; ce sont là deux adversaires», dit l'apôtre saint Paul (1). Si la lutte que vous soutenez contre elle est sérieuse, les éloges que vous lui prodiguez peuvent-ils l'être? Je ne vois pas que l'on puisse allier sincèrement ces deux choses contradictoires : louer la concupiscence comme amie, et la combattre comme ennemie. Il nous faut l'un ou l'autre, mais lequel des deux voulez-vous que nous choisissions? Si vous combattez franchement, ce n'est pas franchement que vous louez. Au contraire, si vos éloges sont sincères, votre combat n'est plus qu'un jeu. Je ne suis pas votre ennemi, comme l'est de votre âme ce mal qui habite dans votre chair, et dont je voudrais vous voir triompher par une saine doctrine et par une sainteté véritable ; cependant si j'étais condamné à vous voir feindre sur un point et agir franchement sur l'autre, je préférerais que la concupiscence fût en vous l'objet d'une fausse louange, plutôt que d'un combat simulé. Le mensonge dans les paroles se tolère plus facilement que le mensonge dans les oeuvres; feindre sur une proposition, c'est quelque chose, mais feindre la continence ne serait plus tolérable. En louant la concupiscence, vous vous posez en adversaire de ma doctrine, mais cette louange n'est qu'une feinte, si vous ne simulez pas la chasteté qui vous constitue l'adversaire de votre concupiscence. Si donc c'est sincèrement que vous faites la guerre à la passion, vous cesserez à l'instant de vous poser mon adversaire dans vos paroles. Du reste, que vous feigniez sur un point ou sur les deux à la fois, car la simulation vous est absolument nécessaire, soit que vous combattiez ce que vous louez, soit que vous approuviez ce que vous combattez, toujours est-il qu'adoptant l'interprétation la plus favorable je me regarderai comme ayant affaire avec un adversaire de la concupiscence, J'affirme donc que le mariage est bon, et que les époux chastes font un bon usage du anal, tandis que vous prétendez que c'est du bien qu'ils font un bon usage, puisque vous appelez bien la concupiscence de la chair, quoiqu'en la combattant vous la regardiez comme un mal. J'ai montré précédemment comment

 

(1) Gal. V, 17.

 

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les époux luttent contre elle, tout en en faisant un bon usage.

51. Il suit de là que le mariage est bon en tant que mariage, et que l'homme, en tant qu'homme, qu'il naisse du mariage ou de l'adultère, est bon en lui-même, car, comme homme, il est l'oeuvre de Dieu ; et cependant comme il naît avec et de cette concupiscence mauvaise dont pourtant la pudeur conjugale fait un bon usage, il est absolument nécessaire que l'homme trouve dans la régénération le remède à cette transmission du mal. Pourquoi donc me demandez-vous où est le « mal originel», quand vous avez pour vous répondre cette concupiscence contre laquelle vous combattez, alors même que vous la comblez d'éloges? Pourquoi demandez-vous comment l'homme créé par Dieu peut être «sous le joug du démon ?» Ce n'est pas Dieu qui a fait la mort, comment donc l'homme y est-il soumis ? Vous demandez également a ce que le «démon peut trouver dans l'homme qui lui appartienne, puisqu'il n'est l'auteur ni de l'homme lui-même ni des causes immédiates a qui l'ont produit ». En lui-même et dans sa cause immédiate l'homme est bon, car à aucun de ces deux points de vue il n'est l'oeuvre du démon, mais c'est le démon qui a semé le vice dans la semence. Du bien qui lui appartienne il n'en trouve aucun dans l'homme, car aucun n'est son oeuvre; mais il se reconnaît l'auteur du mal contre lequel nous combattons l'un et l'autre, et qui, par conséquent, ne saurait être loué par aucun d'entre nous. Voyez maintenant ce qu'il faut penser de cette question que vous me faites : «Parmi tant de biens dont les enfants sont comblés, d'où peut leur venir le mal?» quand surtout vous passiez sous silence, et à dessein, les preuves que j'énumérais dans le livre auquel vous répondez, et ces paroles mêmes de l'Apôtre : «Le péché est entré dans a le monde par un seul homme, et la mort a par le péché, et c'est ainsi que le péché est a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (1) ». Ce langage était trop explicite pour que vous permettiez à vos lecteurs de le méditer, dans un moment sur. tout où vous aviez besoin qu'ils ne se rendissent pas compte de leur foi et qu'il ne fussent pas saisis de dédain pour votre argumentation.

52. Vous me prêtez cette absurde définition: «L'homme qui naît de la fornication n'est point

 

(1) Rom. V, 12.

 

coupable, ruais celui qui naît du mariage n'est point innocent ». C'est le comble de la calomnie. M'appuyant sur la foi catholique que nos pères ont justifiée contre vous avant même que vous fussiez de ce monde, j'ai dit positivement que tout homme, quelle que fût sa naissance, naît exempt de tout péché personnel, mais souillé par le péché originel. Quant à la substance même de la nature, dont Dieu est l'auteur, j'ai affirmé qu'elle est bonne, même dans les plus grands pécheurs, ce qui n'empêche pas qu'ils se soient rendus coupables par les péchés personnels qu'ils ont librement ajoutés au péché originel. Pourquoi donc craindrais-je qu'on ne vînt à m'objecter, comme vous le faites, que «j'impute les péchés de tous les parents à tous les enfants ? » Lors même qu'il en serait ainsi, et il ne peut être ici question que des enfants, et non des adultes ; je dirais encore que la substance de la nature n'est pas mauvaise, car c'est Dieu qui en est l'auteur, et que le mal réside dans ces vices contre lesquels, pour me servir de vos propres paroles, «vous soutenez de glorieux combats».

53. «Dans l'adultère », dites-vous, «l'enfant naît de la fécondité naturelle de ses parents, et non de la honte même du crime »; vous dite vrai, et j'ajoute pour la même raison : Quand les époux engendrent, l'enfant naît de la fécondité naturelle de ses parents, et non de l'honnêteté même du mariage. Si, dans ce dernier cas, vous donnez pour causes de la naissance la fécondité et l'honnêteté, soyez logique, et, dans le premier cas, joignez également la honte à la fécondité. Remarquez toutefois que le fruit immédiat du mariage en lui-même, ce n'est point précisément la génération des enfants qui peuvent naître aussi bien de l'adultère, triais la naissance légitime de ces enfants. Comment donc accusez-vous de fausseté évidente cette partie de ma proposition où j'ai dit que « l'honnêteté da mariage n'est nullement compromise par le mal originel qui en découle ordinairement?» N'ai-je pas prouvé que ce mal, contre lequel vous combattez, les époux en ont fait un bon usage pour vous donner l'existence, et que pourtant ce mal vous est transmis et vous souille jusqu'à votre régénération ? De là je conclus tout à la fois que les époux qui font un usage légitime de ce mal ne doivent pas être inculpés, et que les enfants doivent recevoir la régénération pour être délivrés de ce mal.

 

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Si le bien du mariage ne consistait que dans le bon usage du bien, il y aurait de quoi s'étonner que le mal pût en résulter; quand, au contraire, nous disons que le bien du mariage consiste dans le bon usage du mal, on n'est plus étonné que de ce mal, dont le mariage fait un bon usage, sorte ce mal que nous appelons le mal originel. Les apôtres étaient la bonne odeur de Jésus-Christ; comment donc étaient-ils l'occasion du bien pour les uns, et l'occasion du mal pour les autres? Pour les uns ils étaient l'odeur de la vie pour la vie, et pour les autres l'odeur de la mort pour la mort (1); pourtant cette odeur n'était pas l'usage du mal, mais du bien. En effet, ils étaient l'odeur de Jésus-Christ, parce qu'ils faisaient un bon usage de la grâce de Jésus-Christ. De votre part, c'était donc une erreur de soutenir que « si le mal se transmet par le mariage, celui-ci peut être accusé et ne saurait être excusé ». Si le mariage est là cause occasionnelle de la transmission du péché originel, n'est-il pas aussi la cause d'un grand bien, je veux dire la naissance légitime des enfants? Remarquez que si le mal se transmet, ce n'est pas parce que le mariage est bon, mais parce que, dans le mariage, quoique bon, on fait usage du mal. L'union nuptiale a été établie, non pas comme vous le pensez, à cause de la concupiscence de la chair, mais à cause du bien qui doit sortir de ce mal. Ce bien se serait également produit, mais alors sans aucun mal, si le péché n'avait point été commis. Depuis le péché il en est autrement, et cependant ce bien n'est pas devenu un mal. De même le mal n'existerait pas, s'il n'y avait eu aucun bien, et le mal n'en devient pas pour cela un bien. L'oeuvre de Dieu est bonne dans la nature, et cependant sans cette oeuvre il n'aurait pu y avoir de volonté mauvaise. Ainsi donc, de même que l'adultère suppose nécessairement le bien de la nature, sans que pour cela il devienne un bien ; de même le mariage est inséparable de la concupiscence, sans que pour cela il devienne un mal. Par conséquent, lors même que je vous concéderais que « toute cause du mal est mauvaise », je n'aurais rien avancé contre le mariage, car il n'est pas la cause du mal. Ce n'est pas le mariage qui a produit le mal de la concupiscence; au contraire, il est destiné à faire faire du mal un bon usage.

 

1. II Cor. II, 15, 16.

 

54. «Cette condition », dites-vous, «n'échappe pas au supplice, puisque c'est en y participant que la culpabilité se contracte ». Si vous parlez de la concupiscence, vous êtes dans le vrai. En effet, les époux fidèles font de ce mal un bon usage, mais les enfants qu'ils forment naissent coupables, voilà pourquoi ils ont besoin d'être régénérés. Or, ce mal n'échappe pas au châtiment qu'il mérite, car il est infailliblement . puni dans les enfants privés du baptême ; quant à ceux qui sont baptisés, le mal originel est en eux parfaitement guéri et complètement détruit. «Si », dites-vous, «le mal originel se transmet par le mariage, le mariage est donc la cause du mal ». Et si quelqu'un venait vous dire : La volonté mauvaise se transmet par la nature, donc la nature est la cause du mal, ne serait-ce point une grossière erreur? Telle est pourtant la proposition que vous émettez ; le mal originel se contracte, non pas précisément par le mariage, mais par la concupiscence charnelle; tel est le mal contre lequel vous luttez; de ce mal les époux font un bon usage, s'ils n'ont en vue que la propagation de la famille; et sans le péché primitif, qui est passé dans tous les hommes, le mariage ne connaîtrait pas le mal de la concupiscence, et cependant les époux s'uniraient pour perpétuer le genre humain.

55. Quant au bon et au mauvais arbre, je crois vous avoir prouvé, dans le premier livre de cet ouvrage, à quel degré d'erreur vous êtes tombé sur ce point (1). Vous essayez pourtant de reprendre des noeuds depuis longtemps rompus, mais ne nous arrêtons pas à des superfluités. Vous demandez en vertu « de quel péché les enfants se trouvent souillés » ; puis vous vous livrez à une longue énumération des biens que ces enfants apportent en naissant, sauf à garder le plus profond silence sur le mal contre lequel vous combattez. Mais votre silence est une révéla. lion, éclatante. Vous dites : «Les parents dont l'union est la cause du péché sont en droit condamnables; n'est-ce pas le moyen fourni au démon d'exercer son cruel empire sur les hommes?» Ce langage, vous pourriez l’adresser à Dieu lui-même, non pas en ce sens qu'il crée les hommes soumis à la transmission du péché originel, car vous niez obstinément a dogme; mais en ce sens qu'il donne le vêtement

 

(1) Chap. VIII, n. 38-41.

 

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et la nourriture à une multitude d'impies, même à ceux qu'il sait devoir persévérer dans leur impiété; qu'il agisse autrement, et le démon n'aura plus autant d'esclaves. Vous me répondrez peut-être, qu'en agissant ainsi Dieu ne se propose que le bien dont il est l'auteur, puisqu'il est le Créateur des hommes. Je dis également que les parents, dans la génération des enfants, ne se proposent que le bien, c'est-à-dire la naissance de ces enfants, dont surtout ils ne connaissent pas la destinée. Vous admettez vous-même que le péché n'aurait jamais été commis, si antérieurement il n'y avait eu aucune volonté mauvaise ; par conséquent le péché originel, que nous affirmons et que vous niez, n'aurait jamais existé si la nature n'avait pas été viciée par la volonté mauvaise du premier homme. D'un autre côté, la volonté mauvaise n'est possible qu'autant qu'elle suppose déjà l'existence antérieure d'une nature quelconque, angélique ou humaine. Direz-vous donc que Dieu est la cause des péchés, parce que sa volonté est le principe d'existence de toutes les natures changeantes ? De même donc que l'on ne saurait imputer à Dieu le crime que commettent les natures raisonnables en se séparant du bien, puisqu'il n'est l'auteur que du bien qu'elles possèdent; de même les parents qui engendrent et qui font un bon usage de la concupiscence ne sauraient s'imputer à eux-mêmes le mal avec lequel leurs enfants naissent; ils n'ont formé que leur nature, et leur nature est bonne. N'êtes-vous donc pas dans l'erreur, quand vous prétendez que les « enfants », comme hommes, «tireraient leur a origine du démon, puisque c'est le démon qui est le principe du péché, dont aucun homme n'est exempt à sa naissance? » La mort tire également son origine du démon ; s'ensuit-il que tous les mortels lui doivent leur origine?

56. «A travers tous ces remparts qui protégeaient l'innocence », vous cherchez « une ouverture par laquelle le péché puisse pénétrer ». Ne voyez-vous donc pas l'apôtre saint Paul, vous montrant, non pas une fente, mais une porte tout au large ouverte, quand il s'écrie: «Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché ; et c'est a ainsi que le péché est entré dans tous les a hommes?» Vous gardez le silence sur ces paroles, afin de mieux faire retentir les vôtres : « L'oeuvre du démon », dites-vous, «ne saurait pénétrer dans l'œuvre de Dieu »; les hommes sont l'œuvre de Dieu, le péché est l'oeuvre du démon, et pourtant l'Apôtre affirme que le péché est passé dans tous les hommes. Vous vous écriez : «Si la nature nous vient de Dieu, elle est exempte de tout mal originel » ; pourquoi ne pas dire : Si la nature nous vient de Dieu, le mal ne peut venir d'elle, ni habiter en elle? Cette pensée serait plus religieuse encore, et cependant elle est une erreur, car le mal ne peut sortir que de la nature, et il ne peut habiter nulle part que dans la nature. Je proclame donc que je vois l'œuvre de Dieu dans l'enfant qui prend naissance, quoiqu'il soit souillé par le mal originel; car ce qui, dans cet enfant, est l'oeuvre de Dieu, jouit d'une bonté réelle ; l'œuvre de Dieu n'est-elle pas bonne, même avec le mal, non-seulement dans les enfants, mais encore à tous les âges? j'entends par là le sentiment, la substance, la forme, la vie, la raison, et tous les autres biens qui se trouvent dans l'homme mauvais. Quel est donc celui qui donne la vie à l'homme, si ce n'est celui en qui nous avons la vie, le mouvement et l'être (1)? Cette vie, il nous la donne par le travail mystérieux de sa munificence, en tenant compte des aliments visibles avec lesquels nous sustentons notre existence. Celui donc qui conserve la vie de l'homme, fût-il même pécheur, c'est également lui qui donne naissance à l'enfant, quoique cette naissance soit souillée par le péché.

57. Pourquoi donc, à l'aide de quelques-unes de mes paroles prises indistinctement dans mon livre, cherchez-vous à dénaturer ma pensée, en me prêtant tin langage comme celui-ci: «Autre était l'institution du mariage avant le péché d'Adam, car alors on n'y trouvait ni la concupiscence, ni le mouvement des corps, ni la nécessité des sexes? » Arrachez au mariage la concupiscence par laquelle la chair convoite contre l'esprit, arrachez le mal contre lequel vous soutenez des combats si glorieux par la vertu de continence, et vous retrouverez le mariage tel qu'il pouvait être avant le péché de nos premiers parents. Quel mariage pourrait-on concevoir en dehors de tout mouvement des corps et de toute distinction des sexes? Quant à la lutte qu'éprouvent tous les hommes chastes, qu'ils vivent dans la continence ou dans le mariage, nous disons

 

(1) Act. XVII, 28.

 

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qu'elle était inconnue dans le paradis terrestre avant le péché. Alors comme aujourd'hui le mariage existait., seulement il n'avait point à faire usage du mal dans la génération des enfants, tandis que maintenant le mal de la concupiscence s'impose à lui, et il lui faut en faire un bon usage. Malgré la présence de ce mal, le mariage n'a point perdu ce qui faisait sa bonté intrinsèque, je veux dire la chasteté conjugale, la fidélité sacramentelle et la fécondité. En dehors de cette concupiscence, l'époux resterait uni à son épouse en vue de la génération ; mais ils n'éprouveraient pas dans leur chair les mouvements de la passion honteuse ; la volonté jouirait de son empire dans une tranquillité parfaite, et règnerait en souveraine sur tous les membres.

58. Vous me reprochez de dire que ces enfants qui ont peuplé le monde et pour lesquels Jésus-Christ est mort, sont l'oeuvre du démon, «nés de la maladie, et coupables dès leur origine ». Substantiellement parlant, les enfants ne sont pas l'oeuvre du démon, mais c'est par le fait du démon qu'ils sont originairement coupables. Voilà pourquoi, comme vous en convenez vous-même, Jésus-Christ est mort pour ces mêmes enfants, car ils ont leur part dans ce sang qui a été répandu pour la rémission des péchés (1) ;comment donc osez-vous les priver de ce sang, en niant la transmission du péché originel ? Ne vous irritez pas de m'entendre dire de la concupiscence qu'elle est une maladie, car vous avouez vous-même qu'il lui a été préparé un remède. La source commune dans laquelle les enfants vont puiser leur naissance, c'est Adam ; mais, comme Adam s'est laissé souiller et condamner par le péché, Jésus-Christ a établi pour eux une autre source dans laquelle ils viennent se régénérer.

59. «Avant le péché », dites-vous, «si Dieu a posé le principe de l'existence des hommes, et le démon, le principe des mouvements de la concupiscence dans les parents, on doit, sans hésiter, attribuer la sainteté aux enfants qui naissent, et la faute aux parents qui engendrent». Que parlez-vous de «commotions dans les parents ? » S'ils s'unissent avec une volonté pieuse et dans le désir d'avoir des enfants, cette union a été voulue par Dieu lui-même; s'il s'agit des troubles passionnés sur lesquels la volonté n'a directement aucun

 

(1) Matt. XXVI, 28.

 

empire, c'est là le fruit de la blessure faite à la nature par la prévarication dont le démon s'est fait l'instigateur. J'ai donc eu raison de dire : «La génération se serait faite dans ce corps de vie en dehors de toute atteinte de cette maladie, sans laquelle il n'y a plus de génération possible dans ce corps de mort (1)».

60. Mais voici l'un de vos raisonnements: «Les enfants sont le fruit de cette fécondité conférée parla bénédiction de Dieu avant la maladie de la concupiscence; ils n'appartiennent donc pas à cette maladie elle-même, supposé que plus tard elle se soit emparée des pécheurs; d'où il suit que la sainteté doit être attribuée aux enfants et la faute aux parents». Vous oubliez donc que par ce grand péché toute la nature humaine s'est trouvée précipitée dans une déchéance profonde, au sein de laquelle toute génération devait se produire. Autant vaudrait dire qu'Eve seule, à l'exclusion de toutes les autres femmes, devait ressentir les douleurs de l'enfantement; car cette bénédiction : «Croissez et multipliez-vous (2) », principe de toute fécondité, a été formulée avant que le sexe féminin eût été frappé de malédiction. Mais alors je répondrais que toute la nature humaine a été déchue par le fait de cette malédiction, comme par le fait du péché, et que telle est la cause de la transmission du péché originel et de ce joug si lourd qui pèse sur les enfants d'Adam.

61. Vous êtes donc dans l'erreur quand vous affirmez qu'il ne s'agit que du Juif place sous la loi, dans ces paroles de l'Apôtre: « Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair ; ce n'est pas moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi; le mal m'est inhérent; je vois dans mes membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit ». Paul ne parlait pas seulement du Juif, mais de la nature humaine soumise à une chair corruptible, non pas en ce sens que Dieu l'ait primitivement créée dans le mal, mais en ce sens qu'elle a été blessée par le péché libre et volontaire de nos premiers parents. Ecoutez-le : «Malheureux homme que je suis, qui donc me délivrera de corps de mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (3) ». Parle-t-il du Juif ? Assurément non, mais bien du chrétien. C'est donc au chrétien que s'appliquent également

 

(1) Du Mariage et de la Concupiscence, liv. I, chap. I. — (2) Gen. IV, 28. — (3) Rom. VII, 18, 20, 23-25.

 

les paroles précédentes, dont celles-ci ne sont que la conséquence. Celui qui a dit : «La grâce de Dieu me délivrera de ce corps de mort par Jésus-Christ Notre-Seigneur » ; c'est le même qui disait : « Je vois dans mes membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit ».

62. Peut-être seriez-vous tenté de croire que ces paroles ne sont que le cri d'un catéchumène appelant de ses voeux le bain de la régénération, après lequel il ne ressentirait plus dans ses membres aucune loi de péché résistant à la loi de son esprit. Pourtant, si nous vous en croyons, quoique régénéré dans les eaux du baptême, vous avez encore à soutenir, par le bien de la continence, de glorieux combats contre le mal de la concupiscence. Quoi qu'il en soit, je vous invite à méditer les avertissements donnés par saint Paul aux Galates, qui certainement étaient baptisés. « Obéissez », leur dit-il, «à l'impulsion de l'esprit, et ne cédez pas aux convoitises de la chair ». Il ne leur dit pas : N'ayez aucune de ces convoitises, car ils n'étaient pas libres de ne point en avoir; mais : «N'y cédez pas », c'est-à-dire, n'en faites pas les œuvres par le consentement de votre volonté. «Car »,dit-il, « la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair; ce sont là deux adversaires, de telle sorte que vous ne faites pas toujours des choses que vous voudriez ». N'est-ce pas le commentaire naturel de ces paroles aux Romains: «Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas ? » S'adressant aux Galates, il ajoute: «Que si vous a vous conduisez par l'Esprit de Dieu, vous n'êtes point sous la loi (1) ». C'est la pensée qu'il formulait en ces termes aux Romains : «Ce n'est pas moi qui le fais ; je me réjouis dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur; que le péché ne règne pas dans votre corps mortel, de manière à obéir à ses désirs (2) ». Nécessairement notre chair de péché, notre corps mortel ressentent les mouvements de la concupiscence, mais, pourvu qu'on y résiste, on réalisera ce voeu de l'Apôtre : «Ne cédez point aux convoitises de la chair ». Les œuvres de la chair nous sont admirablement dévoilées dans ce qui suit : «Il est aisé de reconnaître à leur évidence les oeuvres de la chair, qui sont la fornication, l'impureté, la luxure, l'idolâtrie, etc. (3) » Si donc on           ne

 

(1) Gal.V,18-18. — (2) Rom. VII, 15,20, 22, et VI,12. — (3) Gal. V, 19, 20.

 

consent pas aux convoitises de la chair, quelle que soit l'impétuosité de ses mouvements, on n'en fera pas les oeuvres. Comme donc la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair, de telle sorte que nous ne faisons pas ce que nous voulons, on doit en conclure que les convoitises de la chair peuvent se faire sentir sans être couronnées par les oeuvres, comme nos bonnes œuvres peuvent se produire sans arriver pour cela à leur perfection. La concupiscence de la chair est pleinement satisfaite quand elle obtient pour ses oeuvres mauvaises le consentement de l'esprit, de telle sorte que, loin de convoiter contre elle, l'esprit convoite avec elle ; de même nos bonnes oeuvres arrivent à leur perfection, quand la chair se met tellement d'accord avec l'esprit qu'elle cesse de convoiter contre lui. C'est là ce que nous voulons obtenir, quand nous aspirons à la perfection de la justice ; c'est là le but que nous devons poursuivre sans relâche ; mais comme nous ne pouvons en arriver là tant que nous sommes ensevelis dans notre chair corruptible, l'Apôtre a pu dire aux Romains en toute vérité : «Il m'appartient de vouloir le bien, mais je ne trouve pas le moyen de l'accomplir (1) » ; ou bien, selon le texte grec : «Il m'appartient de vouloir, mais non pas de faire le bien dans toute sa perfection ». Il ne dit pas de faire, mais de « parfaire ». Car faire le bien, c'est ne point obéir à la concupiscence (2); tandis que parfaire le bien, c'est ne point convoiter. L'Apôtre disait aux Galates : « Ne parfaites point les concupiscences de la chair » ; et aux Romains il dit dans un sens tout opposé : « Je ne trouve pas le moyen de parfaire le bien ». En effet, la concupiscence n'arrive point à la perfection du mal, tant qu'elle n'a pas obtenu l'assentiment de notre volonté ; de même notre volonté n'arrive point à la perfection dans le bien, tant que nous ressentons au dedans de nous-mêmes ces mouvements auxquels pourtant nous ne consentons -pas. Mais revenons à ce combat qu'ont à soutenir ceux même qui ont reçu le baptême, tant que la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair; l'esprit fait le bien, quand il refuse de consentir à la concupiscence mauvaise, mais ce bien n'est point encore parfait, puisque les mauvais désirs n'ont point entièrement disparu ; quant à la chair,

 

(1) Rom. VIII, 18. — (2) Eccli. XVIII, 30.

 

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elle forme le mauvais désir, mais tant qu'elle n'a pas obtenu le consentement de l'esprit, elle n'atteint pas la perfection du mal et n'arrive même pas aux oeuvres condamnables. Or, je dis que ce combat n'est soutenu ni par les Juifs ni par les Gentils, mais uniquement par les chrétiens qui savent déployer tous leurs efforts pour mener une vie sainte, et réalisent de la sorte en eux-mêmes cette parole de saint Paul aux Romains : «Je suis soumis à la loi de Dieu selon l'esprit, mais assujetti à la loi du péché selon la chair (1) ».

63. Si telle est notre condition dans ce corps de mort, condition toute différente de celle qui nous était faite dans un corps de vie au paradis terrestre, comment ne pas voir pourquoi les enfants contractent l'obligation du péché lorsqu'ils naissent charnellement et y restent soumis jusqu'à ce qu'ils renaissent spirituellement ? Cette obligation leur est transmise, non point par l'action créatrice de la nature humaine, mais par la blessure faite à notre nature par l'ennemi du genre humain. D'un autre côté, l'ennemi dont nous parlons n'est point celui que les Manichéens ont imaginé comme sortant de la nature du mal, de cette nature essentiellement mauvaise et étrangère à toute création ; nous parlons de cet ange révolté que Dieu avait créé bon, et qui s'est lui-même rendu mauvais par la perversion de ses oeuvres ; de cet ange qui s'est frappé lui-même d'une blessure sans remède, avant de blesser le genre humain, de le séduire criminellement et de le faire tomber dans la prévarication; de là vient cette marche chancelante que nous trouvons dans tous les hommes, dans ceux-là même qui suivent les voies de Dieu.

64. Et cependant, vous vous enflammez de colère, parce que j'ai dit: «Telle est cette honteuse concupiscence impudemment louée par des hommes impudents (2) ». Arrivée à son comble, la colère aidée de cet orgueil qui tend sans cesse à s'élever, vous rend assez insolent pour soutenir que si vous niez l'existence du mal dans la nature humaine, ce n'est qu'en vous appuyant sur le témoignage des saintes Ecritures et de la saine raison, et pour inspirer aux hommes un désir plus ardent de se livrer à la pratique des vertus. Vous voudriez persuader à tous que la vertu n'a point de sommet si élevé qu'on ne puisse y

 

(1) Rom. VII, 25. — (2) Du Mariage et de la Concupiscence, liv. I, n. 1.

 

parvenir, sans aucune intervention du secours et de la grâce de Dieu. Si vous soutenez que notre chair n'est point nécessairement mauvaise, c'est afin », dites-vous, «que chacun se sentant créé dans le bien, rougisse profondément à la seule pensée d'une vie mauvaise, et qu'ainsi la honte secoue la paresse et réveille le secours de notre noblesse originelle » . Vous ajoutez mille autres choses semblables que vous déroulez à grands flots d'éloquence, et que vous lancez comme alitant de glaives contre nous, quand vous vous écriez que nos dogmes n'ont qu'un résultat infaillible, le renversement de toute sainteté, la « flétrissure de la pudeur et la perversité des mœurs »: Vous me défiez même « de pouvoir le nier, moi qui », dites-vous, «voudrais faire retomber sur la nature les souillures de la vie, de manière à détruire jusqu'à la crainte, cette dernière ressource des pécheurs ». En face de tant d'obscénités, je me console à la pensée des injures déversées contre les Apôtres et contre les saints, et surtout je rap. pelle souvent à ma pensée cette parole de Paul, ce vase précieux de l’Eglise de Jésus-Christ : «Je ne fais pas le bien que je veux; et je fais le mal que je hais (1) ».

65. Toutefois, malgré les éloges que vous vous adressez et les injures que vous nous prodiguez, vous ne laissez pas de lutter contre le mal de la concupiscence, et, en luttant ainsi, vous confessez par votre conduite ce que vous niez par votre langage. Vous vous flattez d'être parvenu au sommet de la vertu, et, de ce sommet où vous croyez avoir échappé aux poursuites de la concupiscence, vous combattez comme du haut d'une forteresse, et quelle que soit l'élévation de ce champ de bataille, l'ennemi que vous avez à terrasser est un ennemi tout intérieur. Et cette concupiscence, sous les coups de laquelle vous périrez infailliblement si elle est victorieuse, vous ne craignez pas de la louer au détriment de celui qui, même après vous avoir vaincu, voudrait vous arracher à votre perte. A la fin de ce même livre, ne dites-vous pas que « je n'ai d'autre intention que de faire la guerre aux vertus en faveur des vices; de déployer l'astuce et la fureur pour ruiner la cité de Dieu; de faire sonner bien haut l'impossibilité d'acquérir la chasteté pour effrayer ceux dont le coeur répugne à la honte ; de supposer une

 

(1) Rom. VII, 15.

 

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puissance extraordinaire à la passion de la volupté, afin de laisser croire que la raison ne peut ni la gouverner ni la dompter, ce qui explique pourquoi la légion même des Apôtres n'a pas craint d'y céder ». Toutes ces propositions que vous me prêtez sont autant de mensonges. Je ne fais pas la guerre aux vertus, mais aux vices, autant du moins que Dieu m'en donne la grâce, et je prêche hautement qu'il faut les combattre sans répit. Si c'est ainsi que vous agissez vous-même, comment donc louez-vous ce que vous combattez? Comment me persuaderez-vous que vous opposez la vertu à des ennemis que vous n'osez attaquer dans vos paroles ? Si nous sommes d'accord pour combattre la concupiscence, pourquoi ne sommes-nous pas d'accord pour la couvrir de honte ? Cette passion, que vous vous flattez de combattre par la continence, pourquoi donc ne voulez-vous pas la condamner par votre doctrine ? Vous m'accusez d'exagérer ses forces jusqu'à soutenir que la raison ne peut ni la diriger ni la dompter. Je n'ai jamais dit que la raison, soutenue et aidée par la grâce divine, ne puisse la diriger et la dompter; mais vous, comment osez-vous nier l'existence d'un mal que nous devons enchaîner, si nous ne voulons pas qu'il nous tue ? Quoiqu'il vous plaise de soutenir le contraire, je crie de toutes mes voix que la légion des Apôtres a toujours lutté et lutte encore contre la concupiscence ; mais vous qui nous reprochez et nous accusez de faire injure aux Apôtres, pourquoi donc ces éloges dont vous couronnez une passion qu'ils ont toujours regardée comme une ennemie ? Et puisqu'ils font regardée comme une ennemie, comment entreprendre sa justification, à moins qu'on ne soit l'ennemi des Apôtres ?

66. Pouvez-vous donc tout à la fois aimer la concupiscence et la haïr, la combattre en vous-même, et prendre contre moi sa défense? La guerre que vous lui faites est invisible, mais votre amitié pour elle est évidente ; l'évidence de celle-ci ne fait-elle pas suspecter les mystères de celle-là ? Comment voulez-vous que nous croyions à la sincérité d'une guerre que vous faites en secret à une chose pour laquelle vous affichez publiquement l'amitié la plus vive? Comment voulez-vous nous faire croire que vous luttez contre l'aiguillon de la passion, quand tous vos livres ne font que redire ses éloges? Mais je veux imposer silence à mes soupçons les plus légitimes; je crois donc que vous combattez ce que vous louez, mais je regrette de vous entendre louer ce que vous combattez. Or, c'est de ce mal, et avec ce mal que l'homme est engendré, quoique vous niiez qu'il en soit délivré par la régénération. Les époux en font un bon usage, mais les vierges font mieux encore de ne pas en user. Or, si l'on doit regarder comme un mal cette concupiscence par laquelle la chair convoite l'esprit, et contre laquelle a lutté, dites-vous, la légion des Apôtres, il est clair que les époux qui en font usage, usent légitimement, non pas d'un bien, mais d'un mal. Par conséquent, tout enfant né de et avec cette concupiscence, doit être régénéré, s'il veut être délivré du mal. Dira-t-on que leurs parents en se faisant régénérer ont été délivrés de ce mal originel ? C'est vrai, mais il n'en est pas moins certain qu'ils l'avaient apporté en naissant. Or, quand ils engendrent à leur tour, est-ce en vertu et avec les caractères de leur génération ou de leur régénération, et alors qu'engendrent-ils? Des coupables, puisqu'eux-mêmes sont nés coupables, et, qu'engendrant en vertu de leur naissance, ils n'ont pu engendrer que ce qu'ils étaient à leur naissance. La régénération n'a fait que les purifier de la faute avec laquelle ils étaient nés. J'en conclus que les enfants engendrés par des parents régénérés ont eux-mêmes besoin de régénération. En effet, ils sont nés de ce mal dont il n'est donné aux époux de faire un bon usage qu'afin que les enfants qui naissent du mariage soient appelés à la régénération. Si vous ne combattez pas contre ce mal, croyez à ceux qui lui font une guerre continuelle; si vous combattez, avouez donc qu'il est pour vous un adversaire ; enfin, gardez-vous, en louant cette maladie, de l'avoir comme amie, quand en la combattant vous la reconnaissez pour ennemie.

 

 

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