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LIVRE TROISIÈME. LE TROISIÈME LIVRE DE JULIEN.

 

Saint Augustin réfute ici le troisième livre de son adversaire. Julien y prétendait s'appuyer sur plusieurs passages de l'Ecriture pour nier la transmission du péché originel : saint Augustin lui démontre comme il entend mal ces passages. Saint Augustin repousse aussi les attaques de Julien contre son livre du Mariage et de la Concupiscence.

 

I. Julien. Il faudrait sans doute que toutes les vertus fussent en honneur parmi les hommes; il faudrait que la sagesse constante de notre esprit fût comme une digue puissante opposée au torrent des vices, et que la sainteté de nos désirs fît descendre sur nous les bénédictions du Créateur; enfin, puisque la persévérance dans l'heureux état de notre piété et de notre ferveur première est une chose extrêmement rare; puisque cette persévérance nous paraît excessivement difficile, pour ne pas dire impossible, nous devrions du moins nous appliquer à déraciner de notre coeur les vices que nous y avons longtemps nourris, et entretenir la vigueur de nos âmes par le travail de notre réformation personnelle et par les labeurs de la pénitence. Certes, il faudrait du moins que le respect de la divinité demeurât inviolable, et que nous ne fussions pas dans la nécessité de défendre la loi divine au prix de tant d'efforts; mais, parce que la perversité des pécheurs est parvenue à un degré tel que nous sommes réduits à entreprendre des travaux considérables pour prouver que Dieu est juste, nous allons, avec la confiance que cette justice même dont nous plaidons la cause ne nous refusera pas son secours, nous allons accomplir la promesse que nous avons faite dans le livre qui précède.

Aug. Tu implores le secours de Dieu pour parvenir à terminer tes livres et à les remplir de vaines paroles, et tu n'implores pas ce même secours pour parvenir à réformer ta doctrine perverse. Je voudrais cependant apprendre de toi pourquoi tu réclames le secours de Dieu au sujet de cette oeuvre, puisqu'il dépend de ton libre arbitre de l'accomplir ou de ne pas l'accomplir. Est-ce afin d'obtenir par ce moyen des choses qui ne sont pas en ton pouvoir et sans lesquelles tu ne saurais composer ton ouvrage; par exemple, pour ne point parler du reste, la nourriture et le loisir ? Mais Dieu nous procure presque toujours ces sortes de choses par l'intermédiaire de la volonté des autres. Ainsi, tu vois que quand tu implores le secours de Dieu pour parvenir à terminer tes livres, tu demandes précisément que le Dieu tout. puissant dispose les volontés des hommes, de telle sorte que tu sois aidé par elles et qu'elles écartent même les obstacles qui pourraient s'opposer à l'accomplissement de ton oeuvre. Car si les hommes ne voulaient pas te procurer la nourriture et les autres ressources nécessaires;,'ils ne voulaient pas cesser de troubler ton repos et d'apporter des obstacles à ton entreprise, il ne te serait pas possible d'écrire ou de dicter ces livres. Tu as donc l'espérance que, avec le secours divin, les volontés des hommes au milieu desquels tu vis seront disposées de telle sorte que rien de ce qui est nécessaire à l'achèvement de ton oeuvre ne le fera défaut. C'est le Seigneur, en effet, qui prépare la volonté (quoique vous ne le croyiez pas) (1). Conséquemment, ou bien réforme ta doctrine, ou bien cesse d'implorer le secours de Dieu pour la défense même que tu veux faire de cette doctrine.

II. Jul. Dans le premier volume nous avons établi, d'une manière explicite et irréfutable, que la justice est un attribut essentiel de la divinité, et que, si l'on pouvait prouver que Dieu n'est pas juste, on prouverait par la même qu'il n'est pas Dieu ; aucun doute ne pouvant plus subsister à cet égard, nous avons montré clairement que la justice n'est pas autre chose qu'une vertu par laquelle on s'abstient de porter jamais aucun jugement, d'accomplir jamais aucune action iniques, et par laquelle, au contraire, on rend à chacun ce qui lui est dû, sans léser et sans favoriser qui que ce soit; en d'autres termes, sans faire acception de personnes.

Aug. Tu as raison de dire que la justice « ne lèse jamais qui que ce soit », autrement elle punirait des hommes qui n’ont mérité

 

1. Prov. VIII, suiv. les Sept.

 

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aucun châtiment; mais si la justice de Dieu «n'accordait jamais aucune faveur n, jamais aussi Jésus-Christ ne serait mort pour les impies, c'est-à-dire pour des hommes qui ne méritaient aucune récompense, et qui méritaient de sévères châtiments; lui qui ne porte aucun jugement , qui n'accomplit «aucune action iniques, mais qui rend à chacun ce qui lui est dû, sans léser personne », jamais il n'aurait, d'une part, adopté pour être les héritiers de son royaume des enfants qui n'ont encore accompli aucune bonne action, ni formé aucun acte de bonne volonté; et, d'autre part, jamais il n'aurait exclu de la participation à ce même royaume d'autres enfants qui se trouvent dans une condition identique à celle des premiers. Reconnais donc comme ayant été choisis par grâce, pour être des vases d'honneur, les enfants qui sont admis à la participation du royaume de Dieu; et comme ayant été destinés, par un acte de justice rigoureuse, à devenir des vases d'ignominie, les autres enfants qui ne sont pas élevés à cette gloire ; et pour ne pas attribuer à Dieu une conduite inique, confesse enfin l'existence du péché originel.

III. Jul. Nous vous avons montré que la notion même de cette vertu exige que Dieu ne châtie aucune des créatures soumises à sa puissance, si ce n'est pour des fautes qui ont été certainement commises par des actes de volonté libre.

Aug. Le péché originel a été, lui aussi, commis par la volonté libre de Celui en qui la nature humaine a été condamnée; et les hommes sont en naissant voués à la damnation, s'ils ne sont régénérés en Celui qui n'a pas été assujetti, en naissant, à cette condamnation. Vous prétendez détruire ce dogme chrétien; mais il résiste à vos efforts et vos coups ne frappent que vous-mêmes.

IV. Jul. Cette notion exige qu'il ne donne point aux hommes des préceptes dont il sait que l'observation surpasse les forces de leur nature; qu'il ne déclare personne coupable pour des choses inhérentes à la nature humaine.

Aug. Mais Adam a existé, et clous avons tous existé en lui (1), au moment où en commettant le péché il aurait perdu dans sa personne tous les hommes, si Celui qui est venu chercher ce qui était perdu (2) ne délivrait de leur état de damnation ceux qu'il lui plaît.

 

1. Ambr. Liv. VII sur saint Luc, XV. — 2. Luc, XIX, 10.

 

V. Jul. Qu'il n'impute pas à un homme des péchés qui ont été commis par un autre homme; et par là même, qu'il ne condamne pas au supplice éternel, à cause des iniquités de leurs parents, les enfants innocents qui ne sauraient être regardés comme ayant imité les crimes de leurs ancêtres, puisqu'ils n'ont accompli par eux-mêmes aucune action , soit bonne, soit mauvaise. Ces principes établis, il est contant que Dieu existe et qu'il est juste; car, nous avons démontré que, s'il commettait une injustice quelconque, la flétrissure qui se trouverait par là imprimée à son équité rejaillirait en même temps et dans une mesure égale sur sa divinité.

Aug. Tu dis vrai : et par là même, Dieu ne commet aucune injustice, quand il fait peser un joug accablant sur les enfants d'Adam, dès le jour où ils sortent du sein de leur mère. Toutefois, il y aurait là une injustice manifeste, si le péché originel n'existait pas.

VI. Jul. Cependant, ô effet déplorable de l'ignorance humaine ! je suis pénétré de la plus amère douleur, quand je considère la nature même du débat qui s'agite entre nous : comment ces vérités ont-elles pu être révoquées en doute ? comment cette cause a-t-elle eu besoin d'être plaidée ? comment, dis-je, dans des églises qui font profession de croire en Jésus-Christ, a-t-on pu douter si les jugements de Dieu sont justes, c'est-à-dire conformes à la raison ?

Aug. Cette vérité n'est pas l'objet d'un doute, et voilà précisément pourquoi il est écrit qu'un joug accablant pèse sur les enfants d'Adam dès le jour où ils sortent du sein de leur mère (1). Car, la sagesse des Pélagiens n'est pas supérieure à la sagesse de l'auteur de l'Ecclésiastique.

VII. Jul. Mais le respect que j'ai pour la vérité, me fait oublier l'objet même de notre discussion. Je m'étonne que l'on ait pu agiter la question de savoir si Dieu est juste ; et en réalité il est certain que, dans les synagogues des partisans de la transmission du péché, on n'a jamais douté qu'il ne soit injuste.

Aug. On ne discute pas sur la question de savoir si Dieu est juste, et c'est précisément pour cette raison que l'on considère comme un juste châtiment le joug accablant qui pèse sur les enfants : et parce que ce joug est considéré comme un châtiment infligé avec justice,

 

1. Eccli. XL, 1.

 

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on ne croit pas que les enfants soient exempts du péché originel. Conséquemment, il n'est pas vrai de dire, comme tu le prétends, que dans l'Eglise catholique, dans cette Eglise qui est la nôtre et d'où les Pélagiens sont sortis, on ne doute en aucune manière que Dieu soit réellement injuste: la vérité est au contraire que nous ne doutons nullement de la justice divine; nous enseignons en effet et nous prétendons que le petit enfant, qui n'a vécu qu'un seul jour sur la terre, n'est pas exempt de ta souillure du péché (1) ; c'est pourquoi nous regardons les maux que souffre cet enfant, non pas comme un châtiment injuste, mais comme des effets de la justice divine.

VIII. Jul. Certes, cette doctrine est d'autant plus odieuse que l'amour du' mal est plus abominable que l'indifférence à l'égard du bien; que l'impiété formelle de la volonté est plus pernicieuse que le doute de l'esprit à l'égard de la vérité; enfin, que l'audace de porter une accusation contre Dieu est plus criminelle que le refus de lui rendre les hommages qu'on lui doit.

Aug. Mais c'est vous-mêmes qui accusez Dieu, quand vous niez que la souillure d'un péché quelconque soit imprimée dans l'âme des enfants, quoique vous voyiez peser sur eux un joug accablant qui leur est imposé par la volonté divine.

IX. Jul. Le prophète David atteste que l'insensé a dit en son coeur : Dieu n'existe pas (2). Il n'a pas dit cependant : Dieu existe, mais il est injuste ; la nature entière crie d'une voix unanime que la justice est un attribut inséparable de la divinité, et l'on trouverait plus facilement un homme capable de nier l'existence de Dieu, qu'un homme capable de nier la justice de Dieu. Il a pu se rencontrer des hommes qui ne croyaient pas à l'existence de ce qu'ils ne voyaient point; mais jusqu'ici personne n'avait déclaré injustes des actes qu'il croyait être des actes de la volonté divine.

Aug. Ce langage cependant est le lien. N'est-ce pas à un homme tel que toi, que ces paroles sont adressées : « Tu as pensé que je suis capable d'injustice, tu as cru que je pouvais être semblable à toi (3) ? » Les chrétiens catholiques savent que Dieu existe et que la justice est un de ses attributs ; c'est

 

1. Job, XIV, 4, suiv. les Sept. — 2. Ps. XIII, 1. — 3. Id. XLIX, 21.

 

pourquoi, à l'égard des hommes qui, étant nés d'Adam, meurent dans le premier âge sans avoir été régénérés en Jésus-Christ, ils ne sauraient douter, quoique ces hommes aient été créés à l'image de Dieu, que leur exclusion du royaume de celui-ci soit, non pas un acte d'injustice, mais un juste châtiment du péché originel.

X. Jul. Cet insensé niant l'existence de Dieu, semblait avoir atteint les limites extrêmes de l'impiété ; mais nous voyons aujourd'hui la race des Manichéens et des partisans de la transmission du péché, l'emporter sur lui par leur audace sacrilège.

Aug. Je sais quelle est la gloire et l’autorité des docteurs de l'Eglise de Jésus-Christ, qui ont cru ce que je crois, qui ont enseigné ce que j'enseigne, qui ont soutenu ce que je soutiens, par rapport au péché originel et à la justice de Dieu : c'est pourquoi je dois recevoir tes injures comme des éloges très-honorables pour moi.

XI. Jul. Mais revenons au sujet dont nous nous sommes écartés. Il demeurait établi que celui à qui nous reconnaissons le titre de vrai Dieu, ne saurait prononcer aucun jugement qui soit en opposition avec les règles de la justice ; et par là même, qu'il ne saurait por. ter contre qui que ce soit une sentence de condamnation pour des péchés commis par d'autres personnes : d'où il suit que l'innocence des petits enfants ne peut en aucune manière être condamnée à cause de l'iniquité de leurs parents ; car il serait injuste que la culpabilité fût transmise avec le sang.

Aug. Pourquoi donc a-t-il été dit : « Leur race était maudite dès le commencement? » Car, l'Ecriture ne parle pas ici comme au livre de Daniel : « Race de Chanaan, et non pas de Juda (1) » ; le Prophète, en s'exprimant ainsi, fit voir à qui les vieillards étaient devenus semblables et de quels ancêtres ils étaient les enfants dégénérés : le sage, au cor. traire, employant l'expression de race man. dite, voulait désigner des hommes mauvais par nature, comme le sont tous les enfants d'Adam que la grâce a pour mission de transformer en enfants eue Dieu. Quand il dit : « Vous n'ignoriez pas que leur nation était une nation méchante, que la malice leur était naturelle et que leur esprit pervers ne pourrait jamais être changé ; car leur race

 

1. Dan. XIII, 56.

 

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était maudite dès le commencement (1) » ; il me semble que cette accusation s'adresse à la nature de ces hommes, et non point aux actes d'imitation accomplis par eux ; or, comment la nature humaine peut-elle être l'objet d'une telle accusation, sinon en tant que cette nature a été corrompue par le péché, non pas en tant qu'elle a été créée intègre dans la personne du premier homme ? Par là même, qu'est-ce à dire : Leur race était maudite dès le commencement, sinon, dès le jour où le péché est entré dans le monde par un seul homme ? Ils ne pourraient par eux-mêmes changer leur perversité naturelle; ce changement n'était possible qu'à la toute-puissance divine ; et cependant, par un jugement aussi juste qu'impénétrable , Dieu n'opérait pas réellement ce changement. L'Apôtre savait en effet qu'il était redevable, non pas à son libre arbitre, mais à la grâce de Dieu, d'avoir été lui-même changé et tiré de cette masse de corruption, quand il disait: « Nous avons été, nous aussi, enfants de colère par nature, comme tous les autres (2) ».

XII. Jul. L'évidence de ces principes est telle qu'il est impossible de rien trouver qui soit moins contestable ou plus conforme à la vérité; j'avais promis cependant d'établir à cet égard une démonstration appuyée sur le témoignage de la loi divine ; en d'autres termes, j'avais promis de prouver qu'il serait souverainement injuste d'imputer aux enfants les crimes de leurs pères ; que Dieu réprouve les imputations de ce genre, et qu'il a défendu aux juges, dans sa loi, de jamais agir d'une manière aussi odieuse. Telle est, dis-je, la promesse que je m'étais engagé à remplir ; mon second livre ayant été consacré tout entier à l'explication des maximes de l'apôtre saint Paul, je dois, dès le commencement du présent volume, remplir l'engagement que ai pris. Nous lisons au livre du Deutéronome, dans l'énoncé des préceptes qui devaient servir de règle à la vie et à la conduite de ce peuple, que Dieu avait défendu très-expressément ces sortes d'imputations. Afin de faire comprendre dans quelles circonstances cette défense a été portée, nous citerons les paroles qui la précèdent et celles qui la suivent: « Tu ne refuseras point au pauvre et à l'indigent le salaire qui lui est dû, que ce pauvre soit un de tes frères, ou qu'il soit un des prosélytes

 

1. Sag. XII, 10, 11.  — 2. Ephés. II, 3.

 

qui demeurent dans ton pays; tu lui rendras chaque jour le prix de son travail ; que le soleil ne se couche point avant que tu te sois acquitté à son égard ; parce qu'il est pauvre et que toute son espérance est dans ce salaire ; ses cris alors ne monteront point contre toi vers le Seigneur, et tu ne seras point coupable de péché. Les pères ne mourront point pour leurs enfants, et les enfants ne mourront point pour leurs pères; mais chacun mourra à cause de son péché (1)».

Aug. Il s'agit ici d'enfants qui ont déjà vécu sur la terre, non pas des enfants en tant qu'ils ont été condamnés dans, la personne de leur premier père, en qui tous ont .péché, et en qui tous meurent. Dieu défend aux hommes qui remplissent les fonctions de juges, de faire mourir le père pour le fils, ou le fils pour le père, quand le père seul ou le fils seul se trouve coupable. Au reste, le Seigneur n'a point enchaîné par cette loi la liberté des jugements qu'il porte, soit par lui-même, soit par les hommes auxquels il donne l'esprit de prophétie. Quand il fit périr sous les flots du déluge tous les hommes, excepté Noé et sa famille, les enfants partagèrent le sort de leurs parents qu'ils n'avaient pas encore imités; les enfants ne furent pas épargnés par le feu qui dévora les habitants de Sodome (2). Certes, le Tout-Puissant aurait pu, s'il avait voulu, ne point frapper ces enfants. Achar se trouva seul coupable du crime de prévarication, et cependant il fut mis à mort avec ses fils et ses filles. Que dire de tant de cités vaincues par les armes du même serviteur de Dieu, Jésu Nave? Tous les habitants ne furent-ils pas massacrés sans qu'il restât un seul survivant (3)? Quel mal avaient donc commis les enfants? Et cependant, ne subirent-ils pas, par un jugement de Dieu, un châtiment commun à cause des péchés de leurs parents, quoiqu'ils fussent encore incapables de connaître et d'imiter ceux-ci ? Ainsi, Dieu juge d'une manière, et il commande à l'homme de juger d'une autre manière : quoique sans aucun doute la justice de Dieu soit plus parfaite que la justice de l'homme. Tu aurais dû faire d'abord ces réflexions, et tu n'aurais pas cité avec des développements également longs et inutiles des exemples qui n'ont aucun rapport avec l'objet de notre discussion.

 

1. Deut. XXIV, 14-16. — 2. Gen. VII, XIX. — 3. Job. VII, VI, X, etc.

 

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XIII. Jul. « Tu ne violeras point la justice dans la cause du prosélyte, de la veuve et de l'orphelin; tu ne recevras point pour gage le vêtement de la veuve : car tu étais esclave dans le pays d'Egypte, et le Seigneur ton Dieu t'a délivré de cet esclavage ; c'est pourquoi je te commande d'accomplir ce précepte (1) ». Dieu instituant les règles qui devaient diriger les magistrats dans leurs jugements, a pris soin tout d'abord de défendre que les parents fussent frappés à cause des crimes de leurs enfants, ou que les enfants fussent frappés à cause des crimes de leurs parents. On voit par là que le premier principe et la première règle dont Dieu ordonnait l'observation dans les poursuites judiciaires, consistait en ce que la parenté ne devînt pas un sujet d'accusation contre des innocents, et que la haine sous le poids de laquelle une personne mériterait d'être accablée, ne retombât point sur la famille même de cette personne. Ainsi, quand il s'agit de faits personnels à certains hommes, la justice ne confond point les personnes qui se trouvent unies entre elles par des liens que leur volonté n'a point formés. Or, elle confondrait certainement ces sortes de personnes, si la cause de la volonté et la cause du sang étaient identiques, ou si l'oeuvre du libre arbitre était transmise à la postérité par la voie de la génération. Nous avons donc démontré suffisamment et surabondamment, par ce témoignage seul , que cette manière odieuse et tout à fait abominable de prononcer des jugements , telle qu'elle est admise par une hérésie nouvelle, a été depuis longtemps condamnée et flétrie par la loi de Moïse. Cette condamnation se trouve prononcée dans des circonstances telles que le doute ne saurait plus être possible au sujet de la thèse que nous soutenons.

Aug. Dieu contredit cette thèse, quand il s'exprime en ces termes au livre du Lévitique : « Et ceux d'entre vous qui auront survécu, périront à cause de leurs péchés et à cause des péchés de leurs pères (2) ».

XIV. Jul. En effet, Dieu établissant les règles qui devraient être observées dans les procédures, a défendu que la cause des innocents fût confondue avec celle des coupables auxquels les premiers se trouvaient unis par des liens indépendants de leur volonté;

 

1. Deut. XXIV, 13,18. — 2. Lévit. XXVI, 39.

 

il n'a pas voulu que le père partageât le supplice de son fils coupable, ni que le fils fût atteint par la condamnation prononcée contre son père ; et par cette distinction qui se trouve tantôt en faveur du père et tantôt en faveur du fils; il a montré que les péchés des parents ne peuvent pas plus être transmis aux enfants, que les péchés des enfants ne remontent jusqu'aux parents.

Aug. Ta voix expire impuissante devant cette multitude d'enfants que l'Ecriture déclare avoir été mis à mort, quoiqu'ils ne fussent coupables d'aucun péché et unique ment à cause des péchés de leurs parents.

XV. Jul. Conséquemment, celui qui, malgré cette maxime de l'Ecriture, enseigne que le péché est transmis avec le sang, doit enseigner aussi qu'il y a un reflux du péché; si le péché descend des parents aux enfants, il doit remonter aussi des enfants aux parents. Car il est établi, par le témoignage même de la loi divine, que les fautes des parents ne tain sent aucun dommage aux enfants, de même que les fautes des enfants ne causent aucun dommage aux parents.

Aug. La loi divine a défendu que, dans les jugements humains, les enfants fussent châtiés au lieu des parents; mais cette défense n'est point relative aux jugements divins, puisque Dieu dit lui-même : « Je vengerai sur la personne des enfants les péchés de leurs pères (1) ». Tu dois, en lisant exclusive ment les paroles de la loi qui te plaisent, songer que tu entendras d'autres paroles qui ne te plairont point.

XVI. Jul. Si donc on prétend contredire cette maxime, on affirme par là même que Dieu fait précisément ce qu'il a défendu de faire. Car il est plus aisé de nier la loi de Dieu que de la réformer; et quelle que soi! l'impiété d'une telle négation, cette réforme serait encore plus impie et plus absurde. Si, des deux préceptes de cette loi, tu respectes profondément le premier, et que le second n'obtienne que tes imprécations, tu es contraint, par celai même que tu reçois, et malgré ton ingratitude, à te soumettre à celui que tu rejettes; l'excellence de celui qui obtient ton affection justifie celui que tu avais en horreur ; et l'on ne peut, sans une inconséquence manifeste, croire qu'on respecte profondément une loi, quand on ose attaquer

 

1. Deut. V, 9.

 

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une partie de cette loi. D'où il suit que l'on pourrait avec plus de raison nier la loi tout entière que la réformer ; mais personne , excepté ceux que leur impiété a complètement aveuglés, n'essaiera de faire cette réforme; aussi les hommes vraiment pieux et éclairés la reçoivent et la vénèrent dans toutes ses parties. Et certes, que la conviction de personne ne soit ébranlée à cet égard, parce que l'on voit que les rites relatifs aux sacrifices anciens ont été abolis à l'époque où le Nouveau Testament a été promulgué. Car, il n'en est pas de la vertu comme des victimes immolées ; les commandements de la loi sont irrévocables, tandis que les sacrifices ne devaient durer que pendant un certain temps. Quoique à la venue de Jésus-Christ, dont les victimes anciennes étaient autant de figures, les prescriptions légales aient reçu, non pas leur condamnation, mais leur dernier accomplissement. Nulle part, en effet, on ne voit que ces prescriptions aient été observées au temps du Messie; le sacrifice parfait, dont les sacrifices anciens avaient pour objet d'annoncer et de figurer l'oblation, ayant alors commencé d’être offert, les autres cessèrent.

Aug. Quel rapport ces faits ont-ils avec l'objet de notre discussion ? Dieu a dit qu'il vengerait sur les enfants les péchés, et non pas les sacrifices de leurs pères; et quoique les parents eux-mêmes puissent imiter la perversité de leurs enfants, Dieu n'a jamais dit : Je vengerai sur les parents les iniquités de leurs enfants; mais en quelque endroit que Dieu lit parlé de cette sorte de vengeance (car il en a parlé en une multitude d'endroits  (1) ), il a dit constamment qu'il vengerait sur les enfants les iniquités de leurs pères; or, en s'exprimant ainsi, il montre clairement que les crimes qu'il poursuit ont été transmis par la voie de la génération, et non point par voie d'imitation.

XVII. Jul. Au contraire, les préceptes relatifs à la piété, à la foi, à la justice, à la sainteté, non-seulement ne cessèrent point d'être obligatoires, mais ils devinrent plus étroits et plus rigoureux. Cette loi relative à l'équité, que l'on devait observer dans les jugements, il que nous avons extraite du Deutéronome, était obligatoire, non-seulement pour l'époque des cérémonies légales, mais pour toute la

 

1. Deut  V, 9 ; Nomb. XIV, 18 ; Exod. XX, 5 ; XXIV, 7; Jérém. XXXII, 18.

 

durée des préceptes irrévocables ; elle n'a pas été abolie avec la circoncision, mais elle subsiste sous le règne de la justice.

Aug. Je t'ai dit déjà qu'il a été ordonné aux hommes de juger de cette manière, mais que Dieu n'a point enchaîné par ce précepte la liberté de ses propres jugements. Si un homme exerçant les fonctions de juge dit : Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères, son langage est tout à fait injuste et contraire au précepte divin; mais il ne faut point conclure de là que Dieu porte atteinte à la vérité ou à la justice quand il tient ce même langage.

XVIII. Jul. Si donc on ajoute plus de foi aux paroles de Moïse, interprète de Dieu, qu'à celles d'Augustin, interprète de Manès, il est absolument incontestable que les enfants ne sont point, par nature, coupables des péchés de leurs parents.....

Aug. Les saints et illustres docteurs catholiques qui ont existé avant nous, ont appris et enseigné dans le sein de l'Eglise catholique la foi dont je prends contre toi la défense; toi-même tu le sais parfaitement; tes propres disciples ne te permettraient pas de couvrir ainsi d'opprobre ces noms glorieux; c'est pourquoi tu as mieux aimé faire tomber sur moi seul l'outrage de ton accusation mensongère; tu as espéré qu'en persuadant aux tiens de me fuir, tu réussirais à leur faire abandonner la foi dont la défense est votre condamnation. Mais je te l'ai dit déjà précédemment, quand je reçois, comme défenseur de la foi catholique, des injures de la part des hérétiques, ces injures sont, à mes yeux, des éloges véritables. A quoi bon faire tant d'efforts pour nous apprendre ce que nous savons ? Moïse a parlé le langage de la vérité mais ton propre langage n'est rien. Ce n'est point l'homme, c'est Dieu qui a dit : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères » ; et en s'exprimant ainsi, Dieu n'a point commandé à l'homme d'imiter cette manière d'air ; mais il a montré comment il agit lui-même.

XIX. Jul. Et qu'ainsi: les fautes des parents ne passent point aux enfants, quoique les seconds soient nés des premiers ; de même que les fautes des enfants ne remontent point aux parents, lesquels assurément n'ont pu être engendrés de leur postérité. D'où il suit que l'innocence ne peut recevoir aucune souillure (572) de la part de ceux dont elle est née, de même qu'elle ne saurait recevoir aucune flétrissure de la part de ceux dont elle n'est point née.

Aug. Tu ne saurais nier cependant que les parents peuvent imiter leurs enfants, ni prétendre que Dieu a jamais dit : Je vengerai sur les pères les iniquités des enfants. Conséquemment, lorsqu'il dit : « Je vengerai sur les enfants les iniquités de leurs pères », cette accusation est dirigée, non pas contre des actes d'imitation, mais contre le fait même de la génération : à la vérité cette vengeance ne ressemble point à celle qui fut exercée contre le péché de cet homme unique, en qui la nature humaine subit un changement si déplorable ; cette vengeance n'est point pour l'homme une cause nouvelle de mort ; cependant les péchés de certains parents sont parfois vengés d'une manière quelconque sur les enfants; ces derniers sont châtiés, non point comme ayant imité leurs parents,:mais comme ayant été engendrés d'eux ; c'est pourquoi l'Ecriture ne dit pas : « Jusqu'à la troisième et jusqu'à la quatrième » imitation, mais jusqu'à la troisième et « jusqu'à la quatrième génération » ; vous prétendez qu'il n'en est pas ainsi; mais, que vous le vouliez ou non, il vous est impossible de ne pas entendre ces paroles.

XX. Jul. L'argument est sans réplique: cependant, je prie le lecteur de prêter toute son attention à ce que je vais ajouter. S'il se rencontrait un homme qui professât avec une entière indépendance de langage la doctrine que le partisan de la transmission du péché s'efforce d'établir; en d'autres termes, si cet homme attaquait ouvertement la loi de Dieu; s'il méprisait sans aucune crainte la maxime que nous avons citée; s'il épuisait tous les moyens en son pouvoir pour démontrer que ce double précepte donné par Dieu n'a pas la vérité pour fondement ; s'il renversait, autant du moins qu'il lui serait. possible, l'une et l'autre partie de cette maxime dont nous parlons ; assurément, dans la pensée de cet homme, les parents seraient très-souvent condamnés à cause des péchés de leurs enfants, et ils devraient l'être en effet; les enfants à leur tour seraient et devraient être très-souvent condamnés à cause des péchés de leurs parents : toutefois, en posant ces principes comme base de son argumentation, cet homme n'aurait pas le droit de conclure à la transmission du péché telle qu'elle est enseignée par notre adversaire. Pourquoi cela? Parce que, quand même il serait certain que la loi est en opposition avec la vérité, lorsqu'elle affirme que les péchés des uns ne sauraient imprimer leur souillure dans les âmes des autres à cause de l'union qui existe entre eux indépendamment de leur volonté; il demeurerait encore incontestable que le péché ne se transmet point avec le sang. Car, parle fait même que la souillure du péché serait communiquée des parents aux enfants et des enfants aux parents, il serait démontré que les péchés des, parents n'ont point été transmis aux enfants par la voie de la génération ; puisque, dans cette hypothèse, les péchés des enfants remonteraient aussi aux parents, quoique ceux-ci n'aient pas été engendrés par ceux-là. Résumons donc ce que je viens d'établir: l'autorité de la loi divine demeure inviolable, et elle ne saurait être détruite par aucun des arguments que l’impiété cherche à inventer contre elle. suivant les termes très-explicites et tout à fait absolus de cette loi, ceux qui déclarent les enfants coupables à cause des péchés des parents, doivent être considérés eux-mêmes comme les fauteurs d'une doctrine abominable et contraire au principe d'équité que Dieu avait expresse. ment ordonné d'observer dans les jugements; conséquemment, l'édifice élevé par ceux qui enseignent que le péché est transmis avec le sang , se trouve renversé par ces paroles comme par un coup de foudre : tandis quels foi, dont nous avons entrepris la défense, est appuyée sur des preuves si nombreuses qu'elle ne saurait être ébranlée par l'impiété même de ceux, qui sont capables de nier la loi de Dieu.

Aug. Tu recherches toutes les occasions de discourir, mais l'abondance de,tes paroles oiseuses, au lieu d'être une preuve de ta force, ne sert qu'à te rendre odieux aux yeux des hommes qui s'attachent seulement aux choses et qui ne tiennent aucun compte du verbiage étranger à l'objet de la discussion. Tu es vaincu par tes adversaires réels, et tu entreprends de vaincre des adversaires imaginaires, Qui as-tu jamais entendu dire que les règles dont Dieu a prescrit l'observation dans les jugements humains, sont en opposition avec la vérité, puisque nous voyons chaque joui les pères et les fils jugés séparément et suivant (573) la diversité réelle de leur conduite, en sorte que les premiers ne sont point punis pour les seconds ni les seconds pour les premiers ? Personne n'attaque l'équité de cette règle, quand on la rencontre soit dans la loi, soit dans tes livres ; mais toi-même ne te rends pas sourd à la voix de Dieu, quand il te dit: « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères » ; et puisqu'il répète constamment ces paroles, tandis que nulle part il ne dit qu'il vengera sur les parents les péchés de leurs enfants, sache qu'il veut te faire comprendre par là que, dans ses jugements, il se détermine en considérant, non pas ceux que nous avons imités, mais ceux de qui nous avons été engendrés.

XXI. Jul. Adressons-nous donc maintenant icelui avec qui nous avons engagé ce débat. Te soumets-tu à l'autorité de la loi divine (nous savons du reste quelle est ta profession de foi à cet égard, et quelle est la conformité de ta conduite avec cette profession, dans les argumentations que tu établis) ou bien résistes-tu à cette même autorité ? Si tu te soumets, la discussion est terminée; si tu résistes, il n'y a plus entre nous aucune communauté de principes. Si tu te soumets, la doctrine de la transmission du péché par le sang n'est plus qu'un souvenir ; si tu résistes, la perfidie des Manichéens est dévoilée pourvu seulement qu'il soit bien démontré que votre enseignement et la loi de Dieu sont absolument inconciliables.

Aug. Je me soumets à la loi de Dieu  c'est toi-même qui refuses de t'y soumettre. Je ne nie pas que le fils ne doit point être condamné à cause du père, ni le père à cause du fils, quand la condition de l'un diffère de la condition de l'autre ; mais toi-même tu- ne veux pas entendre ces paroles du Lévitique . « Ils périront à cause des péchés de leurs pères (1) » ; ni celles-ci du livre des Nombres : « Le Seigneur punit les péchés des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et à la quatrième génération (2) » ; et ces autres du livre de Jérémie : « Vous faites retomber le châtiment des péchés commis par les pères, sur les enfants qui succèdent à ceux-ci (3)». tu refuses d'entendre ces paroles et d'autres semblables; tu refuses de te soumettre à ces témoignages de la loi et à d'autres non moins explicites ; et cependant tu ne cesses de parler

 

1. Lévit. XXVI, 39. — 2. Nomb. XIV, 18. — 3. Jérém. XXXII, 18.

 

et de faire retentir aux oreilles des catholiques le mot de Manichéen !

XXII. Jul. A moins que tu ne dises peut-être que Dieu a réellement donné ce précepte, mais que lui-même ne fait pas ce qu'il a commandé, qu'il agit au contraire d'une manière opposée aux lois dictées par lui.

Aug. Comment toi-même ne remarques-tu pas tout ce qu'il y a d'insensé dans ces paroles ? Dieu en effet agit quelquefois d'une manière opposée aux lois dictées par lui. Il n'est pas nécessaire de citer ici un grand nombre d'exemples; je veux être bref, et je rappellerai seulement ce qui est connu de tous. Nous lisons dans les divines Ecritures un précepte donné à l'homme en ces termes : « Que ta louange ne sorte point de ta propre bouche (1) » ; et cependant nous n'avons pas le droit d'accuser Dieu de vanité ou d'orgueil, parce que nous le voyons célébrer en une multitude d'endroits ses propres louanges. Et pour ne point nous écarter de la question même sur laquelle nous discutons en ce moment, j'ai démontré déjà précédemment que Dieu a pu, sans faire un acte d'injustice; frapper de mort les enfants avec les parents à cause des péchés de ces derniers : bien qu'il ait défendu à l'homme, quand celui-ci remplit les fonctions de juge, de condamner les enfants à cause des péchés de leurs pères. Si tu avais réfléchi sur ces faits, tu n'aurais point parlé de cette manière : ou, si tu parles ainsi après y avoir réfléchi réellement, considère aussi que ton langage n'a rien de sérieux.

XXIII. Jul. Quoiqu'il suffise d'avoir à peine indiqué cette pensée, pour -que les yeux de tous soient déjà frappés de l'impiété extrême qu'elle renferme; cependant; que la divinité dont nous défendons la justice veuille bien nous pardonner si nous nous arrêtons un instant pour considérer les conséquences d'une telle doctrine. Quand Dieu. devient ainsi transgresseur de sa propre loi, y est-il contraint par la force même des choses, et par une nécessité inévitable, ou bien par son impuissance personnelle ? Ou plutôt, puisque ces deux suppositions sont également contraires à la vérité, est-il entraîné seulement par une inclination violente qui le porte à commettre l'injustice? Manès lui-même n'a point osé enseigner cette maxime, et voilà pourquoi il a

 

1. Prov. XXVII, 2.

 

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imaginé de dire que votre Dieu a soutenu un combat périlleux.

Aug. La vérité étant contre toi, tu as recours à un verbiage aussi vain qu'il est pompeux. Dieu n'est point transgresseur de sa propre loi, quand il agit, comme Dieu, d'une manière, et qu'il commande à l'homme d'agir, comme homme, d'une autre manière.

XXIV. Jul. Conséquemment, si Dieu n'est contraint à transgresser sa propre loi, ni par une nécessité déplorable, ni par une impuissance personnelle, ni par une inclination irrésistible ; comment peut-il se faire que, dans ses jugements, il renverse les règles d'équité dont il a ordonné l'observation par un précepte formel ? ou plutôt qu'il blesse, non pas précisément cette équité, ruais- le respect qui lui est dû à lui-même? Telle est, en effet, la puissance de la justice , qu'elle confond ceux qui enfreignent ses règles, et que sa force n'est pas amoindrie, quelle que soit l'autorité de ceux par qui elle est abandonnée. Enfin, s'il veut que nous observions les règles de la justice, et qu'il agisse lui-même d'une manière injuste , il souhaite donc que notre justice paraisse plus parfaite que la sienne propre ; ou plutôt, non pas que notre justice paraisse plus parfaite, mais que notre justice et sa propre injustice soient également manifestes.

Aug. Que signifie ce langage, ô homme dont la raison est complètement égarée ? Autant la justice divine est élevée au-dessus de la justice humaine, autant les voies de la première sont impénétrables et ses règles tout à fait différentes des règles qui doivent diriger la seconde. Quel homme juste, en effet, laisse commettre un crime dont il a le pouvoir d'empêcher l'accomplissement ? Et cependant, Dieu laisse commettre des crimes qu'il pourrait empêcher, quoiqu'il soit incomparablement plus juste que tous les justes, et que sa puissance soit incomparablement plus grande que toute autre puissance. Considère attentivement ces principes , et cesse de comparer les actes de la justice divine aux actes de la justice humaine ; car on ne saurait douter que Dieu soit juste, lors même qu'il agit d'une, manière qui paraît injuste aux yeux des hommes, et que ceux-ci ne pourraient imiter sans se rendre coupables d'une injustice réelle.

XXV. Jul. Ou bien, la conduite de Dieu est elle en réalité conforme aux règles de la justice, quand il impute à certains hommes des péchés commis par d'autres hommes ; et prétend-il nous conduire nous-mêmes à l'infraction de ces règles, quand il nous ordonne de condamner chacun seulement pour les fautes commises par un acte de volonté personnelle ?

Aug. Lis la réponse que je t'ai faite précédemment : et apprends , si ton intelligence est capable de s'élever jusque-là, en quel sens on dit que le péché originel est à la fois le péché d'un autre et notre propre péché; il n'appartient pas sous le même rapport à un autre et à nous-mêmes; ce péché nous est étranger, parce qu'il n'a pas été commis par un acte de notre volonté personnelle; il est notre péché, parce que Adam a existé et qu nous avons tous existé en lui (1).

XXVI. Jul. Et d'où peut venir à Dieu une jalousie ou une malignité si odieuse ? Car il cède à un sentiment de jalousie, s'il trompe sa créature par les préceptes qu'il lui donne, précisément parce qu'il craint de voir celte créature s'efforcer d'imiter autant qu'il ester elle, les vertus dont il est lui-même la source; et il cède à un sentiment de malveillance, ou plutôt à un sentiment de cruauté, s'il châtie les mortels pour des oeuvres injustes qu'ils ont commises en obéissant à sa loi.

Aug. J'ai démontré déjà précédemment que Dieu fait justement des choses que l'homme ne pourrait faire sans se rendre coupable d'injustice. Ainsi, Dieu venge avec justice les outrages qu'il reçoit ; et cependant, il est dit aux hommes : « Mes très-chers, ne vous vengez point vous-mêmes, mais donnez place à la colère ; car il est écrit : C'est à moi que la vengeance est réservée ; et c'est moi qui la ferai, dit le Seigneur (2) ».

XXVII. Jul. Ou bien peut-être (et en cela il ferait acte de sagesse), au lieu de les punir, ne récompense-t-il pas les serviteurs qui observent ses préceptes même dans ce que cent, ci ont de contraire à la justice? Et de quoi lui sert-il d'avoir cédé à un sentiment d'envie, si les mortels parviennent, en commettant l'injustice, au même but où ils seraient arrivés en observant la justice ? La félicité éternelle de ceux qui sont ainsi trompés par lui, n'est compromise en rien, et cependant il est privé lui-même de la satisfaction intérieure

 

1. Ambr. Liv. VII sur saint Luc, XV. — 2. Rom. XII, 19.

 

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et de la gloire qu'il aurait trouvées dans l'accomplissement d'un acte de bonté et de justice. N'était-il pas beaucoup plus simple de dispenser les hommes de porter le joug d'aucune pratique religieuse, au lieu de les conduire par des voies aussi escarpées et aussi périlleuses ?

Aug. Ton langage est toujours le même, tu continues à parler pour ne rien dire. Distingue la justice divine de la justice humaine ; et tu comprendras que Dieu punit justement sur les enfants les péchés de leurs pères ; quoique l'homme, quand il a fait l'office de juge, ne puisse agir de cette manière sans se rend coupable d'injustice. Ne t'écarte point toi-même de la voie de la justice, et quand tu entends parler du châtiment exercé sur les enfants à cause des péchés de leurs pères, n'affirme pas que Dieu ne saurait être l'auteur d'un tel châtiment ; et, d'autre part, ne prétends pas que l'homme doit, lui aussi, agir de cette manière, malgré le témoignage et le précepte formel de la loi divine.

XXVIII. Jul. Conséquemment, puisque Dieu ne permet pas à ses serviteurs d'agir comme tu prétends qu'il agit lui-même ; il est manifeste que ton langage n'est pas moins contraire au respect dû à la majesté divine, qu'il est opposé à la raison humaine. Et par là même, nous ne sommes pas, suivant ton expression, imbus de l'erreur pélagienne; c'est la loi de Dieu au contraire qui nous guide, quand nous soutenons que les fautes des parents ne sauraient sans injustice être imputées aux enfants.

Aug. Dieu a déclaré, non pas une fois, mais un grand nombre de fois, qu'il venge sur les enfants les péchés de leurs pères. Or, il n'a jamais ajouté qu'il venge sur les pères les péchés de leurs enfants, ni sur les frères les péchés de leurs frères, ni sur les amis ceux de leurs amis, ni sur les citoyens ceux de leurs concitoyens ; il n'a jamais rien dit de semblable, afin de nous montrer sans doute qu'en s'exprimant ainsi, il accuse le fait même de la génération et non pas des actes d'imitation; tu pourrais toi-même interpréter ainsi le texte sacré, si l'erreur pélagienne ne courrait tes yeux d'un voile impénétrable.

XXIX. Jul. Tel est en effet le fruit déplorable qu'a engendré dans ces temps malheureux et avec une fécondité prodigieuse, la doctrine de la transmission du péché par le

sang, doctrine qui est la fille du Manichéisme et votre propre mère.

Aug. Tu ne raisonnes pas; l'injure et la calomnie sont tes seules armes. Relis les anciens auteurs qui ont commenté la parole divine ; et tu verras que ces paroles de l'Apôtre, d'ailleurs très-explicites en elles-mêmes : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et par le péché la mort; et la mort a passé ainsi dans tous les hommes (1) », ont été interprétées, non pas dans ces temps malheureux, mais longtemps avant nous, comme désignant la génération dont la souillure est effacée par le sacrement de la régénération ; non pas comme désignant cette imitation dont vous-mêmes au contraire avez en réalité parlé les premiers dans ces temps malheureux. C'est pourquoi la nouveauté de votre malheureux enseignement vous a fait rejeter du sein de l'Eglise catholique, comme un grain de poussière que le vent enlève de la surface de la terre.

XXX. Jul. Il est donc absolument incontestable que Dieu a donné le précepte que nous lui attribuons. Certes, cette maxime dont la signification naturelle est évidente et à la portée de toutes les intelligences, ne saurait donner lieu à aucune difficulté d'interprétation ; toutefois, de peur que tu ne cherches un prétexte dans la pesanteur de notre esprit, et que tu ne nous accuses de ne pas comprendre le sens de ce précepte, nous allons montrer maintenant, non point par la teneur même de la loi, mais par le récit d'un fait accompli conformément à la loi; nous allons montrer, dis-je, quelle a été l'interprétation donnée à celle-ci. Nous lisons au quatrième livre des Rois, dans un passage relatif à Amessia, fils de Joas roi de Juda : « Lorsque la royauté fut affermie entre ses mains, il fit mourir ses serviteurs qui avaient tué le roi son père; mais il ne fit point mourir les enfants de ces meurtriers, conformément à ce qui est ordonné par la loi du Seigneur : Les pères ne seront point mis à mort pour leurs fils, ni les fils pour leurs pères (2) ». Tu vois en quels termes l'historien sacré constate la justice du roi qui fait ici l'office de juge; ce roi était sincèrement pieux; mais comme on lui reproche plusieurs actes de faiblesse, le témoignage irrécusable de la loi divine qui est citée en cet endroit, vient dissiper

 

1. Rom. V, 12. — 2. IV Rois, XIV, 5, 6.

 

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tous les doutes relativement à l'équité de ce jugement. De peur que ce fait ne, parût être d'un faible poids, à cause du caractère même de celui qui en était l'auteur, l'historien sacré déclare qu'il fut accompli conformément à la loi et au testament de Dieu.

Aug. Dieu a imposé cette règle aux juges humains, mais non pas à lui-même, puisqu'il dit : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères (1) ». Il a même exécuté cette menace par la main d'un homme ; car il fit périr par la main de Jésus Nave, non-seulement Achar, mais ses enfants avec lui (2) ; dans d'autres circonstances, il condamna, avec autant de justice que de sévérité, à périr en même temps que leurs parents et par la main de ce même chef du peuple israélite, les enfants des Chananéens , quel que fût leur âge et quoiqu'ils n'eussent point encore imité volontairement les péchés des auteurs de leurs jours (3). Cesse donc de multiplier le nombre de tes écrits à l'aide de ce verbiage également futile et intarissable; étudie, avec toute l'attention dont tu es capable, les divines Ecritures, de peur qu'après avoir donné à une maxime du texte sacré une interprétation qui te paraît décisive, tu ne rencontres dans le même texte une autre maxime qui soit en contradiction manifeste avec cette interprétation.

XXXI. Jul. On ajoute foi ordinairement à la parole de deux ou trois témoins, lors même qu'il s'agit de prononcer contre un homme une sentence de mort; à combien plus forte raison doit-on ajouter foi à la parole de deux témoins sacrés qui défendent la cause de l'honneur de Dieu, je veux dire, à la loi qui est renfermée dans le Deutéronome et à l'histoire qui rapporte les faits accomplis par les rois ? Dieu a fait connaître lui-même de quelle manière il voulait que les jugements fussent rendus ; les jugements prononcés conformément à sa loi attestent en quel sens on devait interpréter les termes de cette loi. Et l'on doute encore qu'il soit impossible de trouver dans les Ecritures des preuves en faveur de la doctrine de la transmission du péché par le sang? Certes, il y a contradiction entre les thèses qui sont l'objet de ces débats interminables, entre la thèse que vous soutenez et celle dont nous sommes les défenseurs ; il y a une contradiction et une opposition telles que nous luttons, vous avec l'arme

 

1. Deut. V, 9. — 2. Josué, VII, 24, 25. — 3. Id. VI, 21; X, 40.

 

de la persécution, nous avec la force de la persuasion; vous en obéissant à un sentiment frénétique, nous en obéissant à la voix de la raison. De part et d'autre, on reconnaît qu'il y a une différence et une opposition absolue entre ces propositions : les enfants sont châtiés à cause des péchés de leurs parents,les enfants ne sont point châtiés à cause des péchés de leurs parents ; il existe une faute naturelle, il n'existe aucune faute naturelle; la loi de Dieu ordonne que les péchés des parents soient imputés aux enfants, la loi de Dieu n'ordonne pas que les péchés des parents soient imputés aux enfants. Il est manifeste que ces doctrines contradictoires et ces maximes opposées entre elles, ne sauraient être en même temps conformes à la vérité. Car, suivant une des règles que l'on doit observer dans toute discussion scientifique, lorsqu'une question obscure fait naître deux opinions, celles-ci peuvent être également fausses, mais elles ne sauraient être vraies en même temps. Cette règle, à la vérité, cesse d'être applicable, lorsqu'il s'agit de choses qui diffèrent seulement par leur espèce, et entre lesquelles il peut y avoir ce qu'on appelle un milieu ; mais elle doit toujours être appliquée, lorsqu'il s'agit de choses qui s'expriment par deux propositions contradictoires, et entre lesquelles il ne saurait y avoir aucun milieu. Ces principes sont parfaitement connus des dialecticiens . cependant exposons-les dans tout leur jour, à l'aide de quelques exemples, pour les lecteurs étrangers à la science de la dialectique.

Aug. Tu cherches à composer des livres remplis du plus futile verbiage, avec une ardeur telle que tu essaies d'apprendre à tes lecteurs, sans aucune nécessité, les règles de la dialectique ; oubliant ainsi que l'Eglise de Jésus-Christ rejette de son sein les dialecticiens en qui elle voit des hérétiques. N'est-il pas manifeste, en effet, que tu travailles uniquement à rendre vaine, parla sagesse de la parole, la croix de Jésus-Christ (1), lequel a répandu son sang pour la rémission des péchés de tous ceux pour qui il est mort, et au nombre desquels se trouvent, tu le reconnais toi. même, les petits enfants ?

XXXII. Jul. Je suppose que l'on discute sur cette question : Quelle était la couleur de Golias ? Si l'un prétend qu'il était noir, et l'autre qu'il était blanc, ces deux opinions

 

1. I Cor. I, 17.

 

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peuvent être fausses, mais il est impossible qu'elles soient vraies en même temps. Il ne saurait être vrai que Golias ait été noir, s'il a toujours été blanc; il est également impossible qu'il ait été blanc, s'il a été noir à toutes les époques de sa vie. D'autre part, ces deux opinions qui ne sauraient être vraies en même temps, peuvent être fausses l'une et l'autre; il suffit pour cela que Golias n'ait été ni blanc ni noir, mais roux; ou bien que, sans être ni parfaitement blanc ni parfaitement noir, il ait été d'une couleur où le blanc et le noir se trouvaient mélangés dans une certaine mesure. Il est donc plus facile de nier en même temps deux propositions différentes et contradictoires, que de démontrer la vérité de l'une et de l'autre. Mais s'il est impossible que deux choses qui s'excluent mutuellement et entre lesquelles il ne saurait, y avoir de milieu, comme le bien et le mal, la justice et l'injustice, l'innocence et la culpabilité, soient affirmées en même-temps, d'un seul et même objet; il est également impossible d'affirmer l'une de ces choses, sans nier l'autre : par exemple, un précepte ou un conseil ou un secours ne peut être à la fois et au même instant juste et injuste ; mais il est également impossible qu'un seul homme soit au même instant coupable et innocent, bon et mauvais.

Aug. Personne ne cherche à savoir quelle était la couleur de Golias ; mais tu cherches toi-même quelles couleurs tu pourras inventer, afin de mieux réussir dans ton entreprise inspirée par la ruse et la fourberie. Si cette science du raisonnement, qui ne t'édifie point, mais qui t'enfle et té rend ridicule par le fait même qu'elle t'inspire une jactance puérile; si cette dialectique, dis-je, suivant laquelle un seul homme ne peut être en même temps bon et mauvais, doit servir de règle dans les discussions chrétiennes, il est impossible que le même homme soit en même temps bon par nature et en même temps vicié : cependant la vérité atteste hautement qu'il peut en être ainsi ; toi-même tu ne le nies point et ta dialectique se trouve contredite par ton propre témoignage, quand, ne pouvant résister à l'évidence des faits, tu attribues au Créateur la première, et à la volonté de l'homme la seconde de ces deux choses qui s'excluent mutuellement, comme tu n'hésites pas à le reconnaître. Qu'elle rougisse donc, ta dialectique ; qu'elle se retire des discussions des catholiques, comme toi-même tu t'es séparé de leur communion : et si, conformément à notre désir, tu veux rentrer dans le sein de cette Église, qu'elle reste désormais à la porte.

XXXIII. Jul. Rapprochons maintenant de ces exemples l'objet même de notre discussion. L'imputation des péchés des parents aux enfants et la non-imputation des péchés des parents aux enfants, sont deux choses qui s'excluent mutuellement, et l'on ne peut pas soutenir qu'elles sont l'une et l'autre conformes à la justice ; mais si la justice exige que les enfants soient déclarés coupables des péchés commis par ceux qui les ont engendrés, il s'ensuit nécessairement que l'on ne pourrait sans injustice ne pas déclarer ces mêmes enfants coupables de ces sortes de péchés. De plus, si on fait le bien quand on commande une chose juste, il faut dire aussi qu'on fait le mal, quand on commande une chose injuste. Sans doute une vérité évidente par elle-même semble perdre quelque chose de son évidence, par le fait seul qu'on entreprend de la démontrer clans une argumentation en forme; mais il est toujours utile d'appuyer sur le témoignage de la loi divine, une proposition qui se trouve énoncée en des termes absolus ; attachons-nous donc à ce passage de l'Écriture, et tout homme qui le considérera avec un esprit droit, sera assuré de ne point s'égarer, malgré les difficultés inextricables que présentent les questions discutées ici. Tu reconnais, toi qui as le premier enseigné l'existence du mal naturel, que la loi de Dieu défend de punir les enfants à cause des péchés de leurs parents. Tu reconnais pareillement que ce précepte a été interprété par le peuple de Dieu, dans le même sens où nous prétendons qu'il doit encore être observé aujourd'hui. Tu confesses par là même que le roi Amessias, obéissant à la loi de Dieu, réprima par un acte de modération louable la colère qu'avait excitée en lui le meurtre de son père ; et qu'après avoir mis à mort ceux qui avaient frappé mortellement l'auteur de ses jours, il épargna leurs enfants, non point par un acte de faiblesse, mais par un sentiment d'amour de la justice. Amessias est loué pour ce fait; l'auteur sacré, déclare que le roi agit en cela d'une manière conforme à la loi de Dieu, et il relève le mérite (578) de cet acte d'obéissance à la volonté du Seigneur : cependant l'Ecriture ne dissimule point que ce prince ternit l'éclat de sa gloire en laissant subsister un reste de culte idolâtrique, et elle ajoute qu'Amessias n'imita point la piété de David, son père ; mais quoiqu'il eût dégénéré de la sainteté de ses ancêtres, il observa dans ses jugements les règles de justice tracées par la loi de Dieu, tant le respect dû à l'équité manifeste avait alors de pouvoir sur les coeurs. Considère donc tout ce qu'il y a d'abominable dans les maximes de ta foi : tu attribues à ce même Dieu, dont nous confessons l'éternité, la bonté et la justice, une iniquité telle que, ni l'orgueil de se voir d'abord élevé à la dignité royale, ni la douleur de se voir ensuite dépouillé de la pourpre, ne furent point capables d'en faire commettre à ce prince une semblable.

Aug. Amessias était un homme, et par là même il ne lui était point permis de porter un jugement sur des choses cachées qu'il ne pouvait connaître : voilà pourquoi il observa dans son jugement le précepte donné à l'homme, de ne point faire mourir les enfants à cause des péchés de leurs parents. Mais un péché si énorme qu'il a flétri notre nature elle-même, le péché, dis-je, qui est entré dans le monde par un seul homme et dont personne n'est exempt au moment de sa naissance, comment les hommes pourraient-ils s'arroger le droit de le punir, puisqu'il est passé avec la mort dans tous les hommes, et que cette mort qui en est à la fois le châtiment et la compagne inséparable, est suivie d'une autre mort éternelle, toutes les fois que la grâce divine ne vient point purifier dans l'onde régénératrice la souillure de la génération première? C'est donc à Dieu, et non point aux hommes, qu'il appartient de juger de ce péché, aussi bien que d'une multitude d'autres fautes qui ne sauraient en aucune manière être soumises au jugement des hommes. Et voilà pourquoi Dieu a commandé à ceux-ci de juger d'une manière les parents et les enfants qui ont déjà fait usage de leur libre arbitre personnel ; quoique lui-même il ait jugé d'une autre manière, quand, par un acte de sa justice impénétrable, il a condamné la nature humaine coupable de prévarication, ainsi que la postérité qui devait naître d'elle; cette nature, dis-je, qui lui était parfaitement connue dans sa racine, quoiqu'elle n'eût pas encore étendu ses rameaux sur toute la surface de la terre ; et eu prononçant ce jugement, il se réserva de délivrer de cette damnation, par une grâce non moins impénétrable, ceux qu'il lui plairait. L'histoire nous atteste pareillement qu'il a vengé sur des enfants qui usaient déjà de leur libre arbitre personnel, les péchés que leurs parents avaient commis de même par leur libre arbitre personnel ; mais il n'a pas voulu qu'il fût permis à l'homme de juger .de cette manière; car, quand il agit ainsi:, il connaît les motifs qui justifient cette manière d'agir, mais l'homme ne saurait porter si haut ses faibles regards.

XXXIV. Jul. Mais, exposons cet argument sous un nouveau jour: il a été établi que l'in. justice ne saurait absolument être attribuée à Dieu; il a été établi pareillement que ce même Dieu a défendu de venger d'une manière quelconque sur les enfants les péchés des parents. D'autre part, la majesté de l'auteur même de cette loi ne permet pas de douter que ce qui est ainsi défendu par lui, ne soit injuste. Or, afin de me montrer aussi libéral que possible à ton égard, je veux bien te laisser répondre à cette question : des deux opinions que je viens d'exposer à l'instant el dont l'une affirme que les péchés des parents sont imputés aux enfants, tandis que l'autre nie la réalité de cette imputation, quelle est, suivant toi, celle que l'on doit considérer comme étant conforme aux principes de la justice? Si tu prétends que cette conformité avec les principes de la justice est le partage de ton opinion, et si tu ajoutes due celle-ci est vraie même du jugement dernier; je te demanderai à mon tour si tu considères l'opinion que nous défendons comme conforme ou comme. contraire à ces mêmes principes de la justice. Sans aucun doute tu déclareras notre opinion opposée à l'équité. Cependant elle est conforme aux préceptes renfermés dans la loi. Ainsi, tu vois qu'il faut nécessairement choisir entre ces trois partis : tu doit ou bien déclarer que la loi de Dieu est in. juste, ou plutôt accuser Dieu lui-même d'injustice en portant cette accusation contre sa loi; ou bien conformer du moins ton langage à celui de tes maîtres et dire que la loi qui fut donnée par Moïse n'était point l'expression de la volonté de Dieu ; ou enfin, si tu n'oses enseigner ces principes, tu dois reconnaître (579)que la doctrine de la transmission du péché par le sang est elle-même en opposition avec les enseignements et les préceptes de la loi. Car, il n'est pas possible de supposer due tu sois assez insensé pour dire que Dieu observe la justice dans les préceptes donnés par lui, mais qu'il est injuste dans ses jugements; ou du moins, suivant les principes mêmes de votre doctrine, qu'il observe la justice dans ses jugements, mais que dans sa loi il enseigne l'injustice : quoique nous ayons déjà précédemment établi cet argument , nous nous sommes trouvés dans la nécessité de l'exposer ici de nouveau.

Aug. Cette répétition est aussi odieuse que le premier discours était vain : tu te plais à redire en vain des choses dont tu ne saurais parvenir à démontrer la vérité, et à renouveler sous toutes les formes des affirmations que tu ne réussiras jamais à justifier. Tu veux qu'on regarde comme se contredisant mutuellement ces deux propositions : Les péchés des parents sont vengés sur les enfants; les enfants ne doivent pas être châtiés à cause des péchés de leurs parents : comme si la première était de moi et que la seconde eût Dieu pour auteur. Quelle que soit ton obstination à fermer tes oreilles, Dieu est l'auteur de l'une et de l'autre; donc l'une et l'autre sont conformes à la justice, parce que toutes deux émanent de l'auteur même de la justice. Mais, pour comprendre que Dieu n'a point dit des choses contradictoires, sache distinguer entre Dieu juge et l'homme faisant le même office de juge ; car il y a une différence réelle entre les droits de l'un et les droits de l'autre : et alors, tu ne seras point contraint à dire que Dieu est injuste, quoiqu'il venge sur les enfants les péchés de leurs pères; et tu n'obligeras point non plus l'homme à juger de la même manière que Dieu. Mais tu m'objectes dans une discussion également diffuse et obscure, la contradiction qui, suivant toi, règne entre ces deux propositions, uniquement parce que l'abondance naturelle de ta parole est en raison inverse de la faiblesse de ton intelligence.

XXXV. Jul. Si tu prétends, au contraire, que votre enseignement et le nôtre, en d'autres termes, que les préceptes de la loi et les inventions des Manichéens et des partisans de la transmission du péché par le sang, sont à la fois conformes à la justice, nous voulons

bien faire taire un instant les protestations énergiques de notre raison indignée et notas t'adresserons un langage qui respire uniquement la bienveillance et la douceur. Pourquoi donc, si vous croyez que votre doctrine et la nôtre sont également bonnes, pourquoi avez-vous suscité dans l'Italie tout entière ces factions qui la divisent? pourquoi avez-vous excité des séditions dans la ville de Rome, par des distributions d'or et d'argent faites au peuple? pourquoi avez-vous, aux dépens des pauvres, engraissé, dans presque toutes les provinces de l'Afrique, des troupes de chevaux que vous destiniez à des tribuns et à des centurions, parmi lesquels se trouvait Alypse? pourquoi avez-vous corrompu, en leur offrant des héritages, de nobles dames, les puissances du siècle, et cherché par ce moyen à allumer contre nous les flammes impuissantes de la colère publique? pourquoi avez-vous troublé la paix des Eglises? pourquoi faut-il que, grâce à vous, le règne d'un prince religieux soit souillé par des persécutions impies, puisque toi-même tu es obligé de reconnaître que notre doctrine est bonne dans toutes ses parties?

Aug. La doctrine inventée par vous est aussi contraire à la vérité que les accusations portées ici par toi contre nous. Mais, dites, autant que vous le pouvez, toute sorte de mal contre nous, au mépris de la vérité; nos efforts se borneront à défendre contre vous la foi chrétienne et catholique. Et qu'avons-nous besoin de vous répondre par des injures semblables aux vôtres? Ne nous suffit-il pas de croire à l'Evangile et de nous réjouir de l'accroissement ajouté à notre récompense dans les cieux par ces injures tout à fait contraires à la vérité que nous recevons de vous (1)?Comment, du reste, pourrions-nous croire que votre enseignement et le nôtre, par rapport au sujet discuté ici entre nous, sont également bons, puisque, suivant nous, Dieu a dit : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères » ; et que, suivant vous, au contraire, la défense faite aux juges humains de venger sur les enfants les péchés de leurs pères, doit être regardée comme une règle aussi inviolable que la justice elle-même? Vous attaquez les paroles sorties de la bouche de Dieu, comme si nous en étions nous-mêmes les auteurs; vous les condamnez

 

1. Matt. V, 11, 12.

 

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comme contraires à la vérité et à la justice ; et vous ne sentez pas que cette résistance et ces calomnies sont un outrage dirigé, non pas contre nous, mais contre Dieu ?

XXXVI. Jul. Jusqu'ici j'ai employé un langage qui respire uniquement la douceur, mais la flamme de ma raison éclate enfin et, éclairé par cette lumière resplendissante, je vois qu'il ne saurait y avoir aucune alliance entre le bien et le mal, entre les choses sacrées et les choses profanes, entre la piété et l'impiété, entre la justice et l'iniquité ; que par là même il n'y a aucune opposition entre les préceptes de Dieu et les jugements portés par lui; mais qu'on ne saurait, sans se mettre en contradiction avec soi-même, imputer à certains hommes les péchés commis par d'autres hommes et défendre de faire des imputations de ce genre. Car, si l'on regarde ces imputations comme conformes à la justice, on doit nécessairement considérer cette défense comme contraire à l'équité ; et si l'on déclare cette défense légitime, on affirme par là même l'injustice de ces imputations. Or, il est défendu par la loi de Dieu d'imputer aux enfants les péchés de leurs parents (1). Donc, cette même autorité condamne sans retour la doctrine contraire, c'est-à-dire la doctrine des partisans de la transmission du péché par le sang, aussi bien que le manichéisme.

Aug. Je me fatigue de répéter si souvent les mêmes vérités, quoique toi-même tu ne rougisses pas de répéter si souvent les mêmes erreurs. Dieu dit qu'il venge sur les enfants les péchés de leurs pères ; le même Dieu dit aussi que l'on ne doit pas venger sur les enfants les péchés de leurs pères, mais c'est à l'homme qu'il adresse cette défense : on doit recevoir avec le même respect l'une et l'autre maximes, parce que toutes deux sont sorties de la bouche de Dieu.

XXXVII. Jul. Certes, j'ai montré que nous ne défendons pas autre chose que les principes dont la raison atteste la parfaite équité; j'ai montré que Dieu lui-même affirme dans sa loi la vérité de notre doctrine ; enfin que la manière dont ce précepte a été observé et les éloges accordés à ceux qui l'ont observé, justifient complètement l'interprétation qui en a été donnée par nous. Nous avons répété sous toutes les formes que la justice véritable

 

1. Deut. XXIV, 16.

 

est celle qui nous a été révélée comme agréable à Dieu, par la teneur même des préceptes de la loi divine. Et ainsi il a été établi d'une manière incontestable que les partisans de la transmission du péché par le sang ne sauraient trouver ni dans la raison, ni dans les maximes de la loi, aucun appui en faveur de leur doctrine manichéenne.

Aug. Les Manichéens enseignent que la nature n'a point commencé d'exister , et qu'elle a toujours été mauvaise ; et ils affirment que telle est l'origine de tous les maux qui existent dans l'univers. Les catholiques, au contraire , parmi lesquels vous n'avez point voulu être comptés, enseignent que la nature a été créée bonne, qu'elle a été ensuite flétrie par le péché, et que, depuis les petits enfants jusqu'aux vieillards, elle a besoin du remède apporté par Jésus-Christ ; car, Jésus-Christ est mort pour tous ; donc tous sont morts (1). Aussi , les Manichéens croient que l'on doit considérer le mal comme tellement séparé du bien que le premier existe complètement en dehors du second ; nous, au contraire, quoique nous. séparions par un acte de notre intelligence le bien du mal, et que nous ne considérions pas ce que l'on appelle mal comme une substance particulière, nous ne croyons pas pour cela que l'on doive considérer le mal comme complètement séparé et comme existant tout à fait en dehors de ceux qui sont délivrés ; mais nous savons que le mal doit être guéri en eux, pour qu'il cesse d'y exister. Suivant les Manichéens, le mal est une substance mauvaise ; suivant nous, le mal est la corruption d'une substance bonne, et non pas une substance particulière. Vois combien ces doctrines diffèrent l'une de l'autre ; et cesse de refuser aux petits enfants le remède apporté par Jésus-Christ pour leur guérison, de peur qu'ils n'éprouvent les effets de la colère du Dieu qui a dit : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères ». Considère celui qui a prononcé ces paroles: c'est Dieu et non point Manès. Considère celui qui a dit: « La mort est venue par un homme, et par un homme aussi doit venir la résurrection des morts ; car, de même que tous meurent en Adam, de même aussi tous revivront en Jésus-Christ (2) » : c'est un Apôtre de Jésus-Christ, et non point un disciple de Manès, qui a écrit ces paroles. Considère ce

 

1. II Cor. V, 14. — 2. I Cor. XV, 21, 2.

 

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lui qui a dit : « Nous naissons tous en état de a péché, nous hommes (1)..... n : c'est un évêque catholique, et non point Manès, ni Pélage, ni un hérétique pélagien. Ainsi donc, l'homme a reçu le droit de punir, lui aussi, les péchés personnels, mais Dieu s'est réservé à lui seul le droit de punir le péché d'origine: et voilà précisément pourquoi Dieu, quoiqu'il déclare que les péchés des pères seront vengés par lui sur les fils, défend à l'homme de condamner ceux-ci à cause des péchés de ceux-là. Sache distinguer les jugements de Dieu, des jugements des hommes, et tu comprendras qu'il n'y a aucune contradiction entre ces deux sortes de jugements.

XXXVIII. Jul. Cependant il pourras e rencontrer des personnes d'un esprit absolument inculte, qui exigeront qu'on leur prouve par des maximes tout à fait explicites à leurs yeux, que Dieu observe dans ses jugements les mêmes règles dont il a prescrit l'observation dans les jugements humains. C'est pourquoi, malgré tout ce qu'il y a d'odieux dans le fait même d'une telle argumentation; les défenseurs de la vérité trouvant toujours, du reste, en abondance des arguments propres à satisfaire toutes les intelligences, nous ne refuserons pas de citer à ce sujet les témoignages les plus convaincants. Le prophète Ezéchiel rempli du Saint-Esprit s'exprime en ces termes: «Le Seigneur me parla de nouveau et me dit : Fils de l'homme, que signifie cette parabole répétée chaque jour par vous dans la terre d'Israël ? Les pères, dites-vous, ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées. Je jure par moi-même, dit le Seigneur Dieu, que cette parabole ne sera pas plus longtemps répétée en Israël : car, toutes les âmes sont à moi ; l'âme du fils est à moi comme l'âme du père ; toutes les âmes m'appartiennent. Celle-là précisément sera frappée de mort, qui commet le péché. » Si, au contraire, un homme est juste, et qu'il a agisse conformément à l'équité et à la justice ; s'il ne mange point sur les montagnes a et s'il ne lève point les yeux vers les idoles chéries de la maison d'Israël; s'il ne déshonore point la femme de son prochain et s'il a n'approche point de la sienne lorsqu'elle a ses mois; s'il n'opprime personne; s'il rend à son débiteur le gage que celui-ci lui avait donné; s'il ne prend rien par violence ;

 

1. Ambroise. De la Pénit, liv. I, ch. II ou III.

 

s'il donne de son pain à celui qui a faim ; s'il couvre d'un vêtement celui qui était nu; s'il ne prête point son argent à usure et ne reçoit pas plus qu'il n'adonné; s'il détourne sa main de l'injustice et s'il prononce un jugement équitable entre deux hommes qui plaident devant lui ; s'il marche dans la voie de mes préceptes; s'il observe ma loi et s'il l'accomplit fidèlement: celui-là est juste et il vivra très certainement, dit le Seigneur Dieu; et si cet homme engendre un fils qui soit dépravé, qui répande le sang et qui commette toute sorte de péchés, celui-ci ne marche point dans la voie de son père qui est un homme juste; mais parce qu'il mange sur les montagnes, parce qu'il viole la femme de son prochain, parce qu'il opprime le mendiant et le pauvre, parce qu'il prend par violence le bien d'autrui, parce qu'il ne rend point le gage à son débiteur, parce qu'il porte ses regards vers les idoles, parce qu'il commet l'iniquité, parce qu'il prête à usure et qu'il reçoit plus qu'il n'a donné, très-certainement il ne vivra point; puisqu'il a commis toutes ces iniquités, il sera infailliblement frappé de mort et son sang sera sur sa propre tête. Mais si ce pécheur engendre un fils qui, voyant tous les crimes que son père  commis, en soit saisi de crainte et se garde bien de l'imiter; qui ne mange point sur les montagnes, qui ne lève point ses yeux vers les idoles chéries de la maison d'Israël ; qui ne viole point la femme de son prochain ; qui n'opprime personne; qui ne retienne point le gage donné par son débiteur; qui ne prenne rien par violence; qui donne de son pain à celui qui a faim; qui couvre d'un vêtement celui qui était nu; qui détourne sa main de l'injustice; qui ne donne point à usure et ne reçoive rien au-delà de ce qu'il a prêté; qui accomplisse la justice et marche dans la voie de mes commandements : celui-là ne mourra point à cause des iniquités de son père; mais il vivra très-certainement. Son père qui avait tourmenté et torturé les autres, qui avait pris par violente le bien d'autrui et qui avait tenu au milieu de mon peuple une conduite tout à fait opposée, son père est mort à cause de ses propres iniquités. Et vous avez dit : Pourquoi le fils n'a-t-il pas porté l'iniquité de son père? — Parce que le fils a été équitable, (582) juste et miséricordieux; parce qu'il a gardé tous mes commandements et qu'il les «'a pratiqués, il vivra très-certainement. La mort frappera précisément l'âme qui commet le péché. Le fils n'expiera point l'injustice de son père, et le père n'expiera point l'injustice de son fils ; la justice du juste sera sur lui-même, et l'iniquité du pécheur sera sur le pécheur. Et si le pécheur se convertit et qu'il renonce à toutes les iniquités qu'il avait commises ; s'il observe tous rues commandements et qu'il se montre désormais équitable, juste et miséricordieux, il vivra certainement et il ne mourra point : toutes les fautes qu'il avait commises seront oubliées; il vivra certainement dans les oeuvres de justice qu'il aura accomplies. Est-ce que je désire ardemment la mort du pécheur, dit le Seigneur Dieu, et ne veux-je pas plutôt qu'il se retire de sa voie mauvaise et qu'il vive? Mais si le juste vient à se détourner de sa justice et qu'il commette toutes les iniquités qui ont été commises par le pécheur; s'il agit ainsi, dis-je, il ne vivra point : toutes les oeuvres de justice qu'il avait faites seront oubliées; il mourra précisément à cause des fautes où il est tombé et à cause des péchés qu'il a commis par lui-même. Et vous dites à ce sujet : La voie du Seigneur n'est pas droite. Ecoutez donc, maison d'Israël : Est-ce ma voie qui n'est pas droite? Mais c'est la vôtre elle-même qui n'est pas juste. Si le juste se détourne de sa justice et qu'il commette le péché, il mourra précisément à cause de ce péché commis par lui. Et lorsque le pécheur se sera détourné de l'iniquité qu'il avait commise, et qu'il agira conformément à l'équité et à la justice; ce pécheur conservera son âme et il vivra; quand il se sera détourné ainsi de toutes les iniquités qu'il avait commises, il vivra très-certainement et il ne mourra point. Et la maison d'Israël dit : La voie du Seigneur n'est pas droite. Est-ce que ma voie n'est pas droite, maison d'Israël ? N'est-ce pas plutôt la vôtre qui n'est pas droite? C'est pourquoi, maison d'Israël , je jugerai chacun d'entre vous selon ses propres voies, dit le Seigneur Dieu (1) ».

Aug. Ces paroles du prophète Ezéchiel renferment une promesse qui devait être accomplie

 

1. Ezéch. XVIII, 1-30.

 

plie sous le Nouveau Testament; dans cette prophétie dont tu ne comprends pas le sens, Dieu établit, par rapport à la conduite personnelle de chacun, une distinction entre les adultes qui ont été régénérés et les adultes qui ont été engendrés seulement. Eu effet, ceux dont il est dit : « L'âme du père est à moi et l'âme du fils m'appartient», agissent sans aucun doute d'une manière personnelle et propre. Car, si le fils était encore dans son père, comme il est écrit que Lévi était dans Abraham quand celui-ci paya la dîme à Melchisédech (1); il serait impossible de dire alors: « L'âme du père est à moi et l'âme du fils m'appartient », puisque manifestement il n'y aurait qu'une seule âme. Le Prophète, afin de voiler un mystère qui devait être dévoilé en son temps, n'a point parlé en termes exprès de la régénération par laquelle les hommes nés d'Adam sont élevés à la dignité de frères de Jésus-Christ ; mais, s'il ne s'est pas exprimé alors d'une manière explicite, il a voulu que sa pensée fût comprise dans ce temps où le voile devait tomber de dessus les yeux de ceux qui deviennent enfants de Jésus-Christ. A la vérité, ta conduite ne nous permet pas de voir en toi autre chose qu'un antéchrist; car, tu fais tous tes efforts pour rendre inutile la mort de Jésus-Christ; mais puisque, dans tes paroles du moins, tu fais profession d'être chrétien, je t'adresserai cette question : Si un homme, même sans avoir été régénéré, accomplissait toutes ces oeuvres de justice dont le prophète Ezéchiel fait ici l'énumération plusieurs fois répétée ; cet homme vivrait-il? Si tu réponds d'une manière affirmative, les paroles de Jésus-Christ viendront alors contredire celles de l'antéchrist: « Si vous ne mangez ma chair», dit-il, « et si vous ne buvez mon sang, vous n'aurez point en vous la vie (2) » ; car, bon gré mal gré, tu es obligé de confesser que cette nourriture et ce breuvage sont donnés unique. ment à ceux qui ont été régénérés. Si, au con. traire, dans l'impuissance où tu es de résister à une autorité aussi imposante, tu réponds que celui qui accomplit toutes ces bonnes oeuvres, ne vit pas réellement, à moins qu'il n'ait été régénéré : Dis-moi pourquoi cet homme ne vit pas réellement; ou plutôt, reconnais que, quand l'Apôtre met en parallèle, d'une part le nom d'Adam et le mot de péché,

 

1. Hébr. VII, 9, 10. — 2. Jean, VI, 54.

 

583

 

et d'autre part le nom de Jésus-Christ et le mot de justice, ce n'est pas l'imitation de l'un qu'il veut opposer à l'imitation de l'autre, mais bien la régénération à la génération première. Cependant, je te montrerai d'une manière plus évidente encore, que les paroles du prophète Ezéchiel citées par `toi, se rapportent au Nouveau Testament, par lequel les âmes régénérées se trouvent mises en possession de leur héritage ; mais j'attendrai, pour faire cette démonstration, que toi-même tu aies exprimé dans un langage également vain et diffus, suivant ta coutume, ce qu'il le reste à dire touchant ces paroles du Prophète.

XXXIX. Jul. Croit-on que le témoignage de Dieu soit digne de foi, quand il traite de ses propres jugements, et que non-seulement il tranche cette question par des affirmations tant de fois réitérées, mais il apporte à l'appui de celles-ci des preuves non moins multipliées? Certes, il voyait dans sa prescience les erreurs de notre temps; et, en s'exprimant ainsi d'une manière tout à fait lumineuse et explicite, il a atteint deux buts également dignes de sa justice et de son infaillible sagesse : il a empêché d'abord que personne ne fût arrêté :par l'obscurité qui est souvent inhérente aux discussions ; ensuite, il a ôté à ceux qui se seraient précipités volontairement dans l'abîme, la possibilité même de chercher des excuses. Il s'adresse aux Juifs, qui déshonoraient par des crimes de toute sorte les derniers jours de leur captivité et qui, pour détourner de leur tête le mépris et la haine que méritaient leurs prévarications personnelles, ne cessaient de répéter que leur captivité était le juste châtiaient de la conduite de leurs pères, et non -point de leur propre conduite : il les exhorte avec une autorité paternelle. «Que signifie », dit-il, «cette parabole répétée chaque jour par vous : Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants ont été agacées? Je jure par moi-même, dit le Seigneur Dieu, que cette parabole ne sera plus répétée en Israël : car, toutes les âmes sont à moi ; l'âme du fils est à moi aussi bien que l'âme du père; toutes les âmes m'appartiennent. Celle-là précisément sera frappée de mort, par qui le péché aura été commis ».

Aug. Quand il dit: « Cette parabole ne sera plus répétée en Israël », il fait voir que ces

Juifs avaient coutume de dire: « Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants ont été agacées ». Et il ne leur reproche pas ce langage, mais il prédit que dans un temps à venir on ne parlera plus ainsi. Pourquoi cependant répétaient-ils cette parabole , sinon parce qu'ils savaient que Dieu avait dit : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères (1) ? »

XL. Jul. Afin de rendre plus manifeste et plus incontestable l'équité de son jugement, Dieu emploie la forme du serment, et par là il rend plus sacrée et plus inviolable encore l'autorité de sa prédiction. Il avait parfaitement compris cette forme de langage, l'Apôtre qui raisonnait ainsi en écrivant aux Hébreux : « Dieu », dit-il, « voulant montrer aux héritiers de la promesse la fermeté immuable de sa résolution, a ajouté le serment à sa parole, afin qu'étant appuyés sur ces deux choses inébranlables, par lesquelles il est impossible que Dieu nous trompe, nous ayons une consolation puissante (1) ».

Aug. Ici encore il s'agissait d'une promesse relative à l'époque du Nouveau Testament.

XLI. Jul. Suivant l'Apôtre donc , deux choses prouvent que Dieu ne peut mentir premièrement, la promesse qu'il a faite, et, secondement, le serment par lequel il affirme qu'il accomplira ce qu'il a promis. Ce n'est pas que la parole de Dieu, quand elle est dépourvue d'une attestation de ce genre, soit ordinairement incertaine et peu digne de foi ; mais il a employé cette forme de langage qui nous détermine à croire à la parole même des hommes familiarisés avec le mensonge, afin d'ajouter ainsi un poids irrésistible à l'autorité de sa parole véridique. De même, dans la prophétie qui nous occupe en ce moment, le Seigneur ajoute le poids du serment à l'autorité de la loi qu'il porte et par laquelle il défend que personne ;parmi le peuple ne cède à la tentation de considérer comme étant peut-être conformes à la vérité les enseignements des partisans de la transmission du péché par le sang ; il veut, au contraire, que .chacun sache que ses jugements ne sont point conformes aux jugements qu'il condamne dans les autres : « Je jure par moi-même, dit le Seigneur Dieu, que cette parabole ne sera plus répétée en Israël ».

 

1. Deut. V, 9. — 2. Hébr. VI, 17, 18.

 

584

 

Aug. Tu aurais parfaitement raison de dire « Ne sera plus répétée en Israël », si tu appliquais ces paroles aux véritables Israélites régénérés, parmi lesquels, en effet, cette parabole ne sera point répétée. Mais parmi ceux qui n'ont pas été régénérés, elle continue justement à être répétée; car ceux-ci ne sont point Israël, suivant ces paroles de l'Apôtre aux Romains : « Tous ceux qui descendent d'Israël ne sont point pour cela Israélites »; sans aucun doute, saint Paul voulait parler ici des enfants du Nouveau Testament, c'est-à-dire des enfants de la promesse. Il ajoute enfin : « Mais c'est en Isaac que sera ta postérité ; en d'autres termes, ceux qui sont enfants selon la chair ne sont pas pour cela enfants de Dieu ; mais ceux-là précisément sont réputés être les enfants d'Abraham, qui sont enfants de la promesse (1) ».

XLII. Jul. Que signifient ces paroles : « Ne sera plus répétée », puisque jusqu'aujourd'hui les Manichéens font tant d'efforts pour obtenir la croyance des fidèles à cette parabole ? Voici ce qu'elles signifient : Parmi ceux qui font partie du peuple d'Israël ou qui reconnaissent l'autorité de cette Ecriture, personne n'osera plus croire à la vérité de cette parabole, après la déclaration expresse que je fais ici. Quiconque persévérera dans cette croyance, refusera par là même à ces lettres sacrées la soumission qui leur est due et ne pourra plus être compté parmi les véritables enfants d'Israël.

Aug. Si donc Dieu veut faire entendre que, après sa déclaration expresse, personne ne croira plus à la vérité de cette parabole, il reste à savoir comment, avant cette déclaration, on pouvait sans témérité croire que les péchés des parents devaient être vengés sur les enfants. Si l'on cherche avec sincérité la réponse à cette question, on verra que c'est à cause de la souillure de la génération qu'il a été dit : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères». Telle est l'origine véritable de ce proverbe où il est parlé de raisins verts. Mais la promesse a été faite d'un Nouveau Testament sous lequel, grâce aux effets du sacrement de la régénération librement reçu, on ne répéterait plus cette parabole : car, on renonce par la grâce de Jésus-Christ à l'héritage funeste qui vient du premier homme, quand on renonce à ce siècle

 

1. Rom. IX, 6.8.

 

où les enfants d'Adam se trouvent dans la nécessité de subir, non pas d'une manière injuste assurément, un joug qui les accable depuis le jour où ils sortent des flancs de leur mère jusqu'au jour où ils sont ensevelis dans le sein de notre mère commune (1) : aussi les sacrés mystères, lors même que cette renonciation est faite par des enfants, montrent assez l'effet qui s'opère dans l'âme régénérée,

XLIII. Jul. Cette parabole étant ainsi flétrie comme contraire à la vérité; et Dieu l'ayant condamnée de sa propre bouche par une sentence accompagnée de segment , il daigne rendre raison de sa justice et montrer pourquoi les péchés d'un homme ne sont pas imputés à ceux qui se trouvent unis à cet homme par des liens indépendants de leur volonté. « Toutes les âmes », dit-il, « sont à moi; l'âme du fils est à moi aussi bien que l'âme du père; toutes les âmes m'appartiennent : celle-là précisément sera frappée de mort, qui aura commis le péché ». Il invoque la distinction même des âmes, pour démontrer la parfaite équité de la loi qu'il promulgue.

Aug. Cette distinction des âmes suppose que celles-ci ont une existence séparée. Un homme ne saurait être régénéré s'il n'a été déjà engendré. Mais comment Lévi put-il payer la dîme lorsqu'il était encore dans Abraham, sinon en ce sens que les futurs enfants d'Abraham n'avaient pas encore à cette époque une existence et des âmes distinctes?

XLIV. Jul. Puisque l'âme du père est à moi, dit-il, et que l'âme du fils est à moi (preuve manifeste, parmi beaucoup d'autres, que le sang n'a aucune part dans la formation de l'âme dont Dieu s'attribue ainsi à lui-même la propriété); il serait tout à fait injuste et absurde d'imputer à ma propriété, à mon image , des oeuvres accomplies par d'autres.

Aug. Suivant toi donc, la chair n'appartient pas à Dieu, puisque tu crois que Dieu s'attribue uniquement la propriété de l'âme : as-tu oublié ces paroles de l'Ecriture : « Comme la femme a été tirée de l'homme, ainsi l'homme naît de la femme; mais tout vient de Dieu (2)? » Assurément. ces paroles ont été écrites ou bien dans un sens relatif au corps, ou bien dans un sens relatif à l'âme et au corps; mais elles n'ont pas été écrites dans

 

1. Eccli., XL, 1. — 2. I Cor. XI, 13.

 

585

 

un sens relatif à l'âme seulement. Il te plaît de prêter à Dieu ce langage : « Il serait tout à fait injuste et absurde d'attribuer à ma propriété, à mon image, la responsabilité d'oeuvres accomplies par d'autres » ; mais pourquoi ne cherches-tu pas plutôt à découvrir comment il peut être juste que l'âme soit accablée sous le poids d'une chair à elle transmise par ses parents, et sous le poids des oeuvres de Dieu même ? Car le corps assujetti à la corruption est un poids qui accable l'âme (1). Et je pense que toi-même tu considères ce corps assujetti à la corruption comme étant, lui aussi, l'oeuvre de Dieu. Comment donc, s'il n'existe aucun péché d'origine, l'image de Dieu a-t-elle pu mériter d'être appesantie par un corps assujetti à la corruption et qui est un obstacle perpétuel aux efforts qu'elle fait pour parvenir à la connaissance de la vérité ? Pourquoi d'ailleurs cet autre langage n'est-il pas aussi attribué à Dieu par toi : Il est tout à fait injuste et absurde de prétendre que, par suite de l'infidélité ou de la négligence de ses parents ou des autres personnes qui l'entourent, ou même par suite de n'importe quel accident fatal et inévitable, ma propriété, mon image soit séparée de son corps avant d'avoir reçu le baptême; qu'elle ne soit point admise dans mon royaume et qu'elle ne vive point de la vie véritable parce qu'elle n'a point mangé la chair sacrée et qu'elle n'a point bu le sang dont parle l'Écriture (2)? Contesteras-tu la vérité de cette maxime sortie de la bouche de Jésus-Christ et t'écrieras-tu : Oui, certes, quand même elle n'aurait point mangé la chair ni bu le sang de Jésus-Christ, cette image vivra de la vie véritable? O langage qui ne saurait appartenir qu'à un antéchrist ! Va, parle de cette manière, enseigne cette doctrine : fais-toi entendre de ces hommes et de ces femmes qui ne sont chrétiens due de nom, de ces hommes dont l'esprit est perverti et dont la foi est réprouvée ; qu'ils t'écoutent, qu'ils t'aiment, qu'ils t'honorent, qu'ils te nourrissent, qu'ils fournissent à la dépense nécessaire pour te vêtir et pour entretenir le luxe de ta maison, et qu'en suivant un homme perdu, ils se perdent eux-mêmes. Mais le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent (3) : et l'on ne doit pas même désespérer de vous, aussi longtemps que sa patience vous attendra.

 

1 Sag. IX, 15. — 2. Jean, VI, 54. — 3 II Tim. II, 19.

 

XLV. Jul. Car cette image a été placée par moi dans une condition telle que personne ne saurait lui causer malgré elle aucun dommage; elle se rend, au contraire, par une libre détermination de sa volonté, coupable ou juste, digne de récompense ou de châtiment.

Aug. On peut parler ainsi de la nature primitive de l'homme, non point de la nature flétrie et condamnée, telle qu'elle existe aujourd'hui. Car, dans le paradis, antérieurement au péché, l'âme n'était pas, appesantie par un corps assujetti à la corruption : ou bien, la corruption de votre esprit serait-elle assez profonde pour que vous ayez la témérité d'enseigner le contraire? Mais si vous n'osez pas en réalité tenir ce langage, dites-nous comment l'image de Dieu a pu mériter d'être appesantie par un corps assujetti à la corruption, vous qui ne voulez pas reconnaître avec l'Église catholique l'origine du péché.

XLVI. Jul. Tu t'indignes contre moi parce que, à mes yeux, le serment de Dieu a plus d'autorité que les rêveries de Manès, lequel cependant, à défaut de témoignages appuyés sur les principes de la foi orthodoxe, ne fait pas même valoir les arguments qu'un esprit éveillé chercherait à établir : car, malgré l'impossibilité absolue de trouver jamais aucun argument de ce genre qui. soit capable de détruire les fondements de la vérité, on pourrait, un instant du moins et à l'aide de certains raisonnements habilement présentés, consoler tant soit peu le lecteur du sentiment de pudeur que fait naître en lui l'absurdité d'une telle doctrine. Dieu s'obstine à consacrer de nouveau par un serment le précepte que sa parole avait déjà rendu sacré. Il poursuit en exposant d'une manière tout à fait précise, et à l'aide d'exemples, le vrai sens de la loi qu'il vient de porter : il déclare que si un homme accomplit avec un zèle qui ne se démente jamais, toutes les oeuvres de la justice; et que le fils de cet homme vienne à se lier d'amitié avec d'autres hommes d'une conduite perverse, et à s'écarter de la voie qui lui a été tracée par son père, le fils n'aura aucune part à la gloire que le père s'est acquise par son amour pour la justice, et au prix de tant d'efforts. Il oppose ensuite à ce pécheur le fils de celui-ci qui s'écarte sagement de la voie de son père, et il montre que l'iniquité du père ne nuit en rien (586) au fils. Il enseigne que, par rapport à la transmission, la justice et le péché se trouvent dans une condition identique : suivant lui, la transmission par le sang des vices des parents est aussi impossible que la transmission par la même voie des vertus de ces mêmes parents ; toutes les âmes au contraire appartiennent à Dieu : preuve manifeste que tu parles un langage impie, quand tu prétends que, au moment de leur naissance, les âmes et les corps des enfants sont la propriété du démon.

Aug. Je t'ai déjà répondu à ce sujet: ton verbiage est aussi futile qu'il est interminable. L'homme tout entier, c'est-à-dire l'âme et le corps de l'homme sont par leur nature la propriété du Créateur ; mais par suite du péché, lequel n'est pas une substance particulière, ils sont devenus la propriété du démon, sans cesser toutefois d'être soumis à la puissance du Créateur, à cette puissance dont le démon lui-même n'est pas indépendant.

XLVII. Jul. Après avoir ainsi affirmé l'équité rigoureuse de ses jugements, il flétrit d'avance votre opinion dans la personne de ceux qui pensaient déjà comme vous à cette époque. « Et vous avez dit. : Pourquoi le fils n'a-t-il point porté l'iniquité de son père? Parce que, répond le Seigneur, cette âme seulement sera frappée de mort, qui aura commis le péché : le fils n'expiera point l'injustice de son père, et le père n'expiera point l'injustice de son fils : la justice du juste sera sur lui-même, et l'iniquité du pécheur sera sur le pécheur ». Qui de nous aurait pu traiter cette question d'une manière aussi précise que Dieu l'a fait par la bouche de son prophète, à l'aide de ces distinctions, de ces comparaisons et de ces répétitions

Aug. Et cependant, quoique le langage de Dieu ait été si précis, tu mêles ton verbiage interminable à ses paroles parfaitement claires, parce que tu sais que la cause dont tu as entrepris la défense n'est pas bonne.

XLVIII. Jul. Toutefois , non    content de s'être ainsi expliqué , Dieu emprunte un autre argument aux oeuvres de miséricorde, afin de rendre plus manifestes encore les principes qui servent de règles à ses jugements; et il déclare que si les personnes mêmes qui ont commis le péché par un acte de leur volonté personnelle, viennent à se repentir et à réformer leur conduite, leurs égarements passés ne leur causeront aucun dommage. « Si le pécheur », dit-il, « se détourne des iniquités qu'il a commises et qu'il observe mes préceptes, tous les péchés, sans exception, dont il s'est rendu coupable, seront oubliés : il vivra très-certainement à cause des oeuvres de justice qu'il aura accomplies ». En d'autres termes, puisque mon désir d'user de clémence est tel que je pardonne même les péchés personnels à ceux qui réforment leur conduite, comment pourrais-je imputer aux petits-enfants des péchés commis par d'autres? ou bien, est-il possible que l'innocence soit condamnée au moment de sa création, par moi qui me plais à la récompenser lors même que je la vois renaître dans une âme flétrie par le péché?

Aug. Autre est la condition des pécheurs repentants, autre est la condition des enfants au moment de leur naissance. En effet, il vous est absolument impossible de démontrer la justice des jugements de Dieu, si d'une part il ne trouve aucun péché dans les petits enfants, et que d'autre part cependant il les accable sous le poids d'un corps assujetti à la corruption et leur fasse éprouver une multitude de calamités et de tortures. Car il n'est pas possible de compter tous les maux que souffrent les enfants : la fièvre, la toux, là feigne, les douleurs de chaque membre en particulier, le flux de ventre; les vers intestinaux et une multitude innombrable d'autres engendrés par la chair elle-même; l'amertume des remèdes plus douloureuse que les maladies; enfin les blessures accidentelles à l'extérieur, les corrections corporelles, les agitations qui fout l'oeuvre du démon. Vous cependant, sages hérétiques, plutôt que de reconnaître l'existence du péché originel, vous êtes prêts à déclarer que le paradis était rempli de fleurs de ce genre. Car, si vous ne dites pas que ces maux ont dû exister dans le paradis, je vous demanderai pourquoi les enfants qui, suivant vous, ne sont coupables d'aucun péché absolument, y sont assujettis. Si, au contraire, vous ne rougissez pas de dire que ces maux ont du exister dans le paradis , avons-nous besoin nous-mêmes de dire quelle sorte de chrétiens vous êtes?

XLIX. Jul. Ces paroles déplurent aux adorateurs des idoles : notre foi, dont vous voyez les principes posés dans cette loi vous déplaît (587) aussi à vous-mêmes. Les impies s'écrièrent donc : « La voie du Seigneur n'est pas droite. Ecoutez alors, répond le Seigneur, ô maison d'Israël. Est-ce que ma voie n'est pas droite? N'est-ce pas plutôt la vôtre qui n'est pas conforme à la justice? C'est pourquoi je jugerai chacun d'entre vous selon ses propres voies, dit le Seigneur Dieu ». Vois-tu sur quels témoignages notre doctrine est appuyée? Nous attachons-nous à quelques maximes obscures? Nous voit-on épiloguer sur des expressions d'un sens vague et indéterminé? défendons-nous notre foi par une argumentation faible ou embarrassée? Nous maudissons ce que Dieu maudit, nous enseignons ce que Dieu enseigne; nos arguments sont ceux que Dieu même a établis; notre croyance a pour fondement le serment que Dieu a fait «Le fils ne portera point l'iniquité de son père, et le père ne portera point l'injustice de son fils; la justice du juste sera sur lui-même, et l'iniquité du pécheur sera sur le pécheur». Ces paroles font voir d'une manière encore plus explicite en quel sens Dieu promet qu'il jugera : il n'imputera point aux enfants les péchés de leurs parents, ni aux parents les péchés de leurs enfants. Conséquemment, le témoignage même des Ecritures démontre cette vérité dont notre raison seule ne nous permettait pas de douter, savoir, que Dieu observera dans ses jugements la même justice dont il a ordonné l'observation dans sa loi.

Aug. Reconnais du moins qu'en s'exprimant ainsi, Dieu parlait des pères et des fils qui sont déjà capables d'agir par eux-mêmes. Car, après avoir dit: « Le fils ne portera point l’iniquité de son père, et le père ne portera point l'injustice de son fils» , il ajoute aussitôt : « La justice du juste sera sur lui-même ». Or, peut-on dire que dans la vie présente la justice d'un petit enfant est sur lui-même, puisque cet enfant est encore incapable d'accomplir personnellement aucune œuvre de justice, ou de commettre personnellement aucune iniquité? Si donc ses parents ne lui ont transmis aucune souillure, comment a-t-il mérité de subir tous les châtiments qu'il subit à cet âge? Car Dieu, qui est infiniment juste, n'inflige jamais et ne permet pas qu'on inflige à personne des châtiments immérités : et d'autre part, on ne saurait dire que les souffrances de cet enfant doivent servir à exercer sa vertu, puisqu'il n'est pas

encore capable de vertu. Si, au contraire, tu portes ta pensée vers le siècle futur, qui est l'héritage du Nouveau Testament, tu comprendras que l'on peut dire en toute vérité, même des enfants qui meurent dans le premier âge : «La justice du juste sera sur lui-même, et l'iniquité du pécheur sera sur le pécheur ». Il y aura en effet entre le sort de celui qui aura été régénéré et le sort de celui qui aura été seulement engendré, une différence telle que le premier vivra de la vie véritable dans le royaume où se trouve fixé le trône de la justice; tandis que le second mourra de la mort éternelle dans ce lieu de supplices où l'iniquité est abreuvée de tortures. Mais quelle est la justice de celui-là, sinon la justice qui lui est communiquée par Jésus-Christ en qui tous les hommes ressusciteront? Et quelle est l'iniquité de celui-ci, sinon l'iniquité qui lui a été transmise avec le sang du premier homme, en qui tous sont frappés de mort?

L. Jul. Mais de peur que tu n'aies la tentation de chercher à tromper les âmes simples par une subtilité sophistique ainsi conçue Dieu parle en cet endroit des personnes qui sont parvenues à l'âge adulte; en d'autres termes, les paroles citées plus haut signifient que les fautes des parents ne nuisent point aux enfants qui ont été purifiés de la souillure naturelle par la sainteté de leurs couvres personnelles : il faut montrer que cet argument captieux ne saurait servir en rien les intérêts de la cause que tu défends. Or, quoique Dieu ait déclaré d'une manière absolue que l'iniquité des parents ne souille point l'innocence des enfants, mais que chacun est condamné pour ses propres iniquités; quoiqu'il ne soit pas possible à une âme fidèle de douter de cette vérité : cependant, afin de montrer une fois de plus l'inanité de ta doctrine, dont l'édifice a été tant de fois frappé jusque dans ses fondements parles foudres de la loi, je te demanderai en quel sens tu crois qu'on doit interpréter la thèse développée ici par Dieu : doit-on, suivant cette thèse, considérer les fautes des parents comme ne nuisant point aux enfants, quel que soit l'âge de ceux-ci ? Ou bien doit-on seulement conclure des expressions dont Dieu se sert, que-les fautes des parents ne sauraient nuire aux enfants qui sont parvenus à l'âge adulte et qui accomplissent déjà des oeuvres de (588) justice; mais que ces mêmes fautes pèsent sur les petits enfants jusqu'à ce que la souillure naturelle de ceux-ci ait été effacée par leurs oeuvres personnelles de justice; les faits donnant ainsi un démenti formel à la prophétie que Dieu a exprimée par la bouche d'Ezéchiel?

Aug. Ces faits sont au contraire l'accomplissement d'une prophétie que Dieu a exprimée ailleurs en ces termes : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères' ». Dieu qui est l'auteur de ces deux prophéties, en d'autres termes, Dieu qui a déclaré, d'une part, que les enfants ne participent point aux péchés de leurs parents, et, d'autre part, qu'il vengera cependant sur les enfants les péchés de leurs pères, ne saurait assurément être en contradiction avec lui-même. C'est pourquoi, à ceux qui demandent comment l'une et l'autre prophétie peuvent être à la fois conformes à la vérité, on répond avec raison que celle-ci s'applique à la génération et celle-là à la régénération. Toi dont les efforts tendent uniquement à pervertir, ton propre coeur, apprends du moins à respecter Dieu ; et quand sa parole, toujours véridique, parvient jusqu'à tes oreilles, cesse de la qualifier du nom de subtilité sophistique.

LI. Jul. Nous voulons bien cependant admettre cette dernière interprétation. Mais alors tu dois, toi aussi, admettre comme une conclusion non moins rigoureuse du même principe, cette autre maxime, savoir, que les œuvres de justice accomplies par les parents sont utiles aux enfants, qu'elles les sanctifient, et que l'on doit regarder ces oeuvres comme étant inutiles seulement aux enfants qui, déjà parvenus à un certain âge, ont souillé par des fautes personnelles leur justice native. Dieu a affirmé que ni le péché, ni la justice ne sont transmis par la voie de la génération; il a développé et démontré cette double affirmation par des exemples qui se confirment réciproquement; d'autre part, voyant toi-même que cette doctrine est en contradiction avec ta propre doctrine, tu prétends qu'elle est contraire aussi à la vérité en tant qu'elle se rapporte aux enfants : or, en admettant la maxime que je viens d'énoncer, tu nieras également l'une et l'autre partie de cette double affirmation, appliquée aux petits enfants. Seulement, en agissant

 

1. Deut. V, 9.

 

ainsi, tu te rendras deux fois coupable : lu t'inscriras en faux contre la parole de Dieu, et tu affirmeras qu'un homme juste engendre un fils juste, et qu'un homme pécheur engendre un homme pécheur.

Aug. Je ne dis point que la double affirmation du Prophète est contraire à la vérité, ruais je soutiens que toi-même tu ne comprends point le sens de cette prophétie. L'auteur sacré parlait de la, régénération qui seule accorde aux enfants d'être purifiés des péchés de leurs parents, de ces péchés dont le jugement appartient à Dieu et non point aux hommes ; toi, au contraire, en niant que la souillure de la mort antique soit transmise des pères aux enfants par la voie de la génération, tu prétends nier la cause même de la régénération. En effet, quoique le sacrement de la régénération efface tous les péchés qu'il trouve dans l'âme de celui qui le reçoit; les péchés autres que le péché originel pourraient cependant être effacés aussi par le moyen de la pénitence, comme ils le peuvent en réalité dans les personnes qu'il n'est plus permis d'admettre de nouveau à ce sacrement. Le péché, au contraire, qui est transmis avec le sang, ne peut être effacé que par le sacrement de la régénération. Aussi, le juste naît de Dieu et non point de l'homme; car la justification s'opère au moment de la régénération, et non point au moment de la génération première : ce qui a fait donner à ceux qui ont été ainsi justifiés le nom d'enfants de Dieu. Lis 1'Evangile : « Ils ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu (1) ». Pourquoi cherches-tu à confondre des choses qui sont tout à fait différentes parleur nature? L'homme naît de la chair de l'homme, il renaît de l'Esprit de Dieu. Est-il donc étonnant que la chair de péché communique à l'homme le péché originel, de la même manière que l'Esprit de justice lui communique la justice? Car un seul homme venant pour nous délivrer n'aurait point pris unc chair semblable à -la chair de péché, si nous-mêmes nous n'étions tous revêtus de cette chair de péché. Comment donc, votre hérésie étant l'ennemie de cette grâce chrétienne, comment osez-vous encore vous étonner et vous plaindre de ce que l'Eglise de Jésus-Christ vous poursuit de sa haine?

 

1. Jean, I, 13.

 

589

 

LII. Jul. Si, au contraire, ne pouvant résister aux protestations éloquentes de la vérité, tu cherches à fuir d'un autre côté, tu rencontreras des difficultés encore plus inextricables. En effet, si tu dis : La maxime par laquelle le Prophète déclare que les fautes d'un homme ne pèsent point sur ceux qui sont unis à cet homme par les liens du sang, est conforme à la vérité en tant qu'elle s'applique aux personnes adultes ; mais en tant qu'elle s'applique aux petits enfants, elle est fausse dans une partie et vraie dans l'autre partie : elle est fausse quand elle nous montre les enfants comme n'étant point souillés parles crimes de leurs parents; elle est vraie quand elle affirme que les vertus des parents ne sont d'aucune utilité pour leurs enfants

si tu tiens ce langage, tu montreras de la manière la plus manifeste, que tu obéis honteusement à la passion, non pas de discuter, mais de mentir ; non pas de parler sérieusement, mais de discourir sans cesse ; à la passion enfin, non pas d'un homme qui jouit d'une saine raison , mais d'un manichéen dont la raison est complètement égarée : voilà à quel fâchent mécompte tu t'exposes, si tu crois que, au mépris de l'évidence même, au mépris du respect qui est dû à Dieu, au mépris des témoignages de la loi divine et des exemples cités en confirmation de cette loi, au mépris de l'exposé historique des jugements de Dieu ; si tu crois, dis-je, qu'il t'est permis de rejeter ou de recevoir à ton gré les maximes de l'Ecriture, suivant qu'elles le déplaisent ou qu'elles te plaisent.

Aug. La maxime du Prophète n'est dans aucune de ses parties contraire à la vérité mais toi-même tu ne comprends pas le sens de cette prophétie, et je ne te qualifierai pas de menteur, mais j'ai bien le droit d'affirmer, sans te faire aucune injure, que tu ne sais pas ce que tu dis. En effet, il importe beaucoup de savoir en quel sens et jusqu'à quel point on doit regarder comme vraie cette maxime que tu attribués au Prophète : « Les vertus des parents ne sont d'aucune utilité pour leurs enfants ». Car, vous-mêmes niez-vous que ce soit par suite de la foi des parents que les enfants sont apportés à l'Eglise pour être régénérés dans son sein maternel et présentés aux ministres de Dieu pour être baptisés? Comment donc est-il vrai de dire que les vertus des parents ne sont d'aucune utilité pour leurs enfants? Oseras-tu dire que la foi chrétienne n'est pas une vertu? Ou bien, n'est-ce pas pour les enfants un avantage réel, d'être envoyés dans le royaume de Dieu, précisément et uniquement par cette régénération? Pourquoi Dieu, parlant même d'un bienfait temporel, dit-il à Isaac : « Je t'accorderai cette faveur à cause d'Abraham ton père (1) ? » Pourquoi, si les vertus des parents ne sont d'aucun secours pour; les enfants, pourquoi Loth, fils du frère d'Abraham, dut-il son salut aux mérites de son oncle? Pourquoi enfin, si les enfants ne reçoivent jamais aucun dommage des péchés de leurs parents , s'ils ne recueillent jamais aucun fruit des vertus de ces mêmes parents, pourquoi le fils de Salomon perdit-il une partie de son royaume à cause des péchés de son père, et pourquoi l'autre partie de ce royaume lui fut-elle conservée à cause des bonnes oeuvres de David (2) ? O toi, dont le stylet est aussi fécond due ton esprit est stérile, apprends à discerner ces choses : comprends, si tu le peux, quel est le sens véritable de cette prophétie d'Ezéchiel. II est manifeste, en effet, qu'un père qui n'a pas été régénéré ne saurait empêcher son fils régénéré de parvenir à la vie éternelle, à cette vie que le Prophète a désignée par ces mots : « Il vivra de la vie » ; il est manifeste aussi qu'un fils non régénéré ne saurait être mis en possession de cette vie, par la raison seule que son père avait été régénéré; et réciproquement, que la régénération du fils ne saurait suppléer à la non-régénération du père, ni mettre celui-ci en possession de la vie véritable, de même que la non-régénération du fils ne saurait porter aucune atteinte à la régénération du père, ni être pour celui-ci une cause de mort éternelle. Mais si tu ne peux comprendre ces choses, ne pourrais-tu pas du moins garder le silence à ce sujet?

LIII. Jul. Mais qui es-tu donc, pour t'acharner ainsi avec le fanatisme d'un marcionite à la destruction de la nation même de l'équité? pour soumettre ainsi à la censure de ta langue encore souillée des mystères du manichéisme, les jugements de Dieu aussi bien que ses préceptes? Personne n'a jamais tenté une entreprise aussi audacieuse , excepté ceux qui avaient nié d'abord ces jugements et ces préceptes. Et toi, sans autre appui que l'autorité

 

1. Gen. XXVI, 24. — 2. III Rois, XI, 11-13.

 

590

 

de Manès, tu oseras déchirer le testament de Dieu que la raison, que l'équité, la piété, la vérité (les Prophètes n'ayant écrit que des choses tout à fait dignes de foi), ont contresigné comme autant de témoins sacrés? Tu as perdu depuis longtemps la faculté de comprendre et l'apparence même d'un homme religieux, si tu ne vois pas que la maxime enseignée ici par Ezéchiel ne favorise point ta doctrine de la transmission du péché par le sang, ou plutôt si tu ne vois pas qu'elle en est la réfutation décisive.

Aug. Tu répands les flots de ta parole également abondante et stérile sur des rivages que n'illumine point la lumière de la vérité, ou plutôt sur des rivages où la lumière de la vérité ne brille un instant que pour être méprisée. Le langage de cette dernière n'est pas une suite de mots vides de sens, mais un enchaînement harmonieux de choses certaines. Autre chose est un homme fécond en paroles vraies, autre chose est un homme fécond en paroles injurieuses. Le Prophète parle le langage de la vérité aux fils et aux pères qui vivent et agissent d'une manière personnelle : toi, avec la frénésie d'un pélagien, tu dis des injures aux catholiques qui interprètent dans leur sens véritable les paroles du Prophète et qui sont désignés par toi sous le nom de Manichéens.

LIV. Jul. « L'iniquité du pécheur sera sur sa tête », dit-il; « je jugerai chacun d'entre vous suivant ses propres voies. Les pères ne mourront point pour leurs fils, ni les fils pour leurs pères : cette âme précisément sera frappée de mort, qui commet le péché : parce que toutes les âmes sont à moi, je jugerai chacun suivant ses propres iniquités ».

Aug. Le même Dieu qui s'est exprimé ainsi, a dit aussi : « Je vengerai sur les fils les iniquités de leurs pères ». Tant que tu n'auras pas compris comment les paroles précédentes et celles-ci peuvent être vraies, ne crois pas non plus avoir compris le langage véridique du Prophète , quelle que soit la patience avec laquelle je supporte ton verbiage injurieux.

LV. Jul. Telle est l'évidence irrésistible et la multitude imposante des maximes, telle est la sublime équité des jugements que tu ne crains pas de flétrir par des qualifications odieuses, et auxquels tu prétends opposer victorieusement ta doctrine de la transmission du péché par le sang. Il n'est pas douteux maintenant que tu ne rougiras pas d'employer un moyen qui semble te rester encore, et de dire, pour nous répondre : Le Prophète, ou plutôt Dieu par la bouche du Prophète, parle le langage de la vérité; la raison des hommes éclairés est d'accord avec l'évidence même, quand l'un et l'autre proclament que les péchés des parents ne sauraient, sans une injustice manifeste, être imputés aux enfants.....

Aug. Rougis, c'est toi-même qui plaides la cause de l'injustice ; car celui qui a dit : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères », n'est pas injuste.

LVI. Jul.... Et je ne considère pas le sang dont tous les hommes sont formés comme souillé d'une faute volontaire; mais cependant la faute commise par Adam seul ôte à cette justice tout son mérite; le péché unique du premier homme est imputé à tous. —En présence d'une telle objection, je ne sais vraiment ce que je dois faire d'abord ; m'abandonnerai-je au rire qu'excitent naturellement des inepties aussi singulières? Mais la multitude de ceux qui se perdent parce qu'ils ont été trompés par vous a droit à notre compassion et à nos larmes. Me laisserai-je donc absorber par un sentiment de profonde tristesse? Mais la singularité prodigieuse de ton argumentation contraindrait l'âme la plus attristée à éclater de rire.

Aug. Exprime librement ta pensée, docte censeur ; ta parole aura assez de poids pour faire considérer comme un imposteur Ambroise, dont, suivant le témoignage de Pélage ton maître, les ennemis mêmes n'ont jamais osé attaquer ni la foi, ni les interprétations scripturaires si profondes et si pures. Montre-toi moins timide qu'eux; ta qualité d'ennemi de la croix de Jésus-Christ te donne plus de force et de puissance que ne pourrait t'en donner celle d'ennemi d'Ambroise; ta haine contre la grâce de Dieu t'inspire une audace dont la haine contre cet homme de Dieu ne te rendrait pas capable. Attaque Ambroise, dis-je, poursuis-le de tes railleries acerbes, répands sur lui tes larmes. mêlées de fiel; car, par la force prodigieuse de ton éloquence, tu peux donner à tes vains discours l'apparente de fines railleries, et faire prendre pour un sentiment de compassion les mouvements (591) de ta haine réelle. Déclare donc que cet homme s'est trompé grossièrement; qu'il a été le triste jouet de rêveries insensées, quand il a affirmé que la lutte entre la concupiscence de la chair et la concupiscence de l'esprit est devenue la condition naturelle de l'homme depuis la prévarication d'Adam (1). Quel est, en effet, celui qui n'est pas assujetti en naissant à cette lutte intérieure, depuis que les hommes ont commencé à naître, à naître, dis-je, dans une chair de péché? Toi, au contraire, homme d'une rare pénétration, tu ne crois pas que ce péché ait été si énorme qu'il ait pu opérer alors dans la nature elle-même une transformation aussi malheureuse; ni que, par un effet incompréhensible de cet acte de désobéissance, cette nature ait mérité d'être condamnée dans la personne d'Adam et dans celle des enfants d'Adam ; et, séduit par les enseignements de Pélage, tu donnes le nom de bien à ce que tous les hommes d'un sens droit jugent et déclarent être un mal. Grâce aux ressources de ton éloquence merveilleuse , tu peux faire un éloge pompeux de cette passion dont les gémissements des saints sont la plus amère censure, et la placer telle qu'elle existe aujourd'hui, cherchant à s'insinuer clans le coeur de ceux mêmes qui la repoussent, et provoquant les âmes chastes au combat; tu peux la placer, dis-je, comme une plante magnifique et d'un aspect ravissant, au milieu des bosquets du paradis, supposé même que personne n'eût commis le péché dans cet heureux séjour. Rougis, ô toi dont l'appui fait le bonheur des Pélagiens; et cherche en quel endroit tu pourras trouver un refuge, car les âmes chastes fuient ta présence.

LVII. Jul. Qui, en effet, si notre siècle n'est pas le dernier de tous, qui pourra croire, sur le témoignage des écrits historiques, qu'il ait existé un homme capable de penser et d'affirmer avec serment que ce qui était naturel n'était point naturel ; que ce qui était un effet de la génération n'était point un effet de la génération; que l'on ne devait pas attribuer à la dualité même de parents ce que l'on attribuait à certains hommes, uniquement parce qu'ils avaient été parents? J'espère que la génération qui doit nous succéder considérera ces discours comme une accusation mensongère plutôt que comme l'exposé d'une

 

1. Liv. VII sur saint Luc, XII, 52.

 

doctrine soutenue par aucun mortel. Voici, en effet, les ballottements pénibles, les nausées et les vomissements qu'éprouvent votre nation et votre foi ; vous dites : Les péchés des parents ne sauraient être transmis aux enfants par le fait seul que la nature humaine est communiquée à ceux-ci; car ce qui est l'effet du libre arbitre ne peut en aucune manière dépendre du sang; mais le péché d'Adam, quoiqu'il ait été accompli par un acte de volonté, est communiqué à tous les hommes en même temps que la nature humaine, parce que ce qui est l'effet du libre arbitre dépend du sang; vous ajoutez : Dieu ne condamne point les enfants à cause des péchés de leurs parents , car une telle condamnation serait un acte de suprême injustice; mais il condamne les enfants d'Adam à cause d'un péché commis par leurs parents, quoiqu'il soit impossible de venger sur eux ce péché, sans blesser ouvertement la justice; vous dites enfin : Ce n'est point par le fait même de la génération que les époux deviennent parents; Adam mérita le titre de père, uniquement parce qu'il engendra suivant les lois du mariage. Est-ce là gouverner sa course, ou seulement être ballotté au milieu des flots? Est-ce là digérer ou éprouver des nausées? Est-ce là prendre une nourriture substantielle ou vomir sans cesse? Tu affirmes ce que tu as nié, et tu nies ce que tu as affirmé dans les mêmes termes et dans les mêmes lignes; et tu t'irrites parce que nous ne conformons pas notre langage à celui d'un homme qui, épuisé par une maladie douloureuse, se trouve incapable de conserver les aliments qu'il prend !

Aug. Certes, nous sommes bien éloignés de dire que Dieu ne venge pas les péchés des autres pères sur leurs enfants; car les divines Ecritures attestent en une multitude d'endroits, et d'une manière tout à fait précise, que tels et tels péchés en particulier ont été vengés sur tel et tel enfant ; nous lisons même dans les livres sacrés que le roi Achab ayant commis un péché énorme, Dieu épargna ce prince et attendit que son fils fût monté sur le trône pour exercer sur lui sa vengeance (1). Mais quel esprit sera assez pénétrant pour découvrir de quelle manière, d'après quels principes et dans quelle mesure la justice divine venge les péchés des autres parents

 

III Rois, XXI, 29.

 

592

 

sur leurs enfants? Ç'est.pourquoi Dieu s'est réservé à lui-même les jugements de cette sorte, et il a défendu aux juges humains d'exercer de semblables vengeances. Cependant la désobéissance du premier homme, en qui le libre arbitre personnel était parfaitement intègre et absolument indépendant de toute inclination dépravée ; cette désobéissance, dis-je, fut un péché si énorme, que la nature humaine tout entière se trouva dégradée et flétrie par le fait même qu'elle fut dégradée et flétrie en Adam ; nous en avons une preuve manifeste dans cet enchaînement de maux sans fin qui affligent l'humanité, et qui, depuis les premiers pleurs de l'enfant au berceau jusqu'au dernier souffle du moribond, sont connus de tous, de telle sorte que ceux qui nient l'existence de ces maux, prouvent seulement, par cet aveuglement aussi horrible qu'il est incroyable, qu'ils y ont eux-mêmes plus de part : et c'est précisément ce que vous faites, vous qui, même après le jugement du Concile de Palestine, où Pélage en personne vous a condamnés comme partisans de cette doctrine, ne craignez pas de continuer à enseigner qu'Adam avait été assujetti à la mort au moment de sa création et que, soit qu'il commît, soit qu'il ne commît pas le péché, il devait mourir infailliblement. Mais poursuis encore, si tel est ton bon plaisir, et accuse de Manichéisme la multitude même de ces évêques assemblés en Palestine déclare hautement que Pélage s'est soumis un instant aux Manichéens afin de n'être point condamné par eux. Remplis le paradis des fruits que portent les passions déréglées; et répands au milieu de ses riantes prairies les maux si multipliés et si effroyables que nous voyons peser sur les enfants, comme si ces maux étaient, non pas des tortures infligées à titre de châtiment, mais les parfums naturels du printemps de la vie. Raille-toi de moi comme d'un homme ballotté au milieu des flots ; et cela au moment où toi-même tu péris englouti sous les flots : raille-toi de moi comme d'un homme qui éprouve des nausées et des vomissements; et cela au moment où toi-même tu es frappé d'une mort véritable et où le bruit de ton verbiage désordonné semble être plutôt le bruit des vers engendrés par ton cadavre en putréfaction : accuse-moi d'affirmer ce que j'ai nié et de nier ce que j'ai affirmé ;       quoique toi-même tu aies donné plusieurs exemples de contradictions de ce genre, ceux en particulier qui ont été constatés par moi dans ton volume précédent; et que nos lecteurs puissent se convaincre par eux-mêmes que je n'ai jamais contredit mes propres paroles, et reconnaître que tu me calomnies odieusement en m'accusant de l'avoir fait : déclare que, épuisé par une maladie douloureuse, je n'ai pas la force de conserver la nourriture que je prends; toi qui n'ayant plus même un souffle de vie, ne saurais prendre la nourriture qu'on te présente.

LVIII. Jul. Tu comprends toi-même qu'une pareille question ne supporte `pas la discussion : toutefois, dans l'intérêt des esprits qui, ne prenant pas la peine de réfléchir, et afin d'apaiser le cri de leur conscience coupable, embrassent les doctrines les plus grossièrement élaborées, celles surtout qui favorisent les mauvaises moeurs; nous te demanderons si tu as trouvé dans l'Ecriture quelque témoignage qui paraisse conforme à cette maxime aussi absurde qu'elle est contraire à la vérité. Si tu nous réponds en citant ces paroles : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme (1) » , nous te prierons de lire de nouveau les quelques pages qui forment le second livre dit présent ouvrage; ou bien, si tu n'as pas encore perdu le souvenir des principes que nous y avons exposés , tu comprendras que tu ne saurais chercher aucun appui dans ce témoignage de l'Apôtre.

Aug. Nous te prions toi-même de lire le texte de saint Paul : tu comprendras alors que les quelques paroles dont il s'agit sont manifestement contraires à ta doctrine, et que tu t'es efforcé en vain, non pas dans quelques pages, mais dans un livre assurément très long et très-futil, je ne dis pas de les interpréter, mais de les dénaturer; je ne dis pas de les expliquer, mais de les rendre obscures, afin de pouvoir les invoquer comme un appui en faveur de vos principes hérétiques.

LIX. Jul. Si tu dis, au contraire, pour nous répondre, que la consécration que l'on reçoit dans le baptême s'opère suivant les mêmes rites, quel que soit l'âge de la personne baptisée ; tu reconnaîtras aussi, sans que j'aie besoin d'insister à cet égard, que dans ces rites il n'est fait aucune mention ni de génération souillée, ni de chair appartenant au

 

1. Rom. V, 12.

 

593

 

démon, et que le nom d'Adam n'y est point prononcé : d'ailleurs, quoique cette difficulté tirée de l'identité des rites n'ait aucun rapport avec la doctrine de la transmission du péché par le sang, nous y répondrons pleinement quand le moment sera venu.

Aug. Quand tu voudras donner cette réponse, à quelles maximes auras-tu recours, sinon à des maximes manifestement hérétiques, suivant ton habitude?

LX. Jul. Cite donc au moins, contre l'autorité si imposante des témoins que nous avons produits, contre les principes manifestes de la justice, contre les lumières irrésistibles de la raison ; cite une maxime de la loi, par laquelle tu puisses prouver que tu as été induit en erreur : je m'exprime ainsi parce que, quand même il se rencontrerait une maxime dont les termes équivoques sembleraient justifier d'une manière quelconque ton interprétation, l'évidence et l'autorité des autres maximes nous obligeraient encore à interpréter celle-là dans un sens conforme aux principes de la justice.

Aug. Le sens des témoignages divins qui sont produits contre vous, n'est pas équivoque, mais tout à fait manifeste; nous-mêmes nous en avons déjà produit une multitude de ce genre ; mais parce que ces témoignages sont la condamnation de vos opinions ténébreuses, ils ne vous paraissent pas lumineux ; et toutes les fois que la lumière éclatante d'une maxime vous est à charge, vous fermez votre coeur de peur que cette lumière ne vienne dissiper la nuit de vos erreurs.

LXI. Jul. Mais puisque en réalité on ne trouve pas dans les saintes Ecritures une seule parole qui paraisse tant soit peu favorable à votre opinion, et que la foi dont nous sommes les défenseurs est appuyée au contraire sur des raisons intrinsèques non moins que sur des exemples et sur des témoignages scripturaires ; tu es donc aveuglé par un sentiment d'opiniâtreté fatale, quand tu soutiens que, malgré la loi et la raison, malgré les lumières de la science et les principes de la justice, on doit ajouter foi aux rêveries des Manichéens.

Aug. Tu fais acte d'opposition à la loi, quand tu refuses d'entendre ces paroles : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs opères (1) ». Tu fais acte d'opposition à la rai

 

1. Deut. V, 9.

 

raison, quand tu refuses rte voir que les maux infligés aux enfants qui n'ont commis dans cette vie aucun péché personnel, ne sauraient avoir de la part de Dieu d'autre motif équitable que le péché originel. Tu fermas les yeux aux lumières de la science, quand tu refuses de considérer que la doctrine nouvelle prêchée ou défendue par toi, et qui consiste dans la négation du péché originel, attaque directement un des fondements les plus anciens de la foi catholique. Enfin, au mépris des principes de la justice, tu blesses tellement l'équité que, sans mettre en avant d'autre nom que le mien, tu ne crains pas de déclarer infectés de la peste manichéenne, non-seulement tant de saints personnages, enfants et pères, disciples et docteurs de l'Eglise de Jésus-Christ qui ont vécu avant nous; mais l'Eglise catholique elle-même, notre mère à tous.

LXII. Jul. Considère cependant ce raisonnement sur lequel nous appuyons notre doctrine. Quand même tu pourrais prouver que le péché d'Adam est imputé à ses enfants, tu nous accorderais néanmoins que les fautes des autres parents ne causent aucun dommage aux enfants de ceux-ci.

Aug. Par qui cette erreur est-elle acceptée, sinon par ceux qui n'ajoutent pas foi à ces paroles de Dieu : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs parents ? »

LXIII. Jul. Il serait manifeste alors que l'on .devrait attribuer, non pas à la génération, mais à une autre cause quelconque, ce fait, que les enfants seraient considérés, par un juge inique toutefois, comme coupables du péché d'un seul de leurs ancêtres.

Aug. Tu déclares de la manière la plus explicite que Dieu est injuste, puisque lui-même dit expressément qu'il vengera sur les enfants les péchés de leurs pères.

LXIV. Jul. D'où il suivrait que, comme la sentence d'un juge était frappée de nullité par le fait seul qu'elle renfermait la condamnation de personnes innocentes, la génération elle-même serait pleinement justifiée par l'exemple des autres ancêtres. Si en effet la transmission de la souillure du péché avait pour principe l'oeuvre même de la procréation, il s'ensuivrait que les péchés des parents devraient toujours imprimer leur souillure aux enfants engendrés par ceux-ci.

Aug. « Je vengerai sur les enfants les (594) péchés de leurs parents » : voilà en quels termes Dieu s'exprime hautement ; donc, puisque Dieu est véridique, tu es sorti toi-même de la voie de la vérité.

LXV. Jul. Mais dès lors que, parmi plusieurs actes de génération parfaitement identiques, les uns sont représentés comme souillés et les autres comme exempts de souillure; il devient tout à fait évident que l'acte de génération accompli par ces époux, dont la faute aurait été transmise à leurs enfants, n'a pu être souillé lui-même.

Aug. A la vérité, l'acte par lequel des hommes mortels engendrent d'autres hommes mortels, est toujours identique ; toutefois, ces paroles de l'Apôtre : « Le corps est mort à cause du péché (1) », se rapportent, non pas aux autres pères, mais à celui-là seul qui a commis un péché tel qu'il nous est impossible d'en mesurer et d'en apprécier l'énormité. Des témoins suffisamment dignes de foi nous apprennent cependant combien Dieu a jugé ce péché énorme : ces témoins sont d'abord les divines Ecritures ; ensuite, ce déluge de maux qui forment le partage du genre humain et que nous voyons infligés, non pas certes par un jugement injuste de Dieu, à la postérité d'Adam, à cause du péché de celui-ci ; nous, dis-je, qui, en notre qualité de chrétiens, soutenons que ni la mort éternelle de l'âme et du corps, ni la mort temporelle du corps, ni ces maux si multipliés et si effroyables auxquels nous voyons les petits enfants assujettis, n'auraient existé dans le paradis, si personne n'avait commis le péché. Quoique les autres pères au contraire commettent une multitude de péchés, par cela seul qu'ils pèchent dans une âme faible et revêtue d'un corps dont la corruption est encore un poids qui appesantit cette âme, leurs péchés ne sont pas pour la nature humaine une nouvelle cause de mort, et ces mêmes péchés sont vengés sur leurs enfants, d'une manière bien différente et beaucoup moins sévère, par un ,jugement à la fois mystérieux et équitable de Celui qui dispose toutes choses avec mesure, avec nombre et avec poids (2), et qui ne ment point quand il dit : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères ».

LXVI. Jul. Quelle est donc la conclusion de toute cette discussion ? La voici . La non-transmission du péché par la voie de la génération

 

1. Rom. VIII, 10. — 2. Sag. XI, 21.

 

est un fait tellement certain que, quand même tu enseignerais que les enfants d'Adam sont châtiés à cause du péché de celui-ci ; dès lorsque, de ton propre aveu, cette transmission ne s'accomplirait pas suivant une loi générale et absolue, il demeurerait constant que le péché ne saurait être inné dans l'homme, et que l'iniquité ne peut être transmise avec le sang : d'où il suit que, quand même un père communiquerait à la personne de ses enfants ses propres vices, cette communication ne s'accomplirait point par la voie de la génération. Mais puisque, toi et moi, nous reconnaissons d'un commun accord, que le péché des parents n'a pu être transmis aux enfants, si ce n'est parce que la procréation de ceux-ci aurait été elle-même souillée et flétrie; puisque, d'autre part, il a été démontré par la raison, par des exemples et par les termes mêmes de la loi, que cette procréation n'a pu être souillée en aucune manière ; ce qui, du reste, se trouve encore confirmé par la concession que tu nous fais, quand tu nous déclares que les péchés de deux parents seulement sont transmis à leurs enfants : il demeure donc établi d'une manière irréfutable que le démon n'a point souillé l'oeuvre de procréation accomplie par le premier homme et par la première femme, et qu'aucun péché ne saurait être inné en nous.

Aug. Nous ne te faisons point cette concession : tu t'accordes à toi-même une chose que nous ne t'avons point accordée. Les péchés des autres parents sont, eux aussi, vengés sur les enfants de ceux-ci, par la justice divine et non point par la justice humaine : car Dieu sait quel moment et de quelle manière il peut exercer cette vengeance avec une justice parfaite; mais cette connaissance n'est pas donnée à l'homme, et il ne nous est pas permis d'outrepasser dans nos jugements les limites de nos connaissances. En effet, quand l'homme remplit l'office de juge, il peut, sinon toujours, au moins très-souvent, connaître les faits qui condamnent ou qui justifient telle ou telle personne : mais comment saura-t-il quel est le caractère des liens qui unissent une nature à une autre nature née de la première? Suivant nous, ce lien seul par lequel la nature humaine a été assujettie fatalement à la nécessité de mourir, suffit, quand même il n'y en aurait aucun autre, pour conduire l'homme à la damnation, à moins que la souillure (595) contractée par celui-ci au moment de sa génération ne soit effacée par le sacrement de la régénération : voilà ce que nous disons et ce que vous ne voulez pas entendre; voilà ce que vous ne détruirez point par la force de la vérité, quelle que soit la persévérance de vos attaques et de vos argumentations puériles.

LXVII. Jul. On nous demande donc pourquoi nous ne voulons pas reconnaître l'existence du péché naturel. Nous répondons parce que cette doctrine, bien loin d'avoir une apparence de vérité ou une apparence de conformité avec la justice et la piété, n'a pas même un seul des caractères de la vraisemblance; parce qu'elle semble attribuer au démon la création des hommes...

Aug..Oui, telle semble être la conséquence de cette doctrine, mais à vos yeux seulement et non pas aux yeux de ceux qui savent établir une distinction entre le vice et la nature, bien que le premier soit dans la seconde. Lis l'épître aux hébreux, et tu comprendras que la nourriture solide convient à ceux qui ont l'intelligence exercée au discernement du bien et du mal : c'est précisément une intelligence ainsi exercée qui vous manque. Et voilà pourquoi, quand nous disons . L'homme naît dans l'état du vice, vous croyez que nous attribuons au démon la création des hommes; votre aveuglement ou votre obstination est telle que vous ne pouvez ou ne voulez pas remarquer les défauts corporels auxquels certaines, personnes sont assujetties en naissant : et si l'on vous demande comment ces personnes ont mérité de naître avec ces défauts, vous ne trouvez plus d'autre moyen d'échapper à cette question qu'en vous précipitant dans un abîme d'erreurs, d'où vous ne sortirez pas tant que vous n'aurez pas consenti à vous attacher de nouveau à la pierre inébranlable de l'Eglise catholique.

LXVIII. Jul. Parce qu'elle fait peser sur les jugements de Dieu une accusation d'injustice...

Aug. C'est vous-mêmes qui faites peser cette accusation sur les jugements de Dieu car, s'il n'existe aucun péché originel, le joug accablant auquel les enfants sont assujettis est un châtiment inique.

LXIX. Jul. Parce qu'elle détruit et anéantit le libre arbitre qui, comme un rempart inexpugnable , protège l'Eglise de Jésus-Christ contré une multitude d'erreurs.

Aug. C'est vous-mêmes qui réduisez le libre arbitre à une impuissance absolue, puisque vous ne voulez pas que la grâce de Dieu vienne le rendre à ceux qui ne l'ont plus, ou seulement le secourir dans ceux qui le possèdent encore.

LXX. Jul. Suivant cette doctrine, en effet, les hommes sont tellement incapables d'aucune vertu, que dans le sein même de leurs mères ils sont déjà souillés d'une multitude de fautes anciennes.

Aug. Comment donc, si nous déclarions les hommes absolument incapables de vertus, pourrions-nous dire que la grâce; les justifie; en d'autres termes, qu'elle les rend justes?

LXXI. Jul. Tu as même imaginé de dire que ces vices ont une puissance telle que, non-seulement ils dépouillent les hommes de leur innocence naturelle, mais qu'ensuite ils les poussent d'une manière irrésistible et pendant leur vie entière à toute espèce de crimes.

Aug. Ces inclinations irrésistibles que nous éprouvons, sont affaiblies par la grâce de Dieu, elles sont même complètement étouffées par elle : vos arguties sont dirigées ici contre des chimères.

LXXII. Jul. Et tu jures que cette loi de péché a régné constamment et avec un empire absolu sur les Prophètes et sur les Apôtres, malgré la sainteté éminente de leurs moeurs, malgré l'éclat merveilleux de leurs miracles; tu jures qu'elle a régné sur ceux mêmes qui avaient puisé dans les mystères de Jésus-Christ cette grâce dont tu crois plaider habilement la cause en invoquant les principes abominables de ta doctrine.

Aug. Les Prophètes et les Apôtres ont lutté constamment contre cette passion déréglée que tu as choisie pour ta cliente, c'est-à-dire, contre la concupiscence de la chair toujours opposée à la concupiscence de l'esprit; ils ont lutté constamment contre elle, et jamais ils n'ont entrepris d'en faire l'éloge.

LXXIII. Jul. Nous répondons : Parce que cette doctrine paralyse complètement les efforts que l'homme voudrait faire pour pratiquer n'importe quelle vertu; parce qu'elle excuse et augmente la dépravation des moeurs en faisant retomber, sur les oeuvres de Dieu, c'est-à-dire sur la nature humaine, l'infamie qui s'attache à cette dépravation; parce qu'elle condamne comme impossibles, c'est-à-dire, comme injustes, tous les préceptes de la loi...

Aug. Celui qui dit : « Je ne fais pas ce que (596) je veux; mais ce que hais, je le fais (1) », attribue à la grâce de Dieu, contrairement à vous, le pouvoir qu'il a de devenir plus parfait; il ne se confie pas dans sa propre force, afin de ne pas se confier comme vous dans le néant.

LXXIV. Jul. Parce qu'elle n'est pas moins contraire à la décence qu'à la piété; car elle s'attache à ce qu'il y a de plus honteux dans le corps humain pour y trouver un témoignage suprême en faveur de ses assertions...

Aug. Nous ne nous attachons pas à ce qu'il y a de plus honteux dans le corps humain nous constatons au contraire l'origine véritable du sentiment de pudeur que ces choses nous inspirent, et c'est précisément cette origine que vous ne voulez point reconnaître vous-mêmes. Nous nous inclinons devant un témoignage tout à fait explicite de l'Ecriture et vous, afin de ne pas vous rendre à ce témoignage, vous fermez vos oreilles, tandis que vous ne devriez fermer que votre bouche. Qui, en effet, entendant l'écrivain sacré déclarer que le premier homme et la première femme étaient nus et qu'ils ne rougissaient point de leur nudité (2), ne voit aussitôt quelle fut la cause réelle de ce sentiment de pudeur que leur nudité leur inspira quand ils eurent commis le péché, et pourquoi ils s'empressèrent de couvrir, à l'aide de vêtements quelconques, les organes dont ils rougissaient (3)? Cependant un homme s'est rencontré qui a prétendu placer dans le paradis, alors même que personne n'y aurait commis le péché, une passion contre laquelle doivent lutter tous ceux qui ne veulent- pas commettre le péché, et dont ceux-là mêmes rougissent encore, qui ont perdu tout autre sentiment de pudeur; et cet homme a enseigné sans rougir cette doctrine aussi impie qu'elle est ignoble. Dis-moi, je te prie; si, comme nous le croyons, tout le bénéfice que cette passion te procure, c'est de t'obliger à des résistances toujours pénibles, sans qu'il te soit jamais possible de consentir à ses suggestions; pourquoi penses-tu devoir, en retour, lui donner des éloges aussi pompeux, quoique contraires à la vérité ?

LXXV. Jul. Et, au lieu de citer des paroles écrites par des auteurs sacrés, elle s'enorgueillit des accusations qu'elle porte contre Dieu.

Aug. Ces paroles n'ont-elles donc pas été écrites par leur auteur sacré : «Le corps est

 

1. Rom. VII, 15. — 2. Gen. II, 25. — 3. Id. III, 7.

 

mort à cause du péché ? » et celles-ci sont-elles une accusation portée contre Dieu et filon pas une louange en l'honneur de la divinité. « Il ressuscitera aussi vos corps mortels (1) ? » Il me semble que ces maximes ont été écrites, non point par un accusateur de la divinité, mais par un Apôtre rempli de l'Esprit de Dieu même. Or, saint Paul montre ici qu'Adam n'a pas été créé dans un état tel que, soit qu'il commît, soit qu'il ne commît pas le péché, il devait subir la mort.

LXXVI. Jul. Elle affirme qu'il y a dans les préceptes de Dieu une exagération tyrannique...

Aug. La loi de Dieu n'est point tyrannique; mais on doit demander à Dieu même les secours nécessaires pour accomplir cette loi: c'est précisément ce que vous ne voulez pas faire, parce que vous mettez votre confiance dans vos propres forces.

LXXVII. Jul. Dans ses jugements, une in. justice qui va jusqu'à la barbarie;...

Aug. Les jugements de Dieu ne sont pas injustes, et voilà pourquoi on doit reconnaître un effet du péché originel dans cette suite de maux qui affligent le genre humain et qui commencent par les pleurs des petits enfants.

LXXVIII. Jul. Dans ses serments, une mauvaise foi digne d'un Carthaginois.

Aug. Quand Dieu dit : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères », parle-t-il comme un Carthaginois?

LXXIX. Jul. Nous répondons enfin: Parce que, à défaut d'arguments et de syllogismes quelconques, cette doctrine s'appuie sur les rêveries et sur le fanatisme des Manichéens.

Aug. Il n'était pas Manichéen, il ne rêvait point, il n'était pas un fanatique furieux, celui qui a dit: « Nous avons été, nous aussi, enfants de colère par nature, de même que les autres (2) » ; il ne méritait pas non plus ces accusations, celui qui a dit: « Nous naissons tous en état de péché, nous hommes dont l'origine même est souillée (3) ».

LXXX. Jul. Tels sont les motifs qui nous déterminent à combattre avec ardeur la doctrine de l'existence du mal naturel, et qui nous font dédaigner et mépriser l'approbation d'hommes perdus.

Aug. Si toi-même tu n'étais pas un homme perdu, tu n'appellerais pas approbation d'hommes

 

1. Rom. VIII, 10, 11. — 2. Ephés. II, 3. — 3. Ambr. Liv. I de la Pénit., ch. II ou III.

 

597

 

perdus le témoignage unanime et tout à fait conforme à la piété, de tant et de si illustres docteurs catholiques.

LXXXI. Jul. Grâce à ces motifs, les clameurs du monde entier ne nous causent pas plus de frayeur que si nous voyions une forêt de lupins amers agitée bruyamment par une irruption de porcs immondes ou par un ouragan véhément.

Aug. L'Église catholique répandue dans le monde entier et qui a repoussé avec horreur et connaissance de cause votre troupe ; cette Église n'est pas une forêt de lupins, mais elle a voulu se mettre en sûreté contre la dent des loups.

LXXXII. Jul. Nous croyons donc que Dieu est juste, bon et véridique; et par là même nous tenons pour certain que sa loi ne commande rien d'impossible; que dans les serments qu'il fait, il n'affirme rien de contraire à la vérité ; que les jugements qu'il porte n'ont rien d'inique : mais que les hommes lui sont en réalité redevables de leur existence, qu'ils sont créés par lui exempts de toute espèce de fautes, revêtus au contraire des splendeurs de l'innocence naturelle et capables de vertus volontaires.

Aug. Pourquoi donc n'admet-il pas à la participation de sa vie, ses propres images qui n'ont reçu ni insufflations, ni exorcismes? Est-ce là rendre à l'innocence la récompense qui lui est due ? Ou plutôt, cette juste exclusion de la vie, et la condamnation à la mort qui est la conséquence nécessaire de cette exclusion, ne sont-elles pas un châtiment infligé à ces âmes à cause de la souillure qu'elles ont contractée dans leur génération première, et dont elles n'ont pas été purifiées par le sacrement de là régénération? Car l'Apôtre n'aurait pas maudit ceux qui sont entièrement éloignés de la vie de Dieu (1), si cet éloignement n'était pas un châtiment.

LXXXIII. Jul. Ces principes posés, il faut nécessairement s'arrêter à l'une de ces deux conclusions: ou bien on doit croire que Dieu est réellement tel que le partisan manichéen de la transmission du péché le suppose; ou bien on doit te considérer, toi et tous ceux qui embrassent la doctrine de cette transmission, comme étant du nombre de ceux que poursuit la juste colère du Dieu que nous honorons. Or, Dieu ne peut pas être tel que nous

 

1. Ephés. IV, 18.

 

le représentent les rêveries manichéennes ; il est bon, juste et véridique, et c'est sous ces traits que la sainte Écriture, la loi et notre foi, nous le représentent constamment pour nous déterminer à lui offrir le tribut de nos hommages. Et par là même, on outrage Dieu ou on l'honore, suivant qu'on embrasse ou qu'on repousse la doctrine enseignée ici par toi.

Aug. Si vous êtes persuadés que Dieu est bon, pourquoi éloignez-vous inhumainement des enfants Celui qui est leur Sauveur, c'est-à-dire Jésus ? Si vous êtes persuadés que Dieu est juste, pourquoi croyez-vous qu'un joug accablant pèse sur les enfants, sans que ceux-ci soient coupables d'aucun péché ? Si vous êtes persuadés que Dieu est véridique, pourquoi n'ajoutez-vous pas foi à sa parole, quand il dit: « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères? »

LXXXIV. Jul. Il serait temps de passer à d'autres arguments ; mais la gravité du sujet que nous traitons exige que nous ajoutions ici ce que nous croyons avoir omis dans le livre précédent. Le lecteur éclairé jugera peut-être ces explications inutiles. cependant, comme l'expérience prouve que l'on ne peut cesser de défendre une cause, sans que celle-ci se trouve. de nouveau exposée à des attaques plus ou moins dangereuses ; il faut, après avoir désarmé notre adversaire, lui ôter l'espérance même de pouvoir recommencer la lutte.

Aug. Puisque tu as commencé à passer à d'autres arguments, nous devons remplir ici la promesse que nous avons faite précédemment, et démontrer que le passage du prophète Ezéchiel, où il est dit que les péchés des parents ne sont point vengés sur les enfants, de même que les péchés des enfants ne sont point vengés sur les parents ; nous devons démontrer, dis-je, que ce passage renferme une prédiction relative au nouveau Testament. Le prophète Jérémie s'exprime, lui aussi, presque dans les mêmes termes, et ses paroles nous font comprendre le sens de la prophétie d'Ezéchiel. Jérémie dit, entre autres choses : « Convertis-toi, vierge d'Israël; retourne en pleurant à tes villes: jusques à quand demeureras-tu écartée du droit chemin, fille déshonorée ? Car le Seigneur a créé, pour sauver les hommes, une plantation nouvelle, et tous les hommes auront part (598) à ce salut. Voici comment s'est exprimé le Seigneur : Ils diront encore cette parole dans la terre de Juda et dans ses cités, « lorsque j'aurai rappelé les Juifs de leur captivité : Que le Seigneur soit béni sur. sa montagne juste et sainte. Oui, tel sera le langage de ceux qui habitent en Judée et dans toutes les villes de la Judée et du laboureur avec eux ; et ils immoleront des victimes prises dans leurs troupeaux ; car j'ai enivré toute âme qui avait soif et j'ai rassasié toute âme qui avait faim. Sur cela je me suis éveillé et j'ai ouvert les yeux, et mon sommeil m'a été doux. Ainsi, dit le Seigneur, voici que le temps vient où je sèmerai Israël et Juda, et où je les peuplerai et d'hommes et d'animaux. Et voici ce qui arrivera: comme je m'appliquais à les arracher et à les affliger, ainsi je m'appliquerai à les édifier et à les planter, dit le Seigneur. En ce temps-là on ne dira plus : Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants ont été agacées; mais chacun mourra dans son péché, et celui-là précisément aura les dents agacées, qui aura mangé des raisins verts ». Il est manifeste que ces prédictions se rapportent au temps de cette plantation nouvelle dont le Prophète parle ici, afin de donner à sa pensée une forme plus sensible; et quand Dieu promet de semer des hommes et des animaux, ces expressions, interprétées dans leur sens spirituel, désignent ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Mais, parce que le peuple conservait dans son coeur le souvenir ineffaçable de ces paroles écrites dans l'Ancien Testament : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères » ; et que, par suite de ce texte, l'Ecriture de Dieu aurait pu paraître à quelques-uns en contradiction avec elle-même; Jérémie, afin de montrer d'une manière plus évidente que l'une de ces maximes s'applique à l'ancien, et l'autre au Nouveau Testament, ajoute aussitôt: « Voici que le temps vient, dit le Seigneur, où je donnerai à la maison d'Israël et à la maison de Juda un Testament nouveau, un Testament qui ne sera point conforme à celui que j'ai donné à leurs pères au jour où je les pris par la main pour les faire a sortir de la terre d'Egypte, etc. (1) » Ainsi, sous le premier de ces deux Testaments, c'est le règne de la génération ; sous le second, c'est

 

1. Jérém. XXXI, 21-32, suiv. les Sept. ch. XXXVIII.     

 

le règne de là régénération : et voilà pourquoi sous le premier les péchés des pères sont vengés sur les enfants, tandis que sous le second la souillure de la génération étant effacée par le Sacrement de la régénération, on ne dit plus. « Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants ont été agacées » ; mais « celui-là précisément aura les dents agacées, qui aura mangé des raisins verts » ; car chacun mourra non à cause du péché de son père, mais dans son propre péché, s'il en a commis. Toi, au contraire, tu n'as point montré comment cette prophétie: « Le fils n'expiera point le péché de son père (1) », peut s'accorder avec ces autres paroles de l'Ecriture : « Je vengerai sur les enfants les péchés de leurs pères (2) », Ces deux maximes demeureront en contradiction l'une avec l'autre, à moins qu'on ne rapporte chacune d'elles au Testament auquel elle s'applique en effet, comme le prophète Jérémie l'a fait voir de la manière la plus évidente.

LXXXV. Jul. Lors donc que nous fûmes arrivé (3) à cette maxime de l'apôtre saint Paul, si souvent présentée par notre adversaire aux personnes étrangères à la connaissance des Ecritures comme un argument irréfutable en faveur de la doctrine de la transmission du péché par le sang : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme (4) »; je montrai d'abord, par les termes mêmes dans lesquels cette maxime est conçue, qu'elle ne saurait être absolument d'aucun secours pour les partisans de la transmission du péché par le sang : car le Maître des nations, rappelant l'origine antique du péché, a mis en avant un nombre précis qui protège, comme un rempart infranchissable , la génération contre toute accusation ; en disant que le péché est entré dans le monde par un seul homme, il fait voir qu'il n'entend parler en aucune manière de la génération, puisque celle-ci ne peut s'accomplir que par le concours de deux personnes. J'ai fait remarquer ensuite que l'Apôtre lui-même établit une distinction formelle entre l'union charnelle et le péché des parents, puisqu'il dit que, à la vérité, le péché est entré dans le monde, mais par un seul homme : or, ce nombre ne saurait en aucune manière s'appliquer à l'acte de

 

1. Ezéch. XVIII, 20. — 2. Deut. III, 9. — 3. Liv. II, ch. LVI et suiv. — 4. Rom.V,12.

 

599

 

procréation. J'ai démontré suffisamment dans tout le cours de ce petit livre, qu'il ne s'agit pas, en cet endroit de l'Epître aux Romains, du péché considéré dans sa nature, mais du péché considéré comme exemple ; la pensée de saint Paul étant que les prévaricateurs venus après le premier homme, se sont rendus coupables de péché par des actes d'imitation, et non point que le péché leur a été transmis par la voie de la génération. Cependant, nous lisons dans l'Epître aux Hébreux, que les Juifs sont nés d'un seul homme, et d'un homme presque éteint », c'est-à-dire d'Abraham ; et plus haut, dans la même Epître, on,lit aussi ces paroles relatives à Jésus-Christ : « Celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés descendent tous d'un seul (1) » ; mais de peur que le partisan de la transmission du péché par le sang ne vienne à s'autoriser de ces paroles ou d'autres semblables, s'il peut en trouver, pour nous opposer cet argument : La réponse que vous m'avez faite, quand vous avez affirmé que saint Paul, voulant faire connaître par qui le péché a passé, dit qu'il a passé par un seul homme, afin précisément que cette transmission ne puisse être attribuée à l'oeuvre de la génération ; cette réponse n'en est plus une, puisque l'on voit dans cette Epître la génération désignée par la même expression numérique; de peur, dis-je, que tu ne croies avoir trouvé dans ces paroles une ressource suprême, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de discuter de nouveau le sens véritable de ce passage de l'Epître aux Romains. Je prie donc le lecteur de me prêter une attention sérieuse : car l'absence de contradiction entre ces divers passages de l'Ecriture sera prouvée par des arguments de plusieurs sortes. Dans le passage où il est parlé d'Abraham, le nom de Sarra se trouve aussi mentionné. Voici en effet les termes mêmes dans lesquels l'Apôtre s'exprime

C'est par la foi  que celui qui est appelé Abraham, obéit et s'en alla dans la terre qu'il devait recevoir pour héritage ; c'est par la foi qu'il partit sans savoir où il allait; « c'est par la foi qu'il demeura dans la terre qui lui avait été promise, comme dans une terre étrangère, habitant sous des tentes avec Isaac et Jacob, cohéritiers de la même promesse. Car il attendait cette cité bâtie sur un fondement inébranlable, et dont

 

1. Hébr. II, 11.

 

Dieu même est le fondateur et l'architecte. C'est par la foi aussi que Sarra, quoique stérile, reçut la vertu de concevoir un enfant, alors qu'elle n'était plus en âge d'en avoir , parce qu'elle crut fidèle et véritable celui qui lui avait fait une promesse à cet égard. C'est pourquoi il est sorti d'un seul homme, et d'un homme presque éteint, une postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable innombrable qui est sur le bord de la mer (1) ». Après avoir donc nommé l'un et l'autre, c'est-à-dire Abraham et Sarra ; après avoir dit que celle-ci, quoique devenue stérile par suite de son grand âge, avait cependant mérité par sa foi de recevoir la vertu de concevoir un enfant ; saint Paul ajoute en toute sécurité qu'il est sorti d'un seul homme une postérité tellement nombreuse qu'on peut la comparer à la multitude des astres. Ainsi , l'Apôtre voulant mettre son récit d'accord avec la vérité historique, c'était pour lui un devoir de rapporter le fait de l'union charnelle des parents mais, le même Apôtre voulant faire ressortir le nombre prodigieux des enfants issus de ces deux personnes, les règles de l'art oratoire l'avertissaient de parler d'une seule de ces personnes, et non pas de l'une et de l'autre. En effet, quand il disait que la multitude ainsi engendrée par un acte de la puissance divine surpassait tous les nombres, son but était de montrer la grandeur incommensurable de la récompense que la fermeté de la foi avait méritée; mais il comprit qu'il exalterait d'une manière plus éloquente l'action merveilleuse de la puissance divine, s'il attribuait cette postérité à une seule personne, au lieu de l'attribuer à deux ; vu surtout qu'en employant cette forme oratoire pour donner plus de relief à sa pensée, il ne blessait en rien la vérité historique exposée précédemment par lui dans toute son intégrité.

Aug. Je ne vois pas quelle peut être l'intelligence de celui qui ne comprend pas que tes paroles ne signifient rien. Tu avais déclaré que l'Apôtre dit : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme u, précisément parce que cet homme a donné aux autres l'exemple du péché : «En effet », disais-tu, « s'il voulait parler en cet endroit de la génération, il dirait: Par deux personnes, et non point : Par un seul homme (2) » . Tandis

 

1. Hébr. XI, 8-12. — 2. Liv. II, Ch. LVI, CLXXXIII.

 

600

 

que, en réalité, s'il avait voulu parler d'exemple, il aurait dit, non point : « Par un seul homme », mais . Par une seule femme , puisqu'il est certain que l'exemple du péché a été donné par la femme à son mari lui-même. Mais le péché est entré dans le monde par la voie de la génération, pour être effacé ensuite par la régénération seule ; et voilà pourquoi saint Paul a dit : « Par un seul homme » ; car, de même que l'exemple du péché commis par une volonté humaine, a été donné d'abord par la ;femme, de même aussi, l'oeuvre de la génération est accomplie d'abord par l'homme ; personne ne doute, en effet, que l'action de l'homme dans cette oeuvre, ne soit antérieure à la conception qui s'opère dans le sein de la femme. Cependant, voici qu'un témoignage dont le sens est tout à fait manifeste, a été trouvé soit par toi-même, soit par quelqu'un qui te l'a peut-être objecté : il y est dit dans les termes les plus clairs qu'une postérité innombrable est sortie d'un seul homme, quoique en réalité l'origine de cette postérité remonte à un homme et à une femme; en d'autres termes, à deux parents : mais ce langage est parfaitement exact, parce que l’oeuvre de la génération commence par l'homme. D'ailleurs , comme l'Apôtre voulait proposer aux Hébreux des exemples de foi tout à fait dignes d'éloge , il commence par citer l'exemple d'Abel, et après avoir cité encore l'exemple d'Abraham, il arrive à celui de Sarra. Il ne s'agissait plus d'Abraham , l'Apôtre parlait uniquement de l'épouse d'Abraham : et cependant, quand le moment fut venu de rapporter la manière admirable dont un peuple immense avait été engendré, il rappela de nouveau le nom d'Abraham ; parce que l'action de celui-ci dans l'oeuvre de 1a génération fut antérieure à l'enfantement de Sarra. Si, comme c'était ton devoir, tu avais fait ces réflexions, tu ne blasphémerais point contre le fidèle prédicateur de la foi qui a écrit cette Epître, et tu ne dirais point qu'il a été averti par les règles de l'art oratoire », Averti de quoi, je te prie ? Veux-tu dire qu'il fut averti de mentir en attribuant à une seule personne cette postérité qui appartenait en réalité à deux personnes, et cela, parce que, suivant toi, « il comprit qu'en s'exprimant ainsi il exalterait d'une manière plus éloquente l'actionne la puissance divine?» Tu te trompes complètement : les louanges contraires à la vérité ne sont point agréables à Dieu. Je sais que tu fais profession de prodiguer aux convoitises charnelles des éloges de ce genre ; mais le mensonge déplaît extrêmement à la Vérité souveraine. Je ne comprends pas, du reste, pourquoi, au lieu du rôle de panégyriste, tu ne remplis pas celui de flatteur attitré à l'égard de ces convoitises. Est-ce à tes yeux un moyen de te faire aimer d'elles plus tendrement? Tu es tout à fait dans l'erreur : ces convoitises ne sont point des amies de l'homme ; tous leurs efforts, au contraire, ont pour objet unique de porter l'homme à aimer ce qu'il ne doit point aimer. Mais si l'on peut, quelles que soient les expressions dont on se sert, attribuer sans aucun mensonge et avec le respect le plus absolu de la vérité ; si l'on peut, dis-je, attribuer à une seule personne la postérité qui appartient réellement à deux personnes; pourquoi penses-tu que ces paroles : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme », n'ont pu en aucune manière être employées pour désigner la génération, sous prétexte que cette oeuvre exige le concours de deux personnes et qu'elle ne saurait être accomplie par une seule ? Chacun sait, en effet, que l'action de l'homme est ici la principale, ou du moins la première ; que l'action de la femme, au contraire, consiste, non pas à engendrer, mais à enfanter ; ou bien, si le mot engendrer peut être justement employé dans le sens même du mot enfanter, que la femme conçoit d'abord sous l'action d'un homme qui engendre, et qu'elle engendre ensuite le fruit qu'elle a conçu. Ainsi donc, l'Apôtre voulant faire entendre que le péché dont Jésus-Christ devait nous purifier par le sacrement de la régénération , est entré dans le morale parla voie de la génération, a dit que ce péché est entré « par un seul homme», lequel eut alors ou bien la première part, ou bien la part principale dans l'oeuvre de la génération . ce qui le prouve surtout, c'est que (nous te l'avons déjà dit, et nous ne cesserons de te le répéter), si l'Apôtre avait voulu parler en cet endroit du premier exemple qui fut donné; il aurait dit : Le péché est entré par une seule femme, puisque le premier exemple de péché commis par une créature humaine, fut donné par la femme ; et il au. rait plutôt omis de parler de l'homme, (601) puisqu'Il savait que l'homme avait suivi l'exemple de la femme, et que le péché d'Adam avait été commis par un acte d'imitation.

LXXXVI. Jul. Dans l'Epître aux Hébreux donc, où il s'agit de la génération, il est dit qu'un grand nombre d'hommes sont sortis « d'un seul » ; mais dans l'Epître aux Romains, où l'Apôtre parle du péché, il est dit que celui-ci est entré « par un seul homme »; or, ce nombre fait voir clairement que saint Paul n'entendait en aucune manière parler de la génération.

Aug. Parler ainsi contre l'évidence manifeste, c'est faire preuve non pas, comme tu le crois, d'une éloquence admirable, mais bien d'une impudence incroyable.

LXXXVII. Jul. De plus, quand le même Apôtre dit que « Jésus-Christ qui sanctifie et  ceux qui sont sanctifiés viennent tous d'un seul (1) », cette dernière expression peut être entendue, non pas d'Adam, mais de Dieu, parla puissance de qui Jésus-Christ, en tant qu'homme, et avec lui tout le genre humain, out été créés : d'où il suit que la ressemblance de ces autres paroles n'a pu être d'aucun secours pour ceux qui prétendaient dénaturer le sens de cette maxime par laquelle l'Apôtre déclare que le péché est entré dans le monde par un seul homme. Toutefois, que le lecteur éclairé prête une attention particulière à ce que je vais ajouter, et il comprendra que jusqu'ici j'ai été beaucoup plus indulgent que le sujet ne le réclamait. Laissons, en effet, nos adversaires démontrer, par des témoignages nombreux, que la génération, dont l'accomplissement exige, de toute nécessité, le concours de deux personnes, est cependant attribuée très-souvent dans le langage de l’Ecriture à une seule personne. La doctrine de la transmission du péché par le sang n'en sera pas plus solidement affermie: pourquoi ? Parce que nous employons certaines expressions tantôt dans un sens abusif et tantôt dans leur sens propre : les choses auxquelles l'usage a assigné un nom particulier, peuvent donc, sans aucun inconvénient pour elles-mêmes, prêter ce nom à d'autres choses mais parce qu'un mot est ainsi employé d'une manière abusive, il ne s'ensuit pas que la signification principale, en d'autres termes, que la signification propre de ce mot est changée; et toutes ces formes de langage

 

1. Hébr. II, 11.

 

sont parfaitement légitimes, puisqu'elles consistent dans une application abusive de certains mots à des choses au sujet desquelles il ne s'aurait s'élever aucun doute.

Aug. Mais toi-même tu vas révoquer en doute des choses tout à fait évidentes , parce qu'elles seront contraires à ta doctrine.

LXXXVIII. Jul. Au reste, quand en emploie un mot dans un sens que personne ne lui connaît, et que l'intelligence de la phrase tout entière dépend du sens que l'auditeur attachera à ce mot; on commet une faute grave, si on laisse de côté le mot propre qui pouvait très-facilement être employé, pour faire usage d'une catachrèse tout à fait inusitée. Lors donc qu'il s'agit de la procréation d'un être humain, comme personne ne doute que tout enfant ait deux parents, et que d'ailleurs ce fait n'a pas besoin d'être affirmé; mon langage ne sera nullement obscur, si je dis que tel homme a été engendré d'un seul : ma parole ne persuadera à personne que cet homme a pu naître soit sans père, soit sans mère.

Aug. Oui certes, tout enfant a deux parents mais la naissance de tout enfant s'est opérée par le concours d'un homme qui a engendré (dans le sens propre du mot) et d'une femme qui a enfanté ensuite. Par où l'on voit suffisamment à qui il faut attribuer l'action principale ou du moins )'action première dans l'oeuvre de la génération. Cesse donc toi-même de chercher à obscurcir par ton verbiage également ténébreux et futil, des choses qui sont manifestes comme l'évidence. Quel homme s'est jamais exprimé ainsi : Un tel a été engendré d'un seul homme ? puisque ces expressions éveillent uniquement la pensée du père dans l'esprit de l'auditeur, et qu'un enfant n'est jamais engendré (dans le sens propre du mot) que par un seul père. Mais-on dit très-souvent et avec raison, que deux enfants, ou un plus grand nombre, ont été engendrés d'un seul homme, parce qu'on pourrait croire que tous ces enfants ne sont point nés d'un seul père. Quand on doit, au contraire, éveiller dans l'esprit de l'auditeur la pensée du père et de la mère, peut-on sans trahir la vérité dire que tel enfant est né d'urne seule personne? Parce qu'il est manifeste que deux personnes se sont promenées ou qu'elles ont fait ensemble quelque autre chose, pourras-tu sans mentir attribuer à une (602) seule personne cette promenade ou cette action quelconque, sous prétexte que l'une ou l'autre de celles-ci a été accomplie manifestement par deux personnes ? Ton mensonge ne serait-il pas d'autant plus impudent que la réalité contraire serait plus évidente? A la vérité, on se sert quelquefois, par une locution métaphorique, du nombre singulier au lieu du nombre pluriel ; par exemple, en parlant des plaies dont l'Egypte fut frappée, on dit la grenouille, la sauterelle., au nombre singulier (1), quoiqu'il y ait eu une multitude de l'une et de l'autre espèce; mais si l'on disait: une seule grenouille, une seule sauterelle, qui pourrait douter que ce ne fût un mensonge d'autant plus inexcusable que la réalité contraire serait plus manifeste ? Cesse donc de vendre cette fumée à des hommes complètement étrangers à ces sortes de raisonnements, et interprète cette maxime : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme », non pas coin me tu l'as fait jusqu'à présent, mais dans un sens conforme à la pensée de l'Apôtre. Le péché, en effet, est entré dans le monde par un seul homme, non pas en ce sens que cet homme a donné le premier exemple du péché (autrement saint Paul aurait dit: Par une seule femme) ; mais en ce sens qu'il a eu la première part dans l'oeuvre de la génération, puisque l'action de l'homme fut antérieure à la conception qui s'opéra dans le sein de la femme, et que celle-ci enfanta ce qui avait été auparavant engendré par celui-là : c'est ainsi qu'il est dit dans l'Ecriture : « Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob», et cette expression est employée de même pour toutes les générations suivantes; l'Evangéliste ne dit pas : Abraham et Sarra engendrèrent Isaac ; Isaac et Rébecca engendrèrent Jacob : et quand il se voit obligé de parler des mères, il ne dit pas non plus Juda et Thamar engendrèrent Pharès et Zara, mais il dit : « Juda engendra de Thamar (2) » ; et partout où il ajoute le nom de la mère, il attribue constamment la génération au père; il ne dit pas: Un tel et une telle engendrèrent un tel ; mais : Un tel engendra un tel d'une telle; d'où tu dois conclure que si l'Ecriture dit qu'une multitude innombrable a été engendrée d'Abraham seul, c'est en ce sens qu'Abraham seul a engendré de Safra cette multitude. Ainsi, quand l'Apôtre a dit : « Le péché

 

1. Ps. LXXVII, 45, 46; CIV, 31. — 2. Matt. I, 2, 3.

 

est entré dans le monde par un seul homme », il a voulu désigner par ces paroles le commencement de la génération qui est l'oeuvre de l'homme, et non pas le premier exemple d'un péché commis par une créature humaine ; car cet exemple est entré dans le monde plutôt par une seule femme que par un seul homme.

LXXXIX. Jul. Mais quand il s'agit d'un péché, que l'on suppose, contrairement à la croyance générale et contre toute raison, être inné dans l'homme.....

Aug. Nous ne faisons point une supposition contraire à la croyance générale et à toute raison; mais nous démontrons, contraire ment à votre erreur et en nous appuyant à la fois sur le témoignage de l'Ecriture et sur la condition malheureuse de l'humanité, l'existence du péché originel.

XC. Jul. On peut dire dans le sens propre du mot que ce péché a passé par un seul homme, si cet homme a réellement servi de modèle aux pécheurs qui sont venus après lui ; ruais ce langage est tout à fait absurde, si l'on veut dire que cet homme a communiqué son péché avec son sang, puisqu'alors ce péché n'a pu passer à la postérité que par l'intermédiaire de deux personnes.

Aug. Le péché est entré précisément par celui-là seul qui a engendré ce que la première femme a enfanté ; l'exemple du péché, au contraire, a été donné d'abord par la femme, et l'homme n'a fait que suivre ensuite cet exemple.

XCI. Jul. Or, l'Apôtre a déclaré que le péché a passé, mais non point qu'il a passé par un seul; la logique nous a montré d'autre part que ces expressions de l'Apôtre désignent dans leur sens propre un exemple de péché donné à d'autres hommes : le partisan de la transmission du péché fait donc preuve d'une impudence insupportable, quand il enseigne qu'il est compris lui-même dans ce nombre réduit par catachrèse à l'unité.

Aug. Comment donc peux-tu penser qu'en répétant si souvent ce nom nouveau par lequel tu prétends nous injurier, tu réussiras à faire abandonner par ceux que la nouveauté d'un nom effraie, une vérité enseignée par l'Eglise catholique depuis la plus haut antiquité? A ce prix, que ne pourrait-on pas tourner en dérision ? Mais aussi une telle manière d'agir est le fait d'un esprit vain, et (603) non pas d'un esprit fin. L'Apôtre dit: « Le péché a est entré dans le monde par un seul homme, et par le péché, la mort; et la mort a passé ainsi dans tous les hommes ». Nous acceptons l'un et l'autre ces paroles : si donc nous sommes partisans de la transmission du péché, parce que nous enseignons que le péché a été transmis par la voie de la génération, et qu'il a passé ainsi dans tous les hommes, vous devez, vous aussi, être appelés du même nom, puisque vous supposez que le péché a été transmis par voie d'imitation et qu'il a passé ainsi dans tous les hommes. L'Apôtre lui-même a été le premier partisan de la transmission du péché, car, soit que sa doctrine ait été celle qu'il est manifestement impossible de ne pas lui attribuer, soit qu'elle ait été celle que vous lui prêtez gratuitement, il est certain que, suivant lui, le péché est entré dans le monde par un seul homme, et que ce même péché a passé dans tous les hommes; or, saint Paul n'a pu enseigner cette doctrine sans mériter de recevoir le nom de partisan de la transmission du péché. Si, au contraire, le mot de partisan de la transmission ne peut pas être considéré comme exprimant exactement le sens de cette maxime: le péché est entré par un seul homme et a passé dans tous les hommes ; ce nom de partisan de la transmission du péché ne convient plus dès lors ni à nous, ni à vous, ni à l'Apôtre; mais certes il convient assez à votre sottise d'articuler les syllabes de ce mot, d'y chercher un argument contre nous et de le répéter sans cesse avec la plus odieuse opiniâtreté.

XCII. Jul. Certes, celui-là agirait d'une manière monstrueuse et inouïe, qui, laissant de côté les expressions propres, s'efforcerait, à  l’aide d'un langage métaphorique et obscur, de forger une doctrine nouvelle, quoique supportable en elle-même; mais Augustin agit d'une manière infiniment plus révoltante, quand il prétend établir une doctrine obscène et où la justice de Dieu est calomniée, sur des maximes tellement équivoques que, de son propre aveu, ces maximes interprétées dans leur sens naturel sont des arguments contre lui; et pour qu'elles deviennent favorables à sa thèse, il est obligé d'attribuer aux mots un sens qu'ils n'ont pas. Quel homme instruit accepterait avec confiance un argument qui, devant le tribunal de la raison, serait considéré par son ennemi comme un esclave de naissance, et par son défenseur comme un fugitif dont on aurait injustement trafiqué ?

Aug. En dissertant ainsi sur le sens métaphorique et sur le sens propre des mots, tu prétends, sans tenir compte du petit nombre d'hommes qui comprennent ton langage et qui le trouvent extravagant; tu prétends faire croire à la multitude de ceux pour qui tes paroles sont une énigme, que tu dis quelque chose, quoique en réalité tu ne dises absolument rien. J'aime donc mieux laisser au petit nombre d'hommes instruits qui reconnaissent très-facilement, et sans que j'aie besoin de la leur faire voir, l'inanité de tes paroles; j'aime mieux, dis-je, laisser à ces hommes le soin de faire justice de tes arguties, plutôt que de les réfuter moi-même par une argumentation appuyée sur la vérité, mais qui échapperait à l'intelligence de la multitude. Cependant, ces paroles : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme », en d'autres termes, par l'auteur de la génération qui était lui-même la figure de celui qui devait venir, c'est-à-dire, de l'auteur de la régénération ; ces paroles ne sont point employées dans un sens métaphorique, mais dans leur sens propre.

XCIII. Jul. Conséquemment, si l'Apôtre a écrit.dans son Epître aux Hébreux : « Tous viennent d'un seul », c'est parce qu'il a voulu rendre un hommage plus éclatant à l'action de la toute-puissance divine ; et encore il ne s'est exprimé ainsi, qu'après avoir parlé du père et de la mère de ce peuple; mais quand le même Apôtre dit que « Jésus-Christ qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés viennent tous d'un seul », cette dernière expression se rapporte à Dieu.

Aug. Précisément parce que l'Apôtre avait parlé de l'un et de l'autre parents (et surtout parce qu'il avait alors cessé de parler du père et qu'il s'agissait de la mère en cet endroit), il n'aurait pas dû omettre de parler de celle-ci ; il devait dire au contraire : Ils sont issus de deux personnes ; puisqu'en effet ils étaient issus, non pas d'une seule, mais de deux personnes. Dieu eût été ainsi loué en des termes conformes, et non pas en des termes contraires à la vérité : à moins qu'il ne soit vrai aussi de dire qu'ils étaient issus d'une seule personne, et que l'Apôtre n'ait employé ces

 

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paroles, non pas dans un sens métaphorique, mais dans leur sens propre, pour désigner le père qui a la première part dans l'oeuvre de la génération, et non pas, comme tu le penses, pour rendre à Dieu un hommage plus éclatant à l'aide d'un mensonge. On peut, en effet, par une locution métaphorique, dire L'homme a fait telle chose, quoique cette chose ait été faite en réalité par deux hommes ou par un plus grand nombre ; mais si l'on dit : Un seul homme a fait telle chose, et que cette chose ait été faite en réalité par deux hommes, on ment ou on se trompe, à moins que cette action n'ait eu pour auteur l'un de ces deux hommes; nous avons déjà un peu plus haut rappelé à l'appui de ces principes la manière dont l'Ecriture parle des sauterelles et des grenouilles qui ravagèrent le pays Egyptien.

XCIV. Jul. Voici en effet ce que saint Paul écrivait aux Corinthiens: «Comme la femme», dit-il, « a été tirée de l'homme, ainsi l'homme existe par la femme ; mais tout vient de Dieu (1)». En troisième lieu, la raison montre que, quand même on ne trouverait dans l'Ecriture aucune de ces expressions qui sont un appui en faveur de notre interprétation, cette maxime par laquelle l'Apôtre déclare que le péché est entré dans le monde par un seul homme, n'aurait cependant rien de commun avec les principes du manichéisme.

Aug. Toi-même en t'exprimant ainsi tu montres que tu es infecté de manichéisme. Qu'y a-t-il, en effet, de commun entre saint Paul et Manès? Saint Paul dit : « Le corps, à la vérité, est mort à cause du péché »; et par là il détruit les principes de votre hérésie ; Manès, au contraire, dit : Le corps a été, est et sera toujours mauvais, parce que la nature du mal est éternelle comme la nature du bien. Dans le même endroit où il a dit : « Le corps est mort à cause du péché », saint Paul ajoute : « Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts, donnera aussi la vie à vos corps mortels (2) ». Manès, au contraire, dit que les corps de chair n'ont pas été créés par le Dieu bon, mais qu'ils appartiennent à la nature du mal; que Jésus-Christ n'est point ressuscité d'entre les morts, par la raison qu'il n'était point mort réellement.Vous donc qui n'êtes pas Manichéens, mais qui êtes infectés d'une autre peste, dites-nous commment

 

1. I Cor. XI, 12. — 2. Rom. VIII, 10, 11.

 

le corps est mort à cause du péché, puisque vous affirmez que la mort du corps est entrée dans le monde, non point par le péché du premier homme, mais en vertu d'une loi naturelle.

XCV. Jul. Conséquemment, nous avons répondu d'une manière inattaquable, quand nous avons dit que, selon saint Paul, la volonté des pécheurs a été, par suite du péché d'un seul homme, non pas corrompue et flétrie dès l'instant où ces pécheurs ont reçu l'existence, mais seulement atteinte d'un vice qui ne porte aucun préjudice à l'intégrité de la nature humaine.

Aug. Etes-vous assez aveugles, ou du moins avez-vous assez aveuglé les hommes par vos discussions ténébreuses, pour que vous osiez nier que certains corps naissent dans un état défectueux? Les corps ne font-ils point partie de la nature humaine? ou bien, suivant le langage des Manichéens (dont sans doute vous ne voyez pas l'extravagance, ruais auquel vous prêtez un appui que vous ne voulez ni remarquer, ni reconnaître), l'âme bonne en elle-même est-elle enchaînée à des corps qui appartiennent à la nation des ténèbres? Dites nous donc comment certains corps ont mérité de naître défectueux, vous qui niez que les enfants contractent la souillure d'aucun péché commis par leurs parents? Voici ce que disent les Manichéens : La preuve que cette chair mortelle n'est point sortie des mains de Dieu, mais qu'elle est l'oeuvre de la nation des ténèbres, c'est que souvent les corps mêmes des hommes que vous déclarez avoir été créés à l'image de Dieu, naissent non-seulement assujettis à la corruption et à une mort inévitable, mais dans un état défectueux. Que leur répondra votre hérésie, sinon que la nature humaine, quoiqu'elle ait été créée et façonnée par Dieu, se trouve cependant placée dans une condition telle que, quand même personne n'aurait commis le péché, on aurait vu naître dans le paradis des corps humains de ce genre? O langage abominable et condamnable ! Nous, au contraire, nous enseignons que, si les parents n'avaient commis précédemment aucun péché, non-seulement les hommes ne seraient point nés dans le paradis avec des corps assujettis à la corruption et à une mort inévitable, maison n'aurait pas vu cette multitude d'enfants débiles, contrefaits, d'un aspect repoussent ou atteints de quelqu'une de ces infirmités sans nombre dont nous avons sous les yeux le triste spectacle; nous déclarons tout à fait dignes d'anathèmes ceux qui enseignent cette doctrine : c'est pourquoi nous attribuons tous ces maux, non pas à la condition même dans laquelle la nature a été primitivement établie, mais à la corruption ultérieure de cette nature par l'effet de l'iniquité; et ainsi nous renversons à la. fois votre doctrine et celle des Manichéens par la force irrésistible de la foi catholique dont l'antiquité nous a transmis les principes immuables.

XCVI. Jul. Cependant, revenons au livre qu'Augustin a envoyé à Valère, et dans lequel il s'est proposé de discuter et de réfuter certaines maximes détachées violemment, non pas de tout mon ouvrage, mais d'un livre seulement. J'en étais arrivé, dans le premier livre du présent ouvrage, aux paroles par lesquelles mon adversaire, jetant enfin le masque à l'aide duquel il a cherché jusqu'alors à échapper à l'odieux de paraître enseigner que le démon est le créateur des hommes, déclare impudemment que Dieu est l'auteur des méchants ; que certains êtres sont créés par lui dans une condition telle que la souillure du péché les atteint légitimement avant même qu'ils aient l'usage de la raison, et qu'ils sont placés par les mains de leur Créateur dans le royaume du démon...

Aug. Quiconque sait reconnaître la différence qui existe entre la nature et le vice de la nature, parle un langage tout à fait différent du tien . et ceux qui lisent mes écrits avec intelligence , ne m'attribuent pas un langage qui n'est pas le mien.

XCVII. Jul. Que ce même Dieu façonne des vases de colère et de perdition.

Aug. Quoiqu'il te soit absolument impossible de comprendre comment Dieu façonne de la même masse d'argile tantôt un vase d'honneur et tantôt un vase d'ignominie (1), la vérité de ce fait n'en est pas moins incontestable; il n'en est pas moins certain aussi que Dieu ne façonne pas une troisième sorte de vases qui ne seraient ai des vases d'honneur, ni des vases d'ignominie; rien ne vous autorise à prétendre que les petits enfants sont des vases de cette troisième sorte, ni à enseigner que ce n'est point pour les images

 

1. Rom. IX, 21.

 

de Dieu un sujet de honte, d'être exclues du royaume de celui-ci. Telle est en effet la véhémence de votre amour pour ce royaume, que vous considérez, non pas comme un châtiment léger, mais comme une chose tout à fait indifférente pour l'homme, de n'y être point admis.

XCVIII. Jul. Mais de telle sorte que la perte réelle de ces vases se trouve consommée par un acte de la puissance irrésistible de celui qui les a façonnés, et non point par un juste châtiment infligé à des actes de leur libre volonté.

Aug. Tu peux dire aussi que Dieu envoie à une perte inévitable, non pas des homme quelconques, mais des hommes régénérés et devenus ses enfants; car souvent il fait vivre ceux qu'il sait devoir secouer ensuite le joug de la foi, quoiqu'il puisse les retirer de ce monde avant que leur coeur ait été perverti.

XCIX. Jul. J'ai exposé, à l'aide de tout le contexte, le vrai sens des maximes de l'apôtre saint Paul, sur lesquelles Augustin s'efforçait d'appuyer cette doctrine aussi monstrueuse qu'elle est impie; j'ai montré ensuite que le prophète Isaïe, à qui cette comparaison du potier a été certainement empruntée, défend pleinement la cause de la justice divine.

Aug. Pour ceux qui savent lire et comprendre, lia seule chose que tu aies démontrée, c'est que par ton verbiage sans fin tu as essayé, mais inutilement , de dénaturer les paroles de l'Apôtre.

C. Jul. Mon second livre a été consacré à l'interprétation des paroles de l'Apôtre que j'ai opposées aux arguments d'Augustin avec toute la véhémence dont on est capable quand on défend la cause de la vérité : reprenons donc maintenant la réfutation du livre adressé à Valère.

Aug. Ton second livre a été consacré, non pas à l'interprétation des paroles de l'Apôtre, mais à des attaques impuissantes dirigées contre ces paroles sous forme d'interprétation ; ce n'est point la vérité, mais la vanité qui t'a inspiré les choses écrites dans ce livre.

CI. Jul. Après avoir choisi, sous prétexte. de le réfuter, un des chapitres de la petite préface de mon premier ouvrage; après avoir représenté son Dieu formant des hommes pécheurs comme un potier façonne des vases d'ignominie; il m'attaque en des termes que je dois citer, afin d'en faire mieux sentir la (606) force et la noblesse. « Ainsi donc », dis-tu en cherchant à tromper et toi-même et les autres , « on n'appelle point disciples de Céleste ou de Pélage ceux qui enseignent, ou bien que le libre arbitre existe dans l'homme, ou bien que les petits enfants sont créés par Dieu ; car ces principes sont conformes à la foi catholique. Ceux au contraire qui enseignent que l'homme peut, par les forces de son libre arbitre et indépendamment du secours de Dieu, remplir tous ses devoirs vis-à-vis de ce même Dieu, ceux qui avouent que Dieu est le Créateur des petits enfants, mais qui nient que ces enfants soient ensuite délivrés par lui de la puissance du démon; ceux-là sont appelés disciples de Céleste et de Pélage. Conséquemment nous reconnaissons, les uns et les autres, que le libre arbitre existe dans l'homme , et que les petits enfants sont créés par Dieu; ce n'est point pour cela que vous êtes appelés disciples de Céleste et de Pélage. Mais vous enseignez en même temps que chacun peut, par les forces de son libre arbitre et indépendamment du secours de Dieu, pratiquer le bien ; que les petits enfants ne sont point arrachés de la puissance des ténèbres et transférés ainsi dans le royaume de Dieu (1) ; et voilà pourquoi vous méritez la qualification de disciples de Céleste et de Pélage (2) ». J'ai montré bien des fois que tu nages dans le marais de ton impiété et des frayeurs qui t'assiègent; et il est certain que pas un lecteur éclairé ne doutera de la réalité de ce fait.

Aug. D'autres qui savent que tu es un hérétique, te considèrent comme ne pouvant même plus nager, mais comme étant déjà englouti sous les flots ; car tu as perdu dans cette submersion la faculté même de sentir.

CII. Jul. C'est pourquoi, dans mon premier livre, j'ai fait voir clairement, par l'insertion même de l'écrit envoyé par toi à Boniface , d'abord que je n'ai point menti quand j'ai déclaré que tous ceux qui prétendent échapper à l'odieux de faire partie de notre communion , se trouvent entraînés fatalement dans l'abîme du manichéisme , où l'on nie que le libre arbitre existe réellement et que Dieu soit le créateur des hommes ; j'ai fait -voir ensuite que tu as enseigné dans les termes les plus absolus une doctrine que tu

 

1. Coloss. I, 13. — 2. Des Noces et de la Conc., liv. II, n. 8.

 

avais essayé de repousser un instant auparavant (1). Cependant la réponse que je viens de citer et qui a été écrite par toi, renferme un aveu tout à fait explicite de la vérité de mes paroles. Tu as dit en effet que la foi catholique consiste à croire que le libre arbitre existe et que Dieu est le créateur des petits enfants. Or, il est certain qu'entre autres hérétiques, les Manichéens nient avec vous ces deux principes.

Aug. C'est vous-mêmes au contraire (quoi que vous ne vouliez pas le reconnaître) qui prêtez un appui à la doctrine manichéenne, à cette doctrine suivant laquelle on doit con. sidérer les maux si multipliés et si effroyables auxquels nous voyons les enfants assujettis, non pas comme un juste châtiment des péchés de ces enfants, mais comme l'oeuvre de la nation des ténèbres. Vous ne trouvez, en effet, rien à répondre aux Manichéens, quand ils vous demandent quelle est la cause réelle de ces maux. Mais quand nous-mêmes nous attribuons toutes les calamités qui affligent les enfants , au libre arbitre de l'homme, par suite duquel la nature humaine a été corrompue après avoir été créée bonne, ils se trou. vent, ainsi que vous, vaincus parla force de la vérité catholique.

CIII. Jul. D'autre part , après avoir abjuré les principes de la foi catholique, tu prends le nom seul de cette foi pour t'en couvrir comme d'un voile léger, et tu prétends nom persuader que ta croyance est en réalité con. forme à celle des catholiques; en d'autres termes , que tu crois à l'existence du libre arbitre dans l'homme et à la création par Dieu des petits enfants. Mais si tu fais cens profession de foi sincèrement et loyalement, mets fin à ce débat par ton silence; fais retomber sur nous-mêmes la honte d'avoir porté contre toi une accusation calomnieuse que tu as repoussée avec assurance par nu simple dénégation. Ajoute seulement que, s'il se trouve quelque secte ou quelque auteur qui s'efforce de renverser à l'aide du raisonne ment cette double confession déclarée panai conforme aux principes catholiques, la doctrine de cette secte ou de cet auteur n'est point la tienne, ou du moins tu cessera; désormais de la défendre. Si au contraire; il te plaît de défendre , même dans une argumentation longuement développée, des

 

1 Ci-dessus, liv. I, ch. XIV.

 

607

 

maximes que tu prétendras ensuite avoir été rejetées par toi, dis-nous en quoi consiste le libre arbitre et montre-nous par une définition tout à fait précise quelles sont les limites véritables de son pouvoir.

Aug. Ennemis et défenseurs tout à la fois , vous compromettez par votre défense même la cause du libre arbitre , puisque vous ne voulez pas qu'il soit rétabli par la bonté de son défenseur tout-puissant et véritable dans l'intégrité de sen pouvoir naturel.

CIV. Jul. Enseigne aussi que Dieu crée des hommes dont ses mains et sa justice n'ont point à rougir.

Aug. O hérétiques nouveaux et insensés l si les mains de Dieu doivent rougir de leurs œuvres défectueuses, oserez-vous attribuer à d'autres mains qu'à celles de Dieu certains corps humains que vous voyez souvent naître dans un état défectueux? Pourquoi donc ne reconnaissez-vous pas avec la vérité catholique que la nature a été flétrie par la volonté de l'homme qui commit le premier péché, et que Dieu agit à l'égard de cette nature comme il convient, non-seulement à un bon artisan, mais à un juge équitable? Les Manichéens ne vous obligeraient point alors à attribuer ces corps humains à un artisan méchant et injuste.

CV. Jul. Il est certain cependant que tu n'as fait ni l'un ni l'autre : après avoir répondu que l'existence du libre arbitre est reconnue par les catholiques dont tu prétends hypocritement partager toi-même la doctrine, tu as ajouté aussitôt une définition par laquelle tu voulais en réalité retirer ce que tu semblais avoir accordé. Tu as dit en effet : «  On appelle Pélagiens ceux-là précisément qui enseignent que l'homme peut, par les forces de son libre arbitre et indépendamment du secours de Dieu, remplir tous ses devoirs à l'égard de celui-ci ». Et encore : « Nous enseignons que le libre arbitre existe dans l'homme. Mais chacun peut en vertu de son libre arbitre pratiquer le bien ».

Aug. Si tu avais ajouté ici : « Disent les hérétiques », bien que moi-même je n'aie pas écrit ces mots dans mon livre, tu n'aurais point dénaturé ma pensée. Car, il est parfaitement vrai de dire que, suivant les hérétiques, c'est-à-dire suivant vous-mêmes, chacun a la liberté nécessaire pour pratiquer le bien indépendamment du secours de Dieu.

Je ne lis pas non plus ces autres mots : « Indépendamment du secours de Dieu », quoique toi-même tu les aies cités tout à l'heure en rapportant le même passage de mon livre ; mais, aussi longtemps qu'il me sera possible de le faire, j'aime mieux attribuer cette faute à l'incorrection de mon exemplaire qu'à une omission volontaire de ta part : dis-nous donc autre chose.

CVI. Jul. Tu mens absolument quand tu dis que, suivant nous, chacun peut, par les forces de son libre arbitre et sans le secours de Dieu, remplir tous ses devoirs à l'égard de la suprême Majesté. En effet, nos devoirs envers Dieu sont très-multipliés, ils consistent à la fois dans l'observation des préceptes de la loi, dans la haine et la détestation du vice, dans la simplicité des moeurs, dans la participation aux saints mystères, enfin dans la connaissance des maximes que la foi chrétienne enseigne touchant la Trinité, touchant la résurrection et touchant une foule d'autres choses semblables ; comment dès lors peut-il se faire que nous disions eu des termes vagues : L'homme peut, par les forces de son libre arbitre et sans le secours de Dieu, rendre à celui-ci le culte qui lui est dû; puisque nous lisons dans l'Évangile ces paroles sorties de la bouche du Seigneur : « Je vous rends gloire, ô mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et due vous les avez révélées aux petits ; oui, mon Père, « parce qu'il vous a plu ainsi (1)? » Car il est incontestable assurément que l'homme n'a pu par les seules forces de son libre arbitre parvenir à la connaissance de tous ces dogmes et de tous ces mystères : bien que la raison naturelle ait pu, comme le Maître des nations l'a déclaré expressément, enseigner aux hommes à ne point adorer les idoles et à ne point mépriser le Dieu qui se révélait à eux comme le créateur du monde même (2). Ainsi cette doctrine que tu nous attribues n'est enseignée ni -par nous, ni par aucun homme sage: nous affirmons au contraire qu'au moment de sa création l'homme reçoit de Dieu le libre arbitre et qu'il reçoit ensuite une multitude d'espèces de grâce divine, afin qu'il lui soit possible d'observer les commandements de Dieu ou de les transgresser. Et suivant nous, le libre arbitre consiste en ce que, malgré les témoignages

 

1. Matt. XI, 25, 26. — 2. Rom. I, 20.

 

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si nombreux et si multipliés que Dieu nous donne de sa bonté, malgré les préceptes qu'il a inscrits dans sa loi, malgré les bénédictions qu'il répand sur nous, malgré les sacrements par lesquels il nous sanctifie, malgré les châtiments qu'il nous inflige, malgré les invitations qu'il nous adresse, malgré les lumières dont il nous environne, tout homme qui possède l'usage de la raison demeure libre de se conformer à la volonté divine, ou de la mépriser.

Aug. Tu énumères un si grand nombre de moyens dont Dieu se sert pour nous secourir, les préceptes qu'il inscrits dans sa loi, les bénédictions qu'il répand sur nous, les sacrements par lesquels il nous sanctifie, les châtiments dont il nous frappe, les invitations qu'il nous adresse, les lumières dont il nous environne » ; et tu ne parles pas de la charité qu'il répand dans nos coeurs, quoique l'apôtre saint Jean dise : « La charité vient de Dieu (1) ». Le même apôtre dit encore à ce sujet: « Voyez quel amour le Père nous a témoigné, puisqu'il a voulu que nous fussions appelés et que nous fussions réellement enfants de Dieu (2) ! » Cette charité qui est répandue dans le coeur humain par l’Esprit, et non point par la lettre, renferme aussi ce pouvoir dont saint Jean dit dans son Évangile : « Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (3) ». Vous au contraire vous prétendez que l'homme tient ce pouvoir de lui-même et de son libre arbitre ; car vous êtes animés de l'esprit de ce monde, non. pas de l'Esprit qui vient de Dieu ; et voilà pourquoi vous ne savez pas quels sont les dons que Dieu nous a faits (4), C'est pour cette raison aussi que vous n'avez ni la paix avec l'Église, à laquelle vous ayez cessé d'appartenir ; ni la charité que vous niez être un don de Dieu ; ni la foi que vous avez abjurée en devenant hérétiques : « car la paix et la charité avec la foi sont données aux frères », non point par le libre arbitre humain, mais « par Dieu le a Père et par le Seigneur Jésus-Christ (4) ». Si tu reconnais dans ces paroles la doctrine de l'Apôtre, reconnais donc dans les tiennes la doctrine d'un hérétique.

CVII. Jul. Nous ne croyons donc point que l'homme peut, par les seules forces du libre arbitre et sans le secours de Dieu, rendre

 

1.  I Jean, IV, 7. — 2. Id. III, 4. — 3. Jean, I, 12. — 4. I Cor. II, 12. — 5. Ephés. VI, 23.

 

celui-ci le culte qui lui est rendu en effet par ceux qui ont été initiés aux mystères : nous confessons seulement que la liberté de détermination est un témoin irrécusable de la par. faite équité des jugements de Dieu ; car elle atteste que, au moment où nous comparaîtrons devant le tribunal de Jésus-Christ pour y recevoir chacun ce qui sera dû aux bonnes ou aux mauvaises actions que nous aurons faites pendant que nous étions revêtus de notre corps, il n'y aura rien d'injuste dans la sen, tente que Dieu prononcera, parce qu'il imputera uniquement les péchés qui auront pu être évités par ceux qui en recevront le châtiment.

Aug. Tu me suggères d'une manière très heureuse le, réponse que je dois te faire. Sans aucun doute « nous devons tous », comme parle l'Apôtre, « comparaître devant le tribunal de Jésus-Christ, afin que chacun  reçoive ce qui est dû aux actions bonnes ou mauvaises qu'il a accomplies par son corps (1) ». Excluras-tu les petits enfants de cette universalité des créatures humaines Dis-nous donc quelles bonnes actions auront accomplies par les membres de leur corps, et en vertu de leur libre arbitre personnel, les; enfants qui recevront le royaume de Dieu, c'est-à-dire le plus grand de tous les biens; dis-nous aussi quelles actions mauvaises auront accomplies, par leur volonté propre, les enfants qui seront privés de cette vie divine. Si, au contraire, et tu ne saurais te dispenser de faire cet aveu , si tu reconnais que les premiers ressuscitent en Jésus.Christ, indépendamment de ces oeuvres volontaires et libres que chacun accomplit par son cors, pourquoi ne reconnais-tu pas aussi que les seconds meurent en Adam, puisque tu sais qu'Adam a été par opposition la figure de celui qui devait venir, c'est-à-dire de Jésus Christ? Fermeras-tu les yeux à la lumière de l'évidence pour nous dire que les uns sont redevables de leur bonheur à l'Esprit de justice qu'ils ont reçu dans le sacrement de régénération, et que la chair de péché, dont les autres étaient revêtus au moment de leur naissance, ne leur a causé cependant aucun dommage à eux-mêmes? Qui donc, si ce n'est vous, oserait parler ainsi? Les hommes plus avancés en âge, qui entendent ou qui lisent ces paroles : Chacun recevra ce qui sera dû

 

1. II Cor. V, 10.

 

609

 

aux actions qu'il aura accomplies par les membres de son corps ; ces hommes ne doivent point mettre leur confiance dans la force de leur volonté personnelle; mais ils doivent plutôt prier afin que leur volonté soit préparée par le Seigneur et qu'ils n'entrent point en tentation. Car « la volonté est préparée par le Seigneur (1) » ; le Seigneur lui-même nous dit : « Priez, afin que vous n'entriez point en tentation (2)» ; et l'Apôtre : « Nous demandons à Dieu que vous ne commettiez aucun mal (3) ».

CVIII. Jul. Conséquemment, ta première proposition, malgré l'obscurité des termes dans lesquels tu l'as exprimée, ne pourra être d'aucune utilité pour la cause que tu défends; la seconde, au contraire , par laquelle tu déclares de nouveau reconnaître l'existence du libre arbitre, mais non pas de telle sorte que l'homme doive être considéré comme ayant le pouvoir de pratiquer le bien par le fait même qu'il possède cette liberté ; cette proposition a dévoilé dans ce qu'il a de plus horrible le mal qui te dévore intérieurement.

Aug. Tu m'obliges déjà à considérer comme une omission volontaire de ta part ce que j'attribuais tout à l'heure à l'incorrection d'un exemplaire. Voici en effet que tu cites ma proposition sans rapporter celles de mes expressions qu'il serait le plus nécessaire de faire connaître, celles précisément qui sont la réfutation la plus décisive de votre doctrine. J'ai dit que « l'homme ne saurait, par les seules forces de son libre arbitre et sans le secours de Dieu, accomplir le bien ». Toi, au contraire, tu dis que je reconnais à la vérité l'existence du libre arbitre, « mais non pas de telle sorte que l'homme doive être considéré comme pouvant pratiquer le bien parle fait seul qu'il possède cette liberté » ; et tu ne rapportes pas ces paroles que j'ai ajoutées : « sans le secours de Dieu ». Je ne l'accuse pas de vol , je réclame seulement ce qui m'a été injustement ravi; rends-moi mes paroles, et les tiennes n'auront plus aucune valeur.

CIX. Jul. Voici en effet que, comme nous l'avons fait déjà dans notre premier livre, nous te pressons vivement, ou plutôt nous te contraignons ici encore de prouver que tu n'as point nié l'existence du libre arbitre. Tu

 

1. Prov. VIII, suiv. les Sept. — 2. Matt. XXVI, 41. — 3. II Cor. XIII, 7.

 

déclares hautement aux catholiques, je le sais et je désire que mes lecteurs ne l'oublient point, tu déclares que tu reconnais l'existence du libre arbitre et la création par Dieu des petits enfants : deux choses qui n'ont jamais été niées, si ce n'est par les Manichéens; mais puisque, malgré cette profession de foi, qui nous est commune à tous deux, la liberté de détermination ne subsiste en réalité ni dans ta pensée, ni dans ton enseignement, il s'ensuit manifestement que ta croyance intime et la doctrine que tu enseignes n'ont rien de commun avec la foi catholique. Je te demanderai donc quelle est la puissance, ou bien quelle doit être la définition du libre arbitre. Assurément il n'a pas le pouvoir de rien changer dans la condition naturelle de l'homme. Car personne n'a jamais pu opérer un changement dans l'office de ses sens, ni percevoir, par exemple, les sons par le sens de l'odorat, ou les odeurs par le sens de l'ouïe; personne n'a jamais pu changer son sexe; personne n'a jamais pu prendre la forme d'un animal sans raison, ni changer par la force de son libre arbitre les poils de son corps en une toison naturelle; personne enfla ne s'est jamais donné à soi-même un corps doué des qualités qu'il lui a plu, ou un corps de la grandeur qu'il a désirée. Ces exemples suffisent pour montrer qu'il en est de même de tout ce qui appartient à la nature de l'homme. Après avoir donc parlé de cette nature, voyons quelle est la puissance du. libre arbitre par rapport aux autres créatures. Quel homme a jamais pu disposer à son gré de la fertilité des champs, du succès des entreprises maritimes , de la gloire et des richesses, de la jouissance continue de cette même gloire, en sorte que cet homme ait eu le droit de dire : J'ai été créé par Dieu pour me procurer à moi-même, et par les seules forces de ma volonté libre, ces choses ou d'autres choses semblables? Ainsi, la nature de l'homme est soumise à des lois immuables; les choses étrangères à cette nature sont assujetties constamment aux vicissitudes les plus fortuites et les plus imprévues. En quoi donc consiste ce libre arbitre qui rend les hommes supérieurs aux animaux sans raison, qui nous rend les images vivantes de Dieu même, et qui seul nous révèle l'équité de la sentence que celui-ci prononce en notre, faveur ou contre nous? En quoi consiste, (610) dis-je, ce libre arbitre, dont l'existence est niée par les Manichéens aussi incontestablement qu'elle est affirmée par les catholiques, comme tu le reconnais toi-même? Il consiste, sans aucun doute, dans le pouvoir donné à l'homme de consentir au péché volontairement et sans y âtre contraint d'une manière inévitable par aucune inclination naturelle, ou de refuser son consentement à ce même péché.

Aug. Refuser de consentir au péché et ne point succombera la tentation, c'est absolu. ment et identiquement la même chose. Mais si cette chose dépendait précisément de notre volonté personnelle, on ne nous avertirait point de la demander au Seigneur dans nos prières. Ces paroles donc : « Détournez-vous du mal (1) », signifient manifestement que celui à qui elles sont adressées, doit détourner sa volonté du péché. Et cependant, quoique l'Apôtre ait pu dire d'une manière parfaitement exacte . Nous vous défendons de commettre aucun mal, il a dit : « Nous demandons à Dieu que vous ne commettiez aucun mal ». Voilà pourquoi j'ai dit (sans m'exprimer cependant comme tu prétends que je l'ai fait) : Personne ne peut accomplir le bien par les forces de son libre arbitre et sans le secours de Dieu. L'Apôtre demandait précisément ce secours pour les fidèles; il ne prétendait point ravir à la nature humaine son libre arbitre. O hommes orgueilleux et superbes ! cessez de mettre votre confiance dans .vos propres forces; soumettez-vous à Dieu; demandez-lui de ne point consentir au péché et de ne point succomber à la tentation. Ne pensez point que vous ne succombez pas à la tentation dès lors que, par un acte de volonté énergique, vous résistez à la concupiscence de la chair, et que vous refusez de commettre quelque oeuvre mauvaise. Vous ne connaissez pas les ruses du tentateur; quand vous attribuez ces résistances à votre volonté indépendamment du secours de Dieu, vous succombez à une tentation plus grande. Je serais très-heureux d'apprendre de ta bouche en quel sens les biens ou les maux, qui sont, suivant l'expression consacrée, extérieurs par rapport à l'homme, tels que la richesse ou la pauvreté, et le reste, « se trouvent assujettis aux vicissitudes les plus fortuites et les plus imprévues ». Car la foi catholique soustrait

 

1. Ps. XXXVI, 27.

 

complètement ces sortes de choses à la puissance de l'homme et les déclare dépendantes de la seule puissance divine. Je fais cette observation, parce que je crains pour vous que vous n'ayez peut-être ajouté à vos autres erreurs celle de croire qu'on ne doit point attribuer à la providence divine les accidents heureux ou malheureux qui arrivent aux hommes, soit dans leurs corps, soit en dehors d'eux, mêmes ; et que par là même, considérant comme une suite de ces vicissitudes tout à fait fortuites et imprévues les maux que, souffrent les enfants , vous ne prétendiez soustraire ces maux au jugement de celui sans la volonté de qui un passereau ne tombe pas sur la terre, suivant l'expression du Seigneur (1). Vous voyez, en effet, que l'édifice de votre hérésie est renversé par ce déluge de maux auxquels l'enfance ne serait point assujettie, sous l'empire d'un Dieu juste, s'ils n'étaient en réalité le juste châtiment du premier péché qui a, par son énormité, flétri et condamné la nature humaine.

CX. Jul. Et pour rendre plus sensible, à l'aide de quelques exemples, le sens précis de cette définition, le libre arbitre doit consister en ce que l'homme soit également libre de vouloir ou de ne vouloir pas accomplir uni action sacrilège ; en ce que l'homme sil également libre de vouloir ou de ne vouloir pas commettre un parricide ; en ce que l'homme soit également libre de vouloir ou de ne vouloir pas commettre l'adultère; en ce qu'il soit également possible à l'homme de rendre un témoignage vrai ou un témoignage faux; en ce que l'homme soit égale. ment libre d'obéir aux commandements de Dieu ou aux suggestions du démon.

Aug. Tu dis vrai : c'est en cela que consistait le libre arbitre, voilà parfaitement définie la liberté que reçut le premier homme; mais voilà aussi la liberté qui, après avoir été donnée par le Créateur, fut ensuite blessée et flétrie par le séducteur, et qui a un besoin absolu d'être guérie par le Sauveur. Telle est la doctrine que vous ne voulez pas admettre avec l'Eglise : et c'est en cela précisément que consiste aussi votre hérésie. O homme qui m songes pas au temps où tu vis et qui t'enorgueillis aveuglément en ces jours mauvais comme en des jours bons! quand le libre-arbitre était tel que tu viens de le définir,

 

1. Matt. X, 29.

 

611

 

l'homme n'était pas encore devenu semblable à la vanité, et ses jours ne passaient point comme une ombre (1). Car on ne saurait appliquer le mot de vanité au Dieu dont l'homme était l'image vivante au moment de sa création, et qui de jour en jour fait revivre en nous par sa grâce les traits de cette divine ressemblance. On ne disait point encore : « J'ai été conçu dans l'iniquité (2) ». On ne disait point encore : « Qui est exempt de toute souillure? L'enfant même qui n'a vécu qu'un seul jour sur la terre est souillé (3) ». Enfin, on ne disait point: « Ce que je veux, je ne le fais pas, et je fais au contraire ce que je hais ». — « Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair : car je trouve en moi la volonté de faire le bien; mais je n'y trouve pas le moyen de l'accomplir». — «Je sens dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit (4) ». Ce mal n'existait pas en Adam, quand celui-ci fut créé dans un état de droiture; parce que la nature humaine n'était pas encore dépravée. L'homme avait alors un guide à l'autorité de qui il s'est soustrait par un acte de son libre arbitre : il ne cherchait point un libérateur qui pût le délivrer de l'esclavage du vice. Car si ces paroles : « Ce que je veux, je ne le fais pas », et autres semblables, sont d'un homme qui n'est pas encore, pour me servir de votre expression, sous le règne de la grâce de Jésus-Christ: vous êtes donc obligés par là même de reconnaître que Jésus-Christ a trouvé la volonté humaine dans un état d'incapacité presque absolue pour accomplir le bien, et que la nature humaine ne saurait être guérie autrement que par la grâce de Jésus-Christ de cette impuissance relative où elle est d'accomplir le bien par son libre arbitre. D'où il suit que j'ai parlé le langage de la vérité, quand j'ai dit: « Personne ne peut accomplir le bien par les forces de son libre-arbitre et indépendamment du secours de Dieu ». Et toi-même tu as omis de rapporter ces mots : « Sans le secours de Dieu», afin de t'ouvrir une vaste carrière pour discourir en rhéteur intarissable plutôt qu'en homme éloquent sur une foule de choses étrangères à l'objet de la discussion, dans l'espérance de parvenir par ce moyen, non pas à satisfaire l'esprit du lecteur, mais à rendre cette discussion aussi obscure que

 

1. Ps. CXLIII, 4. — 2. Id. L, 7. — 3. Job, XIV, 4, suiv. les Sept. — 4. Rom. VII, l5, 18, 23.

 

possible pour ceux qui chercheraient à découvrir de quel côté est la vérité. Soumettez-vous à Dieu, afin d'échapper à la tyrannie de l'erreur. Personne ne peut accomplir le bien par les forces de son libre arbitre et sans le secours de Dieu. Pourquoi élevez-vous ainsi la volonté humaine afin de rendre sa chute plus profonde? Demandez plutôt à Dieu de ne point entrer en tentation.

CXI. Jul. Dans les premiers de ces exemples, j'ai parlé de la volonté parfaite de commettre le crime plutôt que de la perpétration réelle de ce crime, parce qu'il est plus facile de s'abstenir de commettre le parricide, le sacrilège, l'adultère et autres crimes semblables, que de les commettre en effet. Car la volonté mauvaise ne trouve pas toujours les moyens d'accomplir ce qu'elle veut. Pour éviter au contraire de se rendre coupable de ces crimes, il suffit de se tenir dans un repos absolu. A moins peut-être que vous ne considériez comme une fatigue le fait même de ne vouloir pas se fatiguer. Je ne rappellerai pas ici que, d'après le témoignage de l'Écriture sainte, c'est-à-dire, d'après le témoignage des Prophètes, des Evangélistes et des Apôtres, aussi bien que d'après l'enseignement des docteurs qui s'inspiraient aux sources les plus pures de la doctrine catholique, tels que Jean, Basile, Théodore et d'autres semblables, il en coûte beaucoup plus de peines et de fatigues pour commettre le crime que pour s'en abstenir.

Aug. Plût à Dieu que tu eusses hérité de la foi de ces saints personnages : tu ne nierais point que les petits enfants soient souillés ale la tache du péché originel.

CXII. Jul. Je répéterai seulement, pour ne pas m'écarter de l'objet de la présente discussion, que le libre arbitre a été donné uniquement, et sans qu'il soit possible de lui assigner un autre rôle, afin que la volonté d'aucun homme ne soit jamais entraînée malgré elle vers la justice, ou vers l'iniquité.

Aug. L'Apôtre sentant dans ses membres une loi qui combat contre la loi de son esprit et qui le rend lui-même captif sous la loi du péché, s'écrie : « Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je hais », dis-nous donc comment la volonté de cet Apôtre n'était point entraînée malgré elle vers le mal. Car, pour emprunter un instant votre langage, si celui qui prononce ces paroles (612) gémit sous le poids d'une habitude mauvaise parce qu'il ne se trouve pas encore, suivant votre expression, sous le règne de la grâce de Jésus-Christ; la volonté de cet homme est-elle, oui ou non, libre dans ses déterminations? Si la volonté de cet homme est libre, pourquoi ne fait-il pas le bien qu'il veut et pourquoi fait-il le mal qu'il hait? Si au contraire la volonté de cet homme n'est pas libre par la raison qu'il n'est pas encore sous le règne de la grâce de Jésus-Christ, je répéterai alors ce que j'ai déjà dit et ce qu'il faut, je le vois, vous répéter souvent : Personne ne peut par le libre arbitre de sa volonté et sans le secours de la grâce de Jésus-Christ, accomplir le bien qu'il veut et éviter le mal qu'il hait : non pas que la volonté humaine soit entraînée vers le bien par cette grâce, comme elle était entraînée auparavant vers le mal, c'est-à-dire malgré elle; mais elle se trouve à la fois délivrée de l'esclavage sous lequel elle gémissait et attirée vers son libérateur par un amour également suave et libre, non point par cette crainte servile qui est une véritable torture.

CXIII. Jul. Le vice, il est vrai, se présente à nous plein de charmes et d'attraits; souvent aussi les persécuteurs préparent à leurs victimes volontaires des supplices très-douloureux; ruais la crainte de perdre l'estime des gens de bien nous défend contre les séductions du mal, et l'héroïsme de notre patience triomphe des plus cruelles tortures.

Aug. Tu parles le langage de ceux qui mettent leur confiance dans leur propre force (1) ; prends garde qu'un jour tes cris ne se trouvent mêlés aux cris de ceux qui expieront dans des tourments affreux le crime de leur orgueil.

CXIV. Jul. D'autre part, la pratique de la vertu n'est pas une source de chagrins amers, puisqu'elle nous met en possession, non-seulement de la royauté d'une bonne conscience, si je puis m'exprimer ainsi, mais encore de la félicité sublime qui nous est promise pour l'éternité. Cependant le secours de la grâce de Dieu ne fait jamais défaut à ceux qui veulent pratiquer la vertu; cette grâce leur vient en aide d'une multitude de manières différentes, mais toujours avec tant de modération qu'elle ne ravit jamais au libre arbitre le sceptre qui lui appartient; elle leur offre

 

1. Ps. XLVIII, 7.

 

une assistance dont ils usent, s'ils le veulent; mais elle ne tait point violence à ceux qui la repoussent. Et voilà pourquoi certains hommes abandonnent le sentier infect du vice pour marcher dans la voie de la vertu; tandis que d'autres abandonnent la voie de la vertu pour souiller la pureté de leurs âmes dans le sentier du vice.

Aug. Comment pourrait-il se faire que le secours de la grâce de Dieu ravît au libre arbitre le sceptre qui lui appartient; puisque cette grâce a pour objet au contraire de délivrer le libre arbitre de l'état d'impuissance où le vice l'a réduit, de l'arracher à l'esclavage de l'iniquité et de le rétablir dans sa dignité première? Mais quand on vous demande en quoi consistent ces secours de la grâce de Dieu, vous énumérez les choses dont tu as parlé précédemment : « Les secours que Dieu nous donne consistent », dites-vous, « dans les préceptes qu'il a inscrits au livre de sa loi, dans les bénédictions qu'il répand sur nous, dans les sacrements par lesquels il nous sanctifie, dans les châtiments qu'il nous inflige, dans les invitations qu'Il nous adresse, dans les lumières dont il nous environne » ; or, nous pouvons recevoir des hommes eux-mêmes tous ces secours, selon le témoignage des Ecritures. Car les hommes, eux aussi, donnent des lois et des préceptes, les hommes bénissent, ils sanctifient par le moyen des divins sacrements, ils répriment par des châtiments, ils invitent et exhortent, ils enseignent et éclairent : et cependant, ni celui qui plante, ni celui qui arrose ne sont rien, mais tout vient de Dieu qui donne l'accroissement (1). Cet accroissement consiste en ce que chacun obéit aux commandements de Dieu ; et cette obéissance, quand elle est véritable, est toujours l'effet de la charité. Ce qui a fait dire à l'Apôtre que l'Eglise reçoit un accroissement corporel et qu'elle se forme et s'édifie ainsi par la charité (2). Mais Dieu seul donne cette charité : car la charité vient de Dieu (3). Vous ne voulez pas nommer cette charité parmi les secours de la grâce dont vous avez parlé, afin de ne pas être obligé de reconnaître que notre obéissance aux pré. coptes divins est elle-même un effet de la grâce de Dieu. Car vous considérez cette doctrine comme étant la négation du libre arbitre de la volonté, sous prétexte que personne ne

 

1. I Cor. III, 7. — 2. Ephée. IV, 16. — 3. I Jean, IV, 7.

 

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peut pratiquer cette obéissance autrement que par un acte de sa volonté propre. Mais ce que vous ne voulez pas reconnaître non plus, c'est que la volonté est préparée par « le Seigneur (1) » ; non pas à l'aide de paroles qui frappent extérieurement les oreilles, mais de la même manière qu'il changea en douceur la colère du roi, lorsqu'il voulut exaucer la prière d'Esther (2). Car de même que le Seigneur accomplit ce changement dans le coeur d'Assuérus d'une manière tout à fait divine et mystérieuse; de même aussi il opère en nous et le vouloir et le faire, selon qu'il lui plaît (3).

CXV. Jul. Comment donc reconnais-tu l'existence du libre arbitre, puisque, suivant toi, la volonté humaine n'a d'autre pouvoir que celui de faire le mal ? cette volonté, dis-tu, est absolument incapable de se détourner du mal et de faire le bien (4).

Aug. Je dis que la volonté humaine a le pouvoir de se détourner du mal et de faire le bien; mais seulement lorsque Dieu vient à notre secours par un acte de bonté tout à fait gratuite; non pas lorsque nous nous enorgueillissons, comme Julien, par un acte de la plus odieuse ingratitude.

CXVI. Jul. Je ne parle pas ici de cette fureur avec laquelle tu blasphèmes contre la loi tout entière, puisque tu considères celle-ci comme prescrivant aux mortels des choses que le législateur savait bien être absolument au-dessus de leur pouvoir.

Aug. Ce que tu dis ici n'est pas vrai. Dieu donne des préceptes dont l'accomplissement est possible : mais il a donné lui-même le pouvoir de les accomplir à ceux qui peuvent les accomplir et qui les accomplissent en effet: et en même temps qu'il promulgue sa loi, il avertit ceux qui ne peuvent pas l'observer, de lui demander ce pouvoir. Si tous les préceptes de cette loi ne sont pas toujours observés par les saints, c'est que Dieu veut par là exercer ceux-ci à la pratique de l'humilité. Nous disons chaque jour : « Pardonnez-nous nos offenses (5) », parce que le Seigneur, en même temps qu'il nous aide à pratiquer l'obéissance , se réserve le pouvoir d'être miséricordieux envers nous.

CXVII. Jul. Mais je te demanderai par quels poètes tu as été conduit aux sources d'une

 

1.  Prov. VIII, suiv. les Sept. — 2. Esth. XV, 11. — 3. Philipp. II, 13. — 4. Ps. XXXIII, 15. — 5. Matt. VI, 12.

 

Hippocrène d'un nouveau genre , toi qui nous représentes, non pas en des vers harmonieux, ruais dans un langage de blasphémateur, un animal monstrueux dont le corps est fatalement assujetti aux lois du principe mauvais et qui porte seulement sur son front le nom d'être libre.

Aug. Tu promènes ton pinceau au gré de ton imagination, de même que ton esprit frivole aime à se repaître de rêveries fantastiques. Pourquoi, en effet, reconnais-tu que la volonté bonne reçoit des secours quelconques de la grâce, tandis que, suivant toi, la volonté mauvaise n'a besoin d'aucun secours pour être mauvaise, ou pour persévérer dans sa perversité ? Ou bien cette balance que tu cherches à tenir dans un parfait équilibre, en affirmant que la volonté est également libre de se porter vers le mal ou de se porter vers le bien; cette balance, dis-je, indiquerait-elle par son inclinaison réelle que tu as perdu toi-même la faculté de raisonner?

CXVIII. Jul. Voici, en effet, un des arguments que tu as établis dans le livre envoyé par toi à Rome : « La volonté, qui est libre dans les méchants, n'est pas libre dans les bons ».

Aug. Pourquoi n'ajoutes-tu pas ces autres paroles que tu as lues immédiatement après celles que tu rapportes : « Tant qu'elle n'a pas été délivrée (1) ? » Ou bien, pourquoi le Seigneur dit-il en parlant des fruits des ceps de vigne, c'est-à-dire en parlant des bonnes oeuvres : « Sans moi vous ne pouvez rien faire (2) » ; sinon parce que ceux-là seulement qui ont été délivrés par le Seigneur, peuvent accomplir le bien par les forces de leur libre arbitre ?

CXIX. Jul. Et tu appelles en cet endroit disciples de Céleste ceux qui pensent que chacun peut accomplir le bien par les forces de son libre arbitre : suivant toi, donc, la liberté appartient uniquement à ceux que tu prétends ne pouvoir faire autre chose que le mal. Trouve-moi, si tu le peux, une autre manière de définir les êtres non libres, et prouve-moi que la définition donnée ici par toi est véritablement celle de, la liberté. Si la lumière de ton intelligence était tellement obscurcie qu'il ne te fût plus possible de comprendre le sens du mot libre considéré en lui-même; l'expression

 

1. Contre les deux lettres des Pélagiens, liv. I, n. 5. — 2. Jean, XV, 5.

 

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contradictoire ne devait-elle pas du moins t'apprendre en quoi consiste l'essence de la liberté? Supposons que tu aies pu être pareillement embarrassé pour comprendre en quoi consiste ce qu'on appelle la vue des yeux, et que tu aies donné à ce sujet une définition de ce genre : La vue consiste ou bien à avoir. les yeux crevés, ou bien à être, par suite d'un empêchement quelconque, dans l'impossibilité de rien voir au moment même où l'on a les yeux en contact avec la lumière : supposons que tu aies considéré cette définition comme la définition véritable de la vue, et que d'autre part, cherchant à expliquer en quoi consiste la chose opposée, c'est-à-dire la cécité, tu ne trouvasses d'autre définition que celle-ci : On est privé de la vue quand on a les yeux crevés ou quand un liquide opaque épanché dans ces organes les rend incapables de voir : sans aucun doute tu regretterais tes premières paroles et tu comprendrais qu'une même définition ne saurait convenir à des choses opposées. D'où il suivrait que la cécité, consistant uniquement en ce que les yeux d'un animal se trouvent dans l'impuissance de voir au moment où ils sont en contact avec la lumière, la définition de la vue devrait être précisément la négation de la proposition par laquelle tu aurais défini la cécité; en d'autres termes, la vue ne devrait pas être autre chose que la faculté de voir librement quand les yeux non crevés sont en contact immédiat avec la lumière. Et si tu refusais absolument de te soumettre à ces principes de la logique, tout le fruit que tu recueillerais de ta persévérance serait ou bien de faire croire à tes auditeurs que tu résistes avec une opiniâtreté odieuse au témoignage de ta propre conscience; ou bien, si tu réussissais à leur persuader que ton langage est bien réellement l'expression de ta pensée, ils en concluraient que les yeux de ton esprit rie sont pas moins éteints que les yeux corporels de celui à qui tu aurais attribué dans ta définition l'usage de la vue.

Aug. Je ne te demande pas de définir la cécité, mais de mettre fin à celle dont tu es atteint, et de comprendre enfin que Jésus-Christ n'aurait pu dire avec vérité : « Sans moi vous ne pouvez rien faire n, si l'homme était capable d'accomplir le bien par les forces de son libre arbitre et indépendamment de la grâce de ce même Jésus-Christ.

CXX. Jul. Ainsi donc, pour rapprocher de cet exemple l'objet même de notre discussion, tu aurais pu du moins, par la définition de l'expression contradictoire, comprendre le sens que tu devais attacher au mot de liberté. En effet, lors même que ton intelligence n'aurait pu s'élever jusqu'à la définition du libre arbitre, et que tu aurais cru de bonne foi que la liberté consiste à être dans l'impossibilité de choisir entre deux partis contraires : tu as dû voir que l'esclavage, eu d'autres termes, la non-liberté ne peut s'en. tendre que de l'impuissance où l'on est de prendre à son gré l'un ou l'autre de deus partis contraires: et que par là même il suffit, pour définir la liberté, d'ajouter une négation à la définition de l'esclavage; en sorte que la non-liberté consistant dans l'impuissance de choisir entre deux partis contraires, la chose opposée à celle-là, c'est-à-dire la liberté, doit consister à n'être pas dans l'impuissance de choisir entre ces deux partis.

Aug. Pourquoi obscurcir par des discours également diffus et insaisissables des choses qui sont tout à fait manifestes par elles-mêmes ? Celui-là a la liberté nécessaire pont commettre le mal, qui fait un acte de volonté mauvaise et qui se rend coupable par action, par paroles ou même par pensée seulement; quel est parmi les adultes celui qui n'a pas ce pouvoir? Celui-là au contraire à la liberté nécessaire pour accomplir le bien, qui fait un acte de volonté bonne, soit en agissant extérieurement, soit en parlant, soit même ; en appliquant seulement son esprit à un objet louable; mais sans la grâce de Dieu aucun homme n'a le pouvoir d'agir ainsi. Et si tu prétends que ces dernières paroles sont contraires à la vérité, tu te mets toi-même en contradiction avec le divin Auteur de cette maxime : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » ; tu te mets en contradiction avec Celui qui a dit: « Non pas que nous soyons capables de former de nous-mêmes aucune pensée comme de nous-mêmes; mais c’est Dieu qui nous en rend capables (1) ». Si je ne me trompe, quand l'Apôtre dit qu'il ne trouve pas en lui-même, mais qu'il reçoit de Dieu le pouvoir de former une pensée, il entend par les d'une pensée bonne, et non pas d'une pensés mauvaise. D'autre part, les bonnes paroles d les bonnes actions sont toujours le fruit d'une

 

II Cor. III, 5.

 

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bonne pensée. D'où il suit que tout homme qui est incapable de former de lui-même une bonne pensée, est nécessairement aussi incapable de prononcer une bonne parole ou d'accomplir une bonne action de lui-même: si au contraire il est sous le règne de la grâce, c'est Dieu qui le rend capable de parler et d'agir ainsi. De là ces paroles : « Ce n'est point vous qui parlez, mais c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous (1) » ; et ces autres: « Tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu sont enfants de Dieu (2) ». Pénétré de ces maximes, j'ai enseigné que personne ne peut, par les forces de son libre arbitre et sans le secours de Dieu, accomplir le bien. Toi au contraire, effrayé à la vue de ces maximes, tu m'as attribué d'avoir dit que personne ne peut accomplir le bien par les forces de son libre arbitre, et tu as retranché ces mots ajoutés par moi : « Sans le secours de Dieu ». C'est pourquoi je ne doute pas que tu ne sois déjà convaincu de ta propre défaite, quoique tu cherches à la dissimuler par ce verbiage sans fin où tu prétends que la liberté de la volonté ne saurait exister tant que celle-ci n'est pas libre d'accomplir le bien et le mal. D'où il suit que tu dois nécessairement déclarer que Dieu n'est pas libre, puisque la volonté divine n'a d'autre pouvoir que celui d'accomplir le bien, sans qu'il lui soit jamais possible de commettre le mal.

CXXI. Jul. La vérité de ces principes est aussi manifeste que tes efforts pour les détruire sont impuissants et misérables. Aussi on ne sait plus à laquelle de ces deux conjectures il convient de s'arrêter: Défends-tu la cause de l'erreur, malgré le témoignage formel de ta conscience? ou bien, confonds-tu réellement la cause de l'erreur avec la cause de la vérité? On se demande si ton esprit n'est point fermé aux lumières de la raison, de même qu'il a perdu incontestablement la faculté de s'ouvrir aux lumières de la foi.

Aug. Est-ce que tu réussirais à te consoler de ta défaite en me disant des injures?

CXXII. Jul. Mais; pour résumer en quelques mots les arguments que nous avons établis jusqu'ici, le libre arbitre qui est attiré cers le mal par le plaisir qui s'attache au vice et par les suggestions du démon, et qui as porté au bien par les maximes de la vertu et par diverses sortes de grâces divines; le

 

1. Matt. X, 20. — 2. Rom. VIII, 14.

 

libre arbitre, dis-je, ne peut subsister avec la nécessité pour celui à qui on l'attribue, de pratiquer la justice ou de commettre le péché.

Aug. Si, parmi les diverses espèces de grâces divines, vous comptiez l'amour que l'Ecriture déclare très-expressément venir, non pas de nous, mais de Dieu qui le donne à ses enfants; cet amour sans lequel personne ne vit pieusement, et avec lequel chacun est assuré de vivre dans la piété; cet amour sans lequel il est impossible que la volonté humaine se porte vers le bien, et avec lequel la volonté ne s'écarte jamais de la voie du bien ; vous prendriez véritablement la défense du libre arbitre et vous ne le conduiriez pas à sa perte par des flatteries mensongères. Cependant, si tu entends; par le mot de nécessité, la violence qu'un homme subit malgré lui, personne ne se trouve jamais dans la nécessité de pratiquer la justice, parce que personne n'est juste malgré soi : la grâce divine a seulement pour objet d'inspirer la volonté de pratiquer la justice à ceux qui ont une volonté contraire. Si , d'autre part, personne ne commettait jamais le péché malgré soi, l'Ecriture ne dirait pas : « Vous avez scellé mes iniquités dans une bourse, et si j'ai commis quelque faute malgré moi, vous l'avez marquée d'un signe particulier (2) ».

CXXIII. Jul. Mais les catholiques reconnaissent l'existence du libre arbitre, tandis que les partisans de la transmission du péché la nient avec les Manichéens leurs maîtres.

Aug. Ce sont là des injures et non point des raisons : je voudrais que tu fusses capable de raisonner; car quel homme pervers n'est pas capable de dire des injures?

CXXIV. Jul. Nous avons donc eu raison de dire que ceux que vous avez séduits , se sont faits Manichéens, de peur d'être appelés hérétiques, et que pour échapper à un déshonneur imaginaire ils ont commis une faute réelle comme les animaux sauvages que l'on environne de pieux, afin de les pousser dans des piéges , et qui courent ainsi, par un sentiment de vaine frayeur, à une mort véritable. De plus, nous enseignons que Dieu est le créateur des petits enfants ; mais d'autre part, comme il est certain que le Dieu des catholiques , lequel est le Dieu véritable , ne peut accomplir aucune oeuvre mauvaise, nous ne voulons pas, à raison précisément de

 

1. Job,  XIV, 17.

 

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la majesté suprême d'un tel ouvrier, que les hommes formés par lui soient en aucune manière considérés comme coupables et comme pécheurs au moment où ils sortent de ses mains et avant qu'ils aient pu faire usage de leur volonté. Dès lors que vous niez l'une de ces propositions, vous les détruisez toutes deux. Tu crois, dis-tu, que Dieu est créateur, mais créateur d'hommes pervers : tu contredis par là même ce que tu as affirmé ailleurs, quand tu as déclaré que suivant toi le démon n'est point le créateur des hommes.

Aug. Tout ce qui , dans les hommes dont la naissance même est souillée et flétrie , appartient à Dieu comme ayant été créé par lui , est bon (car la justice et la bonté sont deux choses inséparables) ; mais la nature seule, et non pas le vice, a été créée par Dieu. Traite enfin cette question , voyons ce que tu diras pour expliquer comment les enfants ne sont point arrachés à la puissance des ténèbres au moment où ils sont transférés par les sacrements de l'Église dans le royaume de Jésus-Christ. Quelque habile que tu sois à envelopper ta pensée sous des flots de paroles , dès que tu auras abordé ce sujet, ton hérésie se révélera dans son affreuse nudité.

CXXV. Jul. En effet, quand tu attribues à Dieu des oeuvres.dont il est absolument impossible qu'il ait été l'auteur, tu fais voir qu'il n'a pas créé réellement ce que tu déclarais avoir été créé par lui.

Aug. Dieu seul a le pouvoir de créer des hommes : dis-nous plutôt comment les enfants ne sont point arrachés à la puissance des ténèbres au moment où ils sont régénérés par les divins sacrements.

CXXVI. Jul. Quoique j'aie développé cet argument dans toute son étendue en écrivant mon premier livre, j'exposerai ici , du moins résumée en quelques mots, la doctrine que tu enseignes à cet égard. Tu crains d'attribuer au démon la création d'une substance quelconque , et tu ne crains pas de faire peser sur Dieu, non pas une accusation quelconque, mais une accusation horrible. Tu as plus de respect pour la nature de la chair humaine que pour la justice de Dieu : tu as appréhendé d'attribuer au démon la création de la nature humaine, comme on appréhende de prononcer un blasphème énorme ; et tu as fait à la justice et à la sainteté de Dieu, comme à des choses peu dignes de respect, tu as fait, dis-je, à la justice et à la sainteté divines l'injure de leur attribuer la formation d'êtres criminels : comme si , dans la nécessité de choisir entre deux doctrines également contraires à la vérité, il n'eût pas été moins révoltant d'attribuer au démon la création de la chair que de déclarer l'oeuvre de Dieu souillée par l'iniquité.

Aug. C'est vous, au contraire, qui blasphémez la justice de Dieu, puisque, malgré la toute-puissance de celui-ci, vous prétendes que les enfants souffrent des maux si effroyables sans les avoir mérités en aucune manière. Mais dis-nous enfin comment vous séparez les enfants de ceux que Dieu arrache à la puissance des ténèbres pour les transférer dans le royaume de son Fils bien-aimé (1).

CXXVII. Jul. Car après avoir dit en cet endroit que les enfants sont créés par Dieu coupables et assujettis à la puissance du démon, tu as enseigné dans les dernières parties de ton livre une doctrine plus abominable encore que la doctrine secrète des Manichéens : « Dieu », as-tu déclaré, « crée des hommes mauvais, de même qu'il donne à d'autres hommes mauvais la nourriture et l'aliment. »

Aug. Quand tu seras arrivé à ces dernières parties de mon livre, on verra en quel sens j'ai écrit les paroles que tu m'objectes ici, Pour le moment, dis-nous, je te prie, coin. ment les enfants ne sont point arrachés à la puissance des ténèbres quand ils sont régénérés et transférés dans le royaume de Jésus-Christ.

CXXVIII. Jul. Dieu crée donc le mal.

Aug. Tu ne comprends pas en quel sens le Seigneur dit par la bouche du Prophète : « C'est moi qui crée les maux (2) ».

CXXIX. Jul. Et des innocents sont punis pour un fait dont Dieu est l'auteur.

Aug. Ils ne sont point innocents d'origine, et ils ne sont point punis pour un fait dont Dieu est l'auteur.

CXXX. Jul. Et ils sont la propriété du démon, parce que Dieu a conféré à celui-ci le droit de propriété sur eux.

Aug. L'Apôtre a livré, lui aussi, un homme à Satan (3); et il a fait en cela un acte de justice, et non pas un acte de méchanceté : Dieu lui-même a livré certains hommes à un sens réprouvé (4); et plût au ciel que vous-mêmes vous ne fussiez pas de ce nombre

 

1. Coloss. I, 13. — 2. Isa. XLV, 7. — 3. I Cor. V, 5. — 4. Rom. I, 28.

 

617

 

CXXXI. Jul. Et Dieu impute aux hommes une faute que ses propres mains ont commise.

Aug. Dieu n'a point commis de ses propres mains la faute que contractent les enfants et dont ils sont. souillés dès leur origine.

CXXXII. Jul. Et ce dont le démon a seulement suggéré la pensée, Dieu songe avec autant      d'habileté que de persévérance aux moyens de l'accomplir d'une manière plus parfaite; il patronne cette idée; il s'en constitue le défenseur et la met à exécution.

Aug. Dieu ne met point à exécution l'idée qui a été suggérée par le démon; mais de la nature que le démon a souillée, Dieu forme des êtres qui sont bons en tant qu'ils sont formés par ses mains divines.

CXXXIII. Jul. Et Dieu demande de bons fruits à l'homme formé par lui d'une substance mauvaise.

Aug. Dieu ne forme point l'homme d'une substance mauvaise; mais il guérit par le sacrement de la régénération le mal qui nous a été communiqué par la souillure de notre génération.

CXXXIV. Jul. Et ensuite la loi tout entière ment quand elle déclare que le Seigneur est juste.

Aug. Tu mens : mais toi-même, quand tu nies que les enfants d'Adam soient coupables d'un péché par suite duquel ils méritent d'être assujettis à un joug accablant (1), que prétends-tu conclure de là, sinon que le Seigneur est injuste ?

CXXXV. Jul. Et l'on appelle encore Dieu celui qui a commis tant d'iniquités ?

Aug. Dieu n'a commis aucune iniquité d'où il suit qu'il n'a point commis celle que vous lui imputez, quand vous prétendez que, par un ordre ou par une permission de sa volonté, les petits enfants souffrent des maux si multipliés et si effroyables sans les avoir mérités par aucun péché d'origine.

CXXXVI. Jul. « La mémoire » des Manichéens « périra avec fracas : car le Seigneur demeure éternellement; celui qui a préparé son siège pour rendre ses jugements, jugera lui-même toute la terre avec équité (2) ». Dieu ne commet aucune iniquité. Il ne crée donc point des hommes mauvais : car s'ils devaient être mauvais par nature, Dieu ne pourrait les créer. Conséquemment, s'il

 

1. Eccli. XI, 1. — 2. Ps. IX, 7-9.

 

appartient aux catholiques de confesser que les hommes sont créés bons par Dieu, il appartient aux Manichéens exclusivement de croire que les hommes sont créés mauvais par Dieu.

Aug. Si vos oreilles n'étaient point fermées à cette maxime des divines Ecritures : « Il a jugera toute la terre avec équité », vous comprendriez que Dieu est juste même dans les châtiments qu'il inflige aux plus petits enfants. Car ces enfants sont bons par nature, puisqu'ils sont créés par Dieu ; mais ils sont mauvais par suite de la dépravation de cette même nature; et c'est pour cela que Dieu les guérit. Et cette maxime de la doctrine catholique fait périr, non-seulement la mémoire des Manichéens, mais aussi celle des Pélagiens, avec le fracas de leur verbiage sans fin.

CXXXVII. Jul. Mais voyons la suite de tes paroles.

Aug. Voici que tu passes maintenant à d'autres paroles de mon livre sans avoir opposé aucun argument à celles que tu avais entrepris de réfuter. Car, pour vous réduire au silence le plus absolu, j'ai dit que vous enseignez, contrairement au témoignage de l'Apôtre, que les enfants ne sont point arrachés à la puissance des ténèbres et transférés ainsi dans le royaume de Dieu (1) : par le fait même que tu n'as rien répondu à cette accusation, ton hérésie s'est trouvée dévoilée, comme je l'ai dit précédemment, dans son affreuse nudité; et je n'ai pas dû faire de grands efforts pour t'exposer ainsi aux yeux de tous comme un hérétique, puisque tu n'as pas même osé chercher dans ton verbiage également vain et intarissable un seul mot qui parût montrer l'accord de ta doctrine avec la foi transmise par les Apôtres et enseignée depuis les premiers siècles du christianisme par l'Eglise notre mère.

CXXXVIII. Jul. « Laisse-moi donc te dire a en quelques mots quel est l'objet précis de cette discussion. Les catholiques enseignent que la nature humaine a été créée bonne par un Dieu bon; mais que, ayant été flétrie par le péché, elle a besoin d'être guérie par Jésus-Christ. Les Manichéens enseignent que la nature humaine n'a pas été créée bonne par Dieu, et qu'elle n'a pas a été flétrie par le péché; mais que l'homme a été créé par le prince des ténèbres

 

1. Coloss. I, 13.

 

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éternelles, et qu'il est né de l'union de deux natures qui ont toujours existé, l'une bonne et l'autre mauvaise. Les disciples de Céleste et de Pélage enseignent que la nature humaine a été créée bonne par un Dieu bon ; mais qu'elle est absolument saine dans les petits enfants au moment de a leur naissance, et que, à cet âge, ceux-ci n'ont besoin   en aucune manière des remèdes apportés par Jésus-Christ. Juge donc par les maximes que tu enseignes, « du nom qu'il convient de te donner, et cesse de reprocher aux catholiques, par qui tes arguments sont réfutés sans réplique, une doctrine qu'ils n'enseignent pas, et de les appeler d'un nom qui ne leur appartient point. Car la vérité confond à la fois et les Manichéens et vous-mêmes ». Elle dit aux Manichéens : « N'avez-vous point lu que celui qui créa l'homme au commencement, les créa homme et femme? C'est pourquoi l'homme abandonnera son père et sa mère, et il s'attachera à son épouse; et ils seront deux dans une seule chair : ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Que l'homme donc ne sépare point ce que Dieu a uni (1). La vérité fait voir par ces paroles que Dieu          est à la fois le créateur des hommes et l'auteur de l'union des époux, contrairement à l'enseignement des Manichéens qui refusent à Dieu l'un et l'autre a de ces titres. D'autre part, elle vous dit à vous-mêmes : Le fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu (2). Mais vous, ô disciples accomplis du Sauveur, vous lui répondez : Si vous êtes venu chercher et sauver ce qui était perdu, vous n'êtes point venu pour les enfants ; les enfants n'étaient point perdus, ils étaient nés au contraire dans un état parfaitement sain : adressez-vous aux adultes, vos propres paroles vous y obligent : Ce ne sont point ceux qui se portent bien, mais ceux qui sont malades, qui ont besoin de médecin (3). D'où il suit que Manès, bien qu'il enseigne que l'homme est un mélange de deux natures dont l'une est mauvaise, veut du moins que l'âme, bonne en elle-même, soit guérie par Jésus-Christ de la maladie qu'elle a contractée par le fait de son union avec le corps: tandis que toi-même tu prétends que Jésus-Christ ne trouve rien à

 

1. Matt. XIX, 46. — 2. Luc, XIX, 10. — 3. Matt. IX, 12.

 

guérir dans les enfants, toutes les fois qu'ils sont sains de corps. Par là même, Mannès à la vérité inflige à la nature humaine un blâme tout à fait odieux, mais toi tu donnes à cette même nature des éloges cruels. Car aucun de ceux qui croiront a la vérité de tes éloges, ne présentera ses enfants au Sauveur (1) ». J'ai fait observer dans mon premier ouvrage que ton but principal est de parler d'une manière à peu près inintelligible.

Aug. Mon langage est parfaitement intelligible, que tu le veuilles ou non : parce que tu ne trouves rien à répondre à ces paroles, tu prétends que mon langage est inintelligible, tandis qu'il est d'une vérité manifeste comme la lumière et absolument inattaquable ; mais la suite de ton discours montrera clairement que tu n'as pu m'opposer aucun argument sérieux.

CXXXIX. Jul. J'ai fait voir aussi que presque la plupart de tes maximes en contradiction avec la vérité exigent plus d'efforts pour être comprises que pour être réfutées.

Aug. Tu fais beaucoup d'efforts cependant, et, ce qui est pour toi plus fâcheux encore, tu vois tes arguties mises à néant. Toutefois ce n'est pas pour comprendre mes paroles, que tu épuises ainsi les forces de ton esprit; car tu peux les comprendre très-facilement; mais la cause véritable de tes fatigues, c'est l'impuissance où tu es de réfuter mes arguments,

CXL. Jul. Si je voulais réfuter chacune de ces maximes en particulier, je serais entraîné malgré moi à des répétitions qui sembleraient superflues et à des développements qui parai. traient d'une longueur fastidieuse.

Aug. Voilà à quels moyens tu as recours, pour détourner l'esprit du lecteur bien loin des choses que j'ai dites; tu cherches à faire croire à celui-ci que tu m'as répondu, en lui faisant oublier ce que tu avais soi-disant entrepris de réfuter.

CXLI. Jul. Aussi, quoique tous les écrits publiés par toi contre nous aient pour objet unique de persuader à tes lecteurs qu'il existe des maux naturels et que, ou bien les hommes ont été créés par le démon, ou bien le péché est l'oeuvre de Dieu; je crois devoir cependant, pour plus de concision, rassembler des divers endroits où ils se trouvent développés, les arguments principaux à l'aide des

 

1. Des Noces et de la Concupiscence; liv. II, n. 9.

 

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quels tu as pensé défendre victorieusement tous les principes de ta doctrine, par là même que tu réussissais à les dissimuler; j'expliquerai d'abord le sens véritable de ces arguments, afin de faire voir quelle en est manifestement la conclusion dernière et inévitable ; je les renverserai ensuite, non pas séparément, mais réunis ensemble; non plias revêtus de leur forme obscure, mais exposés dans leur sens réel et véritable.

Aug. C'est par un singulier amour de la concision, que tu réponds en huit livres à mon livre unique, sans que cependant ces flots de paroles interminables aient pu détruire mes arguments. Dis-nous maintenant, si tu le peux, comment vos principes abominables ne vous obligent pas à adresser à Jésus-Christ, sinon de bouche, au moins par la voix de votre conscience, ces paroles : « Si vous.êtes avenu pour chercher et pour sauver ce qui était perdu, vous n'êtes point venu pour sauver les enfants. Les enfants n'étaient point perdus, ils étaient nés au contraire dans un état de santé parfaite; adressez-vous aux adultes, vos propres paroles vous y obligent : ce ne sont point ceux qui se portent bien, mais ceux qui sont malades, qui ont besoin de médecin (1) ». Réponds à cette difficulté ; pourquoi t'efforces-tu par de vains discours de rendre la vérité obscure et insaisissable ?

CXLII. Jul. Après avoir donc écrit dans les dernières pages de ton livre, ces mots: « Dieu crée des hommes mauvais, de même qu'il donne la nourriture et l'aliment à d'autres hommes mauvais » ; tu ajoutes : « En effet, ce qu'il communique aux uns par son action «créatrice, n'est pas autre chose que la nature bonne; et l'accroissement qu'il donne aux autres par le moyen de la nourriture et de l'aliment, est un secours bon en lui-même, qu'il accorde, non pas certes à leur malice, mais à cette même nature bonne e créée par lui, Dieu bon et véritable. En tant «qu'ils sont hommes, ils possèdent une nature bonne dont Dieu est l'auteur; mais en étant qu'ils naissent souillés par le péchés et destinés à périr s'ils ne reçoivent une seconde naissance, ils participent à la malédiction prononcée dès le commencement contre la race humaine (2), par suite de la désobéissance coupable du premier homme.

 

1. Des Noces et de la Conc., liv. II, n. 9. — 2. Sag. XII, 11.

 

Toutefois, celui qui a façonné ces vases de colère sait en faire un bon usage; il les transforme en des vases de miséricorde pour manifester en eux les richesses de sa gloire ; afin que personne parmi ceux qui ont appartenu d'abord à cette masse de a perdition et qui ont été ensuite délivrés par la grâce, ne s'attribue à soi-même le mérite de cette délivrance; mais que tout homme qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (1). « Notre adversaire s'écartant de ces principes de la foi, prétend que les enfants ne sont a pas en la puissance du démon au moment de leur naissance ; il ne veut pas qu'on les présente au sacrement institué par Jésus-Christ pour qu'ils soient arrachés à la puissance des ténèbres et transférés dans le n royaume de ce même Jésus-Christ (2). Il accuse ainsi l'Eglise qui est répandue sur a toute la surface de la terre et dont les ministres font des insufflations sur tous les petits enfants qu'ils se préparent à baptiser, afin précisément de chasser de ceux-ci le prince du monde (3) ». Enfin, plus loin encore, parlant des mouvements de la chair sans lesquels l'acte conjugal ne saurait s'accomplir; de ces mouvements que nous considérons comme une conséquence naturelle de la condition dans laquelle l'homme a été établi primitivement, et que nous défendons, non pas comme une chose excellemment bonne, mais comme l'exercice d'une faculté dont le corps humain a été doué au moment de sa création par Dieu ; tandis que toi-même, par ces écrits si multipliés et dont le style révolterait toute autre pudeur que celle du démon, tu as essayé de prouver que ce dernier seul a fait naître ces mouvements dans le corps de l'homme ; parlant donc de ces mouvements, tu répètes vers la fin de ton livre ce que tu as déjà dit cent fois: « Ainsi », dis-tu, « nous ne condamnons point l'union légitime des époux à cause des mouvements honteux de la chair. Car, lors même qu'aucun péché n'aurait été commis, il aurait pu exister des mouvements charnels dont les époux n'auraient point eu à rougir; mais le premier homme et la première femme eurent honte de ceux qui s'élevèrent en eux après leur péché        et ils furent obligés de voiler leur nudité (4).      C'est pourquoi les

 

1. I Cor. X, 17. — 2. Coloss. I, 13. — 3. Des Noces et de la Conc., liv. II, n. 32, 33. — 4. Gen. III, 9.

 

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époux qui sont venus après eux, quoiqu'ils fassent un usage bon et licite de ces mouvements mauvais en eux-mêmes, continuent à fuir le regard des hommes quand ils remplissent le devoir conjugal, et ils confessent ainsi que cette action est une action a honteuse, puisque personne ne doit rougir de ce qui est bon en soi. D'où il suit que a celui qui accomplit licitement l'oeuvre de la chair, fait un bon usage d'une chose mauvaise en elle-même; celui au contraire qui accomplit cette oeuvre d'une manière illicite, fait un usage mauvais d'une chose mauvaise (1) ».

Aug. Pourquoi ce passage n'est-il pas cité intégralement? Pourquoi laisses-tu croire au lecteur que j'ai ajouté ces mots: « D'où il suit que celui.... etc. », immédiatement après ces autres : « Personne ne doit rougir a de ce qui est bon en soi? » J'ai écrit en cet endroit de mon livre ces mots que tu n'as point rapportés: « On voit par là que l'oeuvre de la chair est bonne et louable en tant qu'elle a pour objet la procréation des enfants; mais les mouvements déréglés qui accompagnent cette oeuvre, sont tellement mauvais et honteux que les enfants ainsi engendrés doivent, pour échapper à la dama nation, être engendrés une seconde fois (2) » Pourquoi supprimes-tu ces paroles du milieu de ce passage, et pourquoi cites-tu immédiatement d'autres paroles, sans avertir le lecteur de cette suppression ? Que signifie cette manière d'agir? Quel motif te détermine à recourir à de semblables moyens? Il ne te suffit pas d'abandonner les propositions que tu avais entrepris de réfuter dans le même ordre où je les ai énoncées, et de passer à d'autres pour distraire l'esprit de tes lecteurs et leur faire oublier les premières; il faut encore que tu rapportes d'une manière incomplète et inexacte celles par lesquelles il te plait de troubler ainsi l'ordre de la discussion; ici tu retranches quelques mots, là tu supprimes une phrase entière en rapprochant d'autres phrases qui étaient séparées ; tu ne suis d'autres règles que celles de ton caprice et des besoins de ta cause; mais permets-toi tout ce qu'il te plaira; ton erreur et ta défaite n'en seront pas moins manifestes, à ton grand déplaisir.

CXLIII. Jul. Il convient en effet d'appeler

 

1. Des Noces et de la Conc., liv. II, n.,38

 

mal plutôt que bien, ce dont les méchants et les bons rougissent, également; et quand l'Apôtre nous dit : « Le bien n'habite pas dans ma chair (1) », nous croyons plutôt à son témoignage qu'à la parole de celui qui emploie le mot bien dans cette circonstance.

Aug. Il n'était pas difficile de compléter cette phrase en la rapportant telle qu'elle se trouve dans mon livre. Voici, en effet, mes propres expressions : « Qu'à celui qui a appelé bien une chose dont il ne peut rougir sans confesser qu'elle est mauvaise, et dont il ne pourrait se dispenser de rougir sans a afficher une impudence encore plus mauvaise (2) ». Je ne sais pourquoi tu n'as pas rapporté ces paroles, puisque tu aurais pu les laisser sans réponse, aussi bien que celles que tu as citées comme pour les réfuter, et auxquelles tu n'as pas même essayé de répondre.

CXLIV. Jul. Tu ajoutes un peu plus loin : « La nature humaine, qu'elle soit le fruit d'une union légitime ou d'une union adultère, est l'oeuvre de Dieu. Si elle était mauvaise en elle-même, elle ne devrait pas être engendrée ; s'il n'y avait rien de mauvais en elle-même, elle ne devrait pas être régénérée : et pour simplifier davantage la a forme de cet argument, si la nature humaine était mauvaise essentiellement, elle ne devrait pas être guérie; et s'il n'y avait rien de mauvais en elle, elle: ne devrait pas non a plus être guérie. Celui donc qui déclare que notre nature n'est point bonne, refuse par là même cette qualité au Créateur, par qui elle a été tirée du néant : celui qui enseigne au contraire qu'il n'y a rien de mauvais en elle, rend ses blessures inguérissables en la privant des remèdes que la miséricorde du Sauveur devait y apporter. D'où il suit que, en ce qui concerne la naissance a des hommes, les unions adultères ne sauraient être justifiées par le bien que le Créateur, dont la bonté est absolue, sait en tirer; et les unions légitimes ne sauraient être condamnées à cause du mal que les enfants contractent au moment ou ils sont engendrés et dont ils ont besoin d'être guéris par la miséricorde du Sauveur (3) ». La longueur et la multiplicité de ces citations

 

1. Rom. VII, 18. — 2. Des Noces et de la Conc., liv. II, n. 36. — 3. Ibid.

 

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répond à l'opiniâtreté des efforts que tu as faits en écrivant ton livre pour paraître discuter en profond penseur ; mais comme c'est notre coutume de n'user jamais de supercherie, et aussi afin d'être pleinement assurés nous-mêmes que nous attaquons réellement ta doctrine telle qu'elle est enseignée par toi, les passages que nous venons de rapporter étant conçus- en des termes presque inintelligibles, nous devons les mettre de nouveau sous les yeux du lecteur dans un style tout à fait net et précis. Tu as dit que les Manichéens déclarent la nature de la chair mauvaise en elle-même, et que , suivant eux , l'homme a été formé du mélange de deux natures, l'une bonne et l'autre mauvaise ; puis, nous qualifiant du nom d'hérétiques, tu as ajouté que, suivant nous, la nature humaine ayant été créée par un Dieu bon, a été créée bonne elle-même, et qu'elle est tellement saine dans les petits enfants, que ceux-ci n'ont aucun besoin des remèdes apportés par Jésus-Christ : tu as dit enfin que, suivant toi, la nature d'Adam créée par un Dieu bon a été bonne pendant quelque temps, mais qu'elle a été ensuite flétrie par le péché, d'où il suit qu'elle a besoin de remèdes apportés par Jésus-Christ (1). Dans le premier livre du présent ouvrage, j'ai fait voir, en rapprochant votre doctrine de la doctrine des Manichéens, qu'il n'y a absolument aucune différence entre votre croyance et la croyance de ces hommes impies; puisque, manifestement, ros maximes ne sont pas autre chose que la conclusion des principes posés par eux : ce qui prouve que si la crainte t'oblige à te ranger parmi les disciples de Jovinien, ton coeur appartient tout entier aux Manichéens. Tel doit donc être ici encore l'objet de notre discussion ; mais il faut qu'auparavant j'expose d'une manière exacte, d'abord nos principes et ensuite les vôtres. Tu as dit avec vérité que, suivant nous, la nature humaine a été créée bonne par un Dieu bon ; mais tu nous attribues ensuite une doctrine que nous n'avons point enseignée : ou bien tu n'as pas vu, ou bien tu as supprimé une maxime qui est le complément de celle-là; et tu as remplacé cette seconde partie de notre thèse par une autre maxime qui est de ton invention, car elle n'a jamais été enseignée par nous

nous disons que non-seulement la nature

 

1. Des Noces et de la Conc., liv. II, n. 36.

 

humaine a été créée bonne par Dieu dans la personne d'Adam ; mais qu'aujourd'hui encore elle est créée bonne dans la personne des petits enfants par le même Dieu qui donna l'existence à ce premier homme; d'où il suit que nous attribuons à Dieu la création de tous les hommes.

Aug. Nous-mêmes enseignons-nous autre chose par rapport au Seigneur Dieu, Créateur de tous les hommes? Mais (à Dieu ne plaise que nous soyons ici d'accord avec vous !) vous niez que les enfants aient besoin du Dieu sauveur, puisque vous affirmez que leur nature est absolument bonne, qu'il n'y a rien en elle de mauvais ; d'où il suit que les remèdes apportés par Jésus-Christ ne lui sont pas nécessaires. Réponds à cette objection, réfute d'abord ce que tu avais entrepris de réfuter dis-nous pourquoi on fait des insufflations sur les enfants avant de les baptiser ; ou bien, déclarant ouvertement la guerre à l'Eglise universelle dont l'origine se confond avec l'origine même du christianisme, soutiens que les enfants ne doivent point recevoir ces insufflations : parle, concentre sur cet objet toutes les forces de ton esprit; dirige, si tu le peux, contre cet argument fondamental, quelque autre argument capable de l'ébranler. Pourquoi chercher ainsi dans les détours de ton verbiage stérile un moyen d'échapper toujours à la discussion de ta doctrine ? Pourquoi chercher ainsi, à l'aide de vains subterfuges, à voiler et à obscurcir tes véritables maximes, afin que le lecteur venant à les perdre complètement de vue, se persuade que tu discutes sérieusement, quoique en réalité il te soit impossible de rien répondre ?

CXLV. Jul. Non-seulement donc tu as omis de faire connaître cette seconde partie de notre thèse, quand tu as voulu définir notre doctrine ; mais tu l'as remplacée par une autre maxime qui paraîtrait de prime abord avoir quelque chose d'odieux, si l'examen le moins attentif ne suffisait pour en découvrir la futilité. Tu as dit que, suivant nous, la nature a été créée bonne par un Dieu bon, mais qu'elle est tellement saine, que les remèdes apportés par Jésus-Christ ne lui sont point nécessaires. Considère donc combien la vérité fait défaut à la cause que tu défends, puisque tu ne crains pas de recourir à une supercherie tout à fait grossière pour paraître opposer l'une à l'autre deux expressions qui en réalité ne sont point (422) ce qu'on appelle deux expressions contraires (anthiteta). Après avoir dit que, suivant nous, la nature a été créée bonne, tu ajoutes : Mais cette nature est tellement saine à leurs yeux, etc. Est-ce que les mots bon et sain sont ce qu'on appelle deux mots contraires ? Four nous, certes, nous ne connaissons d'autre mot contraire au mot bon que celui de mauvais : si les besoins de la cause que nous défendons réclament de notre part l'emploi du mot sain, nous opposons à cette dernière expression celle de malade ou d'infirme; car logiquement le mot sain doit se traduire par non infirme, et le mot infirme par celui de non sain; mais quand nous disons : Telle chose est bonne, nous employons comme expression contraire à celle-ci le mot mauvais, et non pas le mot sain. Conséquemment tu aurais dû dire que, suivant noue, la nature humaine a été créée bonne par Dieu, mais que dans les enfants elle est tellement bonne que sa condition ne réclame aucun amendement; ou bien, si tu aimais mieux remplacer le mot bon par le mot sain, tu devais employer. cette expression dans tout le cours de ton argumentation. Mais voici que ton frêle esquif est venu s'abîmer contre le roc des définitions. Car, te voyant contraint par la force de la vérité à reconnaître que suivant nous la nature humaine a été créée bonne par un Dieu bon, et cette partie de notre thèse te paraissant d'ailleurs appuyée sur les raisons les plus solides et absolument inattaquables; tu as eu recours aussitôt à d'autres mots pour dissimuler ta défaite, et tu as prétendu que, suivant nous, cette nature est tellement saine que nous ne considérons point les remèdes apportés par Jésus-Christ comme lui étant nécessaires. Si l'ignorance t'empêche de voir ce qu'il y a d'odieux dans une tactique de ce genre, tu es le plus stupide de tous les hommes ; si au contraire tu agis ainsi par un acte réfléchi et prémédité, à toi la palme de la fourberie.

Aug. Quel motif te détermine à parler ainsi, si ce n'est l'impuissance où tu es de faire valoir aucun argument sérieux ? Nous n’avons pas dû, comme tu la penses, remplacer le mot bon par le mot sain, pour éviter d'opposer l'une à l'autre des expressions qui ne sont pas contraires : si je voulais montrer, avec quelle ignorance tu as exposé ces principes, je consacrerais comme toi un temps précieux à des choses inutiles. Ecarte toute digression

superflue et tout raisonnement qui, lors même qu'il serait appuyé sur la vérité, ne pourrait servir en rien les intérêts de ta cause ; dis-nous, si tu le peux, comment vous ne refusez point aux enfants les remèdes apportés par Jésus-Christ : quand tu auras commencé à répondre à cette objection, on comprendra aussitôt pourquoi tu as cru devoir t'arrêtera ces considérations aussi vaines en elles-mêmes qu'elles sont étrangères à la discussion ainsi interrompue par toi.

CXLVI. Jul. Voici en effet ma réponse en quelques mots . bien loin de refuser aux enfants, que nous savons être innocents, les remèdes apportés par Jésus-Christ, nous reconnaissons que les enfants ont plus besoin encore de ces remèdes que le reste des hommes. Car ils naissent petits et dans un état de faiblesse extrême ; non-seulement ils ne sauraient se procurer par leur travail personnel la nourriture qui leur est nécessaire, mais ils sont même incapables d'implorer le secours de leurs parents ; ils sont assujettis à des accidents si nombreux que l'épaisseur excessive du lait qu'ils prennent et le sommeil des femmes qui les allaitent sont souvent pour eux une caisse de mort.

Aug. Voilà pourquoi tu cherches à tromper la mémoire du lecteur par des digressions inutiles et tout à fait étrangères à la discussion. Vous ne niez pas que les remèdes apportés par Jésus-Christ soient nécessaires au -petits enfants pour qu'ils puissent être guéris des maux et des infirmités qui sont la suite de la faiblesse de leurs corps, ou pour qu'ils échappent à une mort prématurée; mais vous niez que ces mêmes remèdes leur soient nécessaires pour qu'ils puissent être arrachés à la puissance du démon, à cette puissance dont les insufflations qui précédent le baptême ont pour objet de les délivrer ; d'où il suit, pour tout lecteur intelligent , que la promesse faite par toi de répondre à cette objection, n'était pas une promesse sincère . tu voulais seulement dissimuler la crainte que l'inspirait une telle entreprise ; mais tu n'as pu essayé de faire cette réfutation, parce que tes traits lancés contre ce fondement inébranlable et aussi résistant que le diamant, au. raient fatalement rejailli sur toi-même: tu as interrompu la suite de ton discours par une digression inutile sur les expressions contraires, afin de faire oublier au lecteur (623) que cette objection était demeurée sans réponse, et de pouvoir ainsi toi-même respirer librement en discourant sur les choses absolument étrangères au débat, de manière à donner à tes paroles l'apparence d'une réponse, tandis qu'en réalité, elles n'étaient rien moins qu'une réponse véritable. Car tu as parlé de la faiblesse extrême du corps des enfants, et du grand nombre d'accidents auxquels ils sont assujettis, en des termes qui font supposer que, quand même la nature humaine se trouverait encore aujourd'hui dans la condition où elle fut établie primitivement, les enfants seraient en proie aux mêmes douleurs, ils seraient accablés du poids des mêmes infirmités, ou du moins ils seraient assujettis à des accidents funestes dès le premier moment de leur existence. Montre-nous, si tu le peux, pourquoi l'Église de Jésus-Christ fait des insufflations sur les petits enfants, immédiatement avant leur baptême ; ou bien , prouve-nous, si tu le peux, qu'on ne doit point faire ces insufflations sur les enfants ; ou bien enfin, s'il ne t'est pas possible de soutenir ni l'une ni l'autre de ces propositions, prends le parti de garder le silence ; oui certes, garde le silence, car tu n'as pas le pouvoir de répondre à cette difficulté,

CXLVIL. Jul. Par suite de la condition mortelle do leurs corps, ils se trouvent assujettis à des langueurs accablantes, à la douleur et i la souffrance, à des maladies accidentelles de toute sorte. Non-seulement donc nous reconnaissons que les petits enfants ont besoin des remèdes apportés par Jésus-Christ, lequel du reste leur a donné déjà l'existence ; mais nous reconnaissons que ces remèdes sont nécessaires à tous les hommes sans exception.

Aug. Donc vous croyez que tous ces maux auraient existé dans le paradis lors même que personne n'aurait commis le péché ; et vous pensez que dans cet heureux séjour les hommes seraient morts aussi bien que les animaux, parce que vous croyez que les corps des uns et des autres s'y trouvaient également assujettis à la nécessité de mourir. O infortunés ! si vous considérez avec les yeux de la foi la félicité des créatures qui vivaient dans cet heureux séjour, vous ne supposeriez point que les animaux devaient y mourir, ni qu'ils devaient y accomplir des actes de férocité ; vous sauriez, au contraire, qu'ils étaient admirablement soumis à l'homme, et que celui-ci n'avait absolument rien à craindre d'eux ; qu'ils ne devaient point chercher une proie pour assouvir leur faim dans les restes d'autres animaux immolés par eux, mais qu'ils devaient, suivant le témoignage de l'Écriture, se nourrir des mêmes aliments que l'homme (1). Ou bien, si les corps des animaux parvenus à une extrême vieillesse devaient enfin se dissoudre, et que la nature humaine seule fût destinée à vivre éternellement dans ce séjour ; pourquoi ne croirions-nous pas qu'on devait les entraîner bore du paradis avant qu'ils eussent cessé de vivre, ou que le sentiment de leur mort prochaine devait les en faire sortir d'eux-mêmes, de peur qu'aucun être vivant ne fût frappé de mort dans ce séjour de la vie ? Car l'homme lui-même après son péché n'aurait pu mourir, si par un juste châtiment de son iniquité, il n'avait été expulsé de cette demeure où il avait goûté de si pures et si ineffables délices,

CXLVIII. Jul. A tous les hommes, dis-je, dont les souffrances sont adoucies dans la vie présente par diverses sortes de remèdes, mais qui, au jour de la résurrection, s'ils sont justes, se trouveront affranchis pour jamais de toute espèce de douleur physique.

Aug. Comptes-tu parmi ces justes les enfants même qui n'ont accompli par un acte de leur volonté personnelle aucune action, soit bonne, soit mauvaise ; ou bien refuses-tu de compter ces enfants parmi les justes, tout en reconnaissant cependant qu'ils auront part à la résurrection bienheureuse de la chair ? Pourquoi donc déclares-tu ici que les justes seuls seront affranchis de toute espèce de souffrance physique au jour de la résurrection ? Si au contraire les enfants doivent être considérés comme justes à cause de la justice du second homme, qui est l'auteur de la régénération, pourquoi ne devraient-ils pas aussi être considérés comme injustes à cause du péché du premier homme qui est l'auteur de la génération ?

CXLIX. Jul. Voilà donc jusqu'à quel point nous reconnaissons que les remèdes apportés par Jésus-Christ sont nécessaires à la nature humaine. Je sais que tu vas te récrier et déclarer que cette réponse est une plaisanterie tout à fait déplacée ; tu diras que par le mot

 

1. Gen. I, 29, 30.

 

624

 

de remède tu as voulu désigner, non pas les remèdes auxquels on a recours pour le soulagement des maladies corporelles, mais la grâce de Jésus-Christ dont tu prétendais que l'efficacité était niée par nous. Je pourrais me contenter de te faire observer ici que tu ne dois accuser que toi seul : pourquoi n'as-tu pas voulu désigner par son nom propre la chose dont tu voulais éveiller l'idée dans l'esprit du lecteur? Mais puisqu'on a compris, quoique tardivement, que, dans ta pensée, le mot de remède désignait la grâce dont tu avais prétendu en des termes également confus et mensongers que l'efficacité était niée par nous; il nous suffira, pour répondre à cette objection que tu reproduis ici pour la seconde fois, de renouveler la protestation que nous avons déjà faite dans le premier livre de cet ouvrage : Nous confessons que la grâce de Jésus-Christ, c'est-à-dire le baptême, depuis que Jésus-Christ l'a institué comme le premier des sacrements, est nécessaire à tous les âges sans exception, et nous frappons d'un anathème éternel tout homme qui nie que cette grâce soit utile même aux enfants.

Aug. Nous employons le mot de remède, parce que Jésus-Christ a voulu que ce mot servît à désigner sa grâce; car il a dit en parlant de lui-même: « Ce ne sont point ceux a qui se portent bien, mais ceux qui sont a malades, qui ont besoin de médecin (1) ». Vous au contraire vous enseignez que la grâce de Jésus-Christ est nécessaire aux enfants, non pas pour qu'ils soient guéris par elle, mais seulement pour qu'ils soient admis dans le royaume de Dieu. Cesse donc de vouloir opiniâtrement donner à tes paroles l'apparence d'une réponse, puisque tu sais parfaitement qu'il ne t'est pas possible de répondre.

CL. Jul. Dès lors que nous faisons cette profession de foi dans les termes les plus explicites, tu es convaincu par là même d'avoir fait un acte d'imposture tout à fait révoltante, quand tu as écrit que, suivant nous, la nature humaine est absolument bonne, et que dans la personne des enfants elle n'a pas besoin d'être guérie par les remèdes de Jésus-Christ.

Aug. J'ai dit vrai : car il est certain que vous refusez aux enfants le remède de la grâce de Jésus-Christ, de cette grâce qui est accordée aux chrétiens seulement, et à laquelle les

 

1. Matt. IX, 12.

 

hommes infidèles n'ont point de part, non plus que les petits des chiens ou des animaux immondes, des poissons ou des reptiles, ou de n'importe quelle autre espèce d'animaux; il est certain, dis-je, que vous refusez ce remède aux enfants, puisque vous prétendez qu'au moment où ils ont été engendrés, ils n'ont contracté aucune flétrissure originelle dont ils aient besoin d'être guéris par le sacrement de la régénération. Voilà pourquoi toi-même, afin d'échapper aux embarras d'une situation devenue impossible, tu as pris le parti tout à l'heure d'écarter le mot de remède et de le remplacer par celui de grâce : car vous pouvez bien dire que les enfants ont besoin de la grâce pour être adoptés comme héritiers du royaume de Dieu; mais vous ne pouvez pas dire que ces mêmes enfants ont besoin d'être guéris par le moyen des sacrements de Jésus-Christ, puisque vous osez leur promettre le salut éternel, alors même qu'ils n'au. raient pas été élevés à la dignité de chrétiens, Vous ne voulez pas que le Christ soit Jésus l'égard des enfants ; quoique, d'après le double témoignage de l'ange et de l'Evangile, le Christ soit appelé Jésus parce qu'il sauve son peuple, non pas des maladies et des plaies corporelles (dont il guérit également tous les hommes sans distinction, les, oiseaux et les reptiles de toute sorte), mais des péchés dont ce peuple est coupable (1).

CLI. Jul. Toutefois, cette grâce reçoit aussi le nom de remède parce que, sans blesser les lois de l'équité, elle rend les adultes bons, de méchants qu'ils étaient; mais à l'égard des enfants qui sont créés bons par Dieu, elle les rend meilleurs, en ce sens qu'elle les renouvelle et leur procure le bienfait de l'adoption.

Aug. Conséquemment, cette maxime enseignée par Jésus lui-même : a Ce ne sont point a ceux qui se portent bien, mais ceux qui sont a malades, qui ont besoin de médecin u; cette maxime, dis-je, en tant qu'elle se rapporte au remède que les chrétiens seuls reçoivent du Christ, cesse d'être vraie dès qu'on l'applique aux enfants, puisque, d'une part, vous enseignez que la condition des enfants est parfaitement saine et que, d'autre part, pour échapper à l'odieux qui s'attache à une pareille doctrine, vous ajoutez que ces enfants ont besoin du remède offert aux autres chrétiens. Mais comment le Christ peut-il

 

1. Matt. I, 21.

 

625

 

renouveler des hommes encore tout nouveaux, des hommes qui viennent à peine de naître, si ceux-ci n'ont pas contracté la souillure du péché antique? Diras-tu qu'une chose qui n'a pas encore vieilli peut être renouvelée, lorsque tu lis dans l'Epître aux Hébreux ces paroles : «Quand il a appelé cette alliance une alliance nouvelle, il a montré que la première avait vieilli (1)? » Dis-nous donc en quel sens les nouveau-nés peuvent être appelés vieux, puisque tu les déclares exempts de la souillure du péché antique. Et cependant, pour ne pas soulever contre toi l'indignation des chrétiens véritables, tu feins de croire que les enfants sont renouvelés par le Christ ! Enfin, être guéri et être renouvelé sont deux choses tout à fait différentes : pour guérir quelqu'un, il faut lui appliquer des remèdes; pour le renouveler, il faut le rétablir dans sa condition primitive. Il est donc manifeste que, d'après vos principes hérétiques, le remède offert par Jésus-Christ aux Chrétiens n'est en aucune manière nécessaire aux enfants.

CLII. Jul. Ainsi, il est incontestable que nous ne nions point l'utilité de la grâce de Jésus-Christ par rapport aux enfants : sur quel principe non réfuté s'appuie donc le partisan de la transmission du péché, pour nous accuser d'enseigner l'erreur, quand nous refusons de reconnaître qu'en regard de la nature d'Adam créée bonne, la nature de tous les autres hommes a été et est encore aujourd'hui créée mauvaise? Certes, je déclare que non-seulement nous n'admettons point cette doctrine, mais que nous la combattons avec toute l'énergie dont nous sommes capables. Laissons donc de côté ces fictions que dément la réalité, ces piéges maladroitement dressés et ces épouvantails ridicules à l'aide desquels tu prétendais persuader hypocritement que, suivant nous, la grâce de Jésus-Christ n'est point nécessaire aux petits enfants; et abordons résolument la question qui fait (objet véritable de ce débat. Discutons, en suivant l'ordre que j'ai promis de suivre (car j'ai défendu suffisamment notre propre doctrine), discutons les principes de Manès que tu feignais de repousser et vos propres maximes.

Aug. Tu n'as pas défendu votre doctrine; tu as fait voir au contraire que cette défense est impossible.

 

1. Hébr. VIII, 13.

 

CLIII. Jul. Manès enseigne que l'homme a été créé par le prince des ténèbres, c'est-à-dire, par l'auteur du mal, et qu'il a été formé du mélange de deux natures, l'une bonne et l'autre mauvaise. Et toi-même qu'enseignes-tu? Que tous les hommes sont créés par un Dieu bon, mais qu'ils sont créés mauvais.

Aug. Il y a dans l'homme, au moment de sa naissance, deux choses : d'abord, là nature que tu reconnais être bonne, ce dont nous-mêmes nous rendons grâces au Dieu créateur; ensuite la souillure que tu ne nieras pas être un mal, après avoir confessé, par suite, il est vrai , de l'impuissance où tu étais de résister à nos arguments ; après avoir confessé, dis-je, que les enfants ont besoin des remèdes apportés par le Christ; tu ne saurais nier en effet que le Christ ait parlé de lui-même quand il a dit : « Le médecin n'est pas nécessaire à ceux qui se portent bien ».

CLIV. Jul. Ainsi , Manès et toi , vous résolvez de la même manière la question relative à la condition de la nature; votre désaccord naît seulement lorsqu'il s'agit de savoir quel est l'auteur de cette nature. Tu attribues au Dieu que tu reconnais être le créateur des enfants, le mal attribué par Manès au prince des ténèbres, que cet hérésiarque croyait être l'auteur de la nature humaine. Pour vous mettre complètement d'accord , vous n'aviez plus à surmonter aucun obstacle considérable. Toutefois , je montrerai bientôt que , si vos doctrines sont également dénuées de tout reflet de vérité , la logique est moins absente de celle de Manès que de la tienne. Or, nous-mêmes, qu'enseignons-nous? Une doctrine que sans aucun doute vous repoussez l'un et l'autre : nous enseignons que la nature n'a pas été créée mauvaise par le Dieu bon, et qu'il n'y a pas eu une autre nature formée ou façonnée par le prince des ténèbres; mais que Dieu, auteur unique de toutes choses, après avoir primitivement créé la nature humaine bonne, la crée encore telle aujourd'hui dans la personne de chaque enfant à qui il donne l'existence : nous confessons cependant que le secours de celui par qui elle a été créée, est non-seulement utile dans une multitude de circonstances, mais nécessaire même à cette nature. Quoique l'on ne puisse pas assimiler aux propriétés constitutives d'un être les dons surajoutés gratuitement à ces propriétés; et qu'il ne s'agisse pas ici d'établir (526) une comparaison entre les unes et les autres. Ainsi, Manès et toi, vous affirmez également l'existence du mal naturel ; en d'autres termes, vous enseignez l'un et l'autre d'une manière également explicite, que la nature humaine est mauvaise ; mais cet hérésiarque montre ici plus de bonne foi, et toi plus de fourberie. En effet, Manès déclare que tous les hommes, sans exception sont flétris par ce mal originel que vous considérez tous deux comme ayant été communiqué à la nature humaine par le démon : toi, au contraire, afin de faire croire à une différence qui n'existe pas entre ta doctrine et celle de Manès, tu t'efforces de soustraire deux créatures humaines seulement à cette flétrissure; toutefois tu ne déclares pas ces deux créatures exemptes de péché, mais (grâce à la pénétration plus profonde de ton esprit) tu enseignes que, dans ce premier homme et cette première femme , le péché n'était pas naturel, quoique tu prétendes en même temps que le péché est devenu naturel par suite d'un fait dont ils furent les auteurs volontaires. Ainsi, afin que du moins cette fourberie ne restât pas impunie, l'habileté avec laquelle tu avais déguisé la doctrine de ton maître a trouvé son châtiment dans la sottise de cette maxime que tu as été amené à professer. Car, considérer comme naturel un péché que l'on reconnaît avoir été commis par un acte de la volonté, c'est faire preuve, non pas d'ignorance, mais de folie. Toutefois, nous reviendrons plus tard sur ce sujet ; pour le moment poursuivons la discussion de la question qui nous occupe. Manès donc affirme l'existence du mal naturel , et tu admets cette maxime : il enseigne que l'homme est coupable de péché en naissant, et tu crois à la vérité de ces paroles : il enseigne que la nature humaine est mauvaise, et ton témoignage à cet égard vient s'ajouter au sien : il enseigne que cette nature est mauvaise dans tous les hommes absolument, et ici tu contredis son enseignement; tu demandes qu'on fasse une exception en faveur de ce premier couple humain, quoique, bien loin de les déclarer exempts de toute faute , tu affirmes au contraire qu'ils sont les auteurs véritables du mal naturel. Quand même il nous serait possible, à nous, de te faire cette concession, ton maître serait inexorable; peut-être même s'armerait-il d'une férule pour corriger la stupide indocilité de ton esprit ; et finalement tu te verrais obligé ou de te rendre à l'autorité de sa parole, ou d'abandonner complètement son école, Comme conclusion générale des maximes que nous venons de rapporter, Manès ajoute que l'auteur d'une nature mauvaise ne saurait être bon ; et que par là même l'homme reconnu mauvais par lui et par toi, est l'oeuvre du prince des ténèbres, c'est-à-dire du démon.

Aug. La foi catholique enseigne, et contre vous et contre Manès, que la nature humaine créée bonne par un Dieu bon, a été flétrie par un péché énorme de désobéissance; que, par suite de ce péché, la postérité même du premier homme et de la première femme est justement condamnée à souffrir et à mourir; mais que cependant cette postérité est bonne en tant qu'elle est l'oeuvre du Dieu bon. Vous qui niez ces principes, considérez un instant, je-vous prie, quelle devait être la condition de l'humanité dans le paradis. Nous supposerons, si vous le voulez, que, dans cet heureux séjour, des hommes et des femmes chastes devaient lutter contre les passions déréglées ale la chair; que la formation des enfants dans le sein de leurs mères devait assujettir celles-ci à des nausées, à des ennuis, à des langueurs accablantes; que les mères devaient, ou bien enfanter avant le temps, ou bien enfanter dans les cris et les gémissements; que tous les enfants devaient pleurer, que leur premier sourire devait être tardif, et leur première parole, ou plutôt leur premier balbutiement, plus tardif encore; qu'ils devaient ensuite être conduits à l'école pour y apprendre les lettres ; que les fouets de cuir, les férules et les verges devaient leur faire verser beaucoup de larmes, et qu'ils devaient subir des châtiments plus ou moins sévères, suivant la légèreté plus ou moins grande de leur esprit; que, de plus, ils devaient être assujettis à des maladies sans nombre; que ceux-ci devaient être agités par les démons, ceux-là être meurtris par la dent des bêtes féroces, et souffrir ensuite horriblement ou mourir; que ceux mêmes qui jouissent d'une santé constante, ne devaient pas moins être pour leurs parents un objet d'alarmes continuelles et de soucis pénibles, l'avenir et les accidents qu'il nous réserve étant toujours incertains; nous supposerons enfin que, dans ce séjour, des veuves et des orphelins devaient arroser (627) la terre de leurs larmes, et que la perte d'êtres chéris devait faire naître dans le coeur des survivants des regrets amers comme la mort même. Il serait trop long d'énumérer ici tous les maux dont la vie humaine est aujourd'hui remplie : et cependant ces maux ne sont point des péchés. Si donc vous prétendez qu'ils devaient exister dans le paradis, lors même que les hommes n'auraient mérité d'y être assujettis par aucun péché précédent; cherchez, pour prêcher cette doctrine, non pas un auditoire de fidèles assurément, mais un auditoire de rieurs de profession. Certes, si l'on voyait représenté sur la toile un paradis de ce genre, personne ne dirait que c'est là le tableau du paradis, quand même on y lirait cette inscription ; on ne dirait pas non plus que le peintre s'est trompé, ruais son oeuvre serait considérée par tout le monde comme une plaisanterie. Personne cependant, parmi ceux qui vous connaissent, ne s'étonnerait de voir votre nom ajouté à cette inscription, et de lire : Paradis des Pélagiens. lais si vous rougissez de ces conséquences de votre doctrine (et pour que vous pussiez ne pas en rougir, il faudrait que le sentiment de la pudeur fût complètement éteint en vous), réformiez enfin, je vous prie, votre doctrine perverse, et croyez que la nature humaine a été flétrie et assujettie à tous ces maux par ce péché énorme; croyez que ces maux n'ont pu en aucune manière exister dans le paradis, et que telle fut la cause pour laquelle Dieu fit sortir de cet heureux séjour ceux dont la postérité même devait mériter de partager le sort malheureux, parce que la souillure du péché et la nécessité de subir le châtiment de ce péché seraient transmises à tous les hommes au moment où ils recevraient l'existence. Cette doctrine catholique défend la justice divine, car dans cette hypothèse on ne peut plus dire que Dieu a voulu faire de la vie des hommes un châtiment continuel, sans que ceux-ci aient mérité en aucune manière un pareil châtiment; elle confond en même temps et vous et les Manichéens : vous qui supposez l'homme assujetti dans le paradis à tant de maux et à de si croyables douleurs ; les Manichéens qui affirment que cette condition déplorable est la condition de la nature de leur Dieu, (c'est-à-dire, et sans qu'on puisse interpréter autrement ces paroles, la condition de leur Dieu lui-même). J'aurais donc tort de me laisser émouvoir, quand tu déclares que je rencontrerai dans la personne de Manès, non-seulement un contradicteur, mais un maître armé d'une férule, pour corriger la stupide indocilité de mon esprit : toi-même, je te prie, ouvre ton âme aux émotions de la crainte en songeant que, d'après les principes odieux et tout à fait abominables de votre erreur monstrueuse, tu aurais été instruit par des maîtres armés de férules, alors même que tu serais né dans le séjour du paradis. Si, comme c'est votre devoir, vous pressentez l'horreur que nous éprouvons nous-mêmes pour cette doctrine d'une absurdité révoltante; pourquoi, dites-moi, les enfants sont-ils livrés à ces tortures sans nombre (lesquelles assurément ne,sauraient être imputées à cette nature mauvaise qui n'existe que dans les rêveries insensées des Manichéens) ? pourquoi, sinon parce que la nature humaine a été dégradée, flétrie et vouée aux plus justes châtiments par suite de ce Méché dont il nous est impossible même de comprendre l'énormité ; et qu'ainsi, non-seulement notre chair corruptible se trouve assujettie dès le jour de sa naissance à ces accidents si nombreux et si douloureux, mais il faut que la férule et d'autres instruments de correction viennent ensuite stimuler la paresse et la pesanteur native de notre esprit; il faut enfin que notre vie soit jusqu'au dernier moment une suite non interrompue de jours mauvais, et que les saints eux-mêmes dont la divine miséricorde a déjà révoqué l'arrêt de mort éternelle, et qui ont reçu le gage d'une vie éternellement bienheureuse; il faut, dis-je, que les saints s'exercent encore à faire un bon usage des souffrances de la vie présente, avec l'espoir d'obtenir un jour la récompense promise à leur patience, mais sans pouvoir mériter d'être délivrés de ces souffrances, alors même que la rémission de leurs péchés leur a été accordée?

CLV. Jul. Tu t'élèves de toutes tes forces contre ces dernières paroles; tu étais monté dans un même navire avec Manès, le même souffle avait dirigé votre course, mais une fois le détroit franchi , tu as cru devoir chercher pour y aborder un rivage tout différent. Peut-être cependant que le désir d'être utile à ton prochain sera une justification de tes retardements excessifs. Voyons donc vers quel port tu diriges ta course. « Je (628) soutiens », dis-tu, « que Dieu est un Dieu bon, mais qu'il crée cependant des hommes mauvais ». O rocher mille fois plus périlleux que les écueils auxquels tu voulais échapper ! comment as-tu osé déverser sur celui que tu venais de proclamer Dieu toute la sentine du manichéisme?

Aug. Est-ce que tu nies que, même dans les hommes mauvais, la nature et de l'âme et du corps soit bonne? Dieu est le créateur de cette nature bonne; Manès, au contraire, prétend que cette nature est mauvaise, et il assigne un auteur mauvais à ce bien qu'il appelle un mal. L'âme elle-même n'est pas épargnée par cet hérétique; non-seulement il prétend qu'il existe en lui une certaine âme de chair, mais il ajoute que cette âme de chair est une nature mauvaise existant de toute éternité comme le Dieu bon, en sorte qu'il est absolument impossible qu'elle soit jamais bonne; l'autre âme bonne, qui existe aussi dans l'homme, n'a pas été, suivant lui, créée par Dieu; elle ne diffère pas de la substance et de la nature divine, et elle se trouve enchaînée fatalement à la condition malheureuse de la chair, non pas en punition de quelque faute dont elle se soit rendue coupable, mais en vertu d'une loi à laquelle elle ne saurait se soustraire. Il déclare enfin que, dans son ensemble, cet être, composé d'éléments si divers et qui s'appelle l'homme, doit être considéré comme mauvais et comme l'oeuvre du principe mauvais. Vois-tu combien la doctrine de Manès est différente de la mienne, et combien ses maximes sont insensées et tout à fait abominables? Mais toi, qui ,penses que les enfants ne sauraient naître mauvais parce qu'ils sont créés par un Dieu bon, soutiens, si tu le peux, que les enfants ne sauraient non plus naître avec des infirmités corporelles, parce que leurs corps sont créés par un Dieu qui est parfaitement sain ; soutiens enfin que, non-seulement les hommes ne sauraient naître mauvais parce qu'ils sont créés par un Dieu bon, mais qu'ils ne sauraient, pour la même raison, être privés en naissant, soit de l'usage, soit de la faculté de la raison, puisqu'ils sont créés par un Dieu sage. Car la sottise n'est-elle pas un mal, puisque l'Écriture dit que l'on doit verser incomparablement plus de larmes sur un insensé que sur un mort (1) ? Donc, si vous ne

 

1. Eccli. XXII, 10.

 

pouvez pas, non plus que nous, être accusés d'enseigner que Dieu est l'auteur de la sottise, quand vous reconnaissez que certains hommes créés par Dieu naissent privés de la faculté de raisonner, on ne doit pas davantage nous accuser d'enseigner que Dieu est l'auteur du mal, parce que, nous affirmons, comme la vérité nous autorise à le faire, que les hommes naissent mauvais et souillés par le péché originel, après avoir été créés cependant par ce même Dieu, seul et unique créateur de l'humanité.

CLVI. Jul. Il est donc tout à fait manifesté qu'il y a dans la doctrine de Manès un enchaînement plus logique ; si certains êtres se trouvaient créés avec une nature mauvaise, il s'ensuivrait que celui par qui ils ont été créés est mauvais comme eux.

Aug. Quel autre qu'un hérétique pélagien peut raisonner ainsi.? Donc, puisque, suivant toi, l'homme est assujetti à la mort dès le moment de sa naissance, non pas comme à un châtiment, mais en vertu de sa condition naturelle, il s'ensuit que le Créateur par les mains de qui il a été formé est mortel comme lui. Et afin de faire du moins rougir ta sottise par un exemple tiré d'autres sots, parce que la nature humaine est privée de l'usage de la raison au moment de sa naissance, il s'ensuit que le Créateur par les mains de qui elle a été formée, est privé, lui aussi, de l'usage de la raison.

CLVII. Jul. Mais c'est une vérité évidente comme la lumière, qu'on ne saurait qualifier de mauvaise, en d'autres termes, de coupable, la condition où un être,se trouve engagé par le fait seul de sa naissance et en vertu de la nature qui lui a été donnée; car le péché n'est pas autre chose qu'un acte par lequel la volonté s'écarte librement du sentier de la justice.

Aug. Mais le péché originel a été, lui aussi, primitivement un acte par lequel la volonté s'est rendue coupable librement; et ainsi il n'y a aucun péché qui ne soit l'oeuvre de la volonté.

CLVIII. Jul. Ces raisons prouvent manifestement que tous les êtres sont innocents par nature, et qu'ils ne sauraient être considérés comme coupables d'aucune faute, tant qu'ils persévèrent dans leur état primitif.

Aug. Mais la nature humaine n'a point persévéré dans son état primitif; voilà pourquoi (629) nous avons le droit de la considérer comme coupable, et d'affirmer que le premier homme a transmis comme un héritage fatal sa faute à ses enfants ; cependant cette même nature est bonne en tant qu'elle est créée par Dieu dans la personne de ceux-ci.

CLIX. Jul. Il ne saurait donc exister aucun mal naturel ; d'où il suit qu'aucune créature ne saurait non plus être coupable naturellement, de même qu'elle ne saurait avoir été créée par un être mauvais. Le mal, en effet, ne doit pas être considéré comme un être possédant une nature propre et distincte ; mais de même que toute créature est bonne en tant qu'elle a reçu une nature de ce genre, de même aussi Dieu, qui est l'auteur de ces natures bonnes, et qui ne saurait être souillé parles fautes dont se rendent coupables les êtres sortis de ses mains, Dieu doit nécessairement être considéré comme absolument bon. Ainsi, tous les arguments que Manès avait cherché à faire valoir, tombent devant cet argument unique des catholiques.

Aug. Tu dis vrai ici; oui, certes, « toute créature est bonne en tant qu'elle a reçu une nature particulière et distincte » ; aussi nous proclamons la vérité, non-seulement de cette maxime, mais encore de celle qui suit : « Dieu, qui est l'auteur de ces natures bonnes, et qui ne saurait être souillé par les fautes dont se rendent coupables les êtres sortis de ses mains, doit nécessairement être considéré comme absolument bon ». Ces dernières paroles, en effet, sont une conséquence rigoureuse de la vérité de celles-ci : « Toute a créature est bonne en tant qu'elle a reçu une nature particulière et distincte ». D'où il suit que l'homme est bon, lui aussi, en tant qu'il a reçu une nature de ce genre; mais en tant que la souillure originelle lui a été transmise avec le sang dont il a été formé, il cesse d'être bon, et voilà pourquoi il a besoin d'être régénéré.

CLX. Jul. Et cependant, même après que cet hérétique a été frappé mortellement par la foudre d'une vérité aussi manifeste , il semble respirer encore, si on le compare à toi. En effet, tout l'édifice de la doctrine manichéenne tombe en même temps par le fait seul que le fondement sur lequel il s'appuie se trouve ébranlé : ton système doctrinal au contraire périclite de trois côtés à la fois, tandis que celui de Manès périclitait d'un côté seulement. Juge par là même si une partie quelconque de ton édifice peut encore rester debout. Manès croyant qu'il existe un péché naturel, tandis qu'en réalité le péché est toujours l'oeuvre de la volonté, a posé ce principe comme un fondement ruineux. Mais il est resté d'accord avec lui-même dans ce qu'il a ajouté ensuite : Puisqu'il existe un péché naturel, dit-il, il existe aussi une nature mauvaise ; or, l'auteur d'une chose mauvaise ne saurait être bon : d'où il suit que la création du genre humain tout entier doit être attribuée au prince des ténèbres. Assurément, tout cet édifice doctrinal aurait pu subsister, si le principe qui lui sert de fondement ne s'était trouvé en contradiction avec cette autre maxime incontestablement vraie : Le péché étant l'oeuvre d'une volonté libre, ne saurait être considéré comme l'oeuvre de la nature, et rien de ce qui est l'oeuvre de la nature ne saurait être péché.

Aug. On peut aussi établir contre toi un syllogisme d'une logique non moins rigoureuse : Puisque tu n'es pas assez dépourvu de sens et de raison pour nier que des hommes naissent dépourvus de l'un et de l'autre, laisse-moi te dire quel puissant secours la doctrine extravagante de Manès a trouvé dans tes sottes maximes. Voici de quelle manière cet hérétique raisonne, en s'autorisant de ton exemple : Puisqu'il existe une sottise naturelle, dit-il, il s'ensuit que cette même nature est dépourvue de sens et de raison ; tu avais dit, toi : « Puisqu'il existe un péché naturel, il s'ensuit que la nature est mauvaise » ; il ajoute ensuite : Or, l'auteur d'une chose privée de sens et de raison ne saurait être sage ; de même que tu avais ajouté : « Or, l'auteur d'un être mauvais ne saurait être bon » ; il conclut enfin en ces termes : Et par là même on doit attribuer au prince des ténèbres la création du genre humain ainsi dépourvu de sens et de raison; cette conclusion est la reproduction presque textuelle de la tienne : « Et par là même on doit attribuer au prince des ténèbres la création du genre humain tout entier ». Manès donc t'a confondu par tes propres paroles; il s'est servi, pour te frapper, de tes propres armes. Que feras-tu ? Les paroles que tu ajoutes ensuite, ne sauraient être pour toi d'aucune utilité contre un tel adversaire ; ou plutôt elles seront pour celui-ci comme un glaive à l'aide (630) duquel il te portera un coup décisif et mortel : « Assurément », dis-tu, « tout cet édifice doctrinal aurait pu subsister, si le principe qui lui sert de fondement ne s'était trouvé en contradiction avec cette autre maxime incontestablement vraie : Le péché étant, l'œuvre d'une volonté libre, ne saurait être, considéré comme l'oeuvre de la nature, et rien de ce qui est l'oeuvre de la nature, ne saurait être péché » . En quoi ces paroles peuvent-elles être utiles aux ,intérêts de la cause que tu défends; et ne sont-elles pas. plutôt une réfutation péremptoire et sans réplique de ta propre doctrine ? Peux-tu dire, en effet, qu'il ne saurait exister une sottise naturelle? Donc, le principe de l'existence de cette sottise naturelle, posé par Manès comme basé d'un raisonnement semblable au tien ; ce principe même te condamne, toi qui penses que cet hérétique s'est trouvé constamment d'accord avec lui-même et qu'il est arrivé, par une suite de déductions rigoureusement logiques, à cette conclusion suprême : On doit attribuer au prince des ténèbres la création d'hommes semblables. Nous au contraire, nous détruisons ce principe posé par Manès comme base de son raisonnement noria enseignons, il est vrai, que la sottise est naturelle à l'homme, mais en ce sens seulement que l'homme naît dépourvu d'intelligence et de raison, par suite de la souillure qu'il a contractée, et qui lui a fait mériter de naître ainsi ; non pas en ce sens que la condition primitive de la nature humaine a été un état de dépravation, suivant l’affirmation insensée de Manès. Par là même, quand celui-ci ajoute comme conséquence de ce principe, que la nature humaine est dépourvue d'intelligence et de raison ; nous reconnaissons la vérité de cette maxime , en ce sens que l'homme naît dépourvu de l'une et de l'autre par suite de la dégradation qu'il a subie au, moment où il a été engendré, mais non pas en ce secs que l'homme a été destiné à naître en cet état dès le jour où il fut formé par les mains d'un créateur bon. Car l'état d'incapacité intellectuelle où nous sommes en naissant est un effet de la dégradation de notre nature; notre création comme hommes, au contraire, à été l'oeuvre de Dieu seul. Manès ajoute ensuite que l'auteur d'une chose dépourvue de sens et de raison ne saurait être sage, et par ce mot de chose, il veut faire entendre l'homme lui-même; or, nous nions la légitimité de cette conséquence. Nous enseignons que Dieu est le créateur des hommes qui naissent dépourvus de sens et de raison, mais nous ne disons pas pour cela que Dieu soit l'auteur de la sottise même. Celle-ci ne doit pas être confondue avec la nature et la substance de l'homme dont Dieu seul est le créateur ; elle est seulement un vice dont cette nature s'est trouvée atteinte par la permission de Dieu ; et nous ne doutons nullement que cette permission de Dieu n'ait été conforme à la plus rigoureuse justice. De cette manière, nous détruisons à la fois la doctrine des Manichéens qui sont eux-mêmes les auteurs pervers de leur propre défaite, et la doctrine des Pélagiens, fauteurs insensés du manichéisme.

CLXI. Jul. Ainsi la première définition une fois détruite, tout l'édifice doctrinal de Manès s'est écroulé de lui-même. Que peux-tu donc espérer de ton propre édifice qui est ébranlé de trois côtés à la fois, tandis que celui de Manès était ébranlé d'un côté seulement? Car tu enseignes : premièrement, qu'il existe un péché naturel; secondement, que le mal, c'est-à-dire le péché, est créé par un Dieu bon, de qui il reçoit aussi sa forme et ses développements; troisièmement, enfin, que le sang participe aux souillures de la volonté. Or, chacune de ces trois propositions eu particulier, est incapable de se soutenir par ses propres forées ; elles chancellent sur leur fondement, ou plutôt, pareilles à des cordes qu'on essayerait de faire avec du sable, elles se brisent avant qu'il y ait une cohésion quelconque entre leurs parties. La première, c'est-à-dire celle qui a pour objet l'existence d'un péché naturel, a été déjà renversée par un argument direct, quand nous avons réfuté la doctrine de Manès. Les deux autres, quoiqu'elles vous soient propres, se sont trouvées aussi enveloppées dans cette ruine, parce qu'elles étaient liées intimement et comme attachées à celle-là. Si Manès a invoqué en vain le nom de la nature mauvaise et celui du prince des ténèbres pour prouver que les hommes naissent coupables; à combien plus forte raison devez-vous croire que vos propres efforts seront impuissants, vous qui, pour démontrer cette culpabilité des enfants, avez imaginé en outre de recourir à une accusation insensée dirigée contre Dieu même ? Donc, puisque le péché (631) ne saurait faire partie intégrante de la nature, et que l'édifice doctrinal de Manès s'est écroulé précisément parce qu'il était appuyé sur ce fondement ruineux, il s'ensuit aussi qu'aucun péché ne saurait être considéré comme péché naturel. Car ce qui est essentiellement l'œuvre de la volonté ne saurait devenir une propriété de la substance : quoique tu penses qu'il en a été ainsi. il est bien plus incontestable encore que le Dieu bon ne crée jamais des hommes mauvais. D'où il suit manifestement que les petits enfants, dont Dieu est le créateur, ne peuvent être souillés d'aucun péché.

Aug. Il est incontestable que le Dieu bon ne crée point des hommes mauvais, comme il est incontestable que le Dieu sage ne crée point des hommes dépourvus de sens et de raison. Si tu dis : Mais le Dieu sage crée des hommes dépourvus de sens et de raison, on te répondra : Pourquoi donc le Dieu bon ne pourrait-il pas aussi créer des hommes mauvais? Ainsi, lorsque tu chercheras sérieusement à savoir comment des hommes créés par Dieu peuvent naître dépourvus de sens et de raison, tes efforts auront peut-être pour résultat de te faire découvrir la souillure de notre origine, à toi qui ne veux pas reconnaître l'existence du péché originel. Ou bien consens-tu à dire que, dans cet heureux séjour du paradis, lors même qu'aucun péché. n'y eût été commis précédemment, certains hommes auraient pu maître privés de la faculté même de raisonner et incapables d'être instruits, ni avec le secours de la férule, ni même avec le secours du bâton? Si tu crains de tenir ce langage dont l'absurdité dépasserait les limites de la sottise la plus grossière : dis-nous donc comment une image de Dieu a pu mériter de naître avec un esprit tellement obtus que ni l'âge, ni le temps, ni l'étude et le travail le plus opiniâtre, ni l'industrie des maîtres, quelque habiles qu'ils soient, ni les châtiments et les coups ne pourront jamais lui faire acquérir, je ne dis pas la sagesse, mais aucune sorte de connaissances utiles; explique-nous ce mystère, toi qui ne veux pas croire que le Dieu juste a chassé du paradis, c'est-à-dire du séjour de la félicité, la nature humaine flétrie et condamnée, de peur précisément que ni la mort temporelle, ni la mort éternelle ne vinssent frapper dans ce lieu, soit le corps de l'homme, soit l'homme tout entier, et que l'on ne vît dans ce séjour du bonheur ces maux si multipliés et si effroyables , auxquels nous voyons aujourd'hui tous les hommes assujettis dans leurs âmes et dans leurs corps; ces maux, dis-je, qui devaient naître fatalement d'une racine dépravée et punie et d'une masse devenue une masse de perdition; et afin que ces maux fussent infligés à l'homme, seulement sur cette terre qui a été destinée à être témoin de la condition malheureuse à laquelle les mortels ont été justement assujettis ; sur cette terre où la souillure du péché nous atteint dès avant notre naissance, et où ceux mêmes qui ont été régénérés ne sont pas pour cela délivrés de la souffrance qui les poursuit, au contraire, jusqu'au moment de leur mort corporelle.

CLXII. Jul. Cette conclusion est tout à fait rigoureuse, et la même argumentation avait été déjà suffisamment développée dans mon premier ouvrage. Toutefois, puisque tu as voulu pousser la fourberie jusqu'à prétendre établir une distinction entre ta doctrine et celle de Manès ; je me trouve dans la nécessité de poursuivre encore cette démonstration et de faire voir clairement que j'ai répondu, non-seulement aux arguments que tuas fait valoir jusqu'ci, mais à ceux mêmes que tu pourrais essayer de faire valoir à l'avenir. Nous enseignons donc que l'enfant, au moment où il sort des mains de Dieu, est absolument bon, et que sa nature n'a besoin d'être réformée par personne. Car, déclarer qu'une chose que l'on reconnaît avoir été faite par Dieu, aurait dû être faite d'une manière différente , c'est infliger un blâme manifeste à celui que l'on reconnaît être l'auteur de cette créature quia besoin d'être réformée,

Aug. Tais-toi, je te prie : tu ne sais ce que tu dis. Il y a bien des hommes chez qui les organes de la parole étaient défectueux au moment.de leur naissance, et que cependant les secours de la médecine ont fait parler ensuite. Nous avons connu ici même un certain Acace qui était issu d'une famille très-honorée dans ce pays; il disait qu'il avait été privé de la vue au moment de sa naissance; et que l'adhérence des paupières ne permettant pas au médecin de voir si les yeux étaient sains derrière cette barrière, celui-ci avait voulu employer le fer pour se rendre compte de l'état de cet organe; mais que sa pieuse (632) mère avait refusé de consentir à cette opération et qu'elle avait obtenu le résultat désiré par l'application d'un cataplasme fait avec les espèces Eucharistiques ; l'enfant était âgé alors de cinq ans environ, et plus tard il racontait qu'il en avait un souvenir assez précis. Je ne parle pas de cet aveugle-né de l'Evangile, à qui celui-là même par qui il avait été formé rendit l'usage d'un organe qu'il lui avait refusé d'abord afin précisément de faire éclater en lui les merveilles de sa puissance. Car l'écrivain sacré n'omet pas de rapporter la cause pour laquelle cet homme était né aveugle; et il attribue ce fait au dessein que Dieu avait, non pas de punir cet enfant pour un péché commis par lui ou par ses parents, mais de manifester en lui la grandeur de sa puissance. Interroge les médecins, et ils te diront combien sont nombreux ceux à qui ils apportent les secours qui sont en leur pouvoir, afin d'empêcher que les infirmités corporelles avec lesquelles ces hommes étaient nés, ne persévèrent durant toute la vie, ou même ne hâtent la mort de ceux-ci. Car, de même qu'il y a chez les uns adhérence des lèvres au moment de leur naissance, il y a chez certains autres des adhérences d'un autre genre qui sont toujours pour les enfants une cause de mort presqu'immédiate, si on les laisse subsister. Et cependant, quand on apporte à ces hommes les secours de l'art médical, il ne s'ensuit pas qu'on accuse l'œuvre de Dieu par le fait même qu'on la corrige. Quel adorateur sincère du vrai Dieu ignore que ces hommes devaient naitre dans l'état où ils sont nés en réalité? Mais ces infirmités elles-mêmes font partie de cet ensemble de calamités qui affligent le genre humain durant les jours mauvais que nous passons ici-bas et qui, par un juste jugement de Dieu, sont remplis de douleurs et de souffrances, de craintes et d'épreuves de tout genre : Dieu nous garde de croire que tous ces maux auraient existé dans cet heureux séjour du paradis ! le péché seul en a donc été la cause réelle et véritable. Que dis-je? l'intelligence même de l'homme, si on la laisse dans son état primitif, si le maître et le disciple ne se livrent pas à des travaux pénibles pour la développer en l'exerçant aux subtilités de la science, ne voit-on pas ce qu'elle sera dans la suite ? Mais vous-mêmes, remplissez votre paradis d'hommes nés avec des infirmités corporelles et spirituelles; en fermant ainsi les yeux avec une obstination déplorable et en exerçant vos lèvres au langage de l'impudence,vous pourrez nier avec plus d'assurance l'existence du péché originel.

CLXIII. Jul. C'est pourquoi, sans exalter outre mesure et sans exagérer en aucune manière le mérite de la nature humaine considérée en général, ou même dans la personne de chaque enfant en particulier, nous enseignons que tous les âges sans exception ont un besoin plus ou moins impérieux de recevoir toujours de nouveaux bienfaits de Dieu; de telle sorte cependant qu'on ne doive attribuer à personne aucune vertu, ni aucun péché indépendant de la volonté propre de chacun.

Aug. On n'attribue à personne des vertus indépendantes de la volonté propre de chacun; mais c'est le Seigneur qui prépare la volonté (1), comme il prépara celle du roi de Perse, quand il voulut exaucer la prière d'Esther (2).

CLXIV. Jul. Cependant la divine bonté se montre plus particulièrement libérale à l'égard des enfants ; car elle les rend saints avant même qu'ils soient capables de savoir ce que c'est que la sainteté, et en cela elle fait acte de pure miséricorde; elle les préserve de tout péché avant même qu'ils sachent ce que c'est que le péché, et en cela elle se conforme aux lois de l'équité.

Aug. Si Dieu préserve les enfants de toute espèce de péché, pourquoi tous les enfants ne reçoivent-ils pas le bienfait de la sanctification? et pourquoi fait-on des insufflations sur tous ceux que l'on dispose à recevoir ce bienfait?

CLXV. Jul. Mais je parle de ces vertus que nous acquérons lorsque notre raison est parvenue à son entier développement: et puisque, comme en beaucoup d'autres endroits, nous avons été obligés d'insister longuement sur ce que nous venons de dire, je prie le lecteur de prêter toute son attention à ce que nous allons ajouter. Il verra qu'il n'y a absolument aucune différence entre les Manichéens et les partisans de la transmission du péché, et que les prétendus arguments qui nous sont opposés par ceux-ci se trouvent développés en des termes presque identiques dans les livres de ceux-là. J'ai déjà démontré cette conformité de doctrine dans le livre quatrième de mon premier ouvrage.

 

1. Prov. VIII, suiv. les Sept. — 2. Esth. XV.

 

633

 

Aug. Et je t'ai répondu dans mon livre sixième.

CLXVI. Jul. Mais après la publication de ces livres et par un effet de tes prières, ô bienheureux père Flore, on trouva à Constantinople une lettre de Manès qui fut envoyée dans ce pays : je dois donc citer quelques passages de cette lettre, afin que tout le monde sache à quelle source ont été puisés ces arguments en faveur de la transmission du péché.

Aug. Comment peux-tu dire qu'une lettre a été trouvée et envoyée par l'effet de la prière de quelqu'un, si Dieu ne produit pas le vouloir dans le coeur des hommes? Assurément, l'homme par qui elle fut trouvée, cherchait volontairement soit cette lettre même, soit quelque autre objet dans l'endroit où il put la trouver ; ou bien, dans une réunion d'hommes qui discouraient volontairement sur des questions de ce genre, quelqu'un déclara volontairement être possesseur d'une lettre qu'il pourrait montrer et remettre entre les mains de celui qui voudrait en prendre connaissance ; et cette lettre se trouva ensuite envoyée dans ce pays par la volonté de celui à qui elle fut ainsi remise; enfin, de quelque manière que le fait ait eu lieu, il est absolument incontestable que la découverte et l'envoi de cette lettre sont dus à des actes volontaires de la part d'un homme ou de plusieurs hommes ; et cependant tu déclares que l'une et l'autre sont l'effet des prières d'un homme. Pourquoi donc ne confesses-tu pas que, sans formuler aucun ordre extérieurement, Dieu, par une impulsion secrète, prépare et détermine la volonté humaine à accomplir infailliblement ce que lui-même a voulu ; toi qui, su lieu de défendre la vraie notion du libre arbitre, élèves celui-ci uniquement afin de lui faire faire une chute plus profonde ?

CLXVII. Jul. D'autre part, j'ai déjà dans ce premier opuscule plaidé la cause de la concupiscence ou passion de la chair, que l'on appelle aussi la passion du plaisir, et qui a sa raison d'être dans la nécessité de perpétuer la race humaine ; j'ai démontré que cette concupiscence n'est pas autre chose qu'une de ces propriétés dont le Créateur a doué également le corps des êtres raisonnables et celui des êtres dépourvus de raison ; et que Dieu lui-même est l'auteur des impressions voluptueuses que nous éprouvons dans notre chair : mais puisque Augustin s'élève avec violence contre cette passion ; puisqu'il déclare qu'elle est mauvaise, en d'autres termes, qu'elle est un péché naturel et la source de tous les autres péchés ; puisqu'il s'appuie surtout pour établir sa doctrine sur le sentiment de honte qui s'attache à cette passion et qu'il se raille de moi sous prétexte que je rougis de la nommer par son nom propre.....

Aug. Je dis que la concupiscence de la chair, par laquelle celle-ci convoite contre l'esprit, et qui reçoit aussi le nom de passion de la volupté, est mauvaise ; qu'elle doit présentement être réprimée dans cette chair et être affaiblie par de bonnes habitudes; que dans la vie éternelle au contraire notre chair doit être délivrée complètement de cette passion déréglée, et non pas séparée de notre âme, comme si une substance mauvaise avait été ajoutée ou unie à notre être, conformément à la doctrine insensée des Manichéens mais, quelles que soient tes pensées au sujet de cette passion, je ne croirais pas, si je n'en trouvais la preuve dans ces livres que tu as remplis d'un verbiage également futile et insensé, je ne croirais pas que tu puisses placer dans le paradis cette concupiscence telle qu'elle existe aujourd'hui, c'est-à-dire, sollicitant à des actions criminelles les personnes chastes qui vivent soit dans l'état du mariage, soit dans la continence, et pervertissant le coeur de ceux qui ne lui résistent point par un acte de volonté plus puissante.

CLXVIII. Jul. Il est de mon devoir, à moi qui ai défendu cette concupiscence dans mes premiers écrits, et qui l'ai dégagée des fausses notions que Manès en avait données ; il est de mon devoir, dis-je, de la venger ici encore en montrant ce que l'on doit penser de ses adversaires, lesquels cependant reconnaissent qu'ils lui obéissent malgré eux.

Aug. Vous pouvez sans blesser la logique obéir à une passion dont vous faites l'éloge nous, au contraire, avec le secours du Seigneur, nous luttons contre cette même passion et nous triomphons de ses efforts, parce que nous la déclarons infâme.

CLXIX. Jul. Voici donc ce que je me souviens d'avoir lu dans tes livres, ô vieillard d'Hippone : « La passion charnelle naquit après le péché du premier homme et de la première femme, lesquels furent contraints de rougir d'eux-mêmes et de se couvrir (1) ».

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 38.

 

634

 

Aug. Voici également ce que je me souviens d'avoir appris eu lisant tes livres, ô jeune Julien: manifestement tu ne trouves rien à répondre à mes livres, et voilà pourquoi tu cherches à nous poursuivre par des discours aussi calomnieux qu'ils sont futils et interminables.

CLXX. Jul. Et encore : « Celui qui accomplit licitement l'oeuvre de cette passion honteuse, fait un bon usage d'une chose mauvaise : celui au contraire qui accomplit cette oeuvre d'une manière illicite, fait un usage mauvais d'une chose mauvaise. Car la qualification de mauvaise convient mieux que celle de bonne à une chose qui fait rougir à la fois les bons et les méchants; et nous croyons volontiers à ces paroles de l'Apôtre : « Il n'y a rien de bon dans ma chair (1) ». Et ailleurs : « Ce n'est point la convoitise des époux qui constitue la bonté du mariage : cette convoitise est une infamie dans ceux qui y cèdent d'une manière illicite; c'est une nécessité à laquelle ne sauraient se soustraire ceux qui doivent engendrer; c'est a un foyer où viennent s'allumer les pensées et les désirs immondes; c'est un sujet de honte pour les époux (2) ». Et ces autres paroles : « Ce qui constitue la bonté du mariage, c'est la procréation résultant de l'accomplissement du devoir conjugal; mais a l'union charnelle qui précède cette procréation, appartient à la concupiscence mauvaise qui, fuit constamment le regard des hommes et qui, rougissant d'elle-même, cherche toujours la solitude (3)». Or, ta mémoire plutôt que ton intelligence personnelle t'ont suggérées maximes et les autres du même genre sur lesquelles tu prétends ordinairement appuyer ta doctrine. Ainsi Manès a peiné beaucoup pour édifier un système qu'il considérait comme une oeuvre du génie; et toi tu t'es laissé tromper par un espoir chimérique, quand tu as pensé que le souvenir de tes lectures pourrait ne pas se trahir.

Aug. Quel est en effet, parmi les hommes qui connaissent tant soit peu la doctrine des Manichéens, quel est celui qui ignore que suivant ceux-ci la concupiscence de la chair est mauvaise? Mais ce n'est point là ce qui distingue le manichéisme de la doctrine enseignée par leurs adversaires; car, saint Paul enseigne-t-il autre chose quand il dit. «La

 

1. Des Noces et de la Concup., liv. II, n. 36. — 2. Id. lib. I, n. 13. — 3. Id. liv. I, n. 8.

 

chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, et l'esprit a des désirs contraires à ceux de la chair : cette chair et cet esprit sont opposés entre eux, de sorte que vous ne faites pas ce que vous voudriez (1)? » Saint Jean il son tour ne tient-il pas le même langage, quand il dit : « Quiconque aime le monde, la charité du Père n'est point en lui : car tout ce qui est dans le monde est ou concupiscente de la chair, ou concupiscence des a yeux, ou désir des biens de cette vie; et ces trois choses ne viennent point de Dieu, mais du monde (2) ? » Ainsi, les Manichéens n'énoncent point une maxime qui leur soit propre, quand ils enseignent que la concupiscence de la chair est mauvaise; excepté les aveugles, tout le monde voit que les Apôtres tiennent le même langage; mais vous-mêmes vous favorisez la doctrine infâme qui constitue le manichéisme proprement dit, quand vous prétendez, contrairement à la vérité, que, dans la nature humaine créée bonne par Dieu, la concupiscence de la chair n'est pas une suite fatale du péché; cette concupiscence, dis-je, aux sollicitations de laquelle, que vous le vouliez ou non, toute âme chaste résiste afin de ne point commettre le mal. Par là en effet, vous autorisez les Manichéens à conclure que cette concupiscence, dont ils démontrent clairement la perversité parles résistances et les luttes des âmes chastes et par le témoignage des Apôtres, est l'oeuvre du prince des ténèbres et qu'elle a été formée d'une substance mauvaise éternelle comme Dieu; que cette concupiscence n'est pas une maladie dont nous devons être guéris, mais une substance dont nous devons être, séparés un jour; enfin que notre condition actuelle est la suite; non pas d'une flétrissure même fortuitement. à notre nature bonne en elle-même, mais la conséquence nécessaire de l'union de cette même nature bonne à une substance mauvaise. Du reste, continuez à nous calomnier et à nous imputer les maximes abominables des Manichéens, auxquels vous prêtez un appui qui les rendra invincibles, à moins que vous-mêmes avec eux vous ne vous laissiez vaincre par la vérité catholique, laquelle seule est véritablement invincible.

CLXXI. Jul. Ecoute donc maintenant et reconnais le langage que ton père tenait à la ruine de ses filles, votre soeur.

 

1. Gal. VI, 17. — 2. I Jean, II, 15, 16.

 

Aug. Ce sont là des injures et des injures aussi contraires à la vérité qu'à la dignité de la discussion.

CLXXII. Jul. « Manès, apôtre de Jésus-Christ, à sa fille Ménoch : Que la grâce et le salut te soient accordés de la part de notre Dieu, qui est en réalité le Dieu véritable; que ce même Dieu éclaire ton esprit et qu'il te donne la connaissance de sa propre justice, car tu es une enfant de la race divine». Et un peu plus loin : « ... Ceux par qui tu es devenue comme resplendissante », dit-il, « reconnaissant quel a été ton état primitif et comment tu es émanée de ce principe psychique qui est répandu dans tous les êtres corporels et sensibles et qui se trouve dans les différentes espèces de créatures. Car de même que les âmes sont engendrées par ales âmes, de même aussi la formation des corps est l'œuvre de la nature corporelle.  Ainsi ce qui naît de la chair, est chair; et ce qui naît de l'esprit, est esprit : le mot esprit signifie ici âme, et tu dois entendre cette maxime en ce sens que l'âme naît de l'âme et que la chair naît de la chair (1) ».

Aug. Si je te disais que cette lettre de Manès est absolument inconnue ; quoique je dise vrai, tu refuserais opiniâtrement de me croire et, suivant ta coutume, tu opposerais à mon affirmation des discours également futils et interminables. Mais si Manès a réellement tenu ce langage, doit-on s'étonner qu'il ait détruit ses propres arguments? Car, supposé que l'âme humaine, soit celle qui est bonne, soit celle qui est mauvaise (puisque, mirant les rêveries insensées des Manichéens, il y dans un même homme deux âmes à la fois, l'une bonne et l'autre mauvaise, émanant chacune de principes différents) ; supposé,dis-je, que l'âme humaine naisse comme le corps et en même temps que celui-ci; il s’ensuivra manifestement que l'âme mauvaise n'est pas éternelle comme Dieu, et que l’âme bonne ne doit pas être considérée comme une puissance adverse opposée par le Père éternel aux princes des ténèbres, conformément à la doctrine insensée de la secte manichéenne. Mais que nous importe , à nous, le sens dans lequel Manès prétend que les âmes naissent, puisque nous savons et croyons fermement que ces paroles du Seigneur : « Ce qui est né de la chair est chair;

 

1. Lettre de Manès.

 

Que ce qui est né de l'Esprit est esprit (1) », s'accomplissent, non pas quand un homme naît d'un autre homme , mais quand. un homme renaît de l'Esprit de Dieu? Car le contexte évangélique ne permet pas d'interpréter autrement ces paroles. Cherche donc des lecteurs assez complaisants pour qu'ils te permettent de tirer profit de ces sottes rêveries de Manès ; ou plutôt, montre que tu né favorises pas la doctrine manichéenne, pour les raisons que j'ai dites précédemment.

CLXXIII. Jul. Tu sais en effet que Manès affirme d'une manière très-explicite que les âmes se reproduisent par une génération véritable; tu sais aussi sur quel témoignage il s'appuie pour déclarer la chair mauvaise, je veux dire, sur ces paroles que vous aimez à répéter : « Ce qui naît de la chair est chair; et ce qui naît de l'Esprit est esprit (2) ».

Aug. J'ai déjà dit en quel sens nous entendons ces paroles de l'Évangile; elles se rapportent, non pas à la génération, mais à la régénération. Toi-même, dis-nous, si tu le peux, comment tu ne favorises point les maximes sacrilèges de Manès touchant la concupiscence de la chair; puisque tu nies que cette concupiscence soit transmise, avec le sang, de la nature du premier homme souillée et flétrie par le péché à notre propre nature ; afin précisément de faire croire que cet hérétique a raison de déclarer que cette, concupiscence est l'oeuvre de la nation des ténèbres, éternelle comme Dieu. Car, c'est par un excès de sottise et d'impudence que tu refuses de reconnaître comme mauvaise cette convoitise par laquelle la chair a des désirs opposés à ceux de l'esprit, et qui est pour les âmes chastes une source de guerres intérieures.

CLXXIV. Jul. C'est pourquoi il déclare, non pas une fois, mais une multitude de fois et dans les termes les plus explicites, que ce qui lui appartient en propre dans sa doctrine, c'est la maxime de la reproduction des âmes; par elles-mêmes : et il prétend démontrer la vérité de cette maxime par une comparaison tirée de la procréation des corps. « De même », dit-il, « que les âmes sont engendrées par d'autres âmes, de même aussi la formation des corps est l'oeuvre d'une nature corporelle ; et comme la chair naît de la chair,

 

1. Jean, III, 6. — 2. Ibid.

 

636

 

ainsi une âme naît d'une autre âme a. Mais continuons de citer. « Ainsi, de même que Dieu est le maître des âmes, de même aussi le démon est, par le moyen de la concupiscence, le maître des corps; en d'autres termes, le démon séduit les hommes en leur inspirant le désir d'accomplir l'oeuvre de la chair, et par là il réussit à se rendre maître, non pas des âmes, mais du corps de ces hommes ».

Aug. Manès a bien pu dire que le démon se rend maître des âmes, mais il n'a pas pu dire que le démon se rend maître des corps; car, suivant cet hérétique, les corps appartiennent à la nature même de la nation des ténèbres, dont le démon est le chef. Conséquemment, dans le système de Manès, on doit dire que le démon s'empare, non pas des corps qui sont sa propriété, mais des âmes bonnes qui ne lui appartiennent point. Pour nous, notre foi nous enseigne clairement que le Dieu bon est le seul créateur des âmes et des corps.

CLXXV. Jul. « Le démon s'empare aussi des corps, tantôt par le sens de la vue, tantôt par le sens du toucher, tantôt par le sens de l'ouïe, tantôt par le sens de l'odorat ou du goût. Enfin, extirpe la racine de cette maudite lignée (de ces péchés de toute sorte), et aussitôt tu pourras te contempler toi-même devenue toute spirituelle. La racine de tous les maux, dit l'Ecriture, c'est la concupiscence (1) ». Tu vois le but que Manès se propose et la doctrine qu'il prétend établir, quand il poursuit ainsi la concupiscence de la chair; quand il déclare qu'elle est une loi de péché et que si les corps cessaient d'être assujettis à cette loi, sa propre fille à qui il écrit se verrait devenue toute spirituelle. Ecoutons dans quelles maximes de l'Apôtre il prétend trouver la preuve de cette doctrine : « La chair est opposée à l'esprit, parce qu'elle est fille de la concupiscente ; et l'esprit est opposé à la chair (2), parce qu'il est fils de l'âme ».

Aug. Manès croit voir désignées dans les paroles de l'Apôtre deux substances, l'une bonne et l'autre mauvaise : il n'y voit point, d'une part, une substance bonne, et d'autre part, une corruption de cette substance bonne, c'est-à-dire, une souillure imprimée à cette substance, dès l'instant même où celle-ci a

 

1. I Tim. VI, 10. — 2. Gal. V, 17.

 

été engendrée, par suite du péché du premier homme, et dont elle ne sera purifiée qu'au jour où elle renaîtra par un effet de la justice du second homme : et voilà précisément l'arme invincible avec laquelle la foi catholique lutte victorieusement contre les Manichéens et contre vous , avec laquelle elle frappe mortellement les uns et les autres.

CLXXVI. Jul. Tu vois que nous mettons à nu les fondements mêmes de la doctrine manichéenne, sur lesquels votre foi vient encore s'appuyer. Mais Manès poursuit ses attaques contre nous, c'est-à-dire contre les catholiques. « Vois par là même combien sont insensés ceux qui enseignent que ce corps a été créé par le Dieu bon, tandis qu'ils savent parfaitement qu'il a été engendré par l'esprit de concupiscence ».

Aug. Les Manichéens nous reprochent également, à vous et à nous, d'enseigner d'un commun accord que le corps humain a été créé par le Dieu bon; mais ils prétendent, d'autre part, que l'esprit de concupiscence est une substance mauvaise, non pas un vice flétrissant une substance bonne, et par suite duquel la chair a des désirs opposés à ceux de l'esprit : or, nous les réfutons, nous, en repoussant cette maxime, tandis que vous mêmes vous leur prêtez votre appui en adoptant cette même maxime. Car, puisqu'ils prouvent, malgré les arguments que vous cherchez à leur opposer, puisqu'ils prouvent d'une manière péremptoire que la concupiscence qui fait naître dans la chair des désirs opposés à ceux de l'esprit, est un mal; si, comme vous le croyez, ce mal n'est pas un vice flétrissant une substance bonne, il devra être considéré comme étant lui-même une substance mauvaise : et telle est précisément la doctrine des Manichéens auxquels vous prêtez ainsi des armes pour combattre la foi catholique.

CLXXVII. Jul. «  Ils luttent contre eux-mêmes, quand ils accomplissent l'oeuvre de la chair ; ils recherchent alors la solitude et les ténèbres; ils haïssent la lumière, parce qu'ils craignent d'être surpris par un regard humain. L'Apôtre dit à ce sujet : Cela (c'est-à-dire l'oeuvre de la chair) ne dépend point de la volonté (1). Et en effet, « si nous faisons le bien, cela ne dépend point de notre chair; car chacun sait que les

 

1. Rom. IX, 16.

 

637

 

oeuvres de la chair sont la fornication, etc.; si, au contraire, nous faisons le mal, cela ne dépend point de notre âme ; car les fruits de l'esprit sont la paix, la joie (1). Enfin, l'Apôtre s'écrie dans son épître aux Romains: Je ne fais pas le bien que je veux; et je fais a au contraire le mal que j'ai en horreur (2). Vous entendez ici le cri d'une âme qui réa ciste et qui défend sa propre liberté contre a les envahissements tyranniques de la concupiscence. L'Apôtre se plaint de ce que le péché, c'est-à-dire le démon, l'asservit à a toutes les lois de la concupiscence. La loi divine elle-même nous apprend que celle-ci est un mal, puisque cette loi condamne toutes les oeuvres dont la concupiscence a été le principe et qui obtiennent l'admiration et les éloges de la chair : et en effet, tout ce qui est amer pour la concupiscence, est doux et suave pour l'âme; tout ce qui affaiblit la première, nourrit et fortifie la seconde. Enfin, l'esprit de l'homme qui résiste constamment aux suggestions de la concupiscence, est plus actif, plus brillant et plus fort : ceux au contraire qui obéissent aux lois de la chair, sentent ordinairement s'affaiblir les forces de leur esprit et de leur volonté ». Comprends-tu que nous avons découvert, quoique tardivement, si l’on veut, la source où tu viens puiser, non-seulement tes pensées, mais même tes paroles? car la tendresse de ton affection pour ton maître va jusqu'à te faire suivre, non-seulement la voie qu'il a tracée, mais l'empreinte même des pas qu'il a faits dans cette voie nous en trouvons la preuve dans tous tes écrits, mais surtout dans les livres que tu as dédiés à Marcellin et dans ceux que tu as écrits pour Valère. Dans ces derniers ouvrages, tu déclares de la manière la plus explicite que cette concupiscence de la chair, qualifiée par toi de concupiscence honteuse, a été introduite dans le corps de l'homme par le démon;...

Aug. As-tu donc perdu le pouvoir même de rougir, toi qui nies que l'on doive rougir de la concupiscence ;de cette concupiscence contre laquelle, en vérité, je me demande si tu luttes fidèlement, quand je te vois lui prodiguer ainsi tes éloges? Lorsque tu avais une épouse, tu n'avais rien à craindre de tes relations avec elle, puisqu'elles étaient légitimes;

 

1. Galat. V, 19, 22. — 2. Rom. VII, 19.

 

et cependant le sentiment de la pudeur te faisait rechercher l'ombre et la solitude. Certes, si les hommes jouissaient encore de la félicité,du paradis, ou bien ta cliente serait absente de ce séjour; ou bien ses mouvements seraient parfaitement soumis à l'empire de la volonté, et celle-ci ne serait pas dans la nécessité de résister à ceux-là pour que la pureté qui conviendrait à cet heureux état demeurât inviolable. Mais puisque, dans ton zèle de panégyriste, tu as été jusqu'à soutenir que la passion charnelle aurait existé dans le paradis telle qu'elle se fait sentir à nous aujourd'hui, sollicitant les coeurs chastes malgré leurs résistances; qui ne voit qu'en continuant ta lutte contre moi, tu cèdes non pas à une inspiration de la sagesse, ni à un mouvement d'éloquence, mais aux suggestions de ton impudence et à un sentiment de mauvaise honte qui t'empêche de t'avouer vaincu ? Ainsi donc, nous ne disons point, comme les Manichéens, que la concupiscence charnelle est une substance mauvaise de sa nature; nous ne condamnons point non plus, comme eux, tous les actes conformes aux mouvements de cette concupiscence ; d'autre part, nous ne disons pas non plus avec les Pélagiens qu'elle mérite la qualification de bonne, et les mouvements qu'elle fait naître, en tant qu'ils sont contraires à l'esprit, n'obtiennent point nos éloges comme ils obtiennent ceux de ces mêmes Pélagiens.; mais nous disons, avec les chrétiens catholiques, que cette concupiscence est un vice, flétrissant une substance bonne en elle-même, et dont notre nature s'est trouvée atteinte par suite de la prévarication du premier homme; nous reconnaissons aussi comme licites et honnêtes les actes accomplis conformément aux suggestions de cette passion mauvaise, lorsqu'ils sont justifiés par la nécessité de procréer des enfants; et ici encore notre langage est celui des chrétiens catholiques. De cette manière, nous répondons victorieusement aux Manichéens et aux Pélagiens, sans tomber pour cela ni dans le pélagianisme, ni dans le manichéisme : deux erreurs parfaitement distinctes , mais dont l'une, quoique moins grave en apparence, prête cependant un appui manifeste à celle qui paraît plus perverse. Car, par le fait seul que les Pélagiens refusent de reconnaître comme un vice flétrissant une substance bonne, cette (638) concupiscence dont le caractère odieux ne saurait guère échapper à personne, ils apportent un argument de plus aux Manichéens suivant qui ce vice n'est pas autre chose qu'une substance mauvaise, éternelle comme la substance du Dieu bon.

CLXXVIII. Jul. Qu'elle est fille du péché et mère d'autres péchés ; et que c'est d'elle que l'Apôtre se plaint en ces termes dans l'épître aux Romains : « Je sais que le bien n'habite pas dans ma chair » ; « Je ne fais pas le bien que je veux; et je fais ce que je hais (1) » tandis que, suivant l'interprétation constante des catholiques, saint Paul parle ici, non pas d'une nature abominable en elle-même, mais des habitudes perverses.

Aug. Oseras-tu bien, afin de pouvoir te dire catholique, refuser ce titre à Ambroise? Les hommes mêmes que vous avez pu séduire par vos vains discours et infecter de vos erreurs, n'ont pas encore tellement perdu l'habitude du langage sérieux qu'ils soient capables d'accepter sans rougir une pareille énormité. Prête-moi donc un moment ton attention. Ni vous, ni les Manichéens, ni nous-mêmes ne révoquons en doute le fait d'une lutte permanente dans le coeur de l'homme entre la chair et l'esprit; le fait de cette lutte au sujet de laquelle l'Apôtre a écrit ces paroles: « Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair; car je trouve en moi la volonté, mais non pas le moyen d'accomplir le bien », et d'autres semblables ; mais surtout celles-ci dont le sens est encore bien plus explicite: « La chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, et l'esprit a des désirs contraires à ceux de la chair; car l'esprit et la chair sont opposés l'un à l'autre, de telle sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez (2) » ; mais quelle est l'origine de cette lutte permanente dans le coeur de l'homme? C'est ici que nous cessons d'être d'accord, parce que vous, les Manichéens et nous-mêmes, nous répondons chacun d'une manière différente à cette question. Mais afin de ne point paraître faire acte de présomption ou de supercherie en affirmant que notre réponse est ici conforme à la doctrine catholique, laissons parler Ambroise, dont, suivant le témoignage qui lui a été rendu par votre Pélage lui-même, les ennemis n'ont jamais osé attaquer ni la foi,

 

1. Rom. VII, 18, 15. — 2. Galat. V, 17.              

 

ni le sens exquis pour l'interprétation des Écritures. Ambroise donc enseigne que cette lutte entre la chair et l'esprit est née dans notre nature par suite de la prévarication du premier homme (1); vous, au contraire, vous attribuez cette lutte à la force des habitudes; les Manichéens, enfin, soutiennent que cette lutte est la conséquence de l'union intime de deux natures éternelles l'une comme l'autre, c'est-à-dire de la nature bonne et de la nature mauvaise. Je pourrais dire que ceux qui veulent continuer à mériter le titre de catholiques peuvent déjà choisir parmi ces trois réponses celle qu'ils jugeront à propos. Car je ne dois pas craindre que personne, après avoir repoussé la réponse des Manichéens, préfère la vôtre à celle d'Ambroise. Pour comprendre combien votre langage est dénué de fonde. ment quand vous déclarez que ce mal naît de la force des habitudes, il suffit de considérer que tous les hommes sont assujettis à ce mal dès le premier instant de leur existence. Dès qu'une personne commence à avoir l'usage de ta raison, si elle dédire mener une vie chaste, elle sent aussitôt s'éveiller en elle et résister à ses propres désirs la concupiscence de la chair, que l'âge avait tenue comme assoupie jusqu'alors ; et, ou bien cette personne se laisse vaincre et entraîner au péché; ou bien, si la piété règne dans son coeur, elle lutte, aidée du secours divin, coutre cette concupiscence, de peur de consentir aux suggestions de celle-ci. Au reste, si vous ne voulez pas admettre cette doctrine, pourquoi déchargez-vous sur moi le poids de votre colère? Mettez les Manichéens aux prises avec Ambroise ; et, après avoir assisté vous-mêmes à ce combat, nommez librement, si vous êtes catholiques , le parti auquel vous accordez vos suffrages. Je ne doute point que dans ce cas vous ne proclamiez Ambroise vainqueur Mais en réalité vous n'êtes point catholiques, et nous n'attendons pas moins , avec une sécurité pleine et entière, l'issue de ce combat; car nous avons la certitude qu'Ambroise remportera la victoire sur les Manichéens et sur vous-mêmes.

CLXXIX. Jul. Toi, au contraire, tu établis des syllogismes, et tu cites des témoignages de l'Écriture pour prouver que saint Paul et tous les saints ont été souillés par cette concupiscence que tu appelles une loi de péché;

 

1. Liv. VII sur saint Luc, XII.

 

639

 

et qu'ils se sont plaints amèrement de la nécessité où ils étaient de lutter contre elle.

Aug. Ce mal n'a imprimé aucune souillure . aux saints, puisque manifestement ceux-ci en triomphent ou en ont triomphé glorieusement; mais que ceux qui s'en font les panégiristes éhontés craignent plutôt d'en être souillés eux-mêmes et d'en recevoir une flétrissure ineffaçable.

CLXXX. Jul. Quel est le langage de Manès? « Le démon est l'auteur des corps, dont la formation s'accomplit par le moyen de la concupiscence; par cette même concupiscence le démon se rend maître des corps et non pas des âmes. Extirpe », dit-il, « la racine de cette lignée maudite, et tu deviendras spirituel. L'Apôtre s'écrie à ce sujet dans son épître aux Romains : Je fais, non pas le bien que je veux, mais le mal que j’ai en horreur (1) ». Il nous qualifie nous-mêmes d'insensés, parce que nous enseignons que Dieu est l'auteur de ces corps dont nous reconnaissons que la génération a été accomplie par le moyen de la concupiscence. Tu rois donc que Manès et toi vous réunissez vos efforts pour nous combattre avec un égal acharnement; tu luttes avec les mêmes armes que Manès, tu emploies les mêmes expressions, tu t'appuies sur les mêmes arguments, et tu nous qualifies de menteurs quand nous disons que non-seulement tu as été, comme lu le déclares toi-même dans tes écrits, mais que tu es encore disciple de cet hérétique. Il y a cependant entre Manès et toi une différence. Après avoir affirmé que les feux de la concupiscence ont été allumés en nous par démon, Manès conclut que l'on ne saurait considérer comme étant l'oeuvre de Dieu rien de ce qui a été manifestement formé par le moyen de la concupiscence ; et en cela il fait preuve d'une logique plus éclairée.

Aug. Tout cela a été déjà réfuté tout à l’heure, aussi bien que dans divers chapitres précédents, auxquels le lecteur peut recourir, s’il le juge à propos.

CLXXXI. Jul. Toi, au contraire, après avoir enseigné que l'homme est un fruit de cette concupiscence diabolique , tu ajoutes que cependant l'homme est l'oeuvre de Dieu, non pas en ce sens que l'homme a été rendu bon à mauvais qu'il était, mais en ce sens que cette production mauvaise d'un principe

 

 1. Rom. VII, 15.

 

mauvais, ce fruit qui appartient au démon comme l'arbre d'où il a été cueilli, remonte cependant à un auteur bon ; et en cela tu fais preuve d'une stupidité tout à fait grossière.

Aug. Il y a toujours quelque chose de bon dans l'homme, sans en excepter les adultes, quï ont mérité la qualification d'hommes mauvais. Parce qu'un homme est mauvais, il ne s'ensuit pas qu'il n'y ait plus en lui aucun bien, puisqu'il est toujours homme; quelque souillure que l'homme contracte dans son origine, quelque faute qu'il commette ensuite par sa volonté propre, Dieu n'en est pas moins l'auteur de sa nature, c'est-à-dire de ce bien qui est en lui ; car on ne doit pas confondre avec la substance et la nature humaine les vices qui doivent être guéris par le même Sauveur par qui cette nature a été créée dans un état de dégradation et de flétrissure. Voilà ce qui renverse à la fois la doctrine de Manès et la vôtre ; car ce n'est pas contre moi, mais contre Ambroise que vous luttez; et les Manichéens, et vous-mêmes, vous êtes vaincus ici par Ambroise seul, à qui j'ai emprunté les arguments que je vous ai opposés.

CLXXXII. Jul. Suivant tes propres expressions, tous les hommes engendrés par le moyen de la concupiscence sont la propriété du démon, précisément parce qu'ils sont les fruits d'un arbre qui appartient au démon. Tu blasphèmes donc absolument comme un Manichéen, quand tu nous reproches de soutenir que la concupiscence de la chair a été créée par Dieu.

Aug. Si tu avais voulu traiter la question de savoir pourquoi on fait des insufflations sur les petits enfants que l'on va baptiser, et pourquoi on les purifie par des exorcismes, tu aurais fait voir de la manière la plus manifeste, non-seulement aux hommes instruits, mais même aux hommes les plus dépourvus d'intelligence d'entre les chrétiens catholiques, que tu es un hérétique nouveau. A la vérité, tu avais soi-disant entrepris de réfuter cette objection que je t'avais proposée dans mon livre ; mais tu as redouté de poursuivre une telle entreprise et tu as trouvé dans les détours d'un verbiage interminable un moyen peu loyal de passer à côté de cette question et de la faire oublier du lecteur. C'est pourquoi, que tu le veuilles ou non, et dussent tes oreilles en être fatiguées, je te rappellerai encore ces paroles de l'Apôtre, relatives à Dieu le Père (640) : « Il nous a arrachés à la puissance des ténèbres et nous a transférés dans le royaume de son Fils bien-aimé (1) ». Faites ici une exception en faveur des enfants, si vous le pouvez; osez dire que, parle sacrement de la régénération, les enfants sont transférés, en effet, dans le royaume de Jésus-Christ, mais qu'ils ne sont point arrachés à la puissance des ténèbres. Et cependant, vous-mêmes, préparez-vous à recevoir, non sans les avoir parfaitement méritées, sinon  des insufflations physiques, du moins les insufflations morales que l'on fait dans l'Eglise de Jésus-Christ sur les adultes comme on fait les premières sur les enfants. Car il faut que l'on fasse sur vous des insufflations telles que chacun puisse voir et reconnaître la vérité incontestable des maximes que vous niez.

CLXXXIII. Jul. Quant à cette maxime, déjà pulvérisée dans un de mes ouvrages précédents (2), et formulée ainsi par toi : « Les mouvements de la passion charnelle ne sont pas toujours volontaires, puisque cette passion agit parfois malgré les résistances de la volonté (3) » ; quant à cette maxime, dis-je, qui est une accusation dirigée, contre l'orgueil. avec lequel cette passion agit malgré les résistances de la -volonté, elle avait été enseignée par Manès, non-seulement en substance, .mais presque dans les mêmes termes. Car, après nous avoir reproché d'enseigner que Dieu est l'auteur des hommes dont nous reconnaissons que la procréation est l'oeuvre de la concupiscence charnelle, il ajoute : « Ces insensés prétendent que Dieu crée ce qu'ils savent d'une manière absolument indubitable être engendré par la concupiscence, toutes les fois qu'ils accomplissent l'oeuvre de la chair malgré eux ».

Aug. Mais Manès ne comprend pas que Dieu peut, de ce qu'il y a de mauvais dans l'homme, former ce qu'il y a de bon dans ce même homme; et que celui-ci à son tour peut, en restant dans les limites de la pudeur conjugale, faire un bon usage de cette chose mauvaise à laquelle on doit résister toutes les fois qu'elle nous porte à des turpitudes criminelles. Du reste, toi qui nies que cette chose mauvaise soit mauvaise réellement, pourquoi résistes-tu à ses suggestions, de peur que ta réputation ne soit flétrie ; et pourquoi ne

 

1. Coloss. I, 13. — 2. Dans l'ouvrage adressé à Turbantius. — 3. Du Mariage et de la Conc., liv. I, n. 7.

 

pourrais-tu plus échapper au déshonneur par le fait seul que tu obéirais à ces suggestions?

CLXXXIV. Jul. Tu as dit ensuite : « C'est parce que la concupiscence est mauvaise, qu'elle fuit constamment le regard des hommes ; elle cherche la solitude parce qu'elle rougit d'elle-même (1) ». Manès avait dit avant toi : « Ils rougissent d'eux-mêmes et recherchent la solitude ; car ils haïssent la lumière, comme s'ils craignaient que leurs oeuvres ne fussent dévoilées aux regards humains ».

Aug. Manès ne sait pas ce qu'il y a de bon dans les fruits que produit l'arbre mauvais de la concupiscence charnelle; et toi, tu ignores quel est le mal que la pudeur cherche à sous. traire aux regards des hommes, même dans l'accomplissement du devoir conjugal.

CLXXXV. Jul. Tu déclares ailleurs que celui qui accomplit licitement l'oeuvre de la «concupiscence, fait un bon usage d'une chose mauvaise (2) », afin de rappeler à l'esprit du lecteur ces paroles de l'Apôtre : «Le bien ne se trouve pas dans ma chair », et de persuader à ce même lecteur que ce non-bien, c'est-à-dire ce mal réel qui se trouve dans la chair de l'Apôtre , n'est' pas différent de la concupiscence charnelle ; or, Manès ne s'exprimait pas autrement que toi à ce sujet. Car, après avoir dit : « Comme s'ils craignaient que leurs oeuvres ne fussent dévoilées aux regards humains », il ajoute : « C'est pourquoi l'Apôtre s'écrie dans son épître aux Romains : Je ne fais pas le bien que je veux ; et je fais, au contraire, le mal que j'ai en horreur : saint Paul se plaint, dit-il, de ce que le péché, c'est-à-dire le mal, l'asservit à toutes les lois de la concupiscence. La loi divine elle-même nous apprend que cette concupiscence est mauvaise, puis que cette loi condamne toutes les oeuvres dont la concupiscence a été le principe et qui obtiennent l'admiration et les éloges, de la chair » .

Aug. Est-ce que l'Apôtre condamne toutes les oeuvres de la concupiscence charnelle, lorsqu'il dit : « Si tu épouses une femme, tu ne pèches point; et si une fille se marie, elle ne pèche point non plus (3) ? » Manès donc ne sait pas ce qu'il dit. Mais toi-même tu ne comprends pas davantage tes propres

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. 1, n. 8. — 2. Id. liv. II, ch. XXI. — 3. I Cor. VII, 28.

 

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paroles, quand tu prétends que, dans ce passage de l'épître aux Romains, saint Paul a désigné autre alose que la concupiscence de la chair ; car l'apôtre saint Jean nous déclare à son tour que cette concupiscence ne vient pas de Dieu, mais du monde (1) : et l'un des docteurs catholiques les plus illustres a appris et enseigné ensuite dans le sein de l'Eglise catholique que, si la concupiscence fait naître dans la chair des désirs opposés aux désirs de l'esprit, c'est par suite de la prévarication du premier homme (2).

CLXXXVI. Jul. Tu as cru cependant pouvoir démontrer qu'il existe une différence entre Manès et toi, en disant que la nature a été créée bonne, mais dans les premiers hommes seulement ; et que depuis cette époque elle a été constamment altérée et, pervertie par la concupiscence : or, Manès, lui aussi, avait tenu un langage du même genre : « Il importe », dit-il, « de faire observer que la première âme émanée du Dieu de lumière, reçut ce corps pour le régir et le gouverner à son gré. Mais le précepte vint ensuite, et le péché qui paraissait enchaîné, commença dès lors à revivre: le démon trouva l'occasion favorable qu'il i désirait, il alluma dans ce corps le feu de la concupiscence, et donna par ce moyen la mort à l'homme. La loi est sainte, il est vrai, mais elle est sainte pour ceux qui sont saints; le commandement est juste et bon, mais pour ceux qui sont justes et bons». Voici encore le langage qu'il tient dans sa lettre à Patrice : « L'homme qui se trouva formé en quelque sorte de la fleur de la «première substance, était meilleur que ceux qui sont venus après lui ». Tu n'as donc pas trouvé un argument merveilleux, ai même un argument sérieux pour défendre la cause, quand tu as imaginé de faire une exception en faveur du premier homme et de déclarer que les accusations portées par loi contre la nature humaine, ne s'adressent point à Adam, dont la condition du reste ne lardera pas à être l'objet d'une discussion plus complète de notre part. Qu'il nous suffise pour le moment d'avoir démontré qu'il n'y a rien de neuf dans ta doctrine, et que Manès avait déjà émoussé en vain toutes ces armes rouillées dont tu fais l'essai après lui.

Aug. Manès enseigne que non-seulement

 

1. I Jean, II, 16. — 2. Ambr. Liv. VII sur saint Luc, XII.

 

l'homme, mais le monde entier et tout ce qui fait partie du monde, est formé du mélange de deux natures éternelles l'une comme l'autre, c'est-à-dire, de la nature bonne et de la nature mauvaise ; il ajoute que la formation même de ce monde, bien qu'il ne soit pas autre chose qu'un mélange de bien et de mal, doit être attribuée au Dieu bon ; mais que les animaux, toutes les productions de la terre et l'homme lui-même, doivent être considérés comme des oeuvres de l'esprit mauvais qu'il attribue à la race des ténèbres. Voilà pourquoi il prétend que la première âme fut une émanation du Dieu de la lumière, « et qu'elle reçut ce corps pour le régir et le gouverner à son gré ». Il ne parle pas ici de l'homme, mais de l'âme bonne qu'il considère comme une partie de la nature divine répandue dans l'univers entier et unie à chacun des êtres qui le composent; mais qui est dans l'homme séduite et entraînée par la concupiscence. Celle-ci , nous ne saurions trop le répéter, n'est pas, suivant lui, un vice flétrissant une substance bonne, mais elle est elle-même une substance mauvaise; Adam ne laissait pas de participer à la substance mauvaise; mais il n'y participait que dans une faible mesure, et il participait à la substance de la lumière dans une mesure beaucoup plus large. Vois-tu combien la foi catholique est opposée à cette doctrine insensée qui déclare la nature de Dieu corruptible et qui la corrompt en effet en l'unissant à une nature mauvaise? La foi catholique enseigne au contraire que tous ces maux qui affligent le genre humain, et dont nous voyons une grande partie peser même sur les enfants; que la concupiscence par suite de laquelle la chair a des désirs opposés à ceux de l'esprit; que toutes ces calamités enfin dont vous remplissez votre paradis à vous, naissent d'une nature bonne en elle-même, d'une nature instituée primitivement par le Dieu bon dans un état d'intégrité parfaite, mais dégradée ensuite et flétrie par la volonté propre et par la prévarication du premier homme. Et vous-mêmes , en niant que les enfants soient assujettis à tous ces maux par suite de la souillure volontaire d'une nature bonne, ne prêtez-vous pas un appui manifeste aux Manichéens qui prétendent, avec cette ardeur frénétique qui fait toujours le caractère des apôtres de l'erreur, attribuer (642) à l'union de la nature bonne avec la nature mauvaise cette triste lignée? Vous voyez donc, malgré tous vos efforts pour vous aveugler sur ce sujet, que, pour empêcher les Manichéens également insensés et pervers de triompher par votre secours, il faut qu'ils soient vaincus avec vous; ou plutôt vous voyez qu'avec le secours du Seigneur nous avons déjà remporté sur eux et sur vous une victoire décisive.

CLXXXVII. Jul. Il poursuit ses attaques contre Mous et ajoute : « Ils ont eu, malgré le témoignage des évangiles et des écrits des Apôtres dont ils font une lecture aussi stérile qu'assidue, ils ont eu l'audace de prétendre que cette concupiscence est bonne en elle-même : aussi, vois », dit-il, « vois leurs saints dormant à côté de leurs filles ou vivant avec plusieurs concubines et plusieurs épouses à la fois. Ils ont oublié ces paroles de l'Apôtre : Quelle société peut-il exister entre la lumière et les ténèbres,entre le fidèle et l'infidèle, entre le Christ et Bélial (1) ? Ils errent comme une troupe rassemblée par l'obscurité des vapeurs épaisses que répand autour d'eux la concupiscence, et les savourent tellement la douceur de cette atmosphère pestilentielle, qu'ils perdent tout à fait l'usage de la raison et se persuadent que Dieu leur a permis d'agir ainsi; comme s'ils ignoraient que l'Apôtre a écrit : La pudeur ne permet pas même de dire ce qu'ils font dans les ténèbres (2) ». Tu vois en quel style Manès plaide la cause de la pudeur et par quels arguments il prétend nous confondre, nous qui n'osons pas qualifier de mauvaise une chose sur laquelle nous reconnaissons cependant que la pudeur prescrit de jeter un voile. Tu n'as donc pas eu besoin de tisser un vêtement pour couvrir la difformité de ta doctrine : ce vêtement existait , et quelques langes t'ont suffi pour revêtir les maximes ajoutées par toi à celles de Manès, ton père et ton maître. Celui-ci continue à s'élever contre nous, et nous apostrophant fièrement . « Courage », s'écrie-t-il, « ô toi défenseur de la concupiscence ; énumère hautement et en des termes précis, les fruits et les œuvres de ta cliente. Je me suis levé pour porter contre elle un acte d'accusation, parce que je ne crains point la lumière; tandis qu'elle-même la redoute par-dessus tout et la poursuit

 

1. II Cor. VI, 14, 15. — 2. Ephés. V, 12.

 

d'une haine implacable. Car quiconque fait le mal, hait la lumière et ne s'approche point de la lumière, de peur que ses œuvres ne soient révélées (1). Vois-tu que la concupiscence est l'origine du mal, puisque c'est par elle que ces âmes malheureuses se trouvent asservies, malgré les résistances de leur propre volonté, à cette passion déréglée, la seule qui nous fasse agir malgré nous? » Cette pensée de Manès t'a inspiré à toi-même les paroles qui suivent : « D'où vient », dis-tu, « qu'il a été donné à l'homme de mouvoir librement ses lèvres, sa langue,  ses mains, son dos, sa tête, son corps tout entier, suivant que l'exigent les œuvres qu'il se propose d'accomplir; tandis que, s'il s'agit de procréer des enfants, les organes destinés à l'accomplissement de cette oeuvre, n'obéissent plus à la volonté; il faut alors attendre que la passion vienne les faire agir comme des esclaves qui ne relèvent que d'elle seule et à qui elle impose tantôt des lois conformes, et tantôt des lois contraires à la volonté (2)? » Tu énumères les diverses fonctions des membres du corps humain, et après avoir déclaré qu'ils sont tous, soumis à l'empire de la volonté, lu ajoutes que la seule passion charnelle nous fait agir malgré, nous. Or, comment s'exprime Manès ? Vois-tu », dit-il, « que la concupiscence est l'origine du mal, puisque par elle ces âmes malheureuses se trouvent asservies, malgré les résistances de leur volonté propre, aux lois de celle a passion charnelle, qui seule nous fait agir malgré nous? » Mais voyons ce qu'il ajoute ensuite : « Enfin », dit-il, « tous les autres péchés sont extérieurs au corps , parce qu'ils ne durent qu'un moment : celui au contraire qui commet la fornication, pèche contre son propre corps (3). Car tous les autres péchés, tant qu'ils n'ont pas été commis,  n'existent pas ; et quand ils ont été commis, ils ne subsistent plus que par le souvenir qui en reste: la concupiscence, au contraire, est un mal naturel qui existe avant que l'homme en ait accompli les oeuvres; qui s'aggrave par le fait même qu'il se traduit ainsi en actes, et qui subsiste ensuite d'une manière visible et permanente ». Pourquoi donc nous fais-tu un reproche de ce que nous

 

1. Jean, III, 20. — 2. Du Mariage et de la Conc., liv. I, n.8. — 3. I Cor. VI,18.

 

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t'appelons disciple de Manès; puisque l'on trouve dans tes livres une doctrine et un langage absolument conformes à la doctrine et au langage de Manès ? Quant à cette maxime que l'on entend fréquemment répéter par les gens du peuple, à qui cependant elle a été enseignée par vous: « S'il n'existe pas un péché naturel, pourquoi baptise-t-on les petits enfants qui, sans aucun doute, a n'ont commis aucune faute personnelle? » cette maxime, dis-je, se trouve dans cette même lettre de Manès. J'ai dit qu'elle est répétée par une multitude de personnes , parce que l'on a suggéré à ce qu'il y a de plus ignorant parmi le peuple un argument plus suranné encore, bien que toi-même dans tes livres tu fasses reposer sur lui toute ton espérance. Ton maître donc a exposé le premier cet argument en ces termes : « Je leur adresserai cette question: S'il n'existe d'autre péché que ceux que l'on commet actuellement, pourquoi purifie-t-on par l'eau ceux  qui n'ont encore pu se rendre coupables d'aucune faute personnelle? Et s'il est incontestable que l'enfant qui n'a encore commis aucune action mauvaise, doit être ainsi purifié, j'ai le droit de conclure que, d'après le témoignage même de ceux à qui a l'égarement de leur esprit ne permet pas de comprendre ni ce qu'ils disent, ni ce qu'ils affirmaient , les hommes naissent d'une source mauvaise naturellement (1) ». Entends-tu les injures qu'il nous adresse? Il nous traite d'insensés, d'hommes qui ne comprennent ni ce qu'ils disent, ni ce qu'ils affirment , parce que , d'une part , nous nions que les hommes naissent d'une source mauvaise et que, d'autre part cependant , nous baptisons et purifions avec l'eau des hommes qui n'ont commis aucun mal, c'est-à-dire les enfants. Certes, je viens de citer bien des passages de cette lettre : mais si elle ne portait le nom de Manès, qui y prend aussi le titre d'apôtre de Jésus-Christ (2), et celui de Hénoch, sa fille, on ne croirait pas pouvoir l'attribuer à d'autre qu'à toi-même. Comment donc, puisque tu ne fais pas autre chose que répéter ce que tu as appris dans les livres de Manès, comment espères-tu être préféré dans l'estime des catholiques à celui par qui tu as été imbu de cette doctrine?

Aug. Tu as donc fini de puiser des arguments

 

1. Lettre de Manès. — 2. Ci-dessus, chap. CLXXII.

 

contre nous dans cette lettre de Manès que tu te félicites d'avoir découverte par le secours des prières de ton collègue Flore. Sans aucun doute, Manès dans cette lettre qualifie de mauvaise là concupiscence charnelle par suite de laquelle la chair a des désirs opposés à ceux de l'esprit ; mais il croit devoir contredire le langage des catholiques au sujet de cette même concupiscence, parce qu'il suppose que ceux-ci la qualifient de bonne, quand ils enseignent, conformément à la saine doctrine du Seigneur et des Apôtres, que le mariage est bon en lui-même. Comment, en effet, Manès pourrait-il distinguer ce qui est bon dans le mariage de ce qui est mauvais dans la concupiscence, puisque, suivant le témoignage de saint Paul dans son épître aux Hébreux, la nourriture solide est pour ceux-là seulement dont l'esprit s'est accoutumé par un long exercice à discerner le bien du mal (1)? Mais toi-même tu as été atteint fatalement par ce trait que Manès avait cru lancer contre nous; car tu loues sans aucune réserve la concupiscence de la chair; tu la places dans le paradis, c'est-à-dire, dans le séjour de la félicité la plus pure, non pas telle qu'elle aurait pu y résider, si elle avait dû y résider, mais telle absolument qu'elle existe aujourd'hui; suivant toi, les habitants de ce séjour auraient joui d'une paix bienheureuse, mais ils n'auraient pas été dispensés pour cela de soutenir une guerre intérieure et de lutter énergiquement contre les mouvements de la concupiscence, pour ne pas se laisser entraîner à des actions criminelles et déshonorantes. Certes, un tel mal ne pourrait exister dans un paradis autre que le paradis créé par l'imagination d'un peintre, comme nous avons dit précédemment, et qui porterait cette inscription : Paradis des Pélagiens'. Sans doute, l'art du peintre le plus habile serait impuissant pour exprimer les mouvements secrets et les sollicitations par lesquelles la concupiscence cherche à séduire les cœurs chastes; maison pourrait du moins représenter des femmes enceintes, repoussant avec un sentiment de dégoût des aliments qui leur seraient utiles, dévorant avec une avidité tout à fait inconvenante d'autres aliments qui leur seraient nuisibles; éprouvant des nausées, des vomissements, des défaillances; délivrées parfois avant le temps, et, lors

 

1. Hébr. V, 14. — 2. Voir ci-dessus, chap. CLIV.

 

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même que leur délivrance s'accomplit régulièrement, attestant par leurs cris le malheur de leur condition et les souffrances qu'elles endurent par suite de la sentence prononcée contre Eve leur mère (car, si la peinture est nécessairement muette, elle peut du moins reproduire avec plus ou moins de perfection les traits et l'aspect d'une personne qui souffre, qui pousse des gémissements et des cris lamentables) : on pourrait enfin représenter tous les nouveau-nés pleurant en vertu d'une loi fatalement commune à leur âge, quoique éprouvés par des souffrances diverses; et un grand nombre d'entre eux pleurant ensuite sous les coups de leurs maîtres. Quiconque, après avoir examiné ce tableau et en avoir lu l'inscription, s'adresserait à vous pour savoir quel est le sujet ainsi représenté, recevrait cette explication merveilleuse Telle aurait été, même dans le paradis, la condition du genre humain; car notre condition n'est pas,différente aujourd'hui de ce qu'elle était alors, puisque aujourd'hui pas plus qu'alors les enfants ne contractent aucune souillure originelle. Si cet homme se rangeait à ce dernier avis, il deviendrait par là même Pélagien ; si au contraire il refusait d'accepter cette explication insensée et ridicule , il serait qualifié par vous du nom odieux de Manichéen. Mais, ô saint évêque de Dieu, Ambroise, toi qui après avoir été instruit dans le sein de l'Église, es devenu un des plus illustres docteurs de cette même, Eglise, viens mettre fin à ces débats; dis à nos adversaires que la nature humaine bonne en elle-même et créée par un Dieu bon, a été assujettie, non point par suite de son union avec une autre nature, suivant la doctrine insensée de Manès, mais par suite de la prévarication du premier homme, à cette concupiscence qui fait naître dans la chair des désirs opposés à ceux de l'esprit et au sujet de laquelle cet hérétique s'exprime en des ternies qu'il ne comprend pas lui-même et qui ne sont pas autre chose qu'un piège grossier tendu aux ignorants (2). Peut-être cependant que votre opiniâtreté impudente vous déterminera à prêter votre appui à la doctrine impure du manichéisme, plutôt que d'acquiescer aux saintes paroles d'Ambroise. Comme il vous plaira, mais Malles ne pourra pas même se féliciter d'avoir trouvé en vous cet appui

 

1. Livre VII sur saint Luc, XII.

 

car, au nom et par la puissance de Jésus-Christ, Ambroise, armé des principes de la foi catholique, triomphera de Manès et de vous en même temps. En effet, si cette concupiscence, au lieu de s'ériger en souveraine et de violenter par ses mouvements charnels la volonté de l'homme, était constamment soumise aux libres déterminations de celle-ci; il est hors de doute que Manès ne trouverait en elle aucun sujet de blâme légitime; que personne d'entre nous ne soutiendrait que les époux ont pu y être assujettis dans le paradis; qu'Ambroise lui-même ne dirait pas que nous y sommes assujettis par suite de la prévarication du premier homme, car il ne verrait pas les désirs de la chair s'élever contre les désirs de l'esprit: Mais puisque telle est aujourd'hui la condition de la concupiscence, qu'elle s'élève contre l'esprit, bien qu'elle ne triomphe pas toujours des résistances de celui-ci; d'où il suit qu'elle ne pouvait exister telle qu'elle est aujourd'hui, dans ce paradis dont les heureux habitants jouissaient d'une paix inaltérable; puisqu'enfin ce serait une impiété de croire que la nature divine est corruptible par suite de son union avec une nature mauvaise . il ne reste plus qu'à reconnaître le triomphe de la foi d'Ambroise touchant la transmission du premier péché, sur la doctrine des Manichéens et sur la vôtre.

CLXXXVIII. Jul. Il nous reste à examiner cette maxime par laquelle, ainsi que tu l'avais promis, tu as résumé ta doctrine brièvement, on ne saurait le nier, et en des termes qui sont assez habilement choisis . « Si la nature humaine était une chose mauvaise, elle ne devrait pas être engendrée; s'il n'y avait rien de mauvais en elle, elle ne devrait pas être régénérée : et pour me servir d'une seule expression, si la nature était une chose mauvaise, elle ne devrait pas être sauvée; s'il n'y avait rien de mauvais en elle, elle ne devrait pas non plus être sauvée (1) ». Nous ne devons pas ici refuser à la pénétration de ton esprit la part d'éloges qui lui revient; il était impossible de rien dire de mieux en faveur de la cause que tu avais embrassée; mais d'autre part la nature des choses né permet pas que l'habileté la plus consommée supplée à la faiblesse des arguments. Certes; il t'est dur de regimber contre l'aiguillon : quel dues       efforts que tu fasses

 

1. Du Mariage et de la conc., liv. II, n. 36.

 

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pour asseoir solidement l'édifice de ta doctrine, tu le vois aussitôt se dissoudre devant la lumière de la vérité, comme la glace aux rayons du soleil. Enfin, considère avec une attention sérieuse la réponse que nous te faisons ici. Tu as résumé ainsi ta pensée

Assurément si la nature humaine était une chose mauvaise, elle ne devrait pas être sauvée ». Nous le reconnaissons volontiers; ces paroles sont d'une vérité incontestable : « Si cette nature était une chose mauvaise, elle ne devrait pas être sauvée »; car une chose mauvaise , et mauvaise par sa,nature, ne mériterait pas d'être sauvée, et même elle ne pourrait pas l'être, parce que sa nature primitive ne pourrait pas être changée; elle ne mériterait pas de l'être, parce qu'il n'y aurait rien en elle qui fût digne d'être délivré par un acte de la clémence divine. Toutefois quand nous disons : « Si la nature humaine était..... » (ce qu'elle ne saurait être assurément), nous ne voulons pas faire naître dans l'esprit de notre adversaire l'espoir d'obtenir enfin de nous un aveu contraire à ce que nous avons enseigné jusqu'ici. Il arrive très-souvent, en .effet, que pour réfuter la doctrine d'un adversaire on a recours à un moyen de ce genre ; on dit, par exemple : Si telle ou telle chose (que l'on sait ne pouvoir exister) existait réellement, il faudrait sans aucun doute admettre telle ou telle conséquence ; et par le fait même que l'hypothèse dans laquelle on se place ne peut être considérée comme vraie; on se trouve à plus forte raison autorisé à qualifier de fausse la maxime que l'on voulait écarter par ce moyen. Nous avons déjà bien des fois démontré que rien ne saurait être mauvais par nature; mais pour le moment, sans porter aucune atteinte à la vérité de cette maxime tant de fois démontrée, nous souscrivons volontiers à cette première partie de la conclusion : « Si la nature humaine était une chose mauvaise, elle ne devrait pas être sauvée ». Tu as placé le salut dans le baptême, et tu as posé ensuite les conséquences logiques de ce principe; en effet, si les Manichéens disaient vrai quand ils enseignent que la nature est mauvaise, ce serait de la part des chrétiens un acte de folie de croire que le remède du baptême doit être appliqué à cette nature mauvaise : d'où il suit que l'on ne peut affirmer que la nature humaine est mauvaise, sans être contraint de nier l'efficacité de la grâce : et, par une raison inverse, affirmer l'existence et l'efficacité de la grâce, c'est rendre hommage à la nature humaine pour le salut de laquelle on reconnaît que le remède de la grâce a été préparé.

Aug. Ton langage est ici contraire à la vérité : tu cherches à tromper les autres, ou tu es toi-même victime de l'erreur. Celui-là est contraint de nier l'existence et l'efficacité de la grâce, qui affirme, non pas que la nature humaine est mauvaise, mais que cette nature est un mal, en d'autres termes, qu'elle est une chose absolument mauvaise. Car si la nature humaine est seulement mauvaise, il s'ensuit qu'elle a un pressant besoin du secours de la grâce. En effet, tout homme mauvais est une nature mauvaise, l'idée de nature étant sans aucun doute inséparable de l'idée de l'homme; de même, toute femme mauvaise est nécessairement une nature mauvaise, l'idée de nature étant également inséparable de l'idée de femme. Pourquoi donc ne pourrait-on pas qualifier de mauvaise la nature humaine, sans être contraint de nier l'existence et l'efficacité de la grâce; puisque la grâce a précisément pour objet de venir au secours des natures mauvaises, c'est-à-dire des hommes mauvais , afin qu'ils cessent d'être mauvais? Mais il y a une grande différence entre ces deux propositions : Cet homme est mauvais; cet homme est un être essentiellement mauvais : la première peut être vraie, la seconde ne saurait l'être. Pareillement, si nous disons : Cet homme est vicieux, ces paroles peuvent être vraies; mais si nous disons : Cette homme n'est pas autre chose que le vice même, cette proposition ne saurait plus être vraie. Conséquemment, cesse d'être le jouet de l'erreur, ou de chercher à induire les hommes en erreur; et comprends le sens que j'ai attaché à ces paroles : « Si la nature humaine était une chose essentiellement mauvaise, elle ne devrait pas être engendrée; s'il n'y avait rien de mauvais en elle, elle ne devrait pas être régénérée » ; dans ma pensée, cette argumentation avait la même valeur que celle-ci : Si la nature humaine n'était pas autre chose que le vice même, elle ne devrait pas être engendrée ; s'il n'y avait rien de vicieux en elle, elle ne devrait pas être régénérée. Il en est de même des paroles suivantes par lesquelles je me suis résumé d'une manière encore plus (646) précise : « Si la nature humaine était une chose absolument mauvaise, elle ne devrait pas être sauvée; s'il n'y avait rien de mauvais en elle, elle ne devrait pas non plus être sauvée ». Ces paroles avaient dans ma pensée le même sens que ces autres : Si la nature humaine était le vice même, elle ne devrait pas être sauvée ; s'il n'y avait rien de vicieux en elle, elle ne devrait pas non plus être sauvée. Voici que je me suis exprimé d'une manière plus explicite, non pas pour te faciliter les moyens de répondre à mes arguments , mais pour faire voir à nos lecteurs que tu n'as pu trouver aucun moyen de me répondre.

CLXXXIX. Jul. Remarque donc les conséquences que l'on peut tirer de ces principes il s'ensuit, en effet, que l'on peut faire l'éloge de la nature humaine, sans être obligé pour cela de nier l'existence et l'efficacité de la grâce; bien plus, affirmer la puissance de la grâce et faire l'éloge de la nature humaine, sont deux choses si étroitement liées ensemble que l'une ne saurait jamais aller sans l'autre; jeter le blâme sur la nature, c'est nier la grâce par le fait même; et faire l'éloge de celle-ci, c'est rendre hommage à celle-là car il y a ici une réciprocité rigoureuse et absolue. Tu as donc raison de dire : « Si la nature humaine était une chose essentiellement mauvaise, elle ne devrait pas être sauvée » ; les Manichéens enseignent en effet que la nature de la chair étant mauvaise, ne peut, ni ne doit être sauvée par la grâce.

Aug. Mais les Manichéens enseignent que la nature de la chair est mauvaise en ce sens qu'elle est une chose essentiellement mauvaise, non pas en ce sens qu'il y a quelque chose de mauvais en elle; car ils ne considèrent pas le vice comme étant l'accident d'une substance , mais comme étant lui-même une substance particulière.

CXC. Jul. Mais tu ajoutes ensuite cette maxime, qui est ta maxime favorite : « Si au contraire il n'y avait rien de mauvais dans la nature humaine, elle ne devrait pas non, plus être sauvée. Ainsi , celui qui prétend que cette nature n'est pas une chose bonne en elle-même, nie qu'elle soit l'oeuvre d'un Créateur bon ; mais celui qui prétend qu'il n'y a rien de mauvais en elle , la prive, par un acte de la plus odieuse injustice, des remèdes que lui avait préparés la miséricorde du Sauveur (1) ». Que le lecteur se rende attentif : et il comprendra que tu n'as pas dit autre chose que ce que tu avais affirmé être contraire à la vérité : car tu as déclaré qu'il y a une certaine perversité naturelle dans une chose que tu avais affirmée n'être pas mauvaise naturellement.

Aug. Je n'avais pas affirmé que cette chose n'était pas mauvaise, j'avais affirmé seulement qu'elle n'était pas essentiellement mauvaise : en d'autres termes , pour m'exprimer d'une manière plus explicite, je n'avais pas affirmé qu'il n'y a rien de vicieux dans la nature humaine, mais j'avais affirmé que cette nature n'est pas le vice même. Relis mes paroles et tache de les comprendre.

CXCI. Jul. Or, les mots de nature mauvaise ne peuvent pas désigner autre chose qu'un être né mauvais.

Aug. Qu'il s'agisse d'un mal antérieur à l'exercice de la volonté, comme l'extravagance de l'esprit; ou d'un mal commis par un acte de cette même volonté: dès lors qu'un homme est mauvais, on peut lui appliquer les mots de nature mauvaise, parce que le mot homme éveille nécessairement l'idée de nature : de même qu'un mauvais cheval peut être désigné sous le nom de mauvais animal, parce que le mot cheval éveille nécessairement l'idée d'animal.

CXCII. Jul. Et pour me résumer en quelques mots tout à fait clairs et précis : Si le mal est tellement inhérent à la nature que celle-ci ne puisse accomplir l'oeuvre de la génération sans transmettre celui-là, cette nature doit manifestement et sans contestation possible être considérée comme mauvaise.

Aug. Quoique cette nature soit mauvaise manifestement, il ne s'ensuit pas qu'elle est essentiellement mauvaise : car, bien qu'elle soit manifestement vicieuse, il ne s'ensuit pas qu'elle soit le vice même.

CXCIII. Jul. Si au contraire on prouve qu'il n'y a rien de mauvais dans cette nature et qu'elle est bonne, il s'ensuit que le mal ne saurait naître d'elle et qu'elle n'est point mauvaise naturellement. Ton argument se trouve donc sans valeur aucune : car la proposition énoncée par toi en second lieu n'est qu'une répétition de la première, et les deux

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. I, n. 36.

 

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hypothèses n'en font qu'une seule en réalité.

Aug. Parce qu'on démontre que la nature est bonne, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il n'y a rien de mauvais en elle. En effet, la même nature est à la fois bonne en tant que nature, et mauvaise en tant que nature flétrie, si elle a été flétrie : et cependant aucune nature, quelque nom qu'elle porte, n'est mauvaise essentiellement. Il ne se trouve donc pas sans valeur aucune, l'argument que j'ai établi en ces termes : « Si la nature humaine était mauvaise essentiellement, celle ne devrait pas être sauvée; s'il n'y a avait rien de mauvais en elle, elle ne devrait pas non plus être sauvée ». Mais si tu veux parler le langage de la vérité , dis plutôt que toi-même tu n'as trouvé aucun argument sérieux à opposer à mon dilemme.

CXCIV. Jul. « Si la nature humaine était a mauvaise essentiellement », dis-tu, « elle ne devrait pas être sauvée ; s'il n'y avait rien a de mauvais en elle, elle ne devrait pas non plus être sauvée » : que signifient ces paroles,sinon qu'une seule et même chose doit être sauvée, précisément pour la raison qui, suivant toi, empêche qu'elle puisse être sauvée.

Aug. La nature doit être sauvée parce qu'elle est mauvaise, non point parce qu'elle est mauvaise essentiellement : si elle était mauvaise essentiellement , elle ne devrait point être sauvée. Car elle est mauvaise, non pas en ce sens qu'elle est le mal même , mais en ce sens qu'il y a en elle quelque chose de mauvais : comme elle est vicieuse en ce sens qu'il y a quelque chose de vicieux en elle, non pas en ce sens qu'elle est le vice même. Ainsi, parce qu'elle est vicieuse, elle doit être sauvée : si au contraire, considérée en elle-même et dans ses propriétés constitutives, elle n'était pas distincte du vice, elle ne devrait pas être sauvée. Comment dès lors ai-je dit qu'une seule et même chose doit être sauvée précisément pour la raison qui , suivant moi, empêche qu'elle puisse être sauvée; puisqu'il peut y avoir quelque chose de vicieux dans un être, sans que cet être soit pour cela le vice même ? La nature doit donc être sauvée parce qu'elle est vicieuse, non point parce qu'elle est le vice même : si au contraire elle se trouvait être identiquement la même chose que le vice' elle ne devrait pas être sauvée. Tu vois combien il s'en faut que parler et répondre soient toujours deux choses inséparables ; car tu comprends parfaitement que tu ne m'as répondu en aucune manière, quoique tu n'aies pas voulu garder le silence.

CXCV. Jul. Ainsi tu es revenu sur tes pas, et après avoir fait profession de repousser la doctrine de Manès, tu as fait réparation d'honneur à celui-ci par ton argumentation. En disant : « Si la nature était mauvaise, elle ne devrait pas être sauvée », tu avais feint de te ranger parmi les adversaires de Manès ; mais quand tu as ajouté : « S'il n'y avait rien de mauvais en elle, elle ne devrait pas non plus être sauvée », tu t'es révélé comme un de ses plus fidèles défenseurs. Donc, puisque manifestement tu enseignes, aussi bien que Manès, que la nature humaine est mauvaise (car Manès et toi vous affirmez également qu'il y a quelque chose de mauvais en elle) ; puisque, d'autre part, tu as déclaré qu'une nature mauvaise ne saurait être sauvée : il est absolument évident que les Manichéens et vous-mêmes vous unissez vos efforts pour combattre en même temps la nature et la grâce.

Aug. Parce que tu changes mes expressions afin de paraître avoir répondu à mes arguments, crois-tu qu'il sera pour cela difficile, ou même impossible à tes lecteurs de rappeler leurs souvenirs, ou seulement de lire de nouveau les citations que tu as faites un peu plus haut dans ce livre même ; et de se convaincre ainsi par eux-mêmes de la teneur véritable de mes paroles, en se reportant à l'endroit où tu les as citées telles que je les avais écrites ? Je n'ai point dit : Si la nature était mauvaise, elle ne devrait pas être sauvée; car elle doit être sauvée afin précisément qu'elle cesse d'être mauvaise ; mais j'ai dit : «. Si la nature était essentiellement et absolument mauvaise, elle ne devrait pas être sauvée » . En effet, la nature est mauvaise en ce sens qu'il y a en elle quelque chose de vicieux, et ce quelque chose de vicieux une fois détruit, elle se trouve sauvée par le fait même ; mais la nature et le vice sont deux choses distinctes ; autrement la destruction de celui-ci serait la destruction de celle-là. Or, le salut, consistant précisément dans la destruction du vice, qu'est-ce qui peut être sauvé de cette manière sinon la nature? Ainsi, lorsqu'on. dit que le vice est (648) guéri, ces paroles signifient, non pas que le vice lui-même, mais que la nature, atteinte jusqu'alors de ce vice, est guérie : si la nature n'était pas distincte du vice au lieu d'être sauvée, elle cesserait d'exister par le fait même qu'elle serait guérie : ou plutôt il serait absolument impossible que cette guérison s'accomplit; car elle ne pourrait s'accomplir qu'à la condition de rendre à la nature son intégrité primitive par la destruction du vice qui aurait jusqu'alors porté atteinte à cette intégrité : or , si la nature et le vice étaient une seule et même chose, la destruction de celui-ci serait nécessairement, non pas la guérison, irais la destruction de celle-là. D'où il suit que la nature ne devrait pas être sauvée,-si elle était, non pas mauvaise simplement, mais si elle était essentiellement et absolument mauvaise, en d'autres termes, si elle était le vice même; elle ne devrait pas non plus être sauvée, s'il n'y. avait rien de mauvais en elle, en d'autres termes , si un vice quelconque ne la rendait mauvaise. Voilà ce que j'ai dit : cesse de changer mes paroles dans l'intention bien arrêtée, non pas de réfuter mes raisons, mais de rendre ces débats interminables.

CXCVI. Jul. Il s'ensuit aussi que personne ne peut rendre hommage à la grâce de Jésus-Christ, excepté ceux qui ont rendu hommage à la nature et qui l'ont proclamée une rouvre bonne du Créateur.

Aug. Ces paroles sont d'une vérité rigoureuse : et voilà pourquoi on doit rendre hommage à l'oeuvre du Créateur, lors même que cette oeuvre est une nature,- mauvaise ; car une nature qui est devenue mauvaise, n'a pas cessé pour cela d'être bonne en tant que nature; et elle a besoin du secours de la grâce, afin précisément d'être délivrée de ce mal qui est venu la souiller et la flétrir.

CXCVII. Jul. Certes, il n'est nullement question ici des actes accomplis par les hommes parvenus à l'âge adulte : il s'agit uniquement de savoir ce que sont les enfants au moment de leur naissance, et dans quelle condition se trouve alors leur nature: Tu affirmes avec Manès que cette nature, bien qu'elle n'ait pu encore faire aucun acte de volonté propre, est coupable et vouée à la damnation parce qu'elle est fatalement mauvaise, c'est-à-dire criminelle ; nous, au contraire, nous la défendons contre de pareilles attaques, et nous

soutenons qu'elle est intègre , exempte de toute espèce de faute, soit grave, soit légère et capable de vertu.

Aug. Nous te connaissons, nous savons que tu es le grand défenseur des enfants, quoique tu les empêches de recevoir les se. cours salutaires que le Sauveur est venu leur offrir. Ou bien, si tu ne les empêches pas de recevoir ces secours, dis-moi, je te prie, quand on baptise des enfants qui sont parfaitement sains de corps, dis-moi, non-seulement dans quelle partie de leur être, mais de quel mal, de quel vice particulier ces enfants sont guéris? Que pourras-tu me répondre, toi qui n'as pas honte de placer dans un paradis de ton invention des enfants assujettis à des châtiments aussi cruels qu'ils sont immérités ?

CXCVIII. Jul. Prétends-tu donc attribuer les crimes, les vices et la condamnation de cette nature à peine formée, à des actes accomplis volontairement par elle, ou bien au fait même de sa naissance ? Si tu déclares qu'ici la volonté personnelle est seule responsable; en d'autres termes, si tu déclares que ces enfants ont péché librement et volontairement ; tu proclames une maxime qui est à la fois nouvelle et monstrueuse, mais qui n'en détruit pas moins la doctrine de la transmission du péché ; car, dans cette hypothèse, l'enfant n'a pas reçu d'un autre ce qu'il a pu commettre lui-même. Si, au contraire, tous ces maux sont la suite, non pas d'actes accomplis volontairement par l'enfant, mais du fait seul de sa naissance, il s'ensuit manifestement que l'iniquité fait partie de l'essence même de la nature humaine.

Aug. L'accusation gaie je porte contre fa nature des enfants, ne retombe point sur leur volonté : car la, naissance d'un enfant n'est jamais l'effet d'un acte de la volonté de cet enfant ; cette accusation ne retombe point non plus sur le fait même de leur naissance: elle peut bien retomber et elle retombe en effet sur la condition malheureuse dans laquelle il se trouve en naissant, mais elle ne saurait retomber précisément sur leur naissance. Car, supposé même que personne n'eût commis le péché, la nature humaine devenue féconde par suite de la bénédiction de Dieu, se reproduirait dans le paradis, et on verrait les naissances se multiplier jusqu'à ce que le nombre des saints déterminé dans la prescience divine fût complet. Mais les enfants nés dans (649) cette condition ne pleureraient point, ils ne seraient point privés pendant quelque temps de la faculté de parler et de l'usage même de la raison ; on ne les verrait point gisant dans un état de faiblesse extrême, incapables de se servir utilement d'aucun de leurs membres ; ils ne seraient point assujettis à des maladies diverses ; on n'aurait rien à redouter pour eux de la dent des bêtes féroces ni des funestes effets du poison ; ils n'éprouveraient aucune blessure accidentelle; ils ne seraient privés ni d'aucun sens, ni d'aucun membre ; ils ne seraient point agités par les démons ; dès que la raison commencerait à se développer en eux ; le fouet ne serait pas nécessaire pour assouplir leur volonté, et leur intelligence ne serait pas cultivée au prix de travaux et de fatigues pénibles ; pas un seul d'entre eux ne naîtrait avec un esprit tellement obtus et tellement stupide que ni le travail, ni les châtiments ne fussent capables d'y faire pénétrer les lumières de la science ; mais, excepté l’exiguïté de leur corps résultant nécessairement de l'exiguïté du sein maternel, ils naîtraient absolument semblables à Adam au moment de sa création. Aujourd'hui ils ne seraient pas tels que nous les voyons, ils ne souffriraient pas les maux qu'ils souffrent sous nos yeux, si le péché énorme du premier homme n'avait produit un changement fatal dans la condition de la nature humaine, et si cette nature n'avait été par suite de ce péché condamnée à subir ces épreuves cruelles. Cet état des enfants ne doit donc pas être attribué au fait même de leur naissance, mais à la souillure du péché qui leur a été transmis et dont ils subissent le châtiment.

CXCIX. Jul. Quelle différence donc y a-t-il entre la doctrine de Manès et ta propre doctrine touchant la nature humaine ? Cette différence, dis-tu, consiste en ce que Manès enseigne que cette nature est mauvaise. Mais, si toi-même tu repousses cette maxime, déclare donc hautement (lue cette nature est bonne, et notre discussion cessera par le fait même lute trouveras pris dans les filets de la vérité, qui deviendront pour toi un port de salut. Mais tu te récries. Ecoutons donc ce que tu as nous dire, ô toi, l'Aristote des Carthaginois. « Il y a », dis-tu, « quelque chose de si absolument mauvais dans cette nature, qu'elle est la propriété du démon et qu'elle mérite de brûler dans des flammes éternelles ».

Aug. Toi, au contraire, puisque tu nies que cette nature soit la propriété du démon, tu nies aussi et sans aucun doute qu'elle soit arrachée de la puissance des ténèbres au moment où elle est transférée par le sacrement de la régénération dans le royaume de Jésus-Christ; et tu accuses l'Eglise catholique tout entière du crime de lèse-majesté divine: Car les législateurs de ce monde ne qualifient pas autrement que par les mots de crime de lèse-majesté, l'action de tout homme qui fait des insufflations sur une effigie de l'empereur, bien qu'il s'agisse ici d'une matière inerte et sans vie : or, avant de baptiser les enfants, on les exorcise en faisant sur eux des insufflations : on fait donc des insufflations sur les images vivantes, non pas d'un roi quelconque, mais de Dieu même. Ou plutôt ces insufflations sont dirigées uniquement contre le démon, que la souillure du péché a rendu maître de ces enfants, afin que celui-là une fois chassé dehors (1),ceux-ci soient rendus à Jésus-Christ. Il faut donc repousser impitoyablement aussi la doctrine insensée de Manès, si l'on ne veut pas dire que l'Eglise se rend coupable du crime de lèse-majesté divine, quand elle purifie les enfants et fait sur eux des insufflations. Si au contraire les enfants ne sont pas arrachés, mais demeurent assujettis à la puissance des ténèbres ; comment peux-tu t'étonner qu'ils soient destinés à brûler avec le démon dans les flammes éternelles, dès lors que l'entrée du royaume de Dieu est fermée pour eux ? Ou bien, parce que, en dehors du royaume de Dieu, les Pélagiens préparent aux enfants non baptisés je ne sais quel séjour où ceux-ci doivent trouver le repos et vivre éternellement, s'ensuit-il pour cela que cette maxime de Jésus-Christ cessera d'être vraie : « Celui qui croira et qui sera baptisé, sera sauvé ; celui, au contraire, qui ne croira point, sera condamné (2)?» Or, quiconque nie que les enfants fassent profession de la foi chrétienne par la bouche de ceux qui les portent, doit nier aussi qu'ils reçoivent le baptême, puisqu'ils résistent à ceux par les mains de qui, ils sont présentés à ce sacrement.

CC. Jul. Mais en réalité cette nature est si loin d'être mauvaise, que les Manichéens seuls sont capables de la qualifier ainsi.

Aug. C'est donc un manichéen qui a dit :

 

1. Jean, XII, 31. — 2. Marc, XVI, 16,

 

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« Nous naissons tous dans l'état du péché, nous dont l'origine même est souillée (1)? » Mais l'auteur de ces paroles étant un des plus fidèles disciples et un des docteurs les plus illustres de l'Eglise catholique , toi-même es-tu autre chose qu'une victime et un fauteur de l'hérésie ?

CCI. Jul. Pour moi, dit-il, je ne suis point un disciple de Manès, quoique après avoir fait profession de croire cette nature innocente, je prononce contre elle une sentence de condamnation.

Aug. C'est toi-même qui prononces contre cette nature une sentence de condamnation, et une sentence tout à fait inique, puisque tu prétends qu'elle souffre tous ces maux sans les avoir mérités en aucune manière.

CCII. Jul. Quel est donc le premier objet qui doit exciter ici mon indignation, l'impudence avec laquelle mon adversaire ose mentir ainsi, l'opiniâtreté aveugle qu'il apporte dans cette discussion, ou l'impiété qui le détermine à croire à des maximes aussi abominables ? Je sais cependant que nous devons nous souvenir de ces paroles du Prophète : « Nous sommes heureux, ô Israël, nous à qui le Seigneur a fait connaître ce qui lui est agréable (2) ».

Aug. Est-il bien vrai que vous connaissez ce qui est agréable à Dieu? Dis-moi, impertinent, plaît-il à Dieu que les enfants soient assujettis à un joug accablant sans avoir contracté la souillure d'aucun péché? La souillure de ce péché énorme dont le premier homme se rendit coupable, leur est donc transmise ; et vous-mêmes, quand vous refusez de reconnaître la vérité de cette maxime, n'attribuez-vous pas à Dieu par le fait même un jugement injuste?

CCIII. Jul. D'ailleurs le sentiment de profond mépris dont le lecteur ne pourra se défendre, me dispense de recourir ici à des invectives : poursuivons donc notre argumentation. Assurément, le seul mal qui existe et qui soit véritablement digne de ce nom, c'est ce que nous appelons le péché.

Aug. Si les châtiments infligés aux pécheurs ne sont pas aussi des maux, il te sera impossible de démontrer que Dieu a dit vrai, quand il a dit qu'il est lui-même auteur de certains maux (3); car on ne peut pas prétendre que Dieu soit l'auteur du péché.

 

1. Ambroise. De la Pénit., liv. I, ch. II ou III. — 2. Baruch., IV, 4. — 3. Isa. XLV, 7.

 

CCIV. Jul. Le péché est la cause efficiente du mal naturel que tu déclares exister dans chaque homme : le mal n'est donc pas autre chose en réalité que le mérite d'un châtiment.

Aug. Non-seulement le mérite d'un châtiment, mais ce châtiment lui-même est un mal réel. On ne peut pas dire que le péché est un mal véritable et que le châtiment infligé par suite de ce péché n'est pas un mal véritable. Si donc les enfants ne méritaient aucun châtiment par suite d'une souillure originelle, tous les maux qu'ils souffrent leur seraient infligés d'une manière injuste. D'où il suit que ces maux ne pouvaient exister dans le paradis, parce que si l'homme avait eu le bonheur de persévérer dans la pratique de l'obéissance, il n'aurait mérité aucun châtiment. Et par là même, les enfants étant aujourd'hui assujettis à des maux dont ils eussent été exempts dans le paradis, on doit nécessairement reconnaître qu'ils ont mérité d'être ainsi châtiés, et que ce châtiment est la conséquence d'une souillure originelle.

CCV. Jul. Si donc; dans la pensée de Manès, les mots de nature mauvaise ne désignent pas autre chose, sinon une nature que cet hérétique considère comme ayant mérité d'être châtiée , et comme devant être envoyée réellement au supplice ; si d'autre part tu affirmes toi-même qu'il y a quelque chose de mauvais dans la nature humaine, et que ce mal ne diffère pas de celui dont parle Manès, c'est-à-dire, de la concupiscence charnelle dont tu prétends que les feux ont été allumés par le démon ; si, enfin, tu persistes à soutenir que cette nature a mérité d'être châtiée en ce sens qu'elle doit réellement souffrir des tourments éternels : il est hors de doute que ta pensée est absolument conforme à celle de Manès, quand tu déclares cette nature abominable et vouée à la damnation.

Aug. Apprends enfin à rougir. La concupiscence charnelle ne vient pas du Père, mais du monde, c'est-à-dire des hommes qui ont rempli le monde des fruits de leurs oeuvres charnelles : or, les Manichéens attribuent au contraire l'origine de cette concupiscence a la nation des ténèbres, et vous-mêmes vous favorisez cet enseignement, puisque vous ne voulez pas reconnaître avec Ambroise (1), en d'autres termes, avec la foi catholique, que

 

1. Liv. VII sur saint Luc, XII.

 

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notre nature a été infectée de ce mal par l'effet de la prévarication du premier homme.

CCVI. Jul. Voyons maintenant comment les paroles que tu as ajoutées ensuite confirment encore cette conclusion. « Celui », dis-tu, « qui prétend que cette nature n'est pas une chose bonne en elle-même, nie qu'elle soit l'oeuvre d'un Créateur bon ; mais celui qui prétend qu'il n'y a rien de mauvais en elle, la prive, par un acte de la plus odieuse injustice, des remèdes que lui avait préparés la miséricorde du Sauveur (1) ». Si donc, ainsi que tu as été obligé de le reconnaître, on ne peut nier que la nature soit bonne essentiellement, sans nier par là même qu'elle soit l'oeuvre d'un Créateur bon, c'est-à-dire de Dieu ; et si, d'autre part, les mots de nature mauvaise ne désignent pas autre chose, sinon une nature qui mérite par elle-même d'être châtiée; il est manifeste que vous confirmez par votre propre aveu la vérité de notre assertion ; de cette assertion, dis-je, par laquelle nous avons déclaré que vous n'attribuez pas la création des hommes au Dieu bon, puisque vous invoquez à la fois les vices (le la nature humaine et les châtiments qui lui sont ou qui lui seront infligés, pour prouver que cette nature est mauvaise.

Aug. La nature humaine est mauvaise parce qu'elle est viciée; mais elle n'est pas pour cela essentiellement mauvaise, parce qu'elle ne cesse pas pour cela d'être nature. En effet, une nature, en tant que nature, n'est jamais une chose essentiellement mauvaise; elle doit au contraire être considérée comme une chose bonne en elle-même, et sans laquelle toutefois aucun mal ne pourrait jamais exister : car le vice ne saurait être conçu comme subsistant par lui-même; il ne peut subsister que dans une nature distincte de lui-même; bien que celle-ci, toutes les fois qu'elle n'a pas été flétrie par le vice, ou qu'elle a été guérie des funestes atteintes du vice; puisse être exempte de tout vice. Si les Manichéens comprenaient cette distinction, ils cesseraient aussitôt d'être Manichéens et d'introduire deux natures émanant de deux principes opposés, l'un bon et l'autre mauvais. Si donc tu vois combien notre doctrine diffère de celle des Manichéens, garde désormais le silence : si tu ne le vois pas, tais-toi pareillement.

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. II, n. 36.

 

CCVII. Jul. Ainsi, nous ne privons pas injustement cette nature des remèdes qui lui ont été préparés par le Sauveur, quand nous invoquons, pour démontrer son innocence, la sublime sainteté de son Créateur ; mais nous nions que cette nature soit mauvaise essentiellement, parce que nous ne voulons pas être comptés parmi les disciples de Manès ; nous nions qu'il y ait quelque chose de mauvais en elle, parce que nous ne voulons pas embrasser une doctrine qui, quoique exprimée sous une forme nouvelle, n'en est pas moins la doctrine de Manès.

Aug. Assurément, vous combattez le manichéisme, quand vous soutenez que la nature n'est point mauvaise; mais vous vous rangez parmi les disciples de Pélage, quand vous ajoutez qu'il n'y a rien de mauvais dans cette nature ; et de plus vous favorisez à votre insu le manichéisme, quand vous déclarez que les maux auxquels elle est assujettie d'une manière tout à fait incontestable, ne sont pas une suite de la prévarication du premier homme; car vous autorisez ainsi les Manichéens à conclure qu'il existe une autre substance et une autre nature mauvaise essentiellement.

CCVIII. Jul. Quant à la corruption dont se trouve atteint tel ou tel homme capable d'accomplir librement le bien ou le mal, nous soutenons qu'elle doit être attribuée au mérite de la personne, non pas au mérite de la nature. C'est pourquoi nous enseignons que la grâce de Jésus-Christ guérit précisément ce qui peut être ainsi corrompu : car ce que l'on dit avoir été guéri ne saurait être différent de ce qui était altéré et flétri.

Aug. Oui, certes, vous refusez aux enfants les remèdes qui leur ont été préparés par le Sauveur: et l'on devrait faire sur vous comme sur eux des insufflations, si l'on pouvait espérer de vous arracher par ce moyen à la puissance des ténèbres et de vous transférer dans le royaume de Jésus-Christ.

CCIX. Jul. Or, le baptême nous délivre, non pas de la concupiscence de la chair qui fait partie de notre nature, mais des souillures de la concupiscence mauvaise......

Aug. L'apôtre saint Jean dit que la concupiscence charnelle ne vient pas du Père, mais du monde (1), et par là il fait entendre que cette concupiscence est mauvaise : toi, au contraire, tu prétends qu'il n'y a rien de

 

1. I Jean, II, 16.

 

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préhensible dans la concupiscence charnelle qui fait partie de notre nature, mais seulement dans la concupiscence mauvaise. Suivant toi, en effet, lors même que les désirs de l'homme ont pour objet la fornication, cette concupiscence charnelle n'est point mauvaise car, dis-tu, celui qui cède à ces désirs, fait un usage mauvais d'une alose bonne : d'où il suit que la concupiscence est toujours bonne en elle-même, qu'elle ait pour objet l'union conjugale ou des unions adultères ; car, dans le premier cas, l'homme use licitement d'une chose bonne; dans le second, ii fait un usage mauvais d'une chose également bonne. Discute donc avec l'apôtre saint Jean, non pas avec moi : cet apôtre enseignant que la concupiscence de la chair ne vient point du Père, mais du monde, affirme par là même que cette concupiscence est mauvaise : conséquemment, ton langage sera en opposition manifeste avec le sien; tant que tu enseigneras que la concupiscence de la chair est bonne, alors même qu'elle porte l'homme au mal; d'où il suivrait qu'elle ne peut jamais être mauvaise. Mais, crois-moi, toute âme chrétienne s'en rapportera plutôt au témoignage de saint Jean qu'à ton propre témoignage.

CCX. Jul. Et par là même, l'économie divine du mystère de la Rédemption, non moins que la sublime majesté du Créateur du genre humain, attestent qu'il n'existe aucun péché dans la nature.

Aug. Comment peux-tu écrire des paroles aussi téméraires que celles-ci : « Il n'existe aucun péché dans la nature? » comme si le péché pouvait exister en dehors de la nature, soit qu'il ait été contracté dès le premier instant de l'existence, soit qu'il ait été commis par la volonté de celui qui en est coupable. Qu'il s'agisse du péché d'un ange, ou du péché d'un homme, il est manifeste que ce péché existe dans cet ange, ou dans cet homme: or, à moins d'avoir perdu tout à fait le sens commun, qui oserait nier que le mot homme ou le mot ange désigne une nature humaine ou une nature angélique ?Aussi bien, que signifient ces autres paroles que tu n'as pu écrire sans avoir fermé complètement tes yeux à la lumière de la raison ? Comment, je te prie, as-tu osé écrire ces mots : « La concupiscence elle-même n'est pas un péché ? » Ne vois-tu pas que ta doctrine est ici en contradiction avec celle de l'Apôtre ? Saint Paul, en effet, nous apprend d'une manière assez explicite que la concupiscence est un péché, quand il dit : « Je n'ai connu le péché que par la loi: car je n'aurais point connu la concupiscence, si la loi n'avait dit : Tu n'auras point de mauvais désirs (1) ». Quoi de plus manifeste que ces paroles de l'Apôtre, quoi de plus vain que tes propres paroles?

CCXI. Jul. Mais résumons ici l'argumentation que nous avons établie : j'ai démontré par le témoignage de la loi et des jugements de Dieu, que la doctrine de la transmission du péché est en opposition absolue avec l'idée même de la justice divine.

Aug. C'est bien plutôt votre propre doctrine qui est absolument contraire à la notion même de la justice divine : car vous supposez que Dieu a fait un acte de la plus odieuse injustice, quand il a fait peser un joug accablant sur les. enfants d'Adam dès le jour où ils sortent du sein de leur mère (2); puisque vous niez le péché originel dont l'existence est  attestée à la fois par le témoignage des Ecritures et par les souffrances mêmes des enfants, par ces souffrances, dis-je, dont le paradis n'a pu offrir le triste spectacle, si ce n'est depuis qu'il a été peint par vous.

CCXII. Jul. J'ai fait voir aussi, en citant les paroles mêmes de Manès, que cet hérésiarque seul condamne la concupiscence charnelle dont Dieu a déposé le germe dans les corps au moment où il les a créés, afin de les rendre capables d'accomplir l'oeuvre de la génération.

Aug. Nous avons démontré, en nous appuyant sur des témoignages tout à fait évidents empruntés, les uns à la parole divine, les autres aux lumières de la saine raison, que vous vous rendez vous-mêmes les fauteurs du manichéisme ; car, en niant que la concupiscence de la chair soit l'effet du péché originel, en la plaçant même dans le paradis de Dieu, vous attribuez nécessairement à la nation des ténèbres, éternelle comme Dieu, une chose que les divines Ecritures déclarent être mauvaise, je veux dire, cette même concupiscence qui fait naître dans la chair des désirs opposés à ceux de l'esprit (3).

CCXIII. Jul. J'ai montré enfin que les arguments développés par vous pour établir la transmission du péché, ne diffèrent pas de ceux employés par Manès.

 

1. Rom. VIII, 7. — 2. Eccli, XL,1. — 3. Galat. V, 17.

 

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Aug. Ambroise n'était pas un manichéen, mais un défenseur invincible de la foi catholique, et il a porté un coup mortel à la doctrine de Manès et à la vôtre, quand il a dit que l'opposition qui règne contre la chair et l'esprit, ta cliente faisant naître dans celle-là des désirs contraires aux désirs de celui-ci, est en nous la suite de la prévarication du premier homme (1) : voilà ce que l'évidence la plus irrésistible, aussi bien que le témoignage de ton maître et les éloges donnés par lui à ce grand évêque, t'obligent à reconnaître et à confesser, quelque pénible que puisse être pour toi un aveu de ce genre.

CCXIV. Jul. J'ai trouvé par un examen raisonné de tes propres paroles, que toi-même tu nies l'existence du libre arbitre et la création par Dieu des petits enfants.

Aug. Les livres saints proclament en une multitude d'endroits que, en confessant l'efficacité de la grâce de Dieu, bien loin de combattre la doctrine du libre arbitre, je la défends contre les attaques de ses ennemis; tandis que toi-même tu ne réussis qu'à détruire et à ruiner complètement la puissance du libre arbitre, en cherchant à l'exalter outre mesure et en plaçant ta confiance dans tes propres forces : et ceux qui liront tes écrits et les miens, comprendront aisément que nous ne nions point que Dieu soit le créateur des petits enfants , mais que vous-mêmes vous niez qu'il soit leur sauveur.

CCXV. Jul. J'ai établi d'une manière tout à fait convaincante, par le simple exposé d'une maxime que tu avais promis de résumer en un seul mot; j'ai établi, dis-je, la réalité de ce fait, savoir, que vous déclarez la nature mauvaise.

Aug. J'ai démontré que la nature humaine n'est pas mauvaise essentiellement, mais qu'il y a en elle quelque chose de mauvais : j'ai appuyé la première de ces deux propositions sur ce principe, que la substance même de cette nature ne saurait être mauvaise, toutes les substances ayant été créées par Dieu; la seconde a été prouvée par le fait seul de la condition malheureuse dans laquelle se trouve cette nature et dont.elle est délivrée par le même Dieu, qui lui a donné l'existence. Lors même que je ne t'aurais point répondu, le lecteur attentif et éclairé aurait pu reconnaître par lui-même que tu as vainement

 

1. Ambr. Liv. VII sur saint Luc, XII.

 

essayé de briser la trame de mon argumentation.

CCXVI. Jul. C'est pourquoi j'ai la confiance que, même pour les esprits les moins cultivés, ou pour ceux que tes bonnes grâces auraient pu entraîner clans le parti de l'erreur, il est tout à fait manifeste que tu ne repousses en réalité que le nom de Manichéen; mais que du reste, avec tous les partisans. de la transmission du péché, tu ajoutes foi pleine et entière à la doctrine également impure et absurde de Manès.

Aug. Ce qui est manifeste même pour les esprits les moins cultivés est tout a fait différent de ce (lue tu penses : ton langage est ici absolument contraire à la réalité. Voici en effet ce qui est parfaitement évident, même aux yeux des pommes les moins instruits, pourvu seulement qu'ils prennent la peine de lire avec une attention soutenue tes écrits et les miens : non-seulement j'ai démontré que je suis un adversaire de l'erreur des Manichéens et que j'ai renversé avec le secours du Dieu de vérité leurs maximes abominables; mais j'ai fait voir aussi que vous-mêmes vous prêtez votre appui à leur doctrine insensée et qu'ils pourraient s'attribuer l'honneur de la victoire, si leurs arguments n'avaient été réfutés et détruits, non point par les vôtres, mais plutôt avec les vôtres, par les principes de la foi catholique dont, par la miséricorde divine, nous sommes les défenseurs. il est évident enfin que tu m'as choisi pour me qualifier du nom de Manichéen et pour faire peser ainsi sur moi sent une accusation non-seulement injurieuse, mais d'autant plus inique qu'elle se retrouve presque à chaque page de tes écrits; il est évident, dis-je, que tu as agi ainsi précisément parce que tu as cru que, malgré la fausseté d'une telle accusation, l'horreur qu'inspire nécessairement un nom aussi abominable, te suffirait pour détruire, sans qu'il en rejaillit sur toi rien d'odieux, les principes inébranlables de la for catholique où vous trouvez votre condamnation; et pour étouffer la voix de cette multitude de docteurs saints et illustres qui ont été les défenseurs de cette même foi, qui ont appris et enseigné ensuite la même doctrine que irons enseignons à notre tour après l'avoir reçue coin trie eux par le moyen de la tradition. Mais le fondement de Dieu demeure ferme : car le Seigneur connaît ceux qui lui (654) appartiennent (1). Quant aux paroles de mon livre que tu avais soi-disant entrepris de réfuter, il serait trop long de montrer ici comment, après avoir essayé d'en attaquer quelques-unes afin de simuler une réfutation quelconque, tu as cherché dans un verbiage également diffus et obscur un moyen facile de laisser de côté les autres qui sont de beaucoup plus nombreuses: c'est pourquoi j'abandonne au lecteur le soin d'observer par lui-même et de constater cette façon d'agir plus que singulière.

 

1. II Tim. II, 19.

 

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