SÉCUNDINUS II
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NATURE DU BIEN
SÉCUNDINUS I
SÉCUNDINUS II

RÉFUTATION DE SÉCUNDINUS.

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.

 

 

I. Je suis très-sensible à la bienveillance que vous me témoignez dans votre lettre, et soyez assuré que l'affection dont vous m'entourez est pour moi un nouveau motif de vous prodiguer mon amour. Mais hélas ! je suis saisi d'une profonde tristesse quand je vous vois, par opposition contre moi et surtout contre l'immuable vérité, vous attacher obstinément à ces opinions dont la fausseté me paraît de la dernière évidence. Quant aux fausses idées que vous vous faites de moi, je les méprise facilement; il me suffit pour cela de savoir que ce que vous pensez de moi, bien à tort assurément, peut encore se supposer dans un homme. Vous êtes dans l'erreur à mon égard, cependant cette erreur ne va pas jusqu'à me jeter absolument au ban de l'humanité; en effet, si je ne suis pas coupable des erreurs dont vous m'accusez, ces erreurs du moins ne sont pas inconciliables avec un esprit humain. Je ne me crois donc pas obligé à beaucoup d'efforts pour me justifier à vos yeux sur ce point. Ce n'est pas sur moi que repose votre espérance, et vous pouvez être bon, quoique je sois mauvais. Ayez d'Augustin l'opinion qu'il vous plaira; mon seul désir, c'est que ma conscience ne m'accuse pas aux yeux de Dieu. Je puis dire comme l'Apôtre : « Peu m'importe d'être jugé par vous ou par le genre humain (1) ». Je ne marcherai donc pas sur vos traces, je rougirais de supposer en vous arbitrairement la plus légère disposition mauvaise. Je ne dis pas que vous avez voulu me déchirer tout en prodiguant des formes flatteuses; pour moi, je vous juge uniquement d'après vos paroles. Malgré la mauvaise opinion que vous avez sur moi; quoique vous supposiez qu'en quittant l'hérésie manichéenne, j'aie voulu me soustraire à certaines mortifications de la chair qu'il m'aurait fallu subir dans votre secte ; quoique vous disiez que je n'ai embrassé le catholicisme que

 

1. I Cor. IV, 3.

 

dans des vues d'ambition, je porte la charité plus loin à votre égard, et je veux bien croire que vos soupçons ne sont pour moi que de la bienveillance; je suis persuadé également que votre lettre vous a été inspirée, non pas dans le but de m'accuser, mais dans le désir sincère de me ramener au bien. De votre côté, si votre bienveillance veut bien alter jusqu'à croire à la sincérité de mes paroles, comme je ne puis dévoiler physiquement à vos yeux et vous prouver les dispositions qui m'animent intérieurement et que vous incriminez avec violence, vous changerez promptement d'opinion à mon égard, et vous ne vous exposerez plus affirmer témérairement ce que vous ignorez.

II. Je l'avoue, c'est par crainte que j'ai quitté les Manichéens, mais par crainte de ces paroles de l'Apôtre: « L'Esprit de Dieu dit ouvertement que, dans les temps à venir, quelques-uns abandonneront la foi, en suivant des esprits d'erreur et des doctrines diaboliques, enseignées par des docteurs pleins d'hypocrisie, et dont la conscience est noircie de crimes. Ils interdiront le mariage et l'usage des viandes que Dieu a créées pour être reçues avec action de grâces par les fidèles, et par ceux qui connaissent la vérité. Car tout ce que Dieu a créé est bon, et on ne doit rien rejeter de ce qui se mange avec actions de grâces (1) ». Ces paroles s'appliquent parfaitement à tous les hérétiques, mais les Manichéens y sont caractérisés avec une évidence frappante. Dès que dans ma jeunesse je pus comprendre ces mêmes paroles, je fus saisi de crainte et je laissai tous les biens qui m'attachaient à cette société. Il est vrai, l'amour de l'honneur fut aussi pour moi un puissant motif d'opérer cette séparation, mais de cet honneur dont parle également l'Apôtre : « Gloire, honneur et paix à celui qui fait le bien (2) ». Or, comment fera-t-il le bien celui qui voit le mal,

 

1. I Tim. IV, 1-4. — 2. Rom. II, 10.

 

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non pas seulement dans une volonté changeante, mais même jusque dans la nature immuable ? S'adressant à ceux qui se flattaient de bien parler, quand ils étaient eux-mêmes mauvais, le Sauveur s'écrie : « Ou bien rendez l'arbre bon ainsi que son fruit, ou rendez l'arbre mauvais ainsi que son fruit (1) ». A ceux qui avaient cessé d'être mauvais pour devenir bons, l'Apôtre dit : « Autrefois vous a étiez ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur (2) ». Si vous ne croyez pas à la sincérité de mon esprit, pensez de moi ce que vous voudrez; mais quand il s'agit de la vérité, réfléchissez-y plus sérieusement. N'ayez qu'une tentation humaine (3). La mauvaise idée que vous avez de ma personne n'est qu'une erreur humaine, car ce dont vous m'accusez faussement pourrait être vrai. Mais quand il s'agit de cette fable persique où le grotesque le dispute à la ruse et au mensonge, ce n'est plus d'un homme mais de Dieu qu'il s'agit; c'est la vérité elle-même que vous dénaturez par vos honteux mensonges; le silence devient donc impossible, quand il s'agit de la mort éternelle de l'âme ; le mépris serait un crime. Tel est donc le point qu'il s'agit de discuter avec vous. Quant à ce qui me concerne personnellement, je ne puis que vous dire de me croire; si vous refusez, je n'ai plus qu'à garder le silence. En effet, puisque vous vous faites une idée fausse de la lumière des esprits, lumière que l'on contemple avec d'autant plus de calme qu'on l'étudie avec un œil plus pur, je me trouve dans l'impossibilité de vous prouver que vos impressions sont erronées, lors même que vous apporteriez à m'écouter toute la patience possible. La sensation éprouvée par votre œil m'est entièrement étrangère et réciproquement; sur ce point dès lors, tout ce que nous pouvons, c'est d'y croire ou de ne pas y croire. Il en est de même des affections qui nous sont propres; mais quand il s'agit de la vérité qui ne vous est pas une chose plus personnelle qu'à moi, la situation n'est plus la même; on nous la propose, c'est à nous de l'examiner avec franchise et sans aucune prévention d'esprit ou de coeur.

III. Pour vous rendre évidente l'erreur manichéenne, je n'invoquerai d'autres arguments que ceux que vous me fournissez dans votre lettre. « Vous rendez grâces, dites-vous, à

 

1. Matt. XII, 33. — 2. Eph. V, 8. — 3. I Cor. X, 13.

 

l'ineffable et auguste Majesté, et à son Fils, Roi de toutes les lumières, Jésus-Christ ». Dites-moi donc de quelles lumières Jésus-Christ est roi ? Est-ce de celles qu'il a créées ou de celles qu'il a engendrées? Nous disons, nous, que Dieu le Père a engendré son Fils égal à lui-même, que par lui il a créé la nature inférieure, qui dès lors ne peut être ni de la même substance ni de la même nature que Celui qui l'a faite ou créée. Parce que c'est par Jésus-Christ que Dieu a créé les siècles, l'Apôtre l'appelle le Roi des siècles (1) ; il en est le Roi puisqu'il possède la supériorité et le pouvoir de gouverner. Vous dites de Jésus-Christ qu'il est le Roi des lumières; si ces lumières ont été engendrées par-lui, pourquoi ne lui sont-elles pas égales? Si elles lui sont égales, comment peut-il en être le Roi, puisqu'il est de l'essence d'un roi de gouverner, et qu'il est évidemment impossible que ce qui est gouverné soit égal au gouverneur lui-même ? Si au lieu de les engendrer il les a créées, d'où les a-t-il créées? Si elles sont émanées de lui-même, pourquoi lui sont-elles inférieures? pourquoi ont-elles dégénéré? S'il ne les a pas tirées de lui-même, dites-moi, d'où les a-t-il tirées? Mais peut-être n'a-t-il ni engendré ni créé ces lumières dont il est le Roi ? Elles ont donc alors une origine et une nature qui leur est propre; mais cette nature doit être assez imparfaite pour qu'elle ait besoin ou qu'elle désire d'être gouvernée par une puissance voisine. S'il en est ainsi, connaissez-vous, en dehors de la nation des ténèbres, deux natures dont l'une ait besoin du secours de l'autre, mais qui ne dépendent aucunement du même principe? Une semblable opinion doit vous paraître digne du plus profond mépris, car elle est directement contraire au manichéisme, qui se garde bien de désigner dans l'énumération des deux natures le Roi des lumières et les lumières qui sont gouvernées, mais le royaume des lumières et le royaume des ténèbres. Voilà, sans doute; ce que vous me direz pour me prouver que ces lumières sont engendrées; et si je vous demande pourquoi elles sont inférieures, vous me répondrez qu'elles sont égales. J'insiste et je veux savoir pourquoi elles sont gouvernées? vous nierez qu'elles le soient. Mais alors pourquoi ont-elles un roi? Je ne vois pas comment vous tirer de cet embarras, à moins de vous repentir d'avoir placé

 

1. I Tim. I, 17.

 

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dans votre lettre une porte par laquelle il vous est impossible de sortir. Mais je suppose votre repentir, je veux même que vous alliez jusqu'à dire qu'on ne doit pas regarder le manichéisme comme vaincu, par cela seul qu'il vous est échappé une imprudence dans votre lettre; alors je vous citerai un grand nombre de passages des livres de Manès, où il est dit clairement que le royaume de lumière ne porte ce nom que par opposition au royaume des ténèbres; il ne s'agit pas d'un seul royaume, mais de plusieurs; en voici une preuve dans les paroles suivantes de la lettre du Fondement ruineux. En parlant du Père il est dit : « Dans ses royaumes il n'y a ni indigent ni infirme ». Quand il s'agit de plusieurs royaumes, à moins de pousser l'aveuglement jusqu'à l'absurdité la plus révoltante, on comprend que l'égalité ne peut exister entre des Rois dont les uns règnent sur les autres. Réfléchissez-y quelque peu et vous comprendrez que ce serait pour vous une honte de vous repentir de ce que vous avez écrit dans votre lettre. Oui, Jésus-Christ est en toute vérité le Roi des lumières; celles-ci ne lui sont pas égales, mais inférieures par nature. Repentez-vous plutôt d'avoir été manichéen, car le début seul de votre lettre déjoue d'un seul coup toutes les machinations séductrices sur lesquelles s'appuie cette hérésie. Puisque Jésus-Christ est le Roi des lumières, il est évident qu'il n'a pas engendré de sa propre substance les natures inférieures sur lesquelles il exerce son empire: de même il est impossible qu'il ait étendu son règne et sa puissance sur une nation voisine qu'il n'a ni engendrée ni créée, car alors nous aurions deux natures bonnes par elles-mêmes, qui n'auraient entre elles aucune relation de principe, et dont l'une cependant aurait besoin de l'autre; l'évidence se refuse à une telle conclusion. La seule que l'on puisse tirer, c'est que Jésus-Christ n'a pas engendré les lumières sur lesquelles il règne, et qui néanmoins sont bonnes, puisqu'elles lui sont inférieures et soumises; quoiqu'il ne les ait pas engendrées, elles lui appartiennent de droit et sans usurpation aucune, puisqu'elles sont l'oeuvre et la création de Dieu.

IV. Pour expliquer cette création, vous allez peut-être imaginer qu'il s'est servi d'une certaine matière, préalablement existante et qu'il n'aurait pas créée, en sorte qu'il n'aurait pu réaliser ce qu'il voulait s'il n'avait été aidé par cette matière préexistante ; mais alors vous allez vous enfoncer dans un dédale inextricable de ténèbres et d'erreurs. Par. respect pour l'ineffable et auguste Majesté, acceptez dans toute la simplicité de votre intelligence ces paroles révélatrices : « Dieu dit, et tout a été fait; il commanda, et tout fut créé (1) » ; alors vous comprendrez pourquoi la foi catholique nous enseigne que c'est Dieu qui a créé tout ce qui est et qu'il a bien fait toutes choses (2). Si pour créer il a eu besoin d'une matière préexistante, cette matière était de lui ou n'en était pas. Si elle était de lui, il ne l'avait pas créée, mais engendrée ; comment pouvait-il donc engendrer une chose inférieure à lui. même ? Puisqu'il en était roi, ce dont il étai roi devait lui être inférieur. Si cette matière n'était pas de lui-même, elle ne pouvait pas être davantage d'un autre que Dieu n'avait pas créé; autrement il faudrait admettre l'existence d'un bien que Dieu n'avait pas créé et qui lui aurait servi à établir son empire. A ce prix il n'est donc plus le Créateur de tous les biens, puisqu'il existait un bien qu'il n'avait pas créé; il ne peut être question ici d'un mal, car ce n'est pas d'un mal étranger qu'il a pu se servir pour créer les lumières sur lesquelles il devait régner. Concluons: Si pour créer l'uni. vers, Dieu s'est servi d'une matière préexistante, cette matière préexistante ne pouvait être que son oeuvre.

V. Le néant, c'est donc de là qu'est sorti l'univers, sous la main créatrice du Tout. Puissant. Mais peut-être qu'en appelant Jésus. Christ le premier-né de l'ineffable et auguste Majesté, vous vous placez en dehors de la sphère de l'Incarnation, en vertu de laquelle, selon l'Apôtre, nous avons été nous-mêmes adoptés pour devenir les enfants de Dieu, en sorte que Jésus-Christ, Fils de Dieu par nature, a daigné nous adopter pour ses frères et s'appeler le premier-né d'entre nous a. Ce serait donc au point de vue de la Divinité même que vous l'appelleriez le premier-né, en sorte qu'il serait proprement le frère de ces lumières sur les. quelles il règne. Ces lumières n'auraient pas été créées par le Père, mais engendrées du Père après Jésus-Christ, de telle sorte que Jésus-Christ serait le premier-né, les lumières ne seraient nées qu'après lui, mais tous se. raient d'une seule et même substance. Si

 

1. Ps. CXLVIII, 5. — 2. Gen. I, 31. — 3. Rom. VIII, 29.

 

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c'est là ce que vous croyez, vous vous mettez en contradiction directe d'abord avec l'Evangile qui appelle Jésus-Christ le Fils unique de Dieu . « Et nous avons vu la gloire de celui qui est le Fils unique du Père ». Si cette parole est vraie, il est impossible de supposer des frères consubstantiels à Celui qui est la vertu et la divinité même consubstantielle au Père. Dans l'Ecriture Jésus-Christ est donc désigné sous les titres de Fils unique et de premier-né: Fils unique parce qu'il n'a pas de frère; premier-né, parce qu'il a des frères. Or, il est impossible de concilier ces deux expressions si on les applique dans leur sens absolu à la seule et même nature divine. La foi catholique, qui établit une distinction essentielle entre le Créateur et la créature, ne laisse aucune difficulté dans l'interprétation de ces deux termes. Elle appelle Jésus-Christ Fils unique suivant cette parole : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (1) ». Elle l'appelle ensuite le premier-né de toute créature, dans le sens marqué par ces paroles de l'Apôtre : « Afin qu'il soit le premier-né parmi un grand a nombre de frères (2) ». Ces frères, ce sont ceux que le Père lui a engendrés non pas dans l'égalité de la substance, mais par l'adoption de la grâce, pour établir entre eux et lui une société de frères. Lisez donc les Ecritures, jamais vous n'y trouverez un seul mot qui laisse supposer de Jésus-Christ qu'il est Fils de Dieu par adoption. Or, cette adoption nous est très-souvent attribuée : « Vous avez reçu l'esprit des enfants d'adoption, attendant l'adoption, la rédemption de notre corps (3) ; afin que nous recevions l'adoption des enfants (4); il nous a prédestinés pour l'adoption des enfants (5); nation sainte, peuple d'adoption (6); il vous a appelés par notre Evangile à l'adoption de la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ (7) ». Lisez, et vos souvenirs ou la lecture vous offriront un grand nombre de passages du même genre. Autre chose est d'être Fils unique de Dieu par l'excellence du Père; autre chose de recevoir, par la foi en lui, le pouvoir de devenir par la grâce enfants de Dieu. « Il leur a donné le pouvoir de devenir les enfants de Dieu (8) ». Ils ne l'étaient donc pas par nature, puisqu'ils n'ont reçu le

 

1. Jean, I, 1. — 2. Coloss. I, 18. — 3. Rom. VIII, 15, 23. — 4. Gal. V, 4. — 5. Ephés. I, 5. — 6. I Pierre, II, 9. — 7. II Thess. II, 12, 13. — 8. Jean, I, 14.

 

pouvoir de le devenir que par la foi en Celui  « qu'il n'a pas épargné et qu'il a livré pour nous tous (1) », afin que Celui qui était en lui, son Fils unique, devînt pour nous son Fils premier-né. En tant que Fils unique il est né de Dieu et non de la chair, du sang, de la volonté de l'homme ou de la volonté de la chair; en tant que premier-né pour ses frères dans l'Eglise, « le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous (2) ». En tant que nous avons été naturellement les enfants de colère, c'est-à-dire les enfants de la vengeance, enchaînés dans les liens de la mortalité, il est vrai que nous avons été créés et formés par Dieu qui, depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, dispose toutes choses avec poids, nombre et mesure; cependant nous sommes nés de la chair, du sang et de la volonté de la chair. Mais en tant que nous avons reçu le pouvoir de devenir les enfants de Dieu, nous naissons non pas de la chair, du sang, de la volonté de l'homme ou de la volonté de la chair, mais de Dieu; non point de sa substance même qui nous rendrait égaux à lui-même, mais de sa grâce qui nous adopte pour enfants.

VI. Supposons qu'au point de vue même de la substance divine, Jésus-Christ ne soit pas le Fils unique du Père, qu'il ait des frères puisés; comment pourrait-il en être le Roi ? Direz-vous qu'il était le plus fort parce qu'il était l'aîné ? Une telle réponse vous ferait rougir; mais alors que répondrez-vous? Calmez votre indignation, restez calme et rendez-vous capable de contempler la vérité sans y mêler d'obstination. Dites-moi donc comment, dans cette substance divine et éternelle, vous comprenez que Jésus-Christ ne soit que le Fils premier-né; est-il seulement l'aîné en ce sens que d'autres frères soient nés après lui? pourriez-vous me dire de combien d'heures, de jours, de mois ou d'années sa naissance a précédé celle de ses frères ? Est-ce d'après l'intervalle temporel que ces naissances se spécifient? Si ce n'est pas par le temps, c'est donc par l'excellence même et par le degré de dignité et de majesté, en sorte que si Jésus-Christ a mérité la royauté sur ses frères, c'est parce qu'il est né en quelque sorte dans une autre royauté. Direz-vous qu'il a sur ses frères une priorité temporelle, en ce sens qu'il est né avant eux et qu'il fut un temps où ils n'étaient pas ? Que pensez-vous d'un tel blasphème ?

 

1. Rom. VIII, 32. — 2. Jean, I, 12, 14.

 

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Ne voyez-vous pas dans quel gouffre d'impiété vous vous précipitez, si dans la nature suprême de Dieu vous admettez une succession de temps et d'époques, jusqu'à croire qu'à tel moment elle fut ce qu'elle n'était pas auparavant ? Ou bien admettez-vous la nécessité où étaient les lumières de marcher contre la nation des ténèbres, en sorte que ces départs successifs des lumières sont pour vous ce que vous appelez des générations,, générations temporelles destinées à combattre temporellement ? Une seule lumière ne suffisait donc pas pour remporter la victoire, il fallait toute la vertu divine pour terminer cette guerre ? S'il fallait un grand nombre de lumières, pourquoi ne pas les lancer toutes à la fois. Est-ce donc qu'elles n'étaient pas spirituelles, est-ce que l'issue n'était pas assez vaste, de manière que celui qui a eu le bonheur de sortir le premier, a mérité par là d'être appelé le premier-né et de régner sur ses frères ? Je ne veux pas examiner chacun des détails en particulier, car je craindrais de fatiguer votre attention. Elevez donc vos pensées plus haut, secouez les obscurités de la discussion. A mes yeux, tout cet échafaudage de lieux, de temps, de mouvements, de sorties, de ruines, ne peut s'appliquer qu'à une nature changeante ; et pourtant, quoique changeante, cette nature n'a d'autre principe d'existence que la création même de Dieu ; autrement l'Apôtre n'aurait pas dit : « Ils ont adoré et servi la créature de préférence au Créateur qui est béni dans  tous les siècles (1) ».

VII. Dans ce texte de l'Apôtre il y a deux points nécessaires à considérer entre nous D'abord, s'il y avait une seule créature étrangère à Dieu, l'Apôtre ne pourrait plus dire que Dieu en est le Créateur; ensuite, si le Créateur et la créature étaient d'une seule et même substance, on ne pourrait plus faire un reproche aux hommes de ce qu'ils ont servi la créature de préférence au Créateur; car, que l'on serve l'un ou l'autre, ce serait toujours à la même nature et à la même substance que l'on resterait uni. De même qu'on ne peut adorer le Fils sans adorer le Père, parce qu'il y a entre eux unité de nature; de même on ne pourrait servir la créature sans servir par là même le Créateur, s'ils étaient l'un et l'autre d'une seule et même substance. Avec un peu de réflexion vous pouvez conclure de là qu'il y a une distance

 

1. Rom. I, 25.

 

infinie entre le Créateur et la créature, et dès lors, que la génération dans le Créateur ne peut avoir pour terme une simple créature; autrement la créature, loin d'être inférieure à Dieu, serait à son égard dans une parfaite égalité de substance; l'adorer ce serait adorer le Créateur lui-même. Or, l'Apôtre réprimande vivement et couvre de honte ceux qui ont adoré et servi la créature de préférence au Créateur ; quelle preuve plus évidente pouvait-il donner de leur différence de nature ? De même qu'on ne peut voir le Fils, c'est-à-dire le comprendre, qu'on ne comprenne en lui le Père, selon cette parole : « Celui qui me voit, voit aussi mon Père (1)»; de même le Fils ne peut être honoré sans que le Père soit honoré en lui. Si donc la créature était Fils de Dieu, celle-ci ne serait jamais honorée sans que le Créateur le fût par le fait même, et dès lors il n'y aurait plus lieu de condamner ceux qui ont honoré la créature de préférence au Créateur. Vous comprenez, je pense, qu'il ne vous est pas permis d'appeler Jésus-Christ le premier-né de l'ineffable et auguste Majesté et le Roi des lumières, à moins que vous ne renonciez au manichéisme, et qu'alors vous puissiez établir une distinction entre le Créateur et la créature. Alors aussi vous comprendrez que Jésus-Christ est le Fils unique de Dieu en tant qu'il est le Verbe de Dieu, Dieu en Dieu, immuable et éternel comme Dieu, et pouvant ainsi sans usurpation se dire en tout égal à Dieu (2). Vous comprendrez qu'il est le premier-né de toute créature, en ce sens que tout a été créé en lui et par lui, au ciel et sur la terre, les choses visibles et les choses invisibles. Vous connaissez, je pense, les paroles de l'Apôtre aux Colossiens (3).

VIII. Si donc je vous demande de quoi a été tirée toute créature qui, quoique bonne en elle-même, est cependant inférieure au Créateur et muable par nature, quoique Dieu soit essentiellement immuable, il vous est impossible de me répondre, à moins que vous ne consentiez à avouer qu'elle a été tirée du néant. Maintenant, que cette créature vienne à pécher, du moins celle qui en est capable, n'est-il pas évident que par là elle retourne au néant, non pas sans doute pour y devenir néant, mais pour s'en rapprocher en perdant de sa force et de sa vigueur? Que cette force et cette vigueur continuent à diminuer de plus en plus; est-ce que, à la fin, le dernier état ne serait pas

 

1. Jean, XIV, 9. — 2. Philipp. II, 6. — 3. Coloss. I, 15, 16.

 

463

 

le néant? Se détacher volontairement des fondements inébranlables de la vérité, pour suivre des opinions essentiellement caduques et changeantes, c'est de sa part aimer la vanité. Quand elle en subit le juste châtiment, l'empire de la vanité s'impose à elle contre sa volonté. De là ce mot de l'Apôtre: « Toute créature est soumise à la vanité, et ce n'est pas volontairement (1) », car l'homme n'est que vanité. En effet, il y a dans l'homme une partie invisibles l'esprit, et une partie visible, le corps; voilà pourquoi en parlant de l'homme, nous disons que toute créature est en partie visible et en partie invisible; il n'en est pas de même des animaux, car ils sont privés de la partie intellectuelle. Dans cet état l'homme conserve pourtant l'espérance, parce qu'il compte sur la miséricorde de son Libérateur, sur la rémission des péchés et l'adoption de la grâce. Au contraire, si vous soutenez que la créature qui, quoique bonne, est cependant inférieure au Créateur et essentiellement muable, n'a pas été tirée du néant parle Père, par l'organe du Fils, dans la bonté du Saint-Esprit, c'est-à-dire par la Trinité consubstantielle, éternelle et immuable, vous tombez logiquement dans des absurdités sacrilèges; vous serez réduit à dire, par exemple, que Dieu a engendré de lui , même un être qui n'est pas égal à celui qui l'a engendré et qui peut devenir victime de la vanité. Direz-vous que celui qui engendre et que celui qui est engendré sont égaux, alors vous les condamnez tous les deux à la mutabilité. Se peut-il une impiété plus grande que de croire et de formuler de telles erreurs? quel aveuglement et quelle perversité de préférer avilir Dieu plutôt que de travailler soi-même à devenir meilleur ! Dire que Dieu est muable, cela vous paraîtrait une impiété trop manifeste, vous vous y refusez; et par contre, vous faites de la créature un être immuable, afin de pouvoir l'égaler au Créateur, et soutenir que le Créateur et la créature sont d'une seule et même substance. Dans ce cas, relisez votre lettre, vous trouverez la réponse. En effet, d'où vient donc cette âme que vous placez au milieu des esprits et à laquelle vous soutenez que « dès le principe sa nature a donné la victoire? » Vous lui proposez ensuite une loi et une condition ; car, « si elle agit de concert avec l'esprit des vertus, elle participera avec  lui à la vie éternelle et elle possédera ce

 

1. Rom. VIII, 20.

 

royaume auquel le Seigneur nous convie; si au contraire elle se laisse entraîner par l'esprit des vices, et qu'après son consentement donné elle fasse pénitence, elle obtiendra le pardon de ses souillures ». Vous reconnaissez ces paroles de votre lettre, vous reconnaissez donc aussi que vous avez affirmé de l'âme qu'elle est changeante et muable par nature. Consentir à l'esprit des vices, puis faire pénitence, n'est-ce pas passer du mal au bien ? n'est-ce pas changer ? Constatons cet aveu qui vous a été arraché par l'évidence de la vérité. Votre . âme, si vous en doutiez, vous convaincrait elle-même de sa mutabilité; elle vous rappellerait le nombre de fois que, depuis votre naissance, elle a changé de volonté, de doctrine et de consentement; et pour cela elle n'aurait besoin d'aucun document extérieur.

IX. Mais en affirmant l'immutabilité de l'âme, peut-être pensez-vous pouvoir vous. appuyer sur les paroles suivantes : « Car elle n'a pas péché par sa propre volonté, mais sous l'impulsion et la direction d'un autre ; en effet, elle est gouvernée par le mélange de la chair et non par sa propre volonté ». Par ces paroles vous voulez dire, sans doute, que l'âme par sa propre nature est immuable, ruais que mélangée à une autre nature elle devient changeante. Remarquez donc que l'on ne vous demande pas s'il en est ainsi, mais pourquoi il en est ainsi. On a dit d'Hector, d'Ajax et même de tous les hommes et de tous les animaux, que leurs corps seraient appelés invulnérables s'il pouvait arriver que jamais aucune blessure ne les atteignît. Le corps seul d'Achille, si l'on en croit certaines fictions poétiques, fut regardé comme invulnérable ; cependant il put être atteint sur un point, sur ce point dès lors il ne fut point invulnérable. Si l'âme était immuable, aucun mélange, quel qu'il soit, ne pourrait la faire changer; comme un corps, s'il est invulnérable, ne peut être blessé par le contact ou le choc de quoi que ce soit. Nous, catholiques, nous disons du Verbe de Dieu qu'il est essentiellement immuable et incorruptible; en conséquence nous n'hésitons pas à enseigner que, revêtant une chair mortelle et vulnérable, afin de nous apprendre à mépriser la mort et toutes les souffrances corporelles, il a réellement pris naissance dans le sein d'une Vierge. Vous, au contraire, parce que vous poussez la perversité jusqu'à admettre que le Fils de Dieu est corruptible, vous (464) craignez de le mettre en contact avec la chair; comme vous le proclamez de la même nature que l'âme, vous assurez qu'étant mêlé à la chair il subirait un véritable avilissement. Voyons, choisissez : Admettez-vous que Dieu est un être muable, et que de sa substance muable le Père a engendré son Fils également muable ? vous sentez toute l'impiété d'une pareille doctrine ; ou bien admettez-vous que Dieu est immuable, mais que de sa substance il a engendré un Fils muable ? cette seconde proposition ne doit pas vous paraître moins absurde et impie; ou bien admettez-vous non-seulement que Dieu est immuable, ruais que de sa substance il a engendré son Fils également immuable, et par là même étant comme lui le bien suprême et souverain? quant aux autres biens inférieurs, que nous appelons les créatures, admettez-vous qu'ils ne sont pas. de sa substance, autrement ils lui seraient égaux; que parce qu'ils sont de véritables biens, c'est Dieu qui les a créés; que parce qu'il les a tirés du néant, ils ne lui sont pas égaux? Si c'est là votre croyance, vous cessez d'être impie, vous oublierez les Perses et vous serez des nôtres.

X. L'Apôtre a dit: « Nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les  principautés et les puissances (1) »; car, en suivant la pente de leur volonté impie, elles descendent jusqu'à l'amour (le leur propre faste et de leur honneur personnel, et par jalousie ferment aux âmes pieuses tout retour vers le bien. Toutefois, entre votre opinion et notre foi, voici la différence : Selon vous, ces princes issus d'une nature qui leur est propre, et que Dieu n'a ni engendrée ni créée et qui lui était contiguë par l'effet d'une éternelle proximité, ont fait la guerre à Dieu avant même tout mélange du bien et du mal. Quel mal, dès lors; n'a-ce pas été pour Dieu de se voir réduit à la nécessité d'unir à ces princes sa propre substance, malgré la certitude où il était qu'elle serait souillée, troublée, soumise à l'erreur et à l'oubli d'elle-même, à tel point qu'elle aurait besoin d'un libérateur, d'un maître, d'un sauveur ! Vous voyez à quelles folies il faut avoir recours quand on a rivé sur soi les chaînes de l'impiété. Pour nous, la foi catholique nous enseigne que seul le néant absolu est contraire à Dieu qui est l'Etre par essence ; quant à ce qui existe, son existence n'a d'autre principe que Dieu lui-même, et à ce titre tout

 

1. Ephés. VI, 12.

 

ce qui existe est bon ; toutefois cette bonté a des degrés. Ainsi, parmi tous ces biens sortis des mains du Créateur et distribués dans une progression parfaite, les uns occupent des places et des lieux différents et déterminés: ce sont tous les biens corporels; les autres tirent leur excellence de leurs avantages naturels: à ce titre l'âme l'emporte sur le corps; les autres, des droits qu'ils ont acquis à la récompense ou au châtiment: à ce point de vue l'âme jouit du repos ou devient victime de la douleur. Quant à ces princes contre lesquels l'Apôtre déclare que nous avons à lutter, avant de nuire ils subissent déjà le châtiment de leurs péchés. En effet, avant qu'un envieux cherche à nuire, il est déjà pour lui-même son propre tourment. D'un autre côté, ce sont les plus forts qui nuisent aux plus faibles; car pour l'emporter sur quelqu'un il faut être le plus fort; nous pouvons remarquer cependant que dans l'état où les a jetés leur iniquité, ces princes sont plus faibles qu'ils n'auraient été s'ils avaient persévéré dans leur premier état et dans la justice. Il importe aussi de savoir d'où peut venir cette supériorité de forces; est-ce du corps? sur ce point les hommes le cèdent aux chevaux; est-ce de la nature de l'âme? l'âme qui a la raison l'emporte sur celle qui en est privée; est-ce des affections du coeur? l'homme vertueux est plus fort que le pécheur; est-ce de la puissance hiérarchique? le général l'emporte sur le soldat ou sur le gouverneur de province. Quant à la puissance en elle-même, il est hors de doute qu'elle est accordée par la souveraine puissance de Dieu; si les méchants se soulèvent contre les bons, c'est-à-dire les pécheurs contre ceux qui sont déjà en possession de la justice ou qui s'efforcent d'y arriver, c'est Dieu lui-même qui leur donne ce pouvoir, soit pour éprouver ces justes par la patience (1), soit pour ranimer leur espérance, soit pour les faire servir de modèles aux autres. « Sachant, dit l'Apôtre, que la tribulation produit la patience ; la patience, la pureté et la pureté l'espérance (2) ». Ce genre de combat se réalise quand un fidèle lutte contre les princes des anges prévaricateurs et contre les esprits d'iniquité ; ceux-ci reçoivent la puissance de tenter, le fidèle reçoit celle d'accomplir les préceptes. Il suit de là que ces princes triomphent dans les choses de moindre importance, et sont vaincus dans les

 

1. I Cor. XI, 19. — 2. Rom. V, 3, 4.

 

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choses les plus importantes; ils triomphent souvent du corps à cause de sa faiblesse, mais ils sont vaincus par l'âme qui est plus puissante. Quand ils usent de violence, c'est par la patience qu'on les combat, et il faut la prudence quand ils emploient la ruse ; parce moyen ils n'obtiennent de nous aucun consentement, soit qu'ils essaient de nous dompter par la violence, soit qu'ils cherchent à nous tromper par la ruse. Mais n'oublions pas que la vertu et la sagesse appartiennent à Dieu, et que c'est par elle qu'il a créé toutes choses ; voilà pourquoi quand, parmi les créatures, celles qui sont supérieures s'abaissent vers celles qui sont inférieures, ce qui constitue le péché et le mal, la force singe la vertu et la ruse la sagesse. Qu'au contraire, elles se relèvent de cet abaissement, la magnanimité imite la vertu, et la science imite la sagesse. Les pécheurs imitent Dieu le Père par leur orgueil impie, et les justes l'imitent par une pieuse libéralité. Les pécheurs par leur cupidité et les justes par leur charité, imitent le Saint-Esprit; toutefois, si vicieuse que soit pour les uns, si louable que soit dans les autres cette imitation de Dieu en qui et par qui toutes les natures ont été créées, il est certain que l'homme peut s'en éloigner à différents degrés. Supposé même qu'un combat s'élève entre ceux qui imitent Dieu pour s'avancer dans le bien, et ceux qui l'imitent en prenant le parti du mal, l'imitation de ces derniers est toujours vaincue par l'imitation des premiers ; plus les uns s'élèvent par l'orgueil, plus ils sont abaissés ; et plus les autres s'abaissent par l'humilité, plus ils s'élèvent en réalité.

Si l'on comprend difficilement pourquoi ceux qui sont les plus forts par l'esprit, sont les plus faibles parle corps, je trouve tout naturel que ceux qui ont été luis en liberté par la rémission de leurs péchés, subissent l'épreuve de la mortalité du corps en attendant qu'ils soient couronnés du diadème de l'immortalité. On échappe difficilement au châtiment; pour y échapper il faut l'avoir mérité. De là ces paroles de l'Apôtre : « Si Jésus-Christ est en vous, quoique votre corps soit mortel à cause du péché, votre esprit est vivant à cause de la justice. Car si l'esprit de Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts, habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous (1) ». En punition de son péché, l'âme est condamnée à vivre avec une chair de péché; si elle se retourne vers Dieu et aspire à devenir meilleure, elle cesse aussitôt de vivre selon la chair; bien plus, si elle cherche sérieusement à perfectionner sa chair, elle méritera d'avoir un corps immortel; mais ce bonheur ne lui sera accordé qu'à la fin des temps, quand la mort, notre dernière ennemie, sera détruite, quand ce corps corruptible aura revêtu l'incorruptibilité. Il n'est pas ici question de ce globe fabuleux dont vous faites grand bruit, mais de ce changement dont il est dit: «Nous ressusciterons tous, mais tous nous n'obtiendrons pas l'immutabilité ». L'écrivain sacré venait de dire : « Et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous jouirons de l'immutabilité» ; expliquant ensuite cette immutabilité, il ajoute : « Il faut que ce corps corruptible revête l'incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l'immortalité ». C'est ainsi qu'il traitait cette importante question de la résurrection, qu'il avait posée.en ces termes : « Mais, dira quelqu'un, comment les morts ressusciteront-ils ? Quel sera leur corps (2) ? » Lisez attentivement tout ce passage, déposez pour cette lecture tout esprit d'obstination et de chicane, conjurez Dieu de verser en vous ses lumières et son secours, et vous reconnaîtrez la vérité de mes paroles. Maintenant revenez au sujet que nous traitons, et comprenez, si vous le pouvez, la portée de mon langage ; je n'ai pas à dire que les justes combattent contre le néant; mais contre ces substances qui sont tristement déchues, parce qu'elles n'ont pas persévéré dans la vérité.

XI. Déchoir, ce n'est pas encore retomber dans le néant, mais c'est y tendre ou s'en rapprocher. Quand les choses supérieures se rapprochent des choses inférieures, celles-ci restent ce qu'elles sont; mais les autres déchoient et tombent dans un état inférieur; je ne veux pas dire qu'elles s'assimilent entièrement aux choses vers lesquelles elles s'inclinent; mais, dans ce qu'elles sont, elles éprouvent une diminution plus ou moins sensible. Ainsi en s'inclinant vers le corps, l'âme pour cela ne devient pas corps; cependant elle se matérialise,d'une certaine manière, sous l'influence de cet appétit défectif. De même quand, dans sa sublimité, la nature angélique se fut complu en elle-même, elle sentit ses affections s'incliner

 

1. Rom. VIII, 10,11. — 2. I Cor. XV, 26, 51-53, 35.

 

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vers ce qui lui était inférieur ; elle-même devint inférieure à ce qu'elle était, et peu à peu elle tendit au néant. En effet, plus une nature diminue, plus elle se rapproche du néant. Or, quand ces défaillances sont volontaires, elles sont criminelles et prennent le nom de péché. Quand elles sont suivies de leur châtiment, nous avons aussitôt à souffrir dans notre volonté les incommodités, les chagrins, les douleurs, les adversités; d'où il suit, en toute justice, que le péché est puni par des supplices ou purifié par des épreuves. Etudiez sérieusement cette économie de l'expiation, et vous cesserez de vous attaquer aux natures elles-mêmes et d'incriminer les substances. Si vous désirez sur cette matière de plus longs développements, lisez les trois livres où j'ai traité du libre arbitre, vous les trouverez à Nole en Campanie, chez Paulin, ce grand serviteur de Dieu.

XII. Mais j'oublie que ce n'est qu'une lettre, déjà beaucoup trop longue, que j'écris pour répondre à la vôtre. J'avais promis de trouver dans votre lettre toutes les raisons possibles pour vous persuader de la fausseté de votre croyance et de la vérité de la foi catholique. Si j'ai parlé d'autres écrits, c'était pour me soustraire à la nécessité de dire partout la même chose. II y a un point qui nous sépare, le voici Vous prétendez que le mal est une substance; nous, au contraire, nous voyons dans le mal, non pas une substance, mais la tendance en vertu de laquelle une nature supérieure s'incline et descend vers ce qui lui est inférieur. Ecoutez vos propres enseignements. Vous affirmez dans votre lettre que l'âme est amenée au péché, non pas par sa propre volonté, mais par son mélange avec la chair. Aussitôt, vous apercevant sans doute- que s'il, en est ainsi, toute âme doit chercher son secours dans le Dieu tout-puissant, et qu'aucune ne peut être condamnée, puisque, ce n'est pas volontairement qu'elle a péché ; forcé par là de conclure à l'absurdité du système par lequel Manès établit que les âmes, même celles qui viennent du royaume de la lumière, sont terriblement punies, saisissant donc le faible de votre argumentation, vous ajoutez avec une habileté que j'admire: « Mais si, quand elle se connaît, elle consent au mal et ne s'arme pas contre l'ennemi, son péché devient l'oeuvre propre de sa volonté ». C'est bien, vous avez raison d'avouer que l'âme peut pécher par sa propre volonté. Mais quel est donc le mal auquel elle ne peut donner son consente ment, sans pécher par sa propre volonté ? Ce mal ne peut être que celui dont vous faites une substance.

XIII. Il y a dans cette proposition trois choses que je remarque et que, sans doute, vous remarquez aussi vous-même. D'abord l'âme qui consent au mal; en second lieu le mal auquel elle consent ; en troisième lieu le consentement lui-même ; ce consentement, en effet, vous ne me direz pas que c'est l'âme elle-même, mais un acte de l'âme. Quant à l'âme, il est certain qu'elle est une substance; d'après votre opinion, le mal auquel l'âme consent est également une substance ; reste le consentement, est-il une substance, ou bien direz-vous qu’il est dans la substance ? Si vous en faites une substance, ce n'est plus deux substances que nous avons, mais trois. Comme vous n'en voulez que deux, vous direz sans doute que le consentement est de la même substance que l'âme elle-même. Alors, dites-moi, ce consentement est-il bon ou mauvais ? S'il est bon, il devient impossible d'admettre que l'âme pèche, quand elle consent au mal. Et cependant l'évidence elle-même proclame, et vous écrivez vous-même que l'âme pèche alors par sa volonté. Ce consentement est donc mauvais; conséquemment la substance de l'âme est elle-même mauvaise, puisque cette substance et le consentement ne font qu'une seule et même substance. Vous voyez à quelle extrémité vous êtes réduit; car il ne s'agit plus pour vous de soutenir l'existence de deux substances, l'une bonne et l'autre mauvaise, mais de deux substances également mauvaises. Attribuerez-vous le consentement coupable, non pas à l'âme, mais au mal auquel ce consentement est donné ? J'avoue que par cet ingénieux moyen vous conservez deux substances, mais l'une est bonne tandis que l'autre est mauvaise; l'âme reste bonne, tandis que le consentement mauvais, comme le mal auquel il est donné, forme la substance mauvaise. Ce moyen est ingénieux, mais n'est-il pas d'une absurdité évidente? En effet;  si l'âme ne consent pas, ce n'est pas d'elle que vient le consentement; or, il est évident que c'est l'âme elle-même qui consent, le consentement est donc son oeuvre propre. D'un autre côté, si ce consentement est mauvais, il est clair que ce mal vient de l'âme. En soutenant que le mal qui (467) affecte le consentement a pour principe le mal auquel l'âme consent, on est en droit de conclure que ce mal n'existait es avant que l'âme y consentît. Quelle espèce de bien est donc cette âme dont la présence double le mal ou du moins l'augmente ?

XIV. De plus, si ce consentement, tout mauvais qu'il soit, est une substance, nous devons conclure qu'il est au pouvoir de l'âme de rendre une substance bonne ou mauvaise. La raison en est que le consentement est au pouvoir de l'âme, car autrement il cesserait d'être pour l'âme un acte volontaire. Mais n'avouez-vous pas que c'est par sa volonté que l'âme pèche ? Il suit de là, comme je l'ai dit, qu'il est au pouvoir de l'âme de faire qu'une substance mauvaise soit ou ne soit pas; et cette substance, que peut-elle être autre chose qu'une nature proprement dite ? Nous voilà donc dans la nécessité d'admettre l'existence d'une nature qui n'est pas naturelle à l'âme, puisque, si elle ne le voulait point, cette nature n'existerait pas; d'un autre côté, cette nature n'est pas plus naturelle au mal auquel l'âme consent volontairement, car vous ne pouvez regarder comme naturel à la nation des ténèbres, un mal qui dépend absolument d'une volonté étrangère, c'est-à-dire de la volonté de l'âme. A quoi donc annexerons-nous cette nature, c'est-à-dire ce consentement, si nous ne pouvons le rapporter ni à l'âme ni à la nation des ténèbres ? Je ne vois plus qu'un moyen, c'est d'admettre l'existence de trois espèces de natures, quoique Manès n'en accepte que deux. Il n'y en avait que deux dans le principe; mais depuis qu'est survenu le consentement, il y en a nécessairement trois. Cette troisième substance est née tout à la fois de l'âme par le consentement qu'elle a donné, et du mal auquel elle l'a donné. Mais remarquons que de ces deux natures qui lui ont donné naissance, l'une est bonne et l'autre mauvaise; je voudrais donc savoir pourquoi le fruit de l'une et de l'autre n'est pas quelque chose de neutre qui ne serait ni bon ni mauvais. L'union d'un cheval et d'une ânesse produit un être qui n'est ni cheval ni âne, il devrait en être de même de ce qui naît tout à la fois d'une nature bonne et d'une nature mauvaise. Or, vous dites de ce consentement qu'il est mauvais, puisque vous affirmez que l'âme pèche volontairement quand elle consent au mai. Vous représenteriez-vous par hasard les deux natures, bonne et mauvaise, sous la figure des deux sexes? De même donc que l'union des deux sexes produit un être qui est de l'un ou de l'autre de ces deux sexes; de même de l'union du bien et du mal sortirait une nature qui ne pourrait être ou bonne ou mauvaise, mais qui serait nécessairement mauvaise? S'il en est ainsi, que devient donc la nature victorieuse de l'âme? Serait-elle réduite à un tel état d'impuissance qu'elle ne puisse enfanter un autre bien ? Ensuite, vous ne remarquez donc pas que vous ne parlez que de la diversité des sexes et non de la diversité des natures ? En effet, s'il y avait diversité de nature entre le bien et le mal, tout ce qui pourrait sortir de leur union, ce serait une troisième nature qui ne serait ni bonne ni mauvaise; ou plutôt, leur union serait frappée de stérilité, elle ne pourrait produire aucune substance. Je citais tout à l'heure l'exemple du cheval et de l'ânesse, dont l'union produit le mulet, qui n'est à proprement parler ni cheval ni âne; combien plus devrait-il en être ainsi, quand il s'agit de la diversité suprême du bien et du mal? Enfin, toujours est-il que si, par impossible, une troisième nature était produite, cette nature ne serait assurément pas mauvaise, lors même qu'elle ne pourrait être bonne. Pour sortir de ces rêves et de ces absurdités, il n'y a qu'un moyen, c'est d'avouer sans détour que ce consentement, tout mauvais qu'il soit, n'est pas une substance distincte, mais l'acte ou le produit d'une substance.

XV. De quelle substance? C'est ce qu'il nous faut rechercher. Mais l'évidence est ici la seule réponse; car si la persuasion réside dans celui qui persuade, où peut se trouver le consentement, si ce n'est dans la nature qui consent? L'âme, quand elle consent au mal, est une substance; mais le consentement n'est pas une substance. Cela suffit, je pense, pour vous convaincre que le consentement réside dans la volonté même; c'est ce consentement qui constitue le péché, comment pourrait-il ne pas être mauvais ? De là vous pouvez conclure que le mal peut exister dans une substance bonne en elle-même, c'est-à-dire dans l'âme, sans que pour cela le mal soit une substance; tel est, en particulier, le consentement ; il suffit qu'il soit mauvais pour qu'on puisse dire de l'âme qu'elle est mauvaise. Elle l'est, en effet, quand elle pèche. et elle pèche quand elle consent au mal. Ainsi cette âme, (468) en tant que substance, est bonne en elle-même, mais elle devient mauvaise quand le mal entre en elle, sans qu'il soit pour cela une substance, et il y entre quand elle donne son consentement au mal. En effet, un tel consentement prouve en elle non pas un progrès, mais une défaillance. Elle défaille quand elle consent au mal, elle perd quelque chose de ce qu'elle était, elle n'a plus la valeur qu'elle avait quand, fidèle à la vertu, elle n'avait encore donné aucun consentement au mal; enfin, elle s'amoindrit d'autant plus qu'elle incline davantage vers ce qui est moindre. Or, plus elle s'amoindrit, plus elle se rapproche du néant; car ce qui diminue de plus en plus, tend de plus en plus à cesser d'être. Sans doute, elle n'en arrivera jamais à ce point, mais je tenais à constater que toute diminution est un commencement de destruction. Ouvrez donc les yeux, et comprenez que c'est un bien d'être une substance, et que le mal, dès lors, est une diminution dans la substance. Toutefois, pour qu'une diminution soit coupable, elle doit être volontaire; c'est ce qui arrive quand une âme raisonnable quitte le Créateur pour s'incliner vers la créature; c'est là ce qui constitue proprement le péché. Quant aux diminutions qui ne sont pas volontaires, ou bien elles ont un caractère purement pénal, car, sous une providence infiniment juste, tout péché mérite un châtiment; ou bien elles sont l'effet de l'harmonie universelle en vertu de laquelle les choses humaines se succèdent dans un ordre admirable, et cette variété constitue un des principaux caractères de la beauté dans la nature. Qu'est-ce qu'un discours, sinon une succession plus ou moins bien harmonisée de syllabes qui naissent, disparaissent, et après une suspension plus ou moins longue sont rem. placées par d'autres qui auront la même destinée? Ajoutons que l'art consiste à disposer symétriquement et selon le but qu'on se propose, chaque partie, chaque phrase, chaque syllabe du discours, mais ce n'est pas lui qui éclate dans le son, naît et disparaît dans les syllabes. De même la beauté, dans l'ordre naturel, résulte de ce magnifique ensemble où la naissance et la mort, l'apparition et la disparition des différents objets s'accomplissent dans un ordre régulier, jusqu'à ce que chaque chose arrive au terme qui lui est assigné. Parce que, dans les créatures spirituelles, tout se passe encore d'une manière plus admirable, ce n'est pas une raison pour dire que la nature matérielle soit mauvaise. Les unes et les autres jouissent de la beauté qui leur est propre, et proclament à l'envi l'infinie sagesse de Dieu, dont les secrets sont impénétrables, dont l'immensité est sans borne, qui crée et gouverne toutes thèses dans un ordre parfait.

XVI. Nous disions tout à l'heure que l'âme pèche en consentant au mal ; voyez maintenant si ce mal est une substance, ou s'il n'en est pas une. Comment le consentement se produit-il dans l'âme ; est-ce d'une manière instantanée, en sorte qu'on puisse dire de l'âme qu'elle consent, parce que ce consentement produit en elle une délectation qui l'entraîne vers la jouissance ? Admettons qu'il en soit ainsi ; on ne pourrait pas en conclure que cet objet est un mal, par le fait seul qu'il est aimé d'une manière désordonnée. Quand j'aurai prouvé que telle nature est l'objet d'un amour mauvais, ce n'est pas dans la créature aimée, mais dans celle qui aime que je trouverai le péché; vous avouerez vous-même qu'une chose n'est pas vicieuse, par cela seul qu'elle est l'objet d'une concupiscence mauvaise. Du reste je vais essayer de vous le démontrer d'une manière évidente. Sur ce point je ne suis embarrassé que du choix, car les preuves sur. abondent. Je ne veux que celle-ci . Pourquoi ce que nous admirons comme une créature céleste, l'adorez-vous comme étant une portion de la substance du Créateur lui-même? Parmi les choses visibles, la plus belle n'est-ce pas le soleil ? Eh bien ! je suppose qu'un homme,            désireux de trouver un moyen de satisfaire d'injustes concupiscences, désire d'une manière immodérée jouir de la clarté du soleil, afin que partout son corps et surtout par ses yeux il puisse lancer le feu de la dispute; et, la fenêtre ouverte, plonger ses regards jusque dans la demeure de ses adversaires et y voir tout à ciel ouvert ; est-ce que le soleil est en lui-même un vice et un mal parce que cet homme va jusqu'à préférer sa lumière à celle de la justice, et parce qu'en voulant plonger ses yeux charnels et son corps tout entier dans des flots de lumière, il ferme son intelligence et son coeur à la lumière de l'équité ? Vous voyez donc qu'on peut avoir pour une chose bonne un amour mauvais. Dès lors, quoique vous affirmiez que tout objet auquel l'âme (469) s'attache d'une manière criminelle, soit mauvais, moi je soutiens que cet objet est bon en lui-même, de telle sorte cependant qu'une âme plus parfaite ne voudrait pas s'y attacher, du moins de cette manière. Il est certain que l'âme est supérieure au corps, et qu'elle est inférieure à Dieu; il est certain aussi que le corps est bon en lui-même et quant à sa nature ; cependant l'âme pèche, et en péchant elle devient mauvaise, si elle reporte sur son corps l'amour qu'elle doit à Dieu.

XVII. Vous m'objecterez peut-être qu'il n'y a pas consentement coupable quand la chose aimée n'agit pas pour attirer sur elle ce consentement, et qu'il n'y a consentement véritable que quand l'âme subit une sorte de séduction ou de coaction ; dans ce dernier cas, le mal existera parce qu'il persuade ou contraint de faire le mal. C'est là une seconde question dont la solution doit venir en son lieu et place. Auparavant n'oublions pas ce premier caractère du péché, tel que nous venons de l'exposer. Vous devez comprendre maintenant qu'une chose bonne en elle-même peut être l'objet d'un amour coupable, et qu'alors la faute doit être imputée à celui qui aime et non à l'objet aimé. Je suppose qu'une âme déjà coupable et viciée par cet amour mauvais, en entraîne une autre dans la même fauté, cette dernière, en consentant à la séduction, ne deviendra-t-elle pas coupable du même crime et également dépravée par le même vice ? Le péché est donc d'abord une ,préférence accordée sur le Créateur à une créature bonne en elle-même ; c'est ensuite la tentation que l'on dresse devant quelqu'un pour lui persuader ou le contraindre d'accorder cette même préférence. En effet, pour vouloir précipiter les autres dans la dépravation, il faut d'abord être dépravé soi-même. Or, se rendent coupables de péché tous ceux qui, par une bienveillance insensée ou par une jalousie maligne, cherchent à faire tomber les autres dans le péché. N'est-ce pas avoir pour ses enfants un amour criminel, que de leur enseigner que tout lucre est honnête, que l'important, c'est de s'enrichir par quelque moyen que ce soit ? On ne peut pas dire qu'un tel père hait ses enfants, mais il est évident qu'en les aimant ainsi, il les aime d'un amour coupable et leur donne un conseil criminel. Un tel amour suffit pour le rendre coupable de péché, quoique l'or et l'argent ne soient pas mauvais en soi, pas plus que le soleil dont j'ai parlé précédemment ; il suffit que l'amour d'une chose bonne soit désordonné, pour qu'il y ait faute. Quant à la jalousie, qui met son bonheur à voir les autres commettre le péché, ce qui l'inspire c'est un orgueil désordonné qui aime les honneurs, désire le premier rang et ambitionne les premières places ; ce que l'on demande, c'est moins de briller par des vertus réelles et véritables que de voir les autres s'abîmer dans le gouffre de l'iniquité et du mal, afin d'être plus assuré de tenir le premier rang et de les dominer. C'est ce motif qui inspire au démon toute l'activité qu'il déploie pour faire tomber les hommes dans le péché. Est-ce donc que l'honneur pourrait s'acquérir au prix d'une faute? On pourrait se le demander quand on voit le démon se précipiter dans l'iniquité, précisément à cause de l'amour criminel et impie qu'il éprouve pour l'honneur. Ou bien cette substance angélique, que Dieu a créée, est-elle mauvaise précisément parce qu'elle est une substance ? Elle est devenue mauvaise quand, renonçant à l'amour de Dieu pour concentrer toute son affection sur elle-même, elle s'est volontairement éprise du désir de devenir égale à Dieu, et s'est complu dans cet orgueil. Ce n'est donc pas parce qu'il est une substance, mais parce qu'il est une substance créée et qu'il a préféré l'amour de lui-même à l'amour du Créateur, que l'ange est devenu mauvais ; il l'est devenu parce qu'il est déchu de ce qu'il aurait été s'il avait aimé le souverain bien; sa déchéance même est un mal. Il suit de là que plus on se laisse déchoir, plus on tend au néant ; par la même raison, plus on s'éloigne de ce qui est petit, plus on tend à ce qui est grand. Or, l'honneur suprême, tel que les hommes religieux l'expriment dans leurs actions, est dû souverainement à Dieu. Celui donc qui aime l'honneur né fait qu'imiter Dieu. Or, les âmes humbles ne veulent être honorées que pour Dieu et en Dieu, tandis que les orgueilleux voudraient l’être plus que Dieu. Il suit de là que ceux qui sont humbles pour Dieu, sont de beaucoup plus élevés que les pécheurs ; tandis que ceux qui veulent s'élever aux dépens de Dieu, se placent en réalité bien au-dessous des fidèles. La différence dans cette dispensation des récompenses et des peines, vient de ce que les uns ont aimé Dieu plus qu'eux-mêmes, et que les autres se sont aimés pour Dieu.

 

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XVIII. Rappelez-vous ces paroles de votre lettre : « L'âme, quand elle consent au mal, pèche volontairement »; vous devez en conclure que le mal ne saurait être une nature mauvaise, ni l'amour d'une nature mauvaise. En effet, toutes les natures, quelles qu'elles soient, sont bonnes par elles-mêmes ; le mal c'est uniquement le péché que l'âme commet volontairement en préférant la créature au Créateur; que cette préférence vienne d'elle-même ou qu'elle ait subi une influence étrangère, peu importe; il suffit qu'elle ait consenti au mal. Ainsi devenue mauvaise, elle doit s'attendre aux châtiments qu'elle mérite; car, sous un Créateur qui est le bien suprême, toute créature bonne doit s'attendre à être traitée selon ses mérites; elle est cependant bonne comme créature, mais elle ne l'est pas d'une- manière souveraine puisqu'elle n'a pas été engendrée par Dieu, mais seulement par lui tirée du néant. Quel besoin avez-vous donc d'affirmer l'existence de deux natures, l'une bonne et l'autre mauvaise, ou plutôt une nature du bien et une nature du mal, puisqu'une nature bonne devient mauvaise en péchant ? Est-ce que vous n'avouez pas qu'en consentant au mal, cette nature que vous dites bonne fait le mal ou pèche volontairement ? Pour moi je soutiens que ces deux natures sont bonnes en elles-mêmes, ce qui ne m'empêche pas de dire que 1°une fait le mal en persuadant le péché, et l'autre en y consentant. De même donc que le consentement de l'une n'est pas une substance, de même la persuasion de l'autre ne peut en former une : d'un autre côté, l'une, en refusant de consentir, restera bonne et conservera l'intégrité de sa nature ; de même l'autre s'améliorera si elle se refuse à persuader le mal. A cette condition elles conserveront toutes deux leur intégrité, et mériteront sur ce point des éloges. Je suppose même que l'une des deux pèche doublement, et en persuadant et en commettant elle-même le péché, tandis que l'autre commet uniquement la faute de consentir au mal toutes deux deviennent mauvaises; mais encore n'est-ce pas par nature qu'elles sont mauvaises. En supposant que l'une s'est contentée de persuader et l'autre de consentir, l'une et l'autre deviennent encore réellement coupables. Prétendez-vous que le crime est plus grand de persuader le mal que d'y consentir ? Voici la conclusion, c'est que l'une est coupable et l'autre plus coupable ; mais toujours est-il que vous ne pouvez admettre que celle qui pèche plus gravement soit appelée la nature du mal, tandis que vous appellerez l'autre la nature du bien ; sur quoi pourriez-vous vous appuyer pour établir une telle acception des personnes, une justice distributive aussi arbitraire et aussi inique ? On ne peut pas dire davantage qu'elles sont toutes les deus bonnes, même en appelant meilleure celle qui est la moins coupable, ni qu'elles sont toutes les deux mauvaises, en appelant la plus mauvaise celle qui est la plus coupable.

XIX. Puisque l'idée d'une nature du mal nous paraît une chimère, d'où vient donc le mal que nous appelons le péché ? Dites-moi d'où peut venir ce consentement mauvais dans une nature que vous croyez et proclamez bonne. En effet, tout ce qui subit une influence extérieure pour consentir au mal, ne la subirait pas s'il ne pouvait pas la subir. Mais alors d'où vient cette possibilité elle-même? Assuré. ment le mieux serait de ne pas avoir cette possibilité ; d'où je conclus que là où elle existe, il est inutile d'y chercher la nature du souverain bien, puisque cette nature pourrait être meilleure. Ensuite; si cette nature a le pouvoir de consentir ou de ne pas consentir, quand elle consent ce n'est donc pas parce qu'elle a été vaincue. Mais puisqu'elle peut résister à toute coaction étrangère, d'où vient qu'elle se laisse aller à ce consentement mauvais ? Ne me dites pas qu'elle est forcée de consentir, de telle sorte qu'il ne soit pas en son pouvoir d'agir autrement, car vous dites dans votre lettre qu'elle pèche volontairement; peut-elle pécher volontairement, quand il n'y a dans sa volonté aucun consentement? Si vous l'aimez mieux, je vous demanderai d'où vient en elle la possibilité d'être trompée ou séduite. Avant qu'elle ne fût séduite, elle devait avoir en elle la possibilité de l'être; autrement elle ne l'aurait pas été. Convenez du moins que tout consentement ne peut venir que de la volonté; s'il y a coaction réelle, la volonté cède, mais elle ne consent pas. Libre à vous de donner à tout cela le nom qu'il vous plaira; mais, puisque vous êtes un docteur si habile, puisque vous êtes si fier de votre perspicacité romaine, dites-moi seulement d'où vient pour cette nature du bien la possibilité même de consentir au mal. Je comprends qu'un homme brise un morceau de bois, parce (471) qu'avant d'être brisé ce bois avait la possibilité de l'être; lors même que personne ne se disposerait à le briser, il n'en aurait pas moins la possibilité d'être brisé. De même je vous demande d'où peut venir dans cette nature, avant qu'elle ait consenti au mal, cette fragilité ou cette flexibilité, en vertu de laquelle elle sera brisée par la violence ou fléchie par la persuasion. Direz-vous que le. voisinage du mal l'avait rendue fragile, comme le voisinage d'un marais corrompt les corps ? soit; mais elle était donc corruptible, puisqu'elle a été corrompue par la contagion du voisinage. Eh bien 1 je voudrais savoir d'où lui peut venir cette corruptibilité.

Pesez, je vous prie, toutes mes paroles. Remarquez que je ne vous demande pas d'où vient la corruption : du corrupteur, me répondriez-vous. Et ce corrupteur, vous en faites je ne sais quel prince des ténèbres, qui ne peut avoir d'autre réalité que celle que lui prêtent les élucubrations de votre cerveau. Je demande d'où vient la corruptibilité, même avant toute action de là part du corrupteur; sans cette corruptibilité, il n'y aurait aucun corrupteur, ou du moins tous ses efforts seraient frappés de stérilité. Expliquez-moi donc pourquoi, dans une nature bonne en elle-même, cette corruptibilité, avant même qu'elle soit corrompue par une nature contraire ; ou bien, si le mot corruption vous choque, pourquoi cette mutabilité avant que l'ennemi ne soit intervenu. Vous conviendrez, sans doute, qu'une nature, change à son désavantage, quand de sage elle devient folle, quand elle s'oublie elle-même. Or, voici ce que vous avez écrit de votre main : « Si elle consent au mal quand elle aura connaissance d'elle-même » ; vous avouez donc qu'en s'oubliant elle change à son désavantage, puisqu'elle se relève de cet oubli en reprenant connaissance d'elle-même. Or, il est impossible d'expliquer le changement de quoi que ce soit, si auparavant on n'admet pas dans cet objet la possibilité de changer. Quand donc vous aurez trouvé le principe de cette mutabilité dans la substance du souverain bien, antérieurement à tout mélange du bien et du mal, vous ne me demanderez plus quelle est l'origine du mal. Or, pour peu que vous vouliez y réfléchir sérieusement, vous comprendrez que sans la nature du souverain bien, on ne peut admettre aucune mutabilité de temps, qu'on en cherche le principe soit en elle-même, soit dans tout accident qui pourrait survenir. Il n'en est pas de même de cette nature rêvée par Manès, et qu'il qualifie si légèrement du titre de bien suprême; ou du moins il voudrait le faire croire à ses adeptes. Examinez donc, et dites, si vous le pouvez, d'où vient cette mutabilité qui existe antérieurement à toute occasion qui lui est donnée, non pas de naître, mais de se produire. Supposez l'ennemi aussi puissant que vous voudrez, pourrait-il la changer si elle ne pouvait être changée? Puisqu'elle peut changer, c'est donc que jamais elle n'a été absolument immuable. Or, si vous voulez bien déposer tout esprit de chicane, vous conviendrez avec moi qu'on ne peut, sans pousser le blasphème jusqu'à l'absurdité, supposer une telle mutabilité dans la substance du    souverain bien , c'est-à-dire dans la substance même de Dieu. Disons-le au contraire de toute créature que Dieu n'a ni engendrée ni produite de sa substance, mais qu'il a tirée du néant; il ne s'agit plus alors du souverain bien, mais de tel bien en particulier, dont Dieu seul est le principe et la source. Dieu, bien suprême et immuable, n'a pu communiquer à une créature ce privilège exclusif d'être le bien suprême et immuable ; cependant il l'a faite bonne., depuis l'ange du ciel jusqu'au dernier des animaux, jusqu'à la dernière des plantes; à chaque chose il a assigné une place conforme à son rang et à sa dignité. Parmi ces créatures il en est une, la créature raisonnable, qui doit rester unie à son Créateur par des relations particulières d'obéissance et d'amour, et conserver sa nature dans ces liens éternels de vérité et de charité. Quand donc elle se sépare de. Dieu par la désobéissance, son libre arbitré la roule dans le péché, et le juste jugement de Dieu la frappe. de châtiments et de douleurs. C'est donc là ce qui constitue le mal tout entier, soit celui que. l'on commet injustement, soit celui dont on est justement frappé. Et vous ne rue demanderez pas le principe de ce mal, car vous trouveriez la réponse dans vos propres paroles : « Quand l'âme se sera connue, si elle consent au mal, elle pèche par sa propre volonté ». C'est de là que vient le mal, c'est-à-dire de la volonté propre. Ce mal n'est donc pas une nature, mais une faute, et j'ajoute, une faute contraire à la nature elle-même, qu'elle prive d'un bien qui aurait pu la (472) rendre heureuse, si elle avait refusé son consentement au péché. Cette volonté du péché, avant de l'admettre dans l'âme, vous exigez la préexistence d'un autre mal que vous supposez une nature, et une nature que Dieu n'a pas créée, tandis que notre âme vous paraît être la nature même de Dieu. Il suit de là que, quand cette nature du mal a triomphé de l'âme, en lui inspirant la volonté du mal, c'est Dieu lui-même qui est vaincu et qui s'abîme dans le péché.

XX. Comment donc se peut-il que vous ne renonciez point encore à votre impiété, à vos horribles blasphèmes? Comment, dans une nature que Dieu n'a pas créée, supposer la vie, le sentiment, la parole, le mode, la beauté, l'ordre et d'autres biens a l'infini ? Comment, antérieurement à tout mélange du mal, supposer en Dieu la mutabilité, en vertu de laquelle il fut saisi de crainte? « envoyant ses siècles bienheureux menacés d'une grande ruine et d'une dévastation générale, s'il ne parvenait à y opposer une puissance éclatante et suprême (1)? » Et tout ce déploiement de- forces, n'est-ce pas afin que cette nature et cette substance de Dieu retinssent son ennemi si étroitement enchaîné, que son péché même ne pût le délivrer, qu'après sa purification il ne pût échapper tout entier, et qu'enfin pendant sa damnation, elles pussent encore le retenir dans les fers? C'est là ce que vous alléguez en faveur de votre dieu, pour le justifier de la nécessité où il s'est trouvé de faire la guerre ; vous feriez beaucoup mieux de répondre à cette question qui vous est faite : quel mal pouvait faire à Dieu la nation des ténèbres, s'il avait refusé de combattre contre elle? Si vous répondez que cette nation pouvait nuire à Dieu, il vous faudra avouer que Dieu est corruptible et muable. Si vous répondez qu'elle ne pouvait lui porter aucune atteinte, on va vous répliquer : pourquoi donc a-t-il combattu? Pourquoi livrer à ses ennemis sa propre substance et l'exposer ainsi à la corruption, à la profanation et au péché? A cela vous n'aurez jamais rien à répondre pour vous justifier.

Mais voici que vous triomphez à vos propres yeux, parce que vous avez trouvé la réponse suivante: « C'est une grande iniquité de désirer le bien d'autrui » ; or, « Dieu aurait favorisé cette iniquité s'il avait refusé de combattre

 

1. Lettre fondamentale de Manès.

 

cette nation quand elle tentait de la commettre. Cette réponse aurait encore quelque apparence de justice, si dans cette guerre la nature de votre Dieu avait pu se conserver dans son intégrité et dans son innocence, et si, mêlée à des membres hostiles, elle était restée pure de toute iniquité; peu m'importe du reste qu'elle s'y soit livrée sous l'influence de la coaction ou de la séduction. Mais quand vous avouez ,vous-même qu'elle a été ensevelie dans des hontes et des crimes sans nombre, quand vous nous la représentez en proie à une impiété telle, qu'elle se déclare l'ennemie acharnée de la sainte lumière dont elle est une portion ; quand enfin vous nous déclarez qu'elle n'a pu être purifiée tout entière et qu'elle est fixée pour jamais à ce globe horrible, pour y subir des châtiments éternels, ne sommes-nous pas en droit de conclure qu'on devait laisser l'ennemi tramer dans son iniquité des projets inutiles, plutôt que de lui donner en pâture une portion de Dieu dont il devait épuiser les forces, qu'il devait flétrir, et dans sa flétrissure l'associer à son iniquité? A moins de s'obstiner jusqu'à l'aveuglement, comment ne pas sentir et comprendre qu'iniquité pour iniquité, celle qu'aurait commise la nation des ténèbres, en cherchant en vain à s'emparer d'une nature étrangère, eût été infiniment plus légère que celle que Dieu a dû commettre, en livrant une partie de lui-même à l'iniquité, et en la condamnant ainsi à des châtiments éternels? Est-ce que ce n'est pas là consentir à l'iniquité? est-ce que ce n'est pas la commettre sans aucune nécessité? Quelle nécessité pouvait-il y avoir? Manès l'affirme, mais vous n'osez le suivre jusque-là. Voici ses paroles : «Dieu vit qu'une grande ruine et une dévastation immense menaçaient ses siècles heureux, s'il n'y opposait une puissance suprême ». Pour vous, vous raisonnez un peu plus habilement, vous semblez dire que si Dieu a combattu, c'est parée qu'il se trouvait dans la nécessité de se soustraire aux attaques de la nation des ténèbres; mais vous ne remarquez pas que vous refusez à Dieu l'inviolabilité et l'incorruptibilité, puisque, s'il avait renoncé au combat, l'ennemi aurait pu lui nuire. Allons, que la pensée même de ce combat disparaisse à jamais de votre coeur et de votre croyance ; frappez d'anathème et de malédiction cette fable ridicule où l'impiété (473) se mêle à d'horribles blasphèmes. De quel blasphème, dites-moi, ne vous souillez-vous pas en faisant de Dieu une nature soumise à l'iniquité et à la corruption; en supposant, non-seulement qu'il n'a au déployer assez de force pour se soustraire à l'esclavage, mais que, devenu captif, il n'a pu conserver la justice et l'innocence? Ce que votre Dieu n'a pu, Daniel l'a fait ; il a su braver la fureur des lions, lui qui n'a pas craint, tout captif qu'il était, d'opposer sa piété comme un obstacle infranchissable au consentement pervers que ses ennemis lui imposaient; lui enfin qui, dans sa misérable condition d'esclave, sut conserver son égalité et la liberté d'un esprit patient et sage (1). Il n'en fut pas de même de la nature de Dieu : elle devint captive, elle fut livrée à l'iniquité ; ne pouvant être purifiée tout entière, elle se vit réduite à une éternelle damnation. Si de toute éternité elle prévoyait qu'un semblable malheur devait lui arriver, à quoi sa divinité pouvait-elle lui servir ? Mais je ne veux pas entrer dans l'examen détaillé de toutes ces folies, plus que ridicules, auxquelles Manès s'abandonne au sujet du royaume de lumière et de la nation des ténèbres, pas plus que du voisinage dans lequel il lui faut les placer pour l'utilité de son système. Ce système, aux yeux de tout homme sérieux, est du dernier ridicule; à vos yeux il est d'une imposante sublimité, il vous représente parfaitement le côté droit et le côté gauche dont il est parlé par Jésus-Christ dans l'Evangile. Or; nous savons parfaitement que ce côté droit et ce côté gauche ne désignent nullement des lieux matériels; ils ne sont que la figure du bonheur et des infortunes, qui seront le prix accordé aux justes ou aux pécheurs comme salaire de leurs oeuvres bonnes ou mauvaises. Mais votre pensée charnelle ne peut se détacher des choses matérielles ; pour vous, tout est dans la matière; ce soleil visible et corporel qui ne peut occuper qu'un lieu, un espacé corporel,. n'en avez-vous pas fait votre Dieu ou une partie de votre Dieu? Mais ce serait folie de ma part d'agiter avec vous de semblables questions Comment, en effet, pourriez-vous concevoir ce qui est spirituel, quand vous ne pouvez même pas admettre que Dieu soit incorruptible?

 

1. Daniel, VI et XIV.

 

XXI. Mais, en ami bienveillant, vous me reprochez d'avoir quitté la doctrine manichéenne pour embrasser celle que renferment les livres des Juifs. Ces livres, en effet, pulvérisent vos erreurs et dévoilent vos mensonges ; car Jésus-Christ y est prophétisé tel qu'il est dans sa réalité divine, et non tel que le dépeint la vanité de Manès. Mais, en homme très-habile, vous attaquez l'Ancien Testament, parce que nous y trouvons des paroles comme celles-ci: « Engendre des enfants de fornication, parce que la terre se rendra coupable de fornication à l'égard du Seigneur (1) ». Vous ne connaissez donc pas ce mot de l'Evangile

« Les prostituées et les publicains vous précéderont dans le royaume des cieux (2) ». Je . connais la cause de cette bruyante indignation. Ce qui vous déplaît dans cette fornication, c'est qu'elle a été changée en mariage légitime et en pudeur conjugale. Quant à votre dieu, vous le croyez enchaîné dans la génération des enfants par les liens charnels les plus étroits et presque indissolubles; par conséquent, vous concluez que les prostituées, en se rendant impossible la génération, rendent un véritable service à votre dieu, tandis qu'en reculant devant les douleurs de la maternité, elles veulent uniquement se rendre plus libres de suivre leurs passions honteuses. L'enfantement n'est à vos yeux qu'une nouvelle prison garnie de chaînes, réservée à Dieu. Vous n'aimez pas davantage ces paroles : « Ils seront deux dans une seule chair (3) », et cependant l'Apôtre glorifie ce mystère en l'appliquant à Jésus-Christ et à son Eglise. Vous n'avez pas une moindre horreur pour celles-ci: « Croissez et multipliez-vous (4) » ; vous craignez la multiplication des chaînes de votre dieu. Or, l'Eglise catholique m'enseigne que l'âme et le corps sont deux substances bonnes en elles-mêmes, quoique l'une soit appelée à commander et l'autre à obéir; que dès lors les biens de l'âme et du corps n'ont d'autre principe que le bien suprême, d'où découlent tous les biens, grands ou petits, célestes ou terrestres, spirituels ou corporels, temporels ou éternels. Elle m'enseigne enfin que parmi ces biens les uns ne méritent pas le mépris, parce que les autres sont plus dignes d'éloge.

XXII. Quant à ces paroles qui n'obtiennent

 

1. Osée, I, 2. — 2. Matt. XXI, 31. — 3. Gen. II, 24; Eph. V, 31, 32. —  4. Gen. I, 28.

 

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pas davantage grâce à vos yeux : « Tuez et mangez (1) », elles n'ont dans les Actes des Apôtres qu'une signification spirituelle. Prenons-les même dans le sens matériel; ce n'est pas la manducation qui est digne de mépris, c'est la gourmandise. Du reste, je croyais que, même dans son sens charnel, cette maxime devait vous agréer, puisqu'elle vous permet d'immoler la chair, de briser ainsi les prisons et les chaînes qui retiennent votre dieu misérablement captif, de le mettre en liberté; et si après la manducation quelques restes de lui-même subsistent encore dans la nourriture, le travail de la digestion devrait compléter cette oeuvre de purification. Vous triomphez orgueilleusement parce que j'ai échappé une parole de plainte sur la stérilité de Sara. Remarquez que ma plainte n'était pas absolue, car cette stérilité était prophétique. Or, pour être conséquents avec vos fables sacrilèges, ce que vous devriez pleurer, ce n'est pas la stérilité de Sara, mais sa fécondité. En effet, la fécondité dans une femme, n'est-ce pas le plus grand malheur qui puisse arriver à Dieu? Aussi, je vois que parmi vous. on ne doit pas s'étonner de trouver l'accomplissement de cette menace prophétique

« Ils interdiront les noces (2) ». Ce que vous détestez, ce sont moins les relations charnelles que le mariage lui-même. Cependant, dans le mariage, la génération dans sa cause n'est point un vice, mais un devoir. Dès lors, si nous voyons des hommes pieux et de saintes femmes se condamner à la continence; ce n'est pas dans le but d'éviter un mal, mais de choisir l'état le plus parfait. J'ajouterai même que, pour certains époux, comme Abraham et Sara par exemple, le devoir conjugal doit être apprécié non pas au point de vue de la société humaine, mais uniquement dans les desseins de la divine Providence. Une fois admis que Jésus-Christ devait venir dans une chair mortelle, on doit conclure que le mariage de Sara l'a servi aussi bien que la virginité de Marie.

XXIII. Vous citez aussi, avec un ton de mépris dédaigneux, ces autres paroles : «Placez votre main sur mon fémur ». J'admire vraiment votre ignorance sur ce point; ne savez-vous pas qu'Abraham les adressa à son serviteur, au moment où il exigeait de lui la foi du serment? « Placez, lui dit-il, la main sur

 

1. Act. X, 13. — 2. I Tim. IV, 3.

 

mon fémur, et jurez par le Dieu du ciel (1) ». Le serviteur obéit et jura; mais l'ordre d'Abraham était une prophétie qui annonçait que le Dieu du ciel viendrait dans la chair qui sortirait de lui. O hommes saintement chastes et purs, vous méprisez, vous détestez, vous avez ces paroles en horreur! Pour le Fils de Dieu; qu'aucun contact de la chair ne pouvait changer, vous craignez même le sein d'une Vierge; et la nature du Dieu vivant, vous la changez, vous la souillez en la renfermant, non pas seulement dans la poitrine de l'homme, mais dans le sein de toutes les femmes, voire même de toutes les bêtes ! Vous qui avez en horreur le seul fémur d'un prophète et d'un patriarche, ne trouvez-vous pas les fémurs, je ne dis point des Prophètes, mais de toutes les prostituées, pour y renfermer honteusement votre dieu, sans avoir pour cela aucun besoin de jurer? J'admets que par elle-même la chasteté défende de toucher le membre du corps humain, mais quelle horreur n'inspirerait pas un serment formulé au nom d'un dieu aussi honteusement enchaîné et réduit à un esclavage aussi humiliant ! Vient ensuite l'arche de Noé (2), figure de l'Eglise qui doit se composer de la réunion de tous les peuples, comme l'arche renfermait des animaux de toutes les espèces; or, vous vous plaisez à couvrir de ridicule cette arche dont vous faites une sorte de panorama ou de bazar, comme on en voit en petit dans les jeux publics. Pour mieux peindre votre pensée, par inadvertance ou par une ignorance dont je vous félicite, vous vous servez d'une expression, paxarpos, que vous dénaturez pour le besoin de votre cause, mais qui, dans son sens spirituel, s'applique parfaitement à l'Eglise. En effet, ce mot signifie une réunion de fruits de toute sorte. Mais du moins, remarquez donc que Noé, entré dans l'arche sain et sauf et devant en sortir de même, est certainement plus heureux au milieu de cette troupe d'animaux, que votre dieu, qui n'a pu échapper à la rage et à la voracité de la nation des ténèbres, et qui, au lieu d'en devenir le maître, lui a été entièrement assimilé. Vous versez ensuite le ridicule sur la lutte de Jacob contre l'ange (3), au lieu d'y voir la figure prophétique du combat engagé par le peuple d'Israël contre la chair de Jésus-Christ. Mais je vous laisse libre d'y voir

 

1. Gen. XXIV, 2, 3. — 2. Id. VII. — 3. Id. XXXII, 24, 25.

 

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ce que vous voudrez; convenez du moins qu'il eût été plus glorieux pour votre dieu de combattre contre un homme, que d'avoir eu à subir une honteuse défaite et une captivité plus honteuse encore de la part des démons. Vous accusez à tort le patriarche Abraham d'avoir vendu l'honneur de sa femme. En la disant sa sueur, il n'a commis aucun mensonge, et en laissant ignorer qu'elle fût sa femme, il a fait preuve de prudence humaine (1), et a remis entre les mains de Dieu seul la conservation de son honneur. Si, de son côté, il n'avait pas fait tout ce qui dépendait de lui, on ne pourrait pas dire qu'il a mis sa confiance dans le Seigneur, mais qu'il a tenté Dieu. Vous oubliez donc votre dieu; ce n'est pas son épouse, mais ses propres membres qu'il a, non pas vendus, mais livrés gratuitement à ses ennemis, avec la certitude qu'ils seraient par eux souillés, corrompus et couverts de honte. Si vous aviez un désir à formuler, ne serait-ce pas que cette belle nature de votre dieu, s'arrachant à ses ennemis, lui fût rendue dans l'état de pureté dans lequel Sara fut remise entre les mains de son époux ?

XXIV. Vous prodiguez les éloges à mes moeurs et à mon zèle d'autrefois, et vous cherchez ce qui a pu produire en moi un changement aussi subit. Puis, usant d'une multitude de circonlocutions, vous prononcez le nom de l'antique ennemi de tous les fidèles, des saints et de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, vous désignez clairement le démon en personne. Tout ce que je puis vous dire sur ma conversion, c'est que si, en disant anathème à vos erreurs je n'avais pas été assuré de devenir meilleur, je ne me serais pas réfugié dans le sein de l'Eglise et de la foi catholique. Je savais déjà que j'ai quitté le mal pour le bien; mais, supposé que je l'eusse ignoré, vous auriez dissipé tous mes doutes par le mot dont vous vous servez pour caractériser ma conversion. En effet, admettons pour un instant, comme vous l'affirmez, que mon âme soit la nature même de Dieu, elle ne pourrait alors changer ni en bien ni en mal, que ce changement vienne d'elle-même ou qu'il vienne du dehors. Cependant j'ai changé, car j'ai renoncé à votre erreur pour embrasser cette foi catholique qui seule nous donne une juste idée de Dieu, en nous apprenant à croire à son immutabilité

 

1. Gen. XII et XX.

 

absolue. Si donc ma conversion déplaît à quelqu'un, ce ne peut être qu'à ceux qui ne veulent pas croire que Dieu soit immuable. Oui, le démon est l'ennemi des saints, non pas en ce sens qu'il combat contre eux en vertu du principe d'une nature contraire, mais parce qu'il jalouse la félicité éternelle dont il a été dépossédé. Parce qu'il a changé, il voudrait que les autres changeassent également. Avez-vous donc oublié cette fable persique, décrite par vous avec une prolixité plus que fastidieuse ? N'y proclamez-vous pas que celui qui, sans changer soi-même, change les autres, a dans ses mains la puissance et la victoire? Et si ce vainqueur est fils de la sainte lumière, loin d'être l'ennemi de Dieu, il est nécessairement son ami ? N'est-il pas meilleur que ceux qu'il trompe et qu'il rend les ennemis de la sainte lumière dont il est lui-même l'ami? Pourquoi Manès condamne-t-il les âmes à l'horrible supplice du globe de ténèbres? N'est-ce point parce qu'elles « se sont laissé séparer de leur primitive nature lumineuse, et qu'alors elles sont devenues ennemies de la lumière ? » De là il conclut que si la nation des ténèbres a créé les corps, c'est uniquement dans le but de satisfaire au désir qu'elle éprouvait de retenir en elle la nature de lumière. Cherchez donc à vous arracher à ces fictions vaines et sacrilèges ; et que Celui qui ne change jamais ni en bien ni en mal, vous aide à opérer votre changement pour le bien.

XXV. «Nous nous sommes échappés », dites-vous, « parce que nous avons suivi le Sauveur spirituel. C'est à son audace seule que nous devons notre délivrance, car si Notre-Seigneur eût été charnel, toutes nos espérances se seraient évanouies » . Vous tenez ce langage parce que vous ne reconnaissez pas en Jésus-Christ une chair véritable. Comment donc Manès peut-il être l'objet de votre espérance, puisque vous avouez que, semblable en ce point aux autres mortels, il a été engendré par l'union de l'homme et de la femme, et que comme nous il fut formé de chair et d'os ? Pourquoi vous inspire-t-il donc tant de confiance? Vous essayez, dans votre lettre, de me frapper de terreur; vous me dites: « Qui donc prendra votre défense au tribunal du souverain Juge, puisque vous vous faites vous-même l'accusateur et le témoin de vos paroles et de vos oeuvres? Ne comptez pas sur (476) le Perse que vous avez incriminé, il n'y sera pas présent. En dehors de lui, qui donc sèchera vos larmes ? qui sauvera 1'Africain ? » De consolateur et de sauveur, vous affirmez donc qu'il ne peut y avoir que Manès. Comment alors, en parlant des souffrances de Jésus-Christ, avez-vous pu dire que vous vous étiez échappés parce que vous avez suivi le Sauveur spirituel ? n'est-ce pas à dessein que vous l'appelez spirituel, parce que, s'il eût été revêtu d'un corps, l'ennemi aurait pu lui donner la mort ? Si donc l'ennemi tue votre Manès parce qu'il trouve en lui un corps matériel, où trouverez-vous un sauveur ? comment, dès lors, pouvez-vous dire: « Lui excepté, qui sèchera vos larmes ? qui sauvera l'Africain? » Comprenez-vous enfin ce que renferme d'erreurs cette hérésie, cette doctrine démoniaque où les mensonges le disputent à l'hypocrisie (1) ? Vous proclamez que Manès est parfaitement dans le vrai, quand il affirme de Jésus-Christ- que. son corps n'avait aucune réalité. Voici donc toute la question : Si, en montrant sa chair, sa mort, sa résurrection, les cicatrices de ses plaies et des clous, qu'il présenta à ses Apôtres pour dissiper en eux toute espèce de doute ; si, dis-je, Jésus-Christ n'a été en cela qu'un fourbe et un menteur, Manès est dans la vérité. Au contraire, si Jésus-Christ a montré une chair véritable ; dès lors si sa mort, sa résurrection, ses cicatrices étaient réelles, Manès n'est plus qu'un menteur effronté dans tout ce qu'il affirme de Jésus-Christ. Par conséquent, voici entre nous le débat réduit à sa plus simple expression Vous affirmez la véracité de Manès et vous ne voyez en Jésus-Christ qu'un menteur; pour moi, je soutiens qu'en ce qui regarde Jésus-Christ, comme sur beaucoup d'autres points, Manès n'a été qu'un menteur; ne l'est-il pas, surtout quand il s'agit de la passion et de la résurrection, qui sont le fondement véritable de toute l'espérance dès fidèles ? Peut-on regarder comme le prédicateur de Jésus-Christ, et non pas plutôt comme son accusateur, celui qui soutient que la mort de Jésus-Christ ne fut qu'une comédie, que les apparitions qui la suivirent ne furent que de véritables mensonges, qu'enfin il n'y a rien de vrai dans ces paroles : «Touchez mes mains et mes pieds, et sachez qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai (2) »; et dans

 

1. I Tim. IV, 1, 2. — 2. Luc, XXIV, 39.

 

ces autres, adressées au disciple incrédule « Mettez vos doigts dans la plaie de mon côté, et ne soyez pas incrédule, mais fidèle (1) ?» Mais, dites-nous, Manès prêche Jésus-Christ et s'en proclame le disciple et l'apôtre. Il n'en est que plus digne de mépris et d'aversion. En effet, s'il se fût contenté d'accuser, de réfuter, il aurait du moins prouvé qu'en con. vainquant les autres de mensonge, il n'était conduit et inspiré que par l'amour de la vérité. Mais en affichant ainsi son ignorance et sa témérité, il fait voir à tout homme réfléchi ce qu'il est, ce qu'il aime, en louant et en prêchant un menteur. Fuyez donc, mon ami, un fléau si redoutable; à force de vous tromper ne pourrait-il pas se flatter d'avoir fait de vous un fidèle, comme il prétend que cela arriva pour le disciple à qui Jésus-Christ dit: « Mettez vos doigts dans la plaie de mon côté et ne soyez pas incrédule, mais fidèle »? Ouvrez les yeux à l'évidence et vous reconnaîtrez que le langage tenu par Jésus-Christ à son disciple, ne pouvait avoir d'autre signification que celle-ci : Touchez ce que je suis et ce que j'ai été, touchez un corps véritable, touchez les cicatrices de blessures réelles, touchez les plaies véritables des clous et, en croyant à la réalité, ne soyez pais incrédule, mais fidèle? Manès, dans sa vanité sacrilège, interprète ainsi ces mêmes paroles : Touchez ce que je simule pour mieux tromper, touchez une chair qui n'a que l'apparence de la chair, touchez les traces simulées de blessures imaginaires, et ne soyez pas incrédule à mes membres trompeurs, afin qu'en croyant au mensonge vous puissiez être fidèle. Aux yeux et dans le langage de Manès, être fidèle, c'est accepter la doctrine et les impostures des démons.

XXVI. Fuyez ces erreurs, je vous prie, et parce que le Seigneur.a dit que la voie étroite n'était suivie que par. un petit nombre, gardez-vous de vous laisser prendre aux apparences (2). Vous voulez être du petit nombre, mais du petit nombre de ceux qui sont les plus pervertis. Je l'avoue, si l'on cherche l'innocence absolue, on ne la trouve que dans le petit nombre; mais si l'on regarde parmi les pécheurs, on voit.que les homicides sont moins nombreux que les pécheurs, et les incestueux, que les adultères. Prenez même les fables de l'antiquité, les Médée, et les Phèdre

 

1. Jean, XX, 27. — 2. Matt. VII, 14.

 

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sont moins nombreuses que les femmes coupables d'autres crimes ; les Ochus et les Busiride sont moins nombreux que les hommes coupables d'autres impiétés et d'autres fautes. Voyez donc si l'horreur profonde qu'inspire votre impiété ne constituerait pas tout le mérite de votre petit nombre. A ne juger les choses que dans vos livres, dans vos paroles et dans votre croyance, on s'étonne que votre hérésie trouve si peu de dupes pour l'embrasser ou y persévérer. Au contraire, quand on parle du petit nombre des saints qui courent la voie étroite, on établit un contraste entre ce petit nombre et la multitude des pécheurs. C'est la petite quantité de bon grain ensevelie sous un monceau de paille; la mission présente de l'Eglise catholique c'est de recueillir ce grain et de le battre ; à la fin des siècles il sera vanné et purifié (1). C'est dans cette Eglise que vous devez vous réfugier si vous désirez fidèlement être fidèle et renoncer à ces erreurs que vous ne pouvez accepter sans réaliser cette parole de l'Ecriture : « Vous nourrissez les vents (2) », c'est-à-dire vous vous faites la nourriture des esprits immondes. Vous m'alléguez saint Paul; d'un côté, il se montre plein de respect pour l'Ancien Testament et pour la dispensation divine des faits et des enseignements qui y sont renfermés; mais, d'un autre côté, quand il s'agit de l'excellence charnelle de la race judaïque; quand il s'agit de ces synagogues de sa propre nation, plongées dans l'erreur et s'obstinant à méconnaître la divinité du Christ; quand il s'agit du zèle, plus que louable à ses yeux, qu'il déployait à persécuter les chrétiens; quand il s'agit enfin de cette justice légale, dont les Juifs tirent si hautement vanité parce qu'ils n'ont aucune idée de la grâce de Jésus-Christ, Paul, uniquement désireux de gagner le Christ, méprise toutes ces gloires humaines et les traite comme de la boue. Combien plus ces écrits, tout remplis d'horribles blasphèmes, et qui nous présentent la nature de la vérité, la nature du souverain bien, la nature de Dieu même soumise à des transformations si nombreuses, à des défaites si honteuses, à une corruption si profonde, souillée enfin et condamnée à une réprobation éternelle par la vérité elle-même; combien plus ces écrits doivent-ils vous paraître méprisables, non-seulement comme de la boue, mais comme

 

1. Matt. III, 12. — 2. Osée, XII, l.

 

un poison perfide et criminel l Combien plus, pour mettre fin à ce débat qui nous divise, devez-vous être désireux de chercher un refuge assuré dans l'Eglise catholique, si clairement annoncée dans les prophéties et si mystérieusement révélée quand la plénitude des temps fut accomplie !

Je vous parle ainsi parce que votre esprit n'est pas la nature du mal; le mal n'est pas une nature, parce qu'il n'est pas non plus la nature de Dieu, autrement je demanderais en vain le changement de ce qui est essentiellement immuable. Or, en s'éloignant de Dieu, votre âme a subi un changement, et ce changement est un mal; qu'elle revienne à ce bien immuable, avec le secours de ce bien lui-même, et ce changement sera pour elle la délivrance du mal. Si vous dédaignez ce conseil, si vous vous obstinez à croire à l'existence de deux natures, la nature muable du bien, laquelle, mêlée au mal, a pu consentir à l'injustice, et la nature immuable du mal, laquelle, mêlée au bien, n'a pu consentir à la justice, il ne vous reste plus qu'à redire cette fable ignoble, ces honteux blasphèmes qui respirent l'impureté et la fornication, et l'on vous associera à la foule de ceux dont il a été dit : « Il viendra un temps où ils ne pourront a plus supporter la saine doctrine ; éprouvant, au contraire, un violent désir d'entendre ce qui les flatte, ils auront recours à une foule de docteurs capables de les satisfaire, et fermant l'oreille à la vérité, ils l'ouvriront à des fables (1) ». Si vous acceptez prudemment le conseil que je vous donne, si vous revenez à la foi d'un Dieu immuable, cette conversion louable vous placera au nombre de ceux dont l'Apôtre a dit: « Autrefois vous étiez ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur (2) ». Ces paroles ne peuvent assurément s'appliquer à la nation de Dieu, car jamais elle ne fut ni mauvaise ni digne d'être qualifiée du nom de nature des ténèbres; elles ne s'appliquent pas davantage à la nature du mal; car, supposé qu'elle existe, elle ne pourrait jamais ni changer ni devenir lumière. Mais ces mêmes paroles s'appliquent parfaitement à cette nature qui n'est pas immuable, et qui se couvre de ténèbres quand elle se sépare de la lumière immuable, principe de son existence. Qu'elle revienne à Dieu, et aussitôt elle redevient lumière, non pas en

 

1. II Tim. II, 3, 4. — 2. Ephés. V, 8.

 

 

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elle-même, mais dans le Seigneur. En effet, puisqu'elle n'est pas la lumière véritable, toutes les clartés dont elle peut jouir ne lui viennent pas d'elle-même, mais de Celui dont il est dit : « Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde (1) ». Que cette belle parole soit toujours l'objet de votre foi, la nourriture de votre intelligence et de votre coeur, si vous voulez vous rendre participant du bien immuable et devenir bon vous-même, j'entends avec la grâce de Dieu; car sans elle vous ne le deviendriez jamais. Cette bonté une E fois acquise, vous ne pourriez la perdre si vous étiez immuable; et après l'avoir perdue, si vous pouvez la recouvrer, c'est parce que vous n'êtes pas immuable.

 

1. Jean, I, 9.

 

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.

 

 

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