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COURT COMMENTAIRE DES DEUX PREMIERS CHAPITRES DU CANTIQUE DES CANTIQUES, FORMÉ DES SERMONS DE SAINT BERNARD. ON Y TRAITE DU TRIPLE ÉTAT DE L'AMOUR.

 

AVERTISSEMENT SUR LE COMMENTAIRE SUIVANT.

 

« L'exposition suivante des deux premiers chapitres du Cantique des Cantiques a été publiée par nous, dans l'édition précédente, d'après un manuscrit de Dun, et mise à la suite des sermons de saint Bernard comme étant de lui; Guillaume, abbé de saint Théoderic, en a parlé en ces termes au livre I de sa vie, chapitre XII : » c'est pourquoi il m'expliqua alors le Cantique des Cantiques, autant que l'intervalle de ma maladie me permettait de l'entendre, selon le sens moral seulement, en négligeant les profondeurs mystérieuses de cet écrit : et chaque fois qu'il m'entretenait sur ce sujet, de peur de perdre son enseignement, je fixais, par l'Ecriture, ses pensées, autant que le Seigneur daignait m'aider et que ma mémoire venait à mon secours. « Ces paroles nous parurent désigner l'exposition elle-même. « Cependant, la chose ayant été considérée avec plus d'attention, nous avons cru qu'elles ne regardaient qu'un abrégé des 51 premiers sermons de saint Bernard sur le Cantique, fait par un homme pieux et studieux. L'explication que désigne Guillaume nous paraît être celle-là même qui a été éditées sous son nom, au tome IV de la Bibliothèque de Cîteaux : il faut en cet endroit faire attention à ces paroles de la Préface : « nous n'entreprenons pas d'expliquer les mystères profonds que ce livre contient relativement à Jésus-Christ et à l'Eglise ; mais, nous maintenant dans la mesure de nos forces, nous en exposons seulement, en quelque manière, le sens moral. « Ces expressions s'accordent avec celles que nous venons de citer de la vie de saint Bernard, puisque Guillaume assure qu'il a demandé à ce saint » une exposition morale de ce livre en y omettant les mystères qui s'y trouvent. « Cette raison nous a portés à mettre l'exposition suivante parmi les écrits recueillis dans les ouvrages de saint Bernard, et après les deux livres précédents du même abbé Guillaume, auxquels elle est ajoutée sous le nom du saint docteur, dans le manuscrit de Dun. Si quelqu'un veut attribuer à ce même Guillaume le commentaire suivant, nous n'y répugnons pas, d'autant plus que le style en est assez conforme à celui qu'on lui connaît.

 

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COURT COMMENTAIRE DES DEUX PREMIERS CHAPITRES DU CANTIQUE DES CANTIQUES, FORMÉ DES SERMONS DE SAINT BERNARD. ON Y TRAITE DU TRIPLE ÉTAT DE L'AMOUR.

 

1. Il y a trois états d'amour de Dieu dans l'âme chrétienne. Le premier, sensuel ou animal; le second, raisonnable; le troisième, spirituel ou intellectuel. Le Seigneur en parle dans l'Evangile : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toutes tes forces. » (Matth. XXII, 37.) Le premier est symbolisé par le « coeur, » c'est-à-dire dans une partie de la chair infirme à cause du sentiment de pieuse affection que l'on éprouve à l'égard de l'humanité du Sauveur; le second, par « l'âme, » c'est lui qui anime et vivifie le premier amour, lorsqu'avec une piété humble, on scrute les mystères de la foi et la vertu des sacrements; le troisième, « par toutes les forces, » parce que, en ce degré, quelque progrès que vous ayez fait, toujours vous pourrez dire : «J'ai dit, c'est maintenant que je commence.» (Ps. LXXVI, 11.) Le premier trouve de telles délectations et des douceurs si grandes à contempler l'humanité de Jésus-Christ, que le Seigneur dit avec raison à ceux qui s'en trouvent animés : « il est expédient pour vous que je m'en aille. » (Joan. XVI, 7.) Le second enflamme le coeur, mais ses yeux sont encore tenus, lorsque Jésus lui parle, dans le chemin et lui découvre le sens des Ecritures. Le troisième dit déjà en toute confiance : « bien que nous ayons connu le Christ selon la chair, mais, dès à présent, nous ne le connaissons plus ainsi » (II. Cor. V, 16), langage que ne peut se permettre le premier et que peut à peine tenir le second. Car, ce que les Apôtres ont éprouvé en jouissant de la présence corporelle du Seigneur, ceux qui en sont à cet amour, le ressentent dans l'émotion pieuse et sensible de leur esprit, en méditant très-suavement sur l'humanité de Jésus-Christ, sur sa vie, sur ses oeuvres, sa passion, sa résurrection, son ascension et sur tous les biens qu'il nous a procurés, ils éprouvent ce sentiment d'amour dont saint Pierre était animé, lorsque, aimant le Seigneur tendrement et comme un homme, il lui disait, quand ce bon maître annonçait d'avance à ses Apôtres la suite de ses souffrances : « Seigneur, qu'il n'en soit pas ainsi, prenez pitié de vous, cela n'aura point lieu. » (Math. XVI, 22.) Le troisième degré est tout entier hors de l'homme, au-dessus de lui : tout en Dieu, ce sentiment aime Dieu pour Dieu, le juste pour le juste, celui qui est bon parce qu'il est bon, non parce qu'il est bon pour nous, mais parce qu'il est bon en lui-même : animé dans le Seigneur bon et juste, de sentiments tels qu'il aime mieux rie point exister que n'être pas bon et juste en Dieu. Voilà l'amour qui est fort comme la mort; voilà la puissance d'en haut qui revêt les Apôtres. Devenue un seul et même esprit avec Dieu, l'âme sainte ne peut pas plus supporter de s'écarter pour peu que ce soit de la justice, que la justice elle-même ne peut souffrir de n'être plus la justice.

2. Se trouvant placé entre cet état très-élevé et cet état inférieur, l'état raisonnable régit et illumine l'inférieur, et étendant parfois sur le premier la main de son pieux désir, il se retire bientôt en lui-même et, comme David, il se frappe la poitrine parce qu'il a osé mettre la main sur l'oint du Seigneur. « Car si une bête touche la montagne, elle sera lapidée; » et comme il y a une voix retentissant au-dessus du firmament qui se déroule sur la tête des animaux, ces animaux s'arrêtent et n'avancent pas, ils courbent les ailes par l'effet des efforts qu'ils tentent. Car la discipline selon la raison n'opère rien, là où tout se compose de l'expérience de l’amour, de 1'intelligeuce et de l'affection. Cet état est comme un firmament du ciel où Dieu fait son séjour, et qui n'est nullement soutenu par une raison inférieure; cependant l'homme s'y crée parfois lui-même des raisons à sa manière, au moyen desquelles, sortant du secret de la face de Dieu pour aller vers ses compagnons qui sont plus bas, il les inonde de l'éclat d'une lumière supérieure. Mais de même qu'il est dit en l'Apocalypse . « il se fit un silence dans le ciel, comme d'une demi-heure; » (Apoc. VIII, 1), de même, en les réjouissant par la consolation momentanée qu'il leur procure, il semble leur dire : « courez pour saisir » ce bonheur (I. Cor. IX, 24), mais c'est le jour seul qui fait entendre au jour cette parole. Ces raisons ne sont point enveloppées dans les difficultés des arguments, elles sont pures et simples, elles jaillissent de la vérité pure et nette, pénétrées de l'huile de l'allégresse du Seigneur, emmiellées du miel du ciel; elles n'enflent pas de l'orgueil de la science celui qui les trouve, mais elles l'édifient par la charité; très-faciles pour les pauvres d'esprit, elles offrent aux superbes d'incompréhensibles profondeurs : elles sont si efficaces qu'il semble que c'est d'elles qu'on a écrit : c l'Esprit scrute tout, même les profondeurs. de Dieu » (I. Cor. II, 10) ; si solides en elles-mêmes et si exemptes du besoin d'aucun secours étranger, que c'est à elles que paraissent s'appliquer ces paroles : « les jugements du Seigneur sont vrais, ils sont justifiés en eux-mêmes. » (Ps. XVIII, 10.) Mais ces trois amours ou ces trois états de l'amour se prêtent souvent une aide mutuelle et' coopèrent!1'un avec l'autre, par une libéralité amicale et réciproque; ce que chacun a de trop, il le donne aux autres qui le reçoivent : parce que le plus élevé se délecte souvent des délices de celui qui est le plus bas, et le plus abaissé éprouve parfois les jouissances du plus haut, et celui qui est au milieu alternativement, pénètre dans l'un et dans l'autre, et trouve sa joie d'un côté comme de l'autre.

3. Mais il nous plaît de considérer avec encore plus d'attention les richesses qui abondent dans chacun de ces états. Le premier s'élève contre les tentations, le second contre les hérésies, le troisième chante « en la paix, en la même chose, je dormirai et me reposerai. » (Ps. IV, 9.) Dans le premier se trouve la rémission des péchés et la correction des vices; dans le second, l'exercice des vertus; dans le troisième, leur pratique parfaite et l'attachement au souverain bien avec sa jouissance. Dans le premier se rencontre l'usage des sacrements; dans le second, la pratique des mystères; dans le troisième, « la chose » des sacrements et des mystères. Le premier est humble en Marie pécheresse, fervent en saint Pierre, pieux et doux en saint Jean. Le second dort par rapport aux affaires séculières, il veille pour les spirituelles, il languit quand son âme tombe en défaillance contemplant le salut de Dieu, voyant et ne découvrant pas, languissant de l'amour et du désir de découvrir ce qu'il ne fait qu'entrevoir. Le troisième entend des paroles ineffables, le silence, la paix, cette paix de Dieu « qui surpasse tout sentiment. » (Phil. IV, 7.) Le premier conduisant ses brebis, c'est-à-dire les sentiments inférieurs de la sensualité dans l'intérieur du désert, c'est-à-dire dans les retraites cachées où s'opère la contemplation, et considérant le buisson qui;brûlait et ne se consumait pas, c'est-à-dire, les mystères de l'incarnation du Seigneur, et voulant s'en approcher davantage par l'intelligence, entend cette parole : « n'avance pas, mais ôte la chaussure de tes pieds, car le lieu où tu te trouves est une terre sainte. » (Exod. III, 5.) Le second gravit la montagne et ouit qu'on lui dit : « Pour toi, arrête-toi là avec moi, et je t'apprendrai les lois et les préceptes que tu transmettras aux enfants d'Israël (Deuteron. V, 31) ; il voit le type du tabernacle éternel que Dieu et non pas l'homme a fait, et le Seigneur lui dit : « vois et fais tout selon le modèle qui t'a été montré sur la montagne. » (Exod. XXV, 40.) Le troisième est enseveli par le Seigneur au haut du mont, c'est-à-dire, qu'il est caché dans le secret de la face de Dieu, et l'homme, c'est-à-dire la sagesse humaine, ne connaît pas jusqu'à ce jour le lieu où il est enseveli. Le premier entend dire aux hommes cette parole qui lui est adressée tous les jours où est ton Dieu? (Ps. XLI, 5.) Le second réfléchit, et répand en lui-même son âme ; le troisième passe jusqu'au lieu du tabernacle admirable, jusqu'à la maison de Dieu. Le premier sert la foi, le second, l'espérance, le troisième, la charité : et comme la foi nous engendre à Dieu, l'espérance nous nourrit et la charité nous perfectionne; de même, le premier état consacre en nous à Dieu l'affection humaine; le second « dépouille le vieil homme avec ses actes, et revêt le nouveau qui, a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité (Eph. IV, 24); le troisième achève et rend semblable à Dieu par la pureté de l'âme et la sainteté de la vie. Car encore que les prophéties, que les langues, que la foi, que l'espérance ou que tous les autres dons de la grâce viennent à cesser, la charité dure à jamais. Cependant cet état supérieur, rendant comme la pareille à ses maîtres, à ses tuteurs, à ceux qui ont pris soin de ses affaires, leur communique parfois un sentiment plus qu'humain et vraiment divin, de sorte que surpris souvent de se voir enlevés au-dessus d'eux d'une manière étonnante et nouvelle, il les conduit et les nourrit en ce lieu où s'accomplit pour eux cette prière du Seigneur : « Père, je veux que comme vois et moi nous sommes un, de même eux soient un en nous. » (Joan. XVII, 21)

4. Selon ces trois états, dans le Cantique des Cantiques, tantôt les jeunes filles, tantôt les compagnons, tantôt l'époux et l'épouse parlent chacun à leur manière. L'épouse dit donc de l'époux : « qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. » (Cant. I, 1) Mais il y a les langues des anges et celles des hommes. Par la langue des hommes, c'est-à-dire, de la façon. ordinaire dont parlent les hommes et sous forme de certaines paraboles, le Saint-Esprit manifeste aux humains ses secrets, que la faiblesse des esprits n'aurait pu comprendre sans cette précaution. De là vient que le Seigneur parlait en paraboles. Plus que            cela, Dieu lui-même se fit homme pour tous, afin que ceux qui ne savaient point penser au Seigneur, au moyen de Celui qui se montrait homme à leurs yeux, instruits peu à peu par ses leçons, élevassent l'intelligence de leur âme raisonnable jusqu'à connaître Dieu et jusqu'à penser à lui. C'est pourquoi non-seulement le Verbe incarné parlait aux hommes en paraboles, mais toute sa vie sur la terre était pour eux comme une éclatante parabole, afin que dans ce qu'il y avait de visible en lui, ils comprissent ce qu'il y avait d'insaisissable. Car dans toutes les affections charnelles, rien de plus doux, rien de plus désirable que l'union de l'époux et de l'épouse, et dans les spirituelles, que l'union de l'esprit créé et de l'esprit incréé. Dans l'une, de deux chairs il en résulte une seule; dans l'autre, de deux esprits, ils n'en résulte qu'un seul. D'où tirant analogie des choses charnelles aux spirituelles, des humaines aux divines, on parle en cet endroit d'époux et d'épouse, du Christ et de l'Eglise, ou bien de toute âme sainte qui, après avoir éprouvé, en quelque manière, les deux premiers degrés de l'amour, soupire déjà après le troisième et s'efforce de se répandre tout entière dans l'amour de l'époux et dans les délices qu'il fait goûter, désirant les étreintes de son amour et le baiser de sa connaissance : « qu'il me baise, » s'écrie-t-elle, « d'un baiser de sa bouche. » Le baiser est un signe de paix. « Et puisque nos péchés, » comme le dit l'Ecriture, « font la séparation entre nous et Dieu, » quand nous cherchons à nous réconcilier avec lui par la satisfaction, c'est comme si nous demandions le baiser de paix.

5. Car selon les trois états d'amour, il y a aussi trois baisers de l'âme qui aime. Le premier est un baiser de pardon et de réconciliation; le second, un baiser de récompense; le troisième, un baiser de contemplation. Le premier aux pieds, le second à la main, le troisième à la bouche. Par le premier, roulé dans la poussière de la pénitence en embrassant les deux pieds du Seigneur, avec la pécheresse on reçoit le pardon des péchés commis. Or les deux pieds du Seigneur sont le jugement et la miséricorde; il s'en sert pour parcourir le monde entier et pour marcher sur les eaux de la mer. Il fait sans cesse le tour et visite les âmes spirituelles, « s'élançant comme un géant afin de parcourir sa carrière; » (Ps. XVIII, 6) si cependant ces âmes sont dans un état tel qu'il puisse dire d'elles : « j'habiterai en elles et je m'y promènerai. » (II. Cor. VII, 16) Ceux-là baisent ces pieds, qui, en s'y attachant, chantent au Seigneur miséricorde et jugement. De là on s'élève à la main pour lui donner le second baiser; cela a lieu lorsque déjà l'âme fidèle marchant dans une voie nouvelle, de l'humilité d'un coeur pénitent monte à la main de Celui qui lui fait des dons, rendant grâces pour les bons sentiments qu'elle a reçus et pour les résultats de ses bonnes oeuvres, qui sont désignées par la main. Et dans l'éclat que répandent ses saintes actions, l'homme n'embrasse pas sa main, ainsi que parle Job, ce qui est une très-grande iniquité et une sorte de négation à l'égard du Très-Haut; (Job. XXXI, 27) mais il baise la main de son bienfaiteur, à la grâce de qui il rapporte toutes choses, dans un doux sentiment de gratitude, ce qui est désigné par le baiser. Le troisième est un baiser de contemplation ou contemplatif, baiser en lequel, réjouie par les deux précédents, l'épouse, animée de confiance, désire être unie à son époux par la connaissance et par l'amour, et recevoir quelque communication de ses secrets. C'est là le baiser qui part de sa bouche et qui est bien différent des précédents. « Qu'il me baise, » dit-elle, « d'un baiser de sa bouche. » II faut considérer quel est ce baiser, quelle est cette bouche ; quelles les lèvres qui l'impriment, quelles les lèvres qui le reçoivent.

6. En Dieu ce n'est pas autre chose que d'être et d'être sage : le Père ne reçoit pas de son Fils d'être sage, de crainte de paraître d'en recevoir aussi l'être, ce qui serait absurde. Il a donc de lui-même et d'être et d'être sage; et si le Fils tient du Père d'être, il en tient aussi d'être sage. Le Fils a donc du Père et d'être et d'être sage, et ainsi ils sont des subsistances pleines, que les Grecs appellent hypostases : et l'un n'est pas aidé par l'autre pour exister, on pour être au moyen de l'autre ce qu'il est ; mais ils sont, comme nous l'avons dit, ou bien selon les Grecs, des hypostases complètes subsistant par elles-mêmes, ou bien, selon les Latins, des personnes, sonnant par elles-mêmes, bien ,qu'il n'y ait qu'une Trinité unique et parfaite qui est Dieu. Que personne ne se trouble, que personne ne s'offusque de ces expressions de substance, de subsistance ou de personne, termes qu'emploie notre langue trop pauvre, ils n'expriment point l'essence de la divinité, mais par leur insuffisante énergie, ils rendent témoignage à son incompréhensibilité. Le mot de subsistance cherche en effet à exprimer la propriété des personnes, et celui de substance, la simplicité et l'unité de cette souve raine essence. Il y a aussi un mouvement du Père vers le Fils et du Fils vers le Père, mais le premier est celui qui porte le Père vers le Fils, parce que le Fils est du père, et non le Père du Fils. Premier non par le temps, mais par la relation, c'est-à-dire par le rapport de Père à Fils : cette conversion consiste dans un baiser et dans une étreinte. Le baiser est la connaissance réciproque des personnes divines, leur étreinte et leur mutuelle affection. De là vient que le Fils dit dans l'Evangile : « Personne n'a connu le Père si ce n'est le Fils, et personne n'a connu le Fils si ce n'est le Père. » (Matth. XI, 27) Le baiser donc est l'étreinte du Père et du Fils, c'est le Saint-Esprit procédant de l'un et de l'autre, l'amour du Père pour le Fils et l'amour du Fils pour le Père, c'est de lui que le même ajoute : « et celui à qui le Fils aura voulu le faire connaître. » Car cette volonté est le Saint-Esprit lui-même, la volonté du Père et du Fils, qui nous révèle l'unité du Père et du Fils, Dieu seul avec le Père et le Fils. Car c'est le propre du Père de révéler le Fils, comme on le fit dans l'Evangile : « ce n'est ni la chair ni le sang qui te l'ont indiqué, mais bien mon Père qui est, aux cieux. » (Matth. XVI, 17) C'est le devoir du Fils de glorifier le Père, comme on le voit au même livre : « Je glorifie mon Père qui est dans les cieux. » (Joan. VIII, 49) L'office du Saint-Esprit est de faire connaître le Père et le Fils, comme l'enseigne l'Apôtre : « ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas entré dans le cœur de l'homme, ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment, le Seigneur nous l'a révélé par le Saint-Esprit. » (I Cor. II, 10) Celui donc à qui le Fils révèle par le Saint-Esprit, n'est pas embrassé par la bouche, mais par le baiser de sa bouche. Car nous ne touchons point la bouche, mais nous sommes touchés par le. baiser. Nous sommes impressionnés par le baiser, lorsque la connaissance et l'amour nous sont donnés. Nous ne touchons pas la bouche, c'est-à-dire l'intelligence mutuelle qu'ont d'elles-mêmes les personnes divines : nous n'atteignons pas la bouche, parce que, comme il a été dit, « personne n'a connu le Fils que le Père et personne n'a connu le Père que le Fils; » mais nous sommes touchés parle baiser : « et celui à qui le. Fils aura voulu le révéler. » Nous ne sommes point en contact avec la bouche, parce que l'œil n'a vu, ni l'oreille n'a entendu : nous recevons le baiser, parce que Dieu nous a révélé par son Saint-Esprit; car s'il révèle à quelqu'un, c'est par son Saint-Esprit. C'est lui qui est le baiser, il nous touche, lorsqu'il se répand en nous par l'effet d'une double grâce, c'est-à-dire par la connaissance et par l'amour de la vérité. Et ce ne sont pas là les lèvres mêmes de Dieu, mais l'empreinte de ses lèvres, bien plus (s'il est permis de parler de la sorte), de sa lèvre : car ce qui est double en nous, est simple en Dieu : pour lui, connaître c'est aimer. Or, cette empreinte s'imprime dans le baiser sacré sur les deux lèvres de l'épouse, sur la volonté de sa raison, l'amour s'appliquant à la volonté et la connaissance, à la raison. Ces deux choses cependant, connaissance et amour, ne faisant (ainsi que nous l'avons dit), qu'une seule et même réalité en Dieu, se trouvent fort bien exprimées par le mot singulier de baiser « qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. » Ou bien, que le Fils me baise de ce baiser dont il baise sa bouche, c'est-à-dire son Père, qui est appelé sa bouche parce que le Fils est le Verbe ou la parole du Père. Et au livre de la sagesse : « je suis sortie de la bouche du Très-Haut. » (Eccle. XXIV, 5) Ou bien, que Dieu le Père me baise du baiser de sa bouche, c'est-à-dire de son Fils ou de son Verbe. Car le Verbe procède de la bouche, et c'est ici une locution figurée, qui revient à dire, qu'il mette en moi ce langage par lequel le Père tonnait le Fils et le Fils tonnait le Père. Ou bien que le Père lui-même « me baise du baiser de sa bouche, » c'est-à-dire qu'il envoie dans mon coeur l'esprit de son Fils, pour que nous aimions le Fils comme il le chérit lui-même. Mais pourquoi dire « qu'il me baise » au lieu de dire : baisez-moi? Les époux selon la chair ont coutume de se prévenir en se donnant des marques réciproques de respect. L'épouse dont il s'agit en cet endroit, marchant comme Rebecca, à la rencontre de son nouvel époux, la face couverte comme d'un manteau de pudeur, emploie des termes qui ne sentent pas le commandement, mais qui expriment le désir : oh! s'écrie-t-elle, plaise au ciel qu'il me baise d'un baiser de sa bouche!

7. Il est un autre baiser qu'en plusieurs manières Dieu, parlant à nos pères, avait promis à son Eglise et dans lequel tout récemment il s'est entretenu avec nous en la personne de son Fils. (Hebr. I, 1.) Car cette expression, il nous a parlé dans son Fils, c'est le baiser lui-même. L'union du Verbe et de celui qui l'écoute, de la divinité et de l'humanité, constitue en effet comme un baiser de charité. C'est ce que Isaïe voyait à l'avance dans l'esprit de Dieu : « Il sortira une tige de la racine de Jessé, et une fleur s'élèvera de sa racine, et sur elle se reposera l'esprit du Seigneur, esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de science et de piété, et l'esprit de la crainte du Seigneur l'inondera. (Is. XI, 1.) Ce sont les sept dons ou les sept grâces du Saint-Esprit qui brillèrent spécialement dans le Seigneur Jésus, de même que sur lui se reposa particulièrement ce divin Esprit. Dans la crainte, se trouve désignée l'humilité, dans la piété, la miséricorde, dans la science, la connaissance de ce qui se passe sur la terre, dans la force, la patience, dans le conseil, l'utilité, dans l'intelligence, l'union de la divinité, dans la sagesse, le bon emploi de la puissance. Par les cinq premiers, le Christ se proportionne à l'homme dans la nature humaine qu'il avait prise ; par les deux derniers, la personne du Christ fut toujours unie à la divinité. Car, semblable à un bon médecin, ce divin Sauveur s'abaissa humblement vers son malade, il toucha ses blessures avec miséricorde, il les reconnut, car il connaissait la chair où elles avaient été faites, il supporta avec patience ses folies, appliqua à chaque maladie le remède qui y convenait, restant inséparablement une même chose avec sou Père. En L'esprit humain, il connut le Père d'une manière singulière, « parce que personne ne connut le Père si ce n'est le Fils; par cette sagesse du Père, qui n'est autre chose que lui-même, atteignant avec force d'une extrémité à l'autre, il disposa tout avec règle et douceur. Cette union de la nature divine et humaine est comme ce baiser de l'époux et de l'épouse, que l'Église désirait en ces termes : « qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. » Il y a trois autres baisers par lesquels l'épouse est unie à l'époux, le baiser de la nature, le baiser de la doctrine et le baiser de la grâce. Comme déjà nous avons traité assez longuement de ces baisers, nous laissons ce qu'on peut encore en dire à la méditation des lecteurs.

8. « Parce que vos mamelles sont meilleures que le vin. » (Cant. I, 4.) Il est écrit : « Le Seigneur a exaucé le désir des pauvres : votre oreille a entendu la disposition de leur coeur. » (Ps. X, 17.) Parce que toujours le désir a coutume de précéder la confiance, l'époux répond et donne espoir à l'épouse qui désire si ardemment, ajoutant le motif qui doit fortifier cet espoir, « Parce que vos mamelles sont meilleures que le vin. » Il me semble voir en cet endroit, Esther s'approcher en tremblant du trône du roi, et osant à peine lever les yeux sur l'éclat majestueux de son visage, et le roi tendre vers elle le sceptre de sa clémence et lui dire : « que voulez-vous, Esther, ou quelle est votre demande? (Esther V, 3.) Ainsi parle l'époux à l'épouse : pourquoi craignez-vous de demander ce que vous désirez ? Déjà vous avez reçu beaucoup de moi, ces dons doivent vous enhardir à demander davantage avec confiance. Ce que vous avez obtenu est un gage assuré de ce que vous pouvez espérer dans l'avenir. Vous qui désirez la contemplation, déjà vous avez reçu comme en présent, la perfection dans la vie active. « Parce que vos mamelles sont meilleures que le vin. » Le raisin, une fois pressé, donne tout son suc; il en est de même de la sagesse séculière ou du sens charnel de la loi : mais les mamelles de l'épouse, plus on les presse, plus elles débordent. Par ma grâce, vos mamelles sont meilleures que le vin, c'est-à-dire elles sont plus abondantes que l'amour et la sagesse du siècle. Les unes et les autres enivrent; vos mamelles enivrent plus abondamment pour le bien, que celles de la sagesse mondaine, pour le mal. La doctrine chrétienne, simple et pareille au lait, détruit tous les raisonnements des dialecticiens. Et ce vin nouveau, dont les apôtres furent enivrés, a aussi rempli les bienheureux pauvres en esprit, les fils de la grâce, les enfants du Testament, tellement qu'ils ont poussé l'amour de Dieu jusqu'au mépris d'eux-mêmes, et qu'ils ont considéré toutes choses comme du fumier afin de gagner Jésus-Christ. Les mamelles de l'épouse sont donc meilleures que le vin. Or l'épouse a deux mamelles, celle de la compassion et celle de la congratulation. De celle de la compassion on suce le lait de la consolation, et de celle de la congratulation, on tire le lait de l'exhortation. Pour être meilleures que le VIII, ces mamelles sont embaumées des parfums les plus exquis, parce que c'est un parfum délicieux, c'est-à-dire une charité suréminente qui leur donne la vertu qui les caractérise. Les mamelles de l'épouse  sont donc ointes, c'est-à-dire adoucies par le toucher de l'époux dans l'onction : elles sont embaumées par le bon exemple qui répand au loin ses parfums, et excitées par le sacrifice des pieuses intentions et des saints désirs, jusqu'au point de donner l'odeur même qu'exhale le divin époux.

9. « Embaumées des senteurs les plus exquises. » (Cant. I, 2.) Il existe trois parfums : la componction causée par le souvenir des péchés, la dévotion excitée par le souvenir des bienfaits reçus, la compassion ranimée par la vue des malheureux. Le premier inonde les pieds du Seigneur, le second, sa tète, le troisième, tout son corps. Du premier on lit : « Marie oignit les pieds de Jésus et les essuya de ses cheveux et toute la maison fut remplie de l'odeur du parfum. » (Luc. VII, 37. Du second : « une femme apporta un vase plein de nard précieux et le rompit sur la tête du Seigneur lorsqu'il était à table. » (Marc. XIV, 3.) Du troisième : « Marie Madeleine, Marie mère de Jacques et de Salomé, achetèrent des aromates pour aller oindre le corps de Jésus-Christ. » (Marc. XVI,  8.) Remarquez la marche progressante qui va des désirs inférieurs aux supérieurs, ainsi que nous l'avons observé plus haut, en parlant de l'état et du baiser de l'amour. Ensuite Marie Madeleine, qui était pécheresse, oignit les pieds de Jésus. » (Joan. XII, 3.) Ce n'est pas certes un parfum médiocre, que celui dont on assure qu'il remplit toute la maison : à cela il n'y a rien d'étonnant, puisque ses senteurs suaves pénètrent jusque dans les régions des cieux, la Vérité elle- même nous assurant « qu'il éclate une grande joie parmi les anges de Dieu, au sujet d'un seul pécheur qui fait pénitence. » (Luc. XV, 7.) Mais, quelque précieux qu'il paraisse, ce parfum, comparé à celui qu'on appelle onguent de la dévotion et qui résulte du souvenir des bienfaits divins et qui coule sur la tète du Seigneur, est vil et sans valeur. Du premier il est dit : « vous ne mépriserez point, ô Dieu, un cœur contrit et humilié; » (Ps. L, 19.) et de l'autre : « le sacrifice de louange m'honorera. » (Ps XLIX, 23.) Vous en oignez la tète du Seigneur, lorsque vous rendez grâces à Dieu à cause de ses dons. Car Dieu est la tête du Christ. La Divinité est donc touchée dans le Christ, toutes les fois qu'à sa louange nous faisons mémoire des bienfaits dont il nous a comblés, et ce n'est pas tant sa divinité que son humanité qu'il faut nécessairement se rappeler à l'esprit, lorsqu'on pense non à ses dons, mais à nos péchés. Car, en prenant la chair, nous savons qu'il a pris deux pieds, c'est-à-dire, la miséricorde et le jugement, afin que le pécheur qui n'avait pas accès à la tète, c'est-à-dire à la Divinité, s'approchât des pieds, c'est-à-dire de l'humanité. Car si ce pied, que nous avons appelé la miséricorde, n'appartenait pas à l'humanité qui a été prise, Saint Paul ne dirait pas de Jésus-Christ : « D’où il a dû être rendu semblable à ses frères en toutes choses, pour devenir miséricordieux. » (Hebr. II, 17.) Et si le jugement n'appartenait pas également à cette humanité, l'Homme Dieu n'aurait pas dit de lui-même . «et le Père lui a donné le pouvoir de porter jugement parce qu'il est Fils de l'homme. » (Joan. V, 27.) C'est pourquoi, ne balançant plus à venir se jeter aux pieds de cet homme qui, selon le prophète, a souffert et a connu l'infirmité, le pécheur s'écrie avec confiance: « Maintenant, nous approchons avec confiance du trône de sa grâce, car nous n'avons point un Pontife qui ne puisse compatir à nos infirmités. » (Hebr. IV, 15.) La pécheresse vient donc aux pieds, et celle qui est juste, à la tête, pour répandre le parfum.

10. Or, le parfum qui inonde la tête doit être estimé plus précieux que celui qui coule sur les pieds, d'autant que les ingrédients qui le constituent sont plus précieux que ceux qui entrent dans la composition de l'autre. Ces plantes qui donnent leur suc à ce dernier, nous les trouvons facilement et sans travail dans notre contrée; car nous sommes tous pécheurs. Celles qui forment l'autre aromate, nous les rencontrons avec difficulté et elles viennent de fort loin, c'est-à-dire du paradis du Seigneur : « car tout présent exquis et tout don parfait est d'en haut, descendant du Père des lumières. »          (Jac. I, 17.) Qu'y a-t-il de plus précieux que ce parfum, puisqu'en le voyant couler, les apôtres eux-mêmes paraissent avoir murmuré, disant : « pourquoi cette perte? On aurait pu le vendre fort cher et en donner le prix aux pauvres. » (Matth. XXVI, 8.) Et aujourd'hui encore, lorsqu'un personnage parait se livrer à Dieu et voir une dévotion et une grâce telle qu'il passe avec raison pour oindre la tête de Jésus-Christ, persévérant sans relâche dans un saint repos, dans l'action de grâces et jouissant des délices de la divine contemplation, il ne manque pas de critiques qui appellent cela perte, et croient se plaindre et murmurer avec raison, de ce que cet homme, qui pouvait être utile à plusieurs, se repose pour lui seul, non qu'ils portent envie à sa sainteté et en soient jaloux, mais parce qu'ils s'intéressent à la charité due au public. Du reste, la charité elle-même, qui est Dieu, épargne le plus souvent l'âme qui est dans cette condition, et qu'elle voit trouvant ses délices dans les exercices religieux; surtout si elle aperçoit qu'elle est femme par la faiblesse de son courage, et n'est pas encore arrivée à l'état de l'homme parfait. Et celui qui sonde les reins, discerne bien mieux cela que les hommes qui ne voient que l'extérieur, et qui ne jugent que selon l'apparence, ne considérant pas qu'il n'est pas à coup sûr également facile' de se reposer dévotement et de travailler fructueusement, d'être humblement soumis et de gouverner utilement; d'être conduit sans difficulté et de conduire sans faute, d'obéir avec promptitude ou d'ordonner avec sagesse, d'être bon avec les bons et d'être bon avec les méchants, bien plus, d'être calme au, milieu des fils de la paix et de se montrer pacifique au milieu de ceux qui haïssent la paix. Jésus, sachant donc quels sont ceux qui ne sont vraiment pas propres à être mêlés dans les soucis et dans les charges ecclésiastiques, prenant la défense d'une âme si délicate qu'à cause de sa faiblesse il voit incapable de traiter les affaires, et s'adressant à ceux qui en pensent autrement, et qui, conduits par un zèle bon, mais non selon la science, blâment le repos qu'elle goûte, comme infructueux, leur adresse cette parole, « pourquoi chagrinez-vous cette femme? » (Matth. XXVI, 10.) Car, il faut l'avouer, bien que le travail auquel vous la voulez attacher, soit meilleur, néanmoins l'oeuvre qu'elle accomplit envers moi, est bonne. Laissez-la opérer le bien qui ne dépasse pas ses forces, tant qu'elle ne peut en entreprendre de plus élevé ; j'ai connu que c'était encore une femme. Mais quand, par un changement de la droite du Très-haut, elle sera devenue homme (changement qui ne pourra m'échapper, quand il s'accomplira, si jamais il s'accomplit), parce que ce sera sur mon initiative qu'il s'entreprendra et sous ma garde qu'il se conservera, alors même l'iniquité de l'homme sera meilleure qu'une femme faisant le bien. J'espère ce mieux qui se réalisera ; mais en l'attendant, je suis loin de mépriser le bien actuel; et je ne tiens point pour chose perdue, l'effusion de ce parfum, qui montre la dévotion de cette femme, et indique à l'avance ma propre sépulture. Ajoutons à cela que cet aromate répand ses senteurs suaves si loin, que partout où cet Evangile sera prêché dans tout l'univers, on dira ce qu'elle a fait et on rappellera son souvenir.

11. Venons en au troisième. Quand on compare entr'eux les deux dont nous venons de parler, le second, sans aucun doute, est préférable au premier, et l'emporte de beaucoup sur lui. Ce qui parait étonnant c'est de pouvoir en trouver un troisième, qui doive être placé avant les autres, et auquel l'épouse se glorifie d'emprunter les parfums aromatiques qui, embaument ses mamelles. Autrement, nulle chose n'est très-bonne, si elle ne l'emporte sur les meilleures, comme on ne peut appeler meilleures celles qui ne surpassent pas les bonnes. Or le second parfum qui coule sur la tête a été trouvé si excellent, que, n'importe qu'elles richesses n'ont pu, je ne dis pas lui être préférées, mais même comparées. Si nous cherchons dans l'Evangile, peut-être trouverons-nous qu'une figure de ce troisième parfum nous a été indiquée d'avance. « Marie Madeleine, » y est-il dit, « et Marie mère de Jacques et Salomé achetèrent des parfums pour aller oindre le corps de Jésus. » (Marc. XVI, 1) Voyez-vous tout de suite dans ce passage, combien précieux est cet aromate matériel, puisque une ou deux personnes ne purent l'acheter? Une femme portale premier, une femme porta le second, mais pour avoir celui-ci, trois se réunirent afin de l'acheter, ce que chacune d'elles en particulier n'aurait pu, et afin d'aller ensuite oindre le corps du Seigneur. Non seulement les pieds ou la tête seule, mais « pour oindre Jésus, » c'est-à-dire tout le corps. Mais remarquez que le Seigneur ne voulut point que ce parfum se perdit, car les saintes femmes n'ayant pas trouvé de corps, elles le rapportèrent entier et reçurent ordre de porter au Christ vivant les aromates qu'elles avaient préparés pour le Christ mort. Ce qu'elles firent, lorsqu'ayant soudain annoncé la joie de la résurrection, elles s'attachèrent à consoler les coeurs attristés des disciples, qui sans nul doute étaient les membres du Christ et ses membres vivants. Et si le Seigneur n'avait pas aimé ces membres plus que son corps physique, il n'aurait pas livré ce corps afin qu'il fût crucifié pour eux. Ces deux choses sont donc claires, ce dernier parfum l'emporte sur les autres autant qu'aux yeux de Jésus-Christ, le corps à qui il est destiné, c'est-à-dire l'Eglise, corps qu'il a voulu en être oint, est certainement plus aimable que celui qu'il a livré pour la rédemption des fidèles. Les mamelles de l'épouse sont donc parfumées de senteurs non-seulement bonnes et meilleures, mais même très-bonnes, et ses deux mamelles de compassion et de congratulation, à raison de la pitié et des égards qu'elle a pour les malheureux, font couler avec abondance le lait de la consolation et de l'exhortation. Guérie par le premier onguent, purifiée par le second, sanctifiée par le troisième, elle a ses mamelles parfumées des senteurs les plus recherchées.

12. Les paroles de l'épouse peuvent être autrement expliquées, comme si elle disait : C'est de la présomption que de rechercher le baiser de la contemplation, mais la conscience d'avoir fait une bonne action me donne de la confiance : « parce que mes mamelles, » miennes, parce que vous me les avez données ; vôtres, parce que c'est vous qui les avez remplies, et qu'elles vous sont consacrées, sont meilleures que le vin. » On peut entendre ce passage d'une manière différente, comme si c'était la voix des compagnons, c'est-à-dire des anges qui exhortent l'épouse, avide de contemplation, au travail de l'action par la considération du progrès qui s'accomplit dans les âmes qui lui sont soumises. Ils disent donc : vous ne serez point privée de ce baiser, quand vous serez parvenue au terme, mais en voyant le fruit de votre travail, ne vous découragez pas si on tarde à vous en récompenser, parce que voici que vos mamelles, c'est-à-dire, la doctrine plus tendre, sont meilleures que le vin, embaumées des parfums les plus exquis. Nous voyons ici trois choses dans les mamelles de l'épouse : le toucher, l'odorat et le goût; le toucher, dans la douceur de l'onction; l'odeur, dans la senteur des parfums aromatiques; le goût, dans le vin. Le tact dans les paroles pour ceux qui sont présents, l'odeur, dans l'exemple pour ceux qui sont absents ; le goût, qui signifie la bonne intention de l’âme.

13. Selon ces trois sentiments, les paroles qui suivent doivent être expliquées de deux manières : « votre nom est une huile répandue. (Cant. I, 2.) Si ces expressions sont de l'époux, il faut comprendre que, comblant le désir de l'épouse, le bien-aimé, après lui avoir montré sa grâce et accordé sa confiance, lui a donné son baiser. L'épouse ayant reçu ce baiser et l'huile avec le baiser, c'est-à-dire ayant obtenu par l'inspiration intérieure quelque connaissance de l'époux et la joie avec cette connaissance d'amour, s'écria : « votre nom est une huile répandue, aussi les jeunes filles vous ont aimé. Si nous sommes ravis, c'est pour Dieu, » s'écrie l'Apôtre; « si nous sommes à l'état ordinaire, c'est pour vous. » (II Cor. V, 13.) « Votre nom est une huile répandue, » ces expressions sont d'un homme transporté en Dieu ; « aussi les jeunes filles vous ont aimé, » ce langage appartient à l'état calme et ordinaire de celui qui est dévoué au prochain. Après que l'épouse a été ravie en Dieu, par l'abondance de l'huile que lui a communiquée le Seigneur, elle est revenue à l'état ordinaire pour servir les jeunes filles. La charité de l'époux la pressait en effet. Car, en son nom, c'est-à-dire, en le connaissant, Celui de la plénitude duquel nous avons tous reçu, a répandu en elle une telle abondance d'huile, c'est-à-dire, de charité, que s'en trouvant remplie, elle s'est écriée : « votre nom est une huile répandue,» et communiquant de sa plénitude aux jeunes filles, elle a dit : « aussi les jeunes personnes vous ont aimé. » L'effusion indique l'abondance. Cette effusion a lieu par la foi ou l'espérance, mais seulement dans la plénitude de la charité, c'est-à-dire alors que la charité les informe réellement et les perfectionne; ou bien selon les deux sentiments indiqués plus haut. J'ai dit, s'écrie l'épouse, que vos mamelles sont meilleures que le vin, c'est-à-dire, qu'elles ont été remplies par vous, et qu'elles vous sont consacrées; c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis : parce que votre nom est une huile répandue. » Mais la grâce de Dieu n'a pas été vide en moi, aussi les jeunes filles vous ont aimé. Dans le sens anagogique, l'huile et le nom, c'est-à-dire, la connaissance et l'amour de Dieu, avant d'être répandus et d'inonder toutes les nations, étaient inclus et non développés, parce que Dieu était connu seulement dans la Judée. Mais quand l'effusion de cette liqueur a été faite, les églises ont été formées des nations, non jeunes filles, mais épouses, parce qu'elles aimèrent. Car celle qui, par la foi, est d'abord jeune fille ou servante, devient épouse quand elle commence à aimer. Donc, parce que votre nom est une huile répandue, les jeunes filles vous ont aimé.

14. Selon le sens moral, dans l'effusion de l'huile, quand la grâce est répandue dans notre âme, il faut veiller à ce qu'il ne se fasse point une effusion qui ne soit pas selon l'ordre et la règle. Car on verse en nous une liqueur qui est pour nous, et on en verse une autre qui est pour le prochain. Ce qui est à nous, c'est ce sans quoi nous ne nous sauvons pas,le reste appartient au prochain. Nous sommes insensés et stériles, si nous répandons ce qui est à nous; nous sommes trompeurs, si nous retenons ce qui est à autrui. Ce qui nous appartient, c'est la foi, c'est l'espérance, c'est la charité. La foi fait les serviteurs, l'espérance, les mercenaires, la charité, les enfants. La foi fait la servante ou la suivante, l'espérance, la concubine, la charité, l'épouse. La foi dit-il en est ainsi ; l'espérance, tu auras; la charité, rapporte la gloire à Dieu. Là, est la science de ce qui est bien ou mal ; l'espérance est la confiance d'obtenir ou d'éviter, et la charité, la grâce de l'une et de l'autre, lorsque assuré de l'un et de l'autre, on adresse des remerciements an Seigneur. Ces biens, puisqu'ils sont à nous, ne doivent pas être répandus au-dehors, c'est-à-dire, perdus pour les autres; mais il faut s'appliquer à leur faire produire leur effet en nous, c'est-à-dire, il faut qu’ils nous guérissent, qu'ils nous conservent et qu'ils nous sauvent. Il est nécessaire que nous soyons guéris par le travail du corps, gardés par la lecture et la méditation, et sauvés par la prière. La paresse tend des piéges au travail, l'inquiétude ou l'oisiveté attaque la lecture, et une trop grande sécurité nuit à la prière. Donc, nous péchons en ce qui est à nous, si nous le répandons, ainsi que nous l'avons dit, c'est-à-dire, si nous négligeons le travail par paresse, la lecture à cause de l'inquiétude ou de l'oisiveté, et la prière à cause d'une excessive confiance. Tout ce que nous avons, et qui ne nous sauve pas, n'est point à nous, mais appartient aux autres comme le don de sagesse, le discours de la science, la grâce d'opérer les guérisons et les autres biens surnaturels que l'on peut posséder en dehors de la charité, qui seule peut sauver. Ces biens, si nous les retenons dans le temps présent, ainsi qu'il a été exposé, nous commettons une fraude. Lorsque la circonstance exige que nous les répandions, il faut prendre garde de les retenir en nous, par tiédeur, par peur ou par jalousie. Par tiédeur, nous défiant de ceux qui nous écoutent ; par frayeur, craignant sans raison; par jalousie, n'aimant pas nos frères. Dans le premier abus, c'est un défaut de foi qui se fait remarquer, dans le second, c'est un manque d'espérance, dans le troisième, une absence de charité. Et lorsqu'ils nous sont communiqués, il faut prendre garde que cette communication ne se fasse sans précaution; témérairement ou par ambition, Sans précaution, pour ne pas donner aux chiens les choses saintes; témérairement, pour ne pas dépasser en parlant, les règles de la foi; ambitieusement, afin de ne pas chercher ses intérêts, mais bien la gloire de Jésus-Christ. Il y a pareillement à éviter de les répandre d'une manière intempestive, présomptueuse ou infructueuse ; intempestive, avant que l'âme et le corps soient parvenus à leur maturité; présomptueuse, si l'on n'est point chargé de cet office ; infructueuse, si l'on n'a pas le concours de la grâce. En tout ceci, si l'effusion est bonne, là où cette huile a été intérieurement répandue, elle opère trois bons effets. En effet, elle nourrit, elle luit et elle oint : la charité aussi se nourrit, elle luit pour le prochain et répand son onction sur le Seigneur.

15. Tirez-moi, après vous, nous courrons à l'odeur de vos parfums. » (Cant. I, 3.) De cette hauteur où elle avait été élevée dans son ravissement en Dieu, l'épouse descendant vers les jeunes filles, après avoir répandu sur elles l'effusion d'huile qu'elle avait d'abord reçue, lorsqu'elle travaillait pour elles, se souvient du baiser, de l'huile et de l'époux, et soupirant après celui dont la tenait éloignée, malgré elle, le soin du prochain : « Tirez-moi après vous, » s'écrie-t-elle. Car lorsqu'elle est rame en esprit, c'est pour Dieu ; quand son âme est à l'état ordinaire, c'est pour l'utilité du prochain. Quand elle est transportée, elle voit combien elle est chérie de Dieu ; lorsqu'elle est dans l'état ordinaire, elle montre en soignant ses frères, combien elle aime Dieu. La charité de la vérité l'entraîne vers les régions supérieures, la vérité de la charité la sollicite à descendre. Mais bien que cette nécessité la retienne dans les régions inférieures, cette suavité néanmoins ne peut s'éloigner de son esprit. Aussi. elle s'écrie: ô époux, « tirez-moi vers nous.        » Car il y a quatre choses qui nous séparent de Dieu : la chair, par ses attraits; le démon, par ses ruses; le monde, par ses soucis, et le prochain par ses attaches. Eloignée de Dieu malgré elle par ces liens ou par quelques-uns d'entre eux, l'épouse désire et supplie qu'on la tire vers le Seigneur; car on est tiré d'une manière volontaire ou bien malgré soi. Celui que l'on mène en prison v est conduit par force ; celui qui est fatigué ou privé de la vue de la lumière, se laisse volontairement mener. L'épouse veut qu'on la tire, elle le demande; et si elle le veut, c'est à cause de son aveuglement, de sa faiblesse ou bien à cause de ces deux motifs réunis. Le monde ou le démon lui causait de la fatigue, et l'attention de son esprit se lassait, quand elle se livrait au soin du prochain. Au milieu de toutes ces difficultés, elle désire que Dieu et la vertu du Seigneur la tirent vers le ciel. Car cette attraction consiste dans la vertu. Elle se fait selon la doctrine de l'Apôtre, comme par l'Esprit du Seigneur, lorsque nous sommes transformés allant de clarté en clarté. (II Cor. III, 18.) Et dans l'âme élue, se font remarquer les deux mouvements d'attraction dont nous venons de parler, l'un forcé, indiqué par ces paroles : «j'entourerai votre chemin d'épines; » (Osee. II, 6.) l'autre voulu et consenti, désigné en ces termes : « tirez-moi après vous, » ou bien encore : parce que les jeunes filles, par nos soins, vous chérissent, sans s'être attachées à moi, qui demandais leur amour pour vous, et n'ont plus besoin de moi, «tirez-moi après vous, » c'est-à-dire, tirez-moi de ce corps; mais elles crient après vous : « nous courrons, attirées par l'odeur de vos parfums, » c'est-à-dire, nous viendrons nous aussi pour être avec vous.

16. Ou bien : «tirez-moi, » c'est-à-dire rendez-moi spirituelle à votre suite, à votre exemple, parce que Jésus Christ « a souffert pour nous, vous laissant un modèle, afin que vous suiviez ses traces. » ( I Petr. II, 21.) Car l'époux, en s'élançant du sein virginal qui avait été son lit nuptial, afin de fournir son immense carrière, en toutes les circonstances de son existence, nous préparait et nous offrait un nouveau genre de vie, selon lequel, après lui et par ses exemples, comme par les vestiges de ses pas, qu'il laissait imprimés sous nos yeux, il voulait nous conduire et nous attirer par son amour. Aussi, dans son Evangile, le  Seigneur dit à Pierre et à André: «Venez après moi. (Matth. IV, 19 .) Car si nous réfléchissons à sa conception ou à sa nativité, pour nous, la conception spirituelle, c'est l'intention de la volonté pieuse. Elle se produit dans l'âme vierge et fait qu'elle ne désire plaire qu'à Dieu seul. La nativité du Seigneur, c'est le commencement de la bonne oeuvre en nous ; il en est ainsi du reste. Car la circoncision, que l'on ne doit pas faire de ses propres mains, c'est la surveillance des maîtres sur les actes des disciples. En cette circoncision, le Seigneur reçoit le nom de Jésus, parce que l'acte de l'inférieur porte le nom d'oeuvre vertueuse ou salutaire, d'après le jugement du supérieur. L'apparition du Seigneur, se fait selon le bon plaisir de Dieu, ce n'est point l'oeuvre qui cherche  à se manifester d'elle-même. Quand le Seigneur apparaît, toujours la . vierge mère est rencontrée par les pasteurs et par les mages, parce que soit chez les sages, soit chez les infidèles, une pudeur continuelle accompagne toujours la véritable vertu. La purification de quarante jours, c'est la pratique des bonnes-oeuvres jusqu'à la fin. La présentation de l'enfant au temple, c'est la représentation des oeuvres parfaites après le terme de la vie. Ce transport au temple se fait par deux sortes de personnes, les persécuteurs et les hypocrites ; mais, ceux-ci restant dehors, les parents, c'est-à-dire ceux qui font la bonne oeuvre, l'introduisent dans le temple. Le vieillard Siméon, c'est l'ancien des jours, c'est le Dieu tout-puissant. L'enfant que tiennent ses bras, c'est chaque couvre ou bien tout mérite pesé dans les mains du Seigneur. La conception doit être pure, la naissance volontaire, la circoncision discrète, la manifestation pudique, la purification continuelle, l'oblation sainte. Celui donc qui imite fidèlement ces mystères du Seigneur ou autres modèles semblables, court rapidement après lui.

17. Ou bien : « tirez-moi après vous, » c'est-à-dire uniquement par votre amour. Détournez mes yeux pour qu'ils ne voient pas la vanité. Je ne veux pas être tirée seule, parce que les jeunes filles et moi, nous courons à l'odeur de vos parfums. Trois choses font courir : la crainte, le désir et l'amour, La crainte en faisant fuir, le désir, en faisant hâter vers ce que l'on brûle d'avoir, et l'amour vers l'objet qui attire puissamment le coeur. Il y a aussi quatre choses qui empêchent cette course : le froid, la chaleur, le chemin pénible et la trop grande précipitation de celui qui court. Ou, pour désigner les mêmes choses sous d'autres termes ; la défiance, la concupiscence, l'impatience des difficultés et la confiance excessive ; ou bien la torpeur de la défiance, les désirs charnels, l'aspérité des règles à observer, l'ardeur de celui qui progresse ou qui débute. Contre l'engourdissement, il faut recourir à un onguent laxatif, composé du souvenir des miracles et des témoignages de Jésus-Christ : contre l'ardeur trop grande, à l'onguent rafraîchissant, composé des exemples de la conduite, et dès avertissements du Seigneur; contre la tristesse que cause le travail, à l'onguent qui guérit, composé du souvenir des souffrances et des promesses du divin maître; contre l'ardeur immodérée de ceux qui progressent, à l'onguent qui adoucit, composé de la pensée de la douceur et des miséricordes du Sauveur. Mais tous ces onguents sont inutiles, s'ils ne sont pas imbibés de l'huile de l'époux. C'est à l'odeur de ces parfums que courent les jeunes filles, dont les pas ne sont point entravés. L'épouse ne les respire pas tous, mais elle les touche, parce qu'elle les montre tous en elle, pour l'usage des autres, et non pour sa propre utilité. Car elle fait voir la gloire des miracles, elle montre l'exemple de la sainte conduite et donne l'instruction des bons avis. Elle promène ainsi de toutes parts les stigmates des blessures de Jésus-Christ, et envers tous, elle pratique et prêche la mansuétude et la compassion.

18. « Le roi m'a introduite dans ses greniers. » (Cant. i, 3.): Entendant la promesse que font les jeunes filles : « nous courrons à l'odeur de vos parfums, » l'épouse répondit : c'est avec raison que vous courrez, et c'est bien là ce que vous avez à faire, croyez-en mon expérience, « parce que le roi m'a introduite dans ses greniers, » et il m'en a fait sortir, chargée de toutes sortes de provisions. Le roi dis-je, celui qui dirige mes pas dans la vérité, « m'a introduite, il m'a introduite dans ses greniers, » c'est en vertu de sa pure libéralité, ce n'est point par présomption que j'y ai pénétré. Car l'époux entendant les voeux de son épouse qui le conjure : « tirez-moi après vous, » la tirant en quelque sorte de la chair, la fit entrer après lui dans un lieu retiré pour la contemplation, et lui découvrit ses mystères cachés. A peine fut-elle ravie en esprit en Dieu, que derechef remise à l'état ordinaire pour l'utilité du prochain, elle revient vers les jeunes filles. Et en sortant de cette vision de Dieu et de l'entretien qu'elle a eu avec le Seigneur, portant comme deux aigrettes laissées par la contemplation sur sa tête, la raison et l'amour, paraissant admirable et terrible, elle dit : « le roi m'a introduite dans ses greniers. » Heureux le conducteur des âmes qui, en tout ce qu'il désire, en tout ce qui provoque ses inquiétudes et ses doutes, mérite d'être admis dans ce lieu à l'écart, afin de pouvoir tout faire selon ce qui lui aura été indiqué sur la montagne. « Le roi m'a introduite dans ses greniers. » Puisque bientôt nous parlerons des celliers, différons jusqu'alors de traiter des greniers de ce roi. « Nous tressaillerons et nous nous réjouirons en vous. » Les jeunes filles, entendant l'épouse vanter la libéralité de l'époux, disent, semblables aux enfants d'Israël qui ne pouvaient gravir avec Moïse les cimes du Sinaï : « parlez-nous, vous, et que ce ne soit point le Seigneur. » (Exod. XX, 19) Vous nous suffirez : et nous nous réjouirons en vous, c'est-à-dire en votre doctrine et en imitant vos exemples. « Nous tressaillerons, » lorsque nous travaillerons corporellement, « et nous nous réjouirons, » quand nous serons inondées d'allégresse, selon l'esprit, « nous souvenant de vos mamelles, qui nous suffisent pour le moment. Car le lait de la consolation et de l'exhortation que nous y avons sucé, nous fait chanter avec un certain transport d'esprit : « justes, tressaillez dans le Seigneur, les chants de louange et de joie conviennent à ceux qui sont droits. » (Ps. XXXII, 1. ) De là vient la parole qui suit

19.  « Les justes vous chérissent. » Il est des hommes qui sont gisants, il en est de redressés, il en est de courbés, il en est de droits. Ceux qui gisent ne craignent, ni ne chérissent; ceux qui sont courbés, craignent, ils ne chérissent pas ; ceux qui sont droits, aiment. L'épouse prie donc pour les jeunes filles, et les voyant encore courbées par la crainte, elle demande de les voir droites dans l'amour de l'époux; comme si elle disait: ces jeunes personnes que je vois inclinées, rendez les droites, parce que ce sont ceux qui sont droits qui vous aiment. » Dans un autre sens, s'apercevant que les jeunes filles l'applaudissent, louant les unes, elle craint pour les autres ; les unes tressaillant, les autres éprouvant de l’envie : c'est comme si elle s'exprimait de la sorte : celles-ci sont droites, aussi elles vous chérissent et si elles me chérissent, elles ne me chérissent qu'en vous. Car je ne leur ai pas appris à m'aimer, mais uniquement à vous aimer. Car, se considérant comme chargée du poids de leur bienveillance, tournée vers l'époux, l'épouse prie pour elles. « Ceux qui sont droits vous aiment. » Mais que faire de celles qui éprouvent de la jalousie ? Se tournant vers elles, et prenant souci de celles qui parfois lui faisaient reproche de sa conduite première ; « je suis noire, » dit-elle, « mais belle, ô filles de Jérusalem. » (Cant. I, 4.) Et remarquez l'ordre de charité qui se fait remarquer en ce lieu. Lorsqu'elle parle de l'amour de l'époux, elle se liquéfie tout entière, d'une certaine manière, en lui. Quand il s'agit des jeunes filles, elle éprouve une sorte de compassion et devient comme l'une d'elles. S'il est question de ses ennemis, elle éprouve pour eux les sentiments du zèle le plus ardent. « Je suis noire, mais belle, ô filles de Jérusalem. « O filles de Jérusalem, filles de la paix, ayez la paix avec moi qui ai la paix avec vous. Ce que vous dites là est un reproche, ce n'est pas la compassion. « Je suis noire » à la vérité à cause de la conduite que j'ai d'abord tenue, « mais je suis belle »  par l’aveu que j'en ai fait et par la pure intention qui m'anime. Car il est deux choses qui font l'âme noire, et deux choses qui la font blanche. La mauvaise conduite et une intention qui n'est pas droite rendent l'âme noircie; la vie sainte et l'intention pure la rendent blanche. Elles sont pour l'âme ce que sont pour le corps, la belle couleur et les gracieux contours de la forme. Celle qui n'a pas menu une conduite sans tâche, après avoir eu recours à la confession, et dirigé son intention d'une manière plus droite, dit avec confiance : « Je suis noire mais belle, » parce que l'aveu qu'elle en a fait couvre les péchés qu'elle a commis. La confession est l'ornement de la mémoire, et l’intention droite est le charme de la volonté. La vérité de la confession couvre le premier temps de la vie, et la rectitude de la bonne volonté en embellit la suite. Aussi l'épouse ajoute

20. « Comme les tentes de Cédar, » (Cant. I, 4.) c'est-à-dire les ténèbres. Je ne suis pas les tentes de Cédar, « mais, comme les tentes de Cédar : et si j'ai été la tente ou comme la tente de Cédar, c'est-à-dire, l'habitation des ténèbres, je n'ai été que leur tente, je n'ai point été leur demeure permanente ; car nous avons été autrefois ténèbres, mais à présent nous sommes lumière dans le Seigneur. « Comme les peaux des tentes de Salomon. » Car je vis, ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi, c'est-à-dire ma noirceur ancienne a été couverte par la foi de Jésus-Christ. C'est avec raison qu'on la nomme peau de Salomon; parce que, sortie de la mort du Seigneur, et nous mortifiant nous-mêmes, placés sur la tante de Cédar, c'est-à-dire étendue sur la conscience ténébreuse, elle prépare un séjour convenable au vrai Salomon. Marie, la mère du Seigneur, pouvait dire d'elle-même aux filles de Jérusalem remplies d'étonnement: Je suis noire par la nature que je tiens d"Adam, mais je suis belle par la foi, c'est-à-dire par la peau des tentes de Salomon. Dans un sens différent, voyant que quelques-uns la méprisent à cause de la simplicité par laquelle elle se donnait toute à toutes pour les gagner toutes : je suis belle par l'éclat et le charme de mon intention. Car toute la gloire de la fille du roi vient du dedans. Au dehors, je suis noire « comme les tentes de Cédar, » mais au-dedans, je suis belle, non par ma propre peau, mais par celle des tentes de Salomon. Dans un autre sens encore, s'adressant aux filles qui tressaillent à cause d'elle et qui ne l'outragent pas ; parce que vous êtes ravies de joie en moi et marchez à ma suite, ne remarquez point que je suis noire, c'est-à-dire vulgaire pour vous; ou que je suis noire à cause de l'humiliation ou des peines que j'éprouve dans le monde; je suis belle aux yeux de l'époux, parce que le soleil m'a fait perdre ma couleur. La couleur parait sur la peau. L'intention est la peau de l'épouse, la couleur est son action. La peau perd donc sa couleur, lorsque par le soin qu'elle prend du prochain, elle obscurcit dans ses actions son intention vers Dieu. Ne remarquez donc point, dit-elle, que je suis brune, parce que le soleil, c'est-à-dire, l'amour de Dieu, m'a fait perdre ma couleur et m'a changée tandis que j'étais occupée à travailler pour vous. Mais ce qui est décoloré par le soleil, revient promptement à sa teinte naturelle, de même, je recouvre ma première beauté. C'est la peau qui est altérée, ce n'est pas la bouche intérieure, cette bouche par laquelle je chante assidûment au Seigneur « cette bouche n'est pas cachée pour vous, que vous avez façonnée dans le secret de mon intérieur, (Ps. CXXXIII, 151.) c'est-à-dire, l'amour intérieur de mon coeur ne reçoit aucune atteinte.

21. « Les enfants de ma mère ont combattu contre moi. » (Cant. I, 5) Hélas ! quel changement, celle qui peu auparavant trouvait ses délices dans le secret de la paix de Dieu qui surpasse tout sentiment, mêlée maintenant aux luttes des hommes, est atteinte de leurs calomnies. Considérant ces variations de la vie des prélats, David s'écriait dans l'Esprit du Seigneur : « ceux qui descendent » dans la « mer du siècle, « dans les vaisseaux, » c'est-à-dire dans le gouvernement des églises, « faisant des travaux sur les grandes eaux, ont vu les couvres du Seigneur et les prodiges qu'il a fait éclater sur la profondeur des abîmes. Il a parlé, et l'esprit des tempêtes s'est arrêté et ses flots ont été élevés. La mer s'élève jusqu'aux cieux et descend jusqu'aux abîmes dans tous ces maux, leur     âme était saisie de frayeur. Ils ont été troublés et ont chancelé comme un homme ivre, et toute leur sagesse a été dévorée. (Ps. CVI, 23, et suiv) Les enfants de ma mère ont combattu contre moi. » Il n'est point étonnant que le soleil m'ait décolorée, puisque le combat que je soutiens est si terrible, car ce sont les fils de ma mère eux-mêmes, les enfants de l'Eglise, qui, par leur mauvaise conduite, ont combattu contre moi. Luttant contre eux par mes reproches, par mes prières et par mes réprimandes, « ils m'ont placée de garde dans leurs vignes, » c'est-à-dire, ils se sont commis eux-mêmes à ma garde, les uns par esprit de contention et d'envie, afin, comme le dit l'Apôtre, d'ajouter des ennuis aux tribulations que j'éprouve, les autres par bonne volonté. « La vigne du Seigneur des armées, c'est la maison d'Israël, » (Is. V, 7) la vigne, c'est le Christ; la tige venue, le pécheur converti ; le produit, ce sont les dignes fruits de pénitence. Combattant contre ces adversaires, veillant ensuite sur tells dont la garde m'est remise, brûlée par la chaleur durant le jour comme Jacob, et pénétrée de froid pendant la nuit, il n'est pas surprenant que le soleil ait changé ma couleur. Mais lorsque placée pour garderies vignes, je travaille pour les autres, « je n'ai pas veillé sur la mienne (Cant. I, 5. » Conservez-la, ô vous qui gardez Israël, vous pour l'amour de qui je l’ai négligée, et ai reçu les atteintes du soleil qui m'a décolorée. Et afin que j’apprenne ce que je dois à ma vigne et à celle des étrangers, indiquez-moi, vous que, chérit mon âme, au midi, c'est-à-dire dans toute la ferveur de cette malice qui éclate et qui fait combattre contre moi-même les enfants de  ma mère, où je dois me reposer, pour m'occuper de moi et où je dois conduire ceux qui m'ont été confiés, afin de leur faire trouver leur nourriture. Voilà le sens de ses paroles : « Indiquez-moi, » où prenant vos loisirs, vous vous reposez avec moi, ou me nourrissant vous vous nourrissez avec moi, afin que je ne fasse rien contre vous, rien sans vous, mais que j'accomplisse tout avec vous, comme vous tout avec moi. Elle demande donc, de savoir ce qu'elle se doit donner et en quel temps, ce qu'elle doit donner aux autres et en quel temps aussi il faut le leur donner. Dans un autre manière d'interpréter : le midi, c'est là ferveur de la malice, le démon du midi, le temps où l'ange de satan se transforme en ange de lumière. « Pour ne pas tomber » sous ses coups, « indiquez-moi où vous vivez, où vous prenez votre repos à l’heure de midi. » Autrement encore : il y a quatre jours, deux bons, deux mauvais, dont le psaume parle en ces termes . « le soir, et le matin et à midi, je raconterai et j'annoncerai. » Le premier jour commente au matin et finit au soir de la nuit et de la mort éternelle, c'est l'ange mauvais. Le second commence au matin de l'établissement et grandit jusqu'au midi, jusqu'à la ferveur de la perfection, et les pas de l'âme fidèle n'en sont point détournés, c'est l'ange bon. Le troisième commence au soir du péché et croit jusqu'à la nuit de l'éternelle réprobation, c'est le jour des damnés. Le quatrième, est le jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il commence le soir du sabbat, et luit au premier jour de la semaine, c'est-à-dire, il commence au soir de notre péché, et après qu'un temps très-court de crainte s'est écoulé, comme l'espace d'une nuit, il conduit les enfants de la lumière au matin de l'espérance, et de là au midi de l'amour et de la perfection angélique: et il ne souffre pas qu'ils soient déplacés de cet heureux milieu. L'épouse prie donc celui que son âme et non sa chair aime, celui qu'elle chérit spirituellement, de l'établir dans ce midi de la perfection angélique, afin que, délivrée de toutes les ténèbres de l'ignorance, elle commence à voir sans l'ombre même d'une incertitude, ce qui est utile pour elle ou pour son troupeau; de crainte que, se trouvant dans l'ignorance du repos qu'elle doit prendre ou du travail qu'elle doit faire, elle ne se mette à crier après les troupeaux des compagnons de l'époux, c'est-à-dire de ceux qui s'égalent à lui ou qui cherchent leurs propres intérêts.

22. « Après les troupeaux. » Car celui qui se détourne de la perfection de la vérité et erre dans les sentiers de l'erreur, ne marche pas avec les troupeaux qui suivent une fausse route, il marche à leur suite, parce qu'il est pire qu'eux. Il ne faut pas négliger de dire que le troupeau du Seigneur est nourri de trois manières par les pasteurs, par l'exemple, par la parole, par la prière. Par l'exemple contre la concupiscence de la chair, par la parole contre la concupiscence des yeux, par la prière contre l'ambition du siècle. « Si vous vous ignorez vous-même, ô la plus belle des femmes. » L'épouse cherchait l'époux au midi, c'est-à-dire dans l'éclatante lumière de la vérité, pour qu'un objet ne se présentât pas à elle à la place d'un autre; elle cherchait où il se reposait au midi, c'est-à-dire en quelle affection de la perfection du midi, afin de bien apercevoir, quelle était celle qu'il fallait choisir pour y fixer le lieu où l'époux se reposerait avec l'épouse, et celle-ci avec son bien-aimé. C'est pour cela que l'époux lui répondit : ô gracieuse entre les femmes, c'est-à-dire entre Marie et Marthe, parce que je ne veux pas que vous choisissiez l'une ou l'autre, mais que vous teniez de l'une et de l'autre, associant la vie contemplative et la vie active ; ô belle entre les femmes, si vous voulez me connaître, ne vous ignorez point vous-même. C'est là la réponse de l'oracle de Delphes : connais-toi toi-même. Deux choses font que nous sommes inconnus à nous-mêmes : ou une trop grande présomption ou une trop grande timidité venant de notre humiliation. Selon ces deux points de vue, l'époux répondit à l'épouse, ou bien la rappelant de la témérité à l'humilité par le sentiment de sa propre expérience ; ou de la timidité à la confiance, par la pensée des dons qu'elle avait reçus dans le passé. Il y a deux ignorances de soi-même, qui se rencontrent quand on s'estime trop ou pas assez ; et voici les deux sentiments qui les produisent, la présomption ou la pusillanimité; ces effets ont deux causes, l'orgueil ou le manque d'expérience. L'expérience de soi, en effet, amène l'humilité et l'humilité fait que l'on se connaît. Réprimant donc le sentiment téméraire de l'épouse, l'époux lui dit, vous désirez avec trop d'ardeur et d'impatience la béatitude angélique, parce que, au préalable, au matin de la vertu, il vous faut agiter et travailler beaucoup. Si donc, vous « vous ignorez » vous même, « retirez-vous » de moi, ou du bien de votre conscience et ne soyez pas avec moi, « mais allez à la suite des troupeaux et gardez vos chevreaux, » c'est-à-dire, les mauvais mouvements de la chair, ou ces auditeurs perdus qui seront placés à la gauche, « auprès des tentes des pasteurs, » c'est-à-dire suivant les enseignements des maîtres condamnés , enseignant leurs perverses doctrines, non dans le sein de l'Eglise, mais sous les tentes qui abritent leurs coupables réunions. Quant à cette parole : « Sortez, » c'est une permission qu'elle exprime ce n'est pas un ordre qu'elle donne, et même elle ne parait pas donner complètement une permission, mais elle rappelle au travail.

23. « de vous ai comparée, ô ma bien-aimée, à ma cavalerie dans les chars de Pharaon. « O ma bien-aimée, quoique je vous réprimande comme téméraire, quoique je vous rappelle au travail, vous n'en êtes pas moins celle que je chéris. Déjà vous voulez siéger avec moi dans mon royaume, j'ai éprouvé de l'indignation pour le sentiment présomptueux, je suis plein de douceur pour le sentiment d'amour qui vous anime. O mon amie, ce n'est pas à présent le moment de régner, c'est l'heure du combat; parce que « je vous ai comparée à ma cavalerie dans les chars de Pharaon. » Vous êtes placée au milieu des chars de Pharaon; non-seulement il faut que vous sortiez, mais de plus vous avez à faire partir mon peuple du séjour de la servitude. Ou bien, pour relever le courage de l'épouse pusillanime: vous ne succombez pas, ô ma bien-aimée, « parce que je vous ai comparée dans les chars de Pharaon à ma cavalerie, » c'est-à-dire, à l'armée des anges, afin que, placée au centre de l'armée de Pharaon, vous ayez comme eux la charité, la chasteté, l'humilité et la beauté de l'ordre et de la discipline. Tant que nous sommes dans un camp assiégé et que nous avons à lutter, non contre la chair et le sang, mais contre les puissances spirituelles de la malice dans les hauteurs, les deux armées, les chars de Dieu et les chars de Pharaon se trouvent mêlés comme dans la lutte; car, ainsi que le char, de Pharaon , c'est-à-dire du démon , ainsi le char de Dieu est dix mille fois multiplié. Ici il est à propos de décrire avec plus de détails les chariots du Seigneur et ceux du démon et d'indiquer avec plus de clarté quels sont ceux qui combattent sous la conduite de l'un ou de l'autre de ces deux chefs. Il y a trois chars, sur lesquels le diable parcourt tout le monde, la luxure, l'orgueil, la malice. Le char de la luxure a deux roues, la gourmandise et la mollesse, l'impétuosité de la chair, semblable à un coursier indompté, le fait rouler avec précipitation; l'amour propre en occupe le siège comme un lieu de volupté, tenant pour guides la pénurie, et pour fouet, l'aiguillon de la passion. Le char de l'orgueil a deux roues, la présomption de soi et la témérité; le cheval qui le tire est l'appétit de la vaine gloire, l'amour du monde y est assis sur un siège d'adulation, l'a varice lui sert de rênes et la jalousie d'aiguillon. Le char de la malice a deux roues, la simulation et la dissimulation; le coursier est la malveillance, le conducteur est le goût du mal assis sur le siège de la fraude, ayant pour guides la tergiversation, et pour aiguillon, la colère. Contre ces trois chariots, il y a les trois chars de Dieu. Le char de la continence a deux roues, la prière et l'exercice du corps, la dévotion est le coursier qui l'entraîne, c'est le soldat de Dieu qui le guide, assis sur le siège de la pureté; la discipline sert de rênes, l'aiguillon, c'est la crainte du Seigneur. Le char de l'innocence a deux roues, l'humilité de celui qui ne veut pas commander et la douceur de celui qui veut obéir; le coursier qui le traîne, c'est l'amour de la paix, ayant pour conducteur, le mépris du siècle, assis sur le siège de la bienveillance; le frein, c'est le zèle pour la vérité; l'aiguillon, l'amour  de Dieu et du prochain. Le char de la sagesse a deux roues, la prudence et la simplicité : le coursier, c'est la force : le conducteur, l'amour de Dieu; le siège, c'est la précaution pour ne pas tomber; le frein, la modestie, l'aiguillon, le zèle pour la justice. Puisque vous avez, ô ma bien-aimée, des chariots comme Pharaon et puisque je vous ai comparée à ma cavalerie dans les chars de Pharaon, il faut s'occuper actuellement de remporter la victoire, il ne s'agit nullement de la récompense qui la suivra; ce que vous cherchez présentement, vous le cherchez trop et trop tôt. Vous ne verrez point encore ma face, vous verrez ce qui est derrière moi. Bien que vous n'obteniez pas sur l'heure, ce midi que vous demandez, vous recevez néanmoins de moi beaucoup de dons au sujet desquels on vous adresse avec raison de justes louanges.

24. Car déjà à cause de ma grâce « vos joues sont belles comme celles de la tourterelle, » (Cant. I, 9.) c'est-à-dire les richesses extérieures et intérieures dont je vous ai comblée, sont considérables. Ce que vous avez intérieurement reçu, se montre au-dehors par la convenance et par la maturité de votre conduite, qui sont comme les deux côtés de la tête de la tourterelle, c'est-à-dire de l'âme qui gémit en l'absence de son époux, sans recevoir aucune consolation et vivant au sein de la solitude. De même que par la pâleur ou la rougeur des joues, on tonnait la santé de l'homme extérieur, ainsi par la décence et la maturité de la conduite, on juge de la sincérité d'une âme bien réglée. Et non-seulement cela, mais encore, « votre cou est comme un cercle formé de bijoux. » Ainsi que je l'ai dit, la convenance et la maturité de votre conduite rendent recommandable aux yeux des hommes la pureté qui est en vous; ce qui plait à Dieu, c'est la direction que vous donnez à votre intention. Car cette intention, semblable au cou, unit au Christ, la tète, tout le corps de votre bonne œuvre, elle forme comme un collier, puisqu'il est évident pour tous qu'elle sert et Dieu et les hommes. C'est ce que signifie cet ornement du cou qui extérieurement est composé d'or et intérieurement de pierres précieuses, par où l'on comprend que l'intention est émue et animée de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain. Lorsque l'époux le déclare aux hommes, il orne le cou de l'épouse de ce joyau, bien plus il la rend semblable à ces colliers. Quand je vous aurai donné tout cela, dit l'époux, j'ajouterai encore un autre ornement : « nous vous ferons des pendants d'oreille d'or. » Il en est ainsi tout-à-fait, il en va d'ordinaire de la sorte. Lorsque l'épouse cherche la gloire en ce siècle elle ne l'obtient pas; ou si elle l'obtient, elle lui est inutile. Et lorsqu'elle cherche cette gloire en son époux seul, même à son insu, elle la rencontre, et elle trouve ainsi la gloire qui lui est utile. Car, de même qu'en l'ornement qui décore son cou, se montre la gloire qui sort de l'exemple, de même, dans sa parure brille l'or, qui signifie l'éclat de ses paroles. C'est la gloire qui doit vous chercher, ce n'est pas vous qui devez courir après elle. Si vous la poursuivez, elle s'enfuit, si vous fuyez elle cherche à vous saisir : si vous la cherchez et la rencontrez, elle est nuisible ou inutile.

25. « Nous vous ferons des pendants d'oreilles d'or marquetés d'argent,» dit l'époux. Ces boucles sont des ornements pour les oreilles, donnés par l'époux à l'épouse, lorsque l'âme prête une attention docile à ses prédications. « Marquetés d'argent, » c'est-à-dire variés dans l'expression parce que à « l'un est donné le discours de la sagesse, » ce que signifie l'or; à l'autre « le discours de la science, » désigné par l'argent. L'époux lui promet donc de la glorifier au-dehors et au-dedans. « Nous vous ferons, dit-il, des boucles d'oreilles, moi, le Père, et le Saint-Esprit : je vous donnerai la sagesse, le Père vous accordera l'efficacité, et le Saint-Esprit, la douceur. Nous les tirerons du néant, c'est-à-dire sans aucun mérite préexistant : car c'est là ce que signifie le mot : nous ferons. De là vient que dans l'Ecriture il est dit : « Faisons l'homme. » Ou bien en suivant une autre explication. « Nous les ferons, » moi, les anges et mes docteurs : moi en inspirant, les anges en suggérant, les hommes en enseignant. Car Dieu voit l’intention, fange l'affection et  l’homme l'action. Car l'ange n'aperçoit pas l'intention, mais il saisit l'affection. Aussi, l'ange mauvais ne voit pas le bon Dieu, parce que Dieu, son affection et sa volonté, c'est la même chose : il ne subit point, en effet, l'accident des impressions. Les suggestions des anges sont leurs langues, l'Apôtre en parle lorsqu'il dit : « Si je parlais le langage des anges. » (I Cor. XIII, 1.) Ces suggestions sont certains signes spirituels inconnus pour nous, par lesquels ils communiquent entr'eux et avec quelques hommes qui mènent une vie angélique. Celui-là donc entend la langue des anges qui comprend leurs suggestions. Ils parlent ce langage, ceux qui comme saint Nicolas ou saint Benoit, par certains signes cachés, suggèrent tout ce qu'ils veulent à des hommes ensevelis dans le sommeil ou séparés par une distance considérable. Ou bien : « Nous vous ferons des boucles d'oreilles marquetées d'argent, » c'est-à-dire nous vous mettrons dans la bouche des paroles assaisonnées du sel de la grâce.

26. Entendant cette douce promesse que lui fait son bien-aimé, l'épouse revient joyeuse vers les jeunes personnes. C'est, en effet, une joie de la vie humaine d'avoir quelqu'un à qui confier votre coeur, qui prenne part à vos joies comme à vos tristesses. L'épouse, toutes les fois qu'elle reçoit de son époux, l'infusion de l'huile, la reçoit avec une telle abondance que la précieuse liqueur déborde d'elle de tous côtés. Et comme il faut répandre ce trop plein que produit l'excès de la charité, elle a recours aux jeunes personnes à qui elle désire le même bien qu'elle souhaite pour elle-même. Heureuse amitié et bienheureuse société, en laquelle celui qui écoute dit tout de suite : Venez. Revenant donc vers les jeunes filles, « pendant que le roi était au lieu de son repos, dit-elle, mon nard a répandu son odeur, » (Cant. I, 11.) c'est-à-dire je me croyais vile et abjecte aux yeux de l'époux, parce que j'ai été rejetée lorsque je demandais le midi. Mais c'est le Seigneur qui est mon juge. Car, tandis qu'il était mon roi » et mon Seigneur, disposant tout au gré de ses jugements, selon le bon conseil de sa volonté, « au lieu où il se repose assis, » c'est-à-dire dans le secret de ses jugements, « mon nard, » c'est-à-dire l'humilité que produisent en moi les peines éprouvées dans le monde où le souvenir de ma première conduite, « a répandu son odeur » en sa présence, c'est-à-dire selon la qualité de sa suavité. Car le nard est une plante basse, chaude et odoriférante, qui figure l'humilité, la ferveur de la charité, et la pureté d'intention donnée par le Seigneur. Et véritablement « mon nard a donné son odeur, » car « mon bien-aimé est un bouquet de myrrhe pour moi, » c'est-à-dire la dilection de mon bien-aimé (qui est pour moi dans le monde un sujet de tribulations et d'amertumes, et qui fait éclater mes gémissements devant lui lorsque les enfants de ma mère combattaient contre moi) est devenue pour moi une myrrhe amère, mais qui me pénètre et me conserve de crainte que la corruption ne me gagne dans la torpeur de la sécurité et de la négligence. Il n'est pas un faisceau de myrrhe, mais seulement un bouquet, parce que cette, amertume ne durera pas longtemps : ou bien, il est petit pour moi à cause du grand amour que j'ai pour l'époux; ou bien encore, il est petit à cause des maux passés que j'ai endurés. Mais que Sion se réjouisse et que les filles de Juda, se livrent à l'allégresse, à cause de vos jugements, Seigneur, parce que, quelqu'amère que soit la myrrhe, quelque lourd que soit le petit bouquet, « il demeurera au milieu de mon sein, » au milieu de mes prospérités et de mes adversités, au milieu de mes réjouissances et de mes tristesses; c'est là qu'il restera, et il n'en sortira jamais. Car je ne me réjouirai jamais que dans le Seigneur, comme je ne m'attristerai jamais si ce n'est en lui. Et lui-même, soit qu'il me console en m'envoyant la prospérité, soit qu'il m'éprouve par l'adversité, jamais il ne sortira du milieu de mes entrailles, c'est-à-dire du centre de mon coeur : et soit qu'il faille me réjouir du bien des autres ou compatir avec eux dans le malheur, toujours ces sentiments m'animeront exclusivement dans le Seigneur seul.

27. « Mon bien-aimé est une grappe de raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi. » (Cant. I, 43) Plus haut, le zèle avait fait défaillir l'épouse, parce que ses ennemis avaient oublié les paroles du Seigneur, ou bien parce qu'ils se moquaient de sa couleur noire, ou parce que les fils de sa mère combattaient contre elle et la placèrent dans les vignes, pour les garder. Comme elle les gardait avec une vigilance qui allait jusqu'à négliger sa propre vigne, et désespérant presque de venir à bout de sa tâche, fatiguée du souci et de la peine qu'elle lui causait, elle avait demandé à l'époux le repos de l'heure du midi. Repoussée doucement par lui et de nouveau réjouie, non par la consolation qu'elle désirait, mais par celle qui lui était utile, la grâce opérant soudain en son coeur, elle trouve des fruits là où elle n'en attendait pas, c'est-à-dire une grappe de raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi, et elle s'écrie dans le transport de sa joie : « Mon bien-aimé » est devenu «pour moi une grappe de raisin de Chypre.» « Chypre est une île célèbre par sa fertilité et qui a d'excellentes vignes : « Engaddi » veut dire « fontaine du chevreau. » Chypre aux vins abondants, signifie l'Eglise battue de toutes parts par les flots de ce siècle, mais produisant en très-grande abondance des fruits de grâce. La fontaine du chevreau représente la fontaine du Baptême, où entrent les chevreaux, et d'où ils sortent tendres agneaux. d'où vient qu'à la suite de ce passage il est dit : « comme un troupeau de brebis tondues qui sortent du bain, toutes ayant deux petits. » L'épouse s'étonne donc de ce que, dans les vignes d'une vie nouvelle, elle rencontre le fruit de la perfection, et un fruit qui n'est autre que le Christ lui-même. Car, puisque dans toutes nos actions et dans tous nos efforts, Jésus-Christ est le principe, c'est lui aussi qui est noire fruit. Ce fruit soudainement rencontré, l'épouse connaissant très-bien le travail qu'elle a fait dans les vignes, le réclame pour elle avec un pieux transport : « mon bien-aimé est pour moi, » s'écrie-t-elle, « une grappe de Chypre dans les vignes d'Engaddi. » Ou bien, pour répéter le sens indiqué plus haut, après que l'épouse a mérité d'être parée par son époux, elle fait aussitôt son éloge et vante ses oeuvres, disant : « tant que le roi était au lieu de son repos, mon nard a répandu son odeur : » le roi étant assis, c'est-à-dire s'humiliant dans le sein d'une Vierge, mon nard, c'est-à-dire, l'humilité de mon Seigneur, a donné son odeur, lorsqu'à cause de l'excessive charité qu'il a eue pour nous, il a daigné naître d'une Vierge sous l'empire de la loi de Moïse. Ensuite il, est devenu, non faisceau, mais bouquet de myrrhe, quand durant l'espace de trois jours, il a souffert l'amertume de la mort de la croix et du sépulcre, et bientôt après, dans sa résurrection, il s'est montré comme une grappe de raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi, alors qu'il a distribué à ses fidèles les largesses spirituelles.

28. Voilà la suite : « vous êtes belle, ô ma bien-aimée, oui, vous êtes belle, vos yeux sont des yeux de colombes. » (Cana. I, 14) L'époux voyant la dévotion de son épouse, et considérant qu'elle lui préparait sur son sein une place pour résider; voici, dit-il, c'est-à-dire en cet état, dans cet aveu que vous faites, dans cette connaissance que vous avez de vous, la source, d'où vous tirez votre beauté, me laisse, moi, sans beauté et sans éclat: pour vous, vous êtes belle. Et encore : « voici que vous êtes belle, » c'est-à-dire belle à l'intérieur et belle à l'extérieur, belle dans l'intention, belle dans l'action. « Mon amie. » Deux choses font l'amitié, la confiance mutuelle et la même volonté. Or, l'affection de l'époux et de l'épouse résulte d'une communication mutuelle et d'une même volonté, car le Seigneur révèle, à celle qu'il aime, ses secrets cachés et l'épouse, par un aveu pur et humble, lui fait connaître le mal qu'elle a commis. «Vous êtes belle, » dis-je, je ne crains pas que vous vous évanouissiez, parce que vos yeux « sont des yeux de colombes, » c'est-à-dire qu'ils sont simples, et qu'ils ne vous considèrent et ne considèrent les autres qu'en Dieu. Or, l’épouse a deux yeux, l'oeil mystique et l’oeil actif, l’oeil de la contemplation et l’oeil de l'activité morale. Mais il est à-propos de considérer avec encore plus d'attention cet oeil. L'oeil, afin de voir clairement, a besoin d'un rayon fort et pur qui procède de la pupille; d'un air clair et lucide qui n'empêche point le passage; d'un corps qu'il atteigne, d'une raison à qui il transmette la sensation et d'une mémoire que la raison puisse consulter. Si l'un de ces éléments vient à manquer, le phénomène de la vision ne se produit pas complètement. Même l'amour de Dieu, pour être vrai, a besoin d'une affection pure, par laquelle il n'aime Dieu que pour Dieu, et nulle autre chose avec Dieu, qu'en Dieu et pour Dieu seul; de la pureté de la conduite et de la conscience qui n'apporte point obstacle à l'amour; de la discrétion de l'esprit qui ne laisse pas s'égarer la pureté de la contemplation, mais qui lui apprenne à comprendre Dieu et rien autre chose pour l'amour de Dieu; de la raison qui juge de la discrétion; de la foi que la raison doit consulter sur tous les jugements qu'elle porte, et qui, la retenant dans ses propres limites, ne lui permet point de s'égarer. Voilà l’oeil de la colombe.

29. « Vous êtes beau, ô mon bien-aimé. » Comprenant qu'elle a plu aux yeux de l'époux, l'épouse veut en venir aux embrassements. Aussi, commençant l'éloge de sa beauté, elle l'y excite. Vous dites que je suis belle, ô mon bien-aimé, mais voici que dans l'éclat agréable que répand votre grâce, vous êtes bien plus beau, vous, de qui vient toute beauté, vous, qui êtes ravissant dans votre humanité, éclatant dans votre divinité. Que si vous êtes beau et si je suis belle, si vous êtes le bien-aimé et si je suis la bien-aimée, que reste-t-il, sinon les délices du petit lit? Comme nous l'avons fait remarquer à propos du petit paquet de myrrhe, ce mot de petit lit indique quelque chose de tendre. Voilà la petite couche de la conscience, elle n'est pas mienne, elle n'est pas vôtre, elle est nôtre : mienne par la confession, vôtre par la grâce que vous y répandez. Elle est « fleurie, » c'est-à-dire, elle est émaillée des bonnes pensées qui enfantent le bon propos des vertus. Ne me renvoyez pas au soin de mon intérieur, comme lorsque je demandais le repos de votre midi, vous m'avez renvoyée à la cavalerie de vos chariots ou à la garde de vos troupeaux : puisque la maison des jeunes filles, confiées à ma vigilance et à mes soins, est ornée et fortifiée de telle sorte qu'elles n'ont rien à craindre de la tempête et de la pluie, durant le temps que dans le petit lit d'une conscience pure, je jouirai de la douceur d'être unie avec vous. Que bienheureuse est l'âme qui, dans ce lit, ne forme plus qu'un même esprit avec Dieu, jouit du baiser de l'intelligence du Seigneur, saisit cet adorable époux, et est aussi saisie dans les étreintes de l'amour et s'endort en cette manière dans ce bonheur et y goûte le repos du sommeil.

30. « Les poutres de notre maison sont de cèdres. » (Cant. I, 16) La maison est vraiment forte, parce que vous avez ordonné à vos anges de la protéger et de la garder. Le cèdre, par son ombre, met eu fuite les serpents. Les poutres de cèdres sont donc les anges protecteurs de la maison de Dieu, chassant par leur vertu les démons, qui sont les larrons, des demeures des hommes; les mérites des saints forment le toit des prières, toit figé par les clous de la crainte du Seigneur. «Les lambris sont de cèdres, » cette habitation est munie d'un toit au dehors, et au-dedans, elle est ornée et disposée avec ordre, car il y a en elle des lambris, et ces lambris, pour que la maison dure toujours ou soit toujours embellie, sont de bois de cèdre et parfaitement unis. Lorsque le lambris est formé, un côté s'ouvre et un côté est serré, afin que l'un engaine et saisisse l'autre, c'est là aimer et être aimé : là où se trouve cette disposition, tout est bien ordonné. Car là où tous s'aiment mutuellement et se rendent aimables les uns aux autres, il s'établit sine union si grande, qu'il faut l'appeler plutôt unité fraternelle que congrégation. « Je suis la fleur de la campagne. » Comprenant et approuvant le désir de son épouse, le bien-aimé diffère d'y accéder afin de l’augmenter, il le resserre pour l'élever. «Je suis la fleur de la campagne, » la fleur du monde : parce que comme la fleur naît dans les champs, de même, seul au monde j'ai fleuri sortant du sein d'une Vierge. Ce n'est pas à cause de vous, c'est par moi que notre petit lit est fleuri, et je suis «le lis » de la chasteté et l'exemplaire de la pureté, le lis non des hauteurs superbes, mais des humbles « vallées. » Car une chasteté orgueilleuse n'est pas une chasteté, c'est une courtisane parée pour le Diable. « Comme le lis entre les épines, ainsi ma bien-aimée est entre les filles. » Comme s'il redisait cette parole de Salomon : « Si vous avez des filles, ne leur montrez point un visage jovial. » (Eccle. VIII, 26) Défiez-vous donc des jeunes personnes en la société de qui vous vous croyez en sûreté, mais tenez-vous au milieu d'elles, comme le lis entre les épines. Si vous tenez cette position, alors vous serez amie. Moi je suis le lis, vous, vous êtes comme le lis, belle fleur, mais délicate; vos filles sont les épines, en vous appuyant sur n'importe quelle d'entre elles, vous serez piquée. Tenez vous donc bien droite au milieu d'elles, vous donnant à toutes pour modèle. L'épouse entendant qu'elle est humiliée par l’époux, s'humilie elle-même et l'exalte. Je suis, dit-elle, comme le lis éclatant, mais fragile, au milieu des épines : « vous le pommier parmi les arbres de la forêt, n c'est-à-dire parmi les anges, comme « parmi les fils. » Vous êtes donc fort, pour soutenir celle qui est faible, beau à voir pour fortifier la foi; d'un parfum agréable pour consolider l’espérance, et d'un goût délicieux pour nourrir la charité.

31. De nouveau, l'époux s'éloigne de l’épouse et se cache dans la retraite de son ciel, lui qu'on croyait déjà tenir dans le petit lit de la conscience. Revenant donc, selon sa coutume, vers les jeunes filles, et retenant au fond de son coeur le sentiment intime des affections qu'elle avait exprimées à son bien-aimé, le comparant au pommier au milieu des arbres des forêts, l'épouse dit : « Je me suis assise à l'ombre de celui que j'avais désiré, et son fruit est agréable à mon gosier. » (Cant. II, 5) L'ombre qui s'étend entre la divinité et nous, est son corps; l'épouse s'y assied, lorsque avec modestie et humilité, elle contemple le mystère de l'incarnation du Seigneur, et le fruit en est doux à sa bouche, parce qu'il ne descend pas à ses entrailles, c'est-à-dire jusqu'à la satiété, comme l'indique cette expression de Job : « vous ne me quittez pas pour que je puisse avaler ma salive. » (Job. VII, 19) A peine trouve-t-on en effet quelqu'un qui puisse se rassasier du sacrement de la parole de Dieu. Nous la pouvons goûter, nous ne pouvons nous en rassasier : plus le goût est sain, plus l'appétit est grand. Son fruit est donc agréable à ma bouche, dit l'épouse; par la douceur de son exemple, il me montre combien il faut que je souffre pour son nom. Aussi je reviens vers vous, je ne vous abandonne point. Bien plus, le roi m'a conduite dans le grenier de ces vins, où j'ai appris, ce qu'ignorent les sages du monde, à commander avec charité. Car l'époux a trois endroits où sont entassées ses richesses, le jardin ou le paradis de volupté, le grenier et la maison ou le lit. Le jardin renferme ce qui est utile ou agréable ; les choses agréables restent dans le jardin; les revenus utiles sont portés dans le grenier; c'est dans le grenier que l'on va puiser, pour servir le roi dans sa maison ou dans son appartement. Le jardin contient le sens historique; le grenier, le sens moral; la maison, le sens mystique. Le jardin renferme les histoires du nouveau et de l'ancien Testament, du siècle présent et des années à venir; le grenier, l'instruction morale du Christ; la maison, la gloire de la récompense éternelle. Dans le jardin se trouve là création de tout ce qui existe ; dans le grenier, la réconciliation de tous les hommes qui sont sauvés; dans la maison, la confirmation et la glorification de tous ceux qui sont réconciliés. Le jardin a trois époques, le grenier, trois mérites et la maison, trois récompenses. Les trois temps du jardin sont ceux de la semence, de la maturité et de la récolte. Le temps de la plantation est l'âge de la création du ciel et de la terre, et des commencements du monde, comme il est raconté dans la Genèse, dans les Prophètes et dans les passages de l'ancien Testament. Le temps de la maturité, est celui où dans «le Christ et par l'Evangile, apparut la maturité de la vie humaine, jours heureux dont il n'était plus dit : « oeil pour oeil et dent pour dent, » (Deuteron. XIX, 21) mais bien : « quiconque vous frappera sur la joue droite, présentez-lui la gauche, » (Matth. V, 39) et autres passages qui se rapportent au plein développement de la vie, bien qu'il faille les entendre simplement et comme dans un sens historique. Le temps de la récolte, c'est le temps du siècle à venir, dont nous disons purement et dans un sens historique : qui aura fait le bien, ira dans la vie éternelle; qui aura fait le mal, à la mort éternelle. (Matth. XXV, 46) La promenade dans ce jardin c'est l'ombre qu'y projettent les exemples. Mais le fruit qui s'y récolte, est porté au grenier. Dans ce verger, ainsi qu'il a été dit, l'épouse était assise sous un pommier, quand elle contemplait humblement la série de l'histoire de l'humanité de Jésus-Christ, mais le fruit n'en eût pas été doux à son gosier, si elle n'était pas entrée dans le cellier. Aussi, de suite après on lit :

32. « Le roi m'a introduite dans son cellier. » (Cant. II, 4) Comme il vient d'être dit, le fruit du jardin est porté dans le grenier; le jardin garde son agrément, mais son utilité se fait sentir ailleurs, c'est en un autre lieu qu'il faut la chercher : si vous voulez la trouver, pénétrez dans le cellier. Il s'y trouve trois mérites ou comme trois cellules pleines de moralité; les relations envers les Prélats, qui forment la discipline, les relations envers les égaux, qui sont la justice ou l'amitié ; les relations envers les inférieurs, qui sont la charité. Pour nous exprimer avec plus de brièveté et de clarté, on y apprend à être sous les autres, à côté d'eux, au-dessus d'eux. Le premier compartiment est plein de parfums; le second, de saveurs; le troisième, de grâce. Dans le premier, on profite plus par les exemples ; dans le second, par les études morales ou mystiques ; dans le troisième, par les dons de la grâce du Saint-Esprit. C'est là que se trouvent les vins exquis ; c'est là que boivent les amis, que se rassasient les bien-aimés. Car, dans le rang des Prélats, nul devant Dieu n'est plus grand que ceux qui, pleins de la sagesse de Dieu et tenant la place du Seigneur auprès de leurs inférieurs, des limites du possible atteignent à celles de l'impossible, et entre ces deux extrémités disposent toutes choses avec suavité. Ce sont là les âmes d'élite qui désirent être anathème loin de Jésus-Christ (Rom. IX, 3), loin de Jésus-Christ béatitude, mais non loin de Jésus-Christ justice. Car le Christ est pour nous l'une et l'autre, et béatitude et justice, mais ils acquièrent le bonheur avec d'autant plus de gloire que pour la béatitude, ils ne veulent point abandonner la justice. En effet, ces paroles de (Apôtre sont des sentiments, elles ne sont point des effets réels. Voilà l'ivresse dont sont dominés les bien-aimés, quand pour l'amour de Dieu et de ses frères, un chrétien abandonne sa retraite intime, c'est-à-dire le cellier des vins dans lequel l'épouse a mérité d'être introduite et apprend à commander en toute charité. Cette cellule est tout près de la maison du roi. Souvent donc en sort pour entrer dans le palais du roi et dans le secret de ses appartements, celui qui, tant par lui-même que par ceux qui lui sont soumis, sert au Seigneur et à l'époux, des biens du jardin et du grenier qui lui ont été confiés. Car soit Prélat, soit inférieur, y peut entrer librement, quiconque aura revêtu ce sentiment de charité. De là vient que l'épouse, lorsqu'elle désirait précédemment être attirée après l'époux, traînait elle-même après elle les jeunes filles, en disant: nous courrons à l'odeur de vos parfums; à peine parle-t-elle, que le roi l'introduit dans ce grenier, pour y prendre de quoi les refaire, de crainte qu'elles ne viennent à défaillir, et pour les faire passer avec ordre, du jardin au grenier, et du grenier à l'appartement du roi, d'abord par la contemplation et par le sentiment de l'amour, et ensuite par la jouissance de la béatitude. Or, cette maison n'a qu'une seule récompense accordée par le Seigneur, à moins qu'on ne divise en trois autres ce seul bienfait, formé de cette triple connaissance : qu'est-ce que Dieu, combien est-il grand, et comment est-il; c'est-à-dire, qu'est-il? corps ou esprit; combien grand, créé ou incréé, et comment faut-il le trouver?

33. Le roi m'a donc introduite, dit l'épouse, dans le cellier de ses vins, c'est-à-dire dans la plénitude de la charité, et là, de crainte qu'enivrée du vin nouveau du Saint-Esprit, je ne fisse, revenue vers mes inférieurs, quelque chose de téméraire, « il a ordonné en moi la charité. » (Cant. II, 4) Deux choses se trouvent dans la charité, l'affection et l'acte. De l'affection il est dit : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, et de tout ton esprit, et de toutes tes forces, » (Matth. XXII, 37) en quoi sont compris tous les genres d'affection. L'attachement est dû principalement à Dieu et secondairement, au prochain que nous devons aimer comme nous. Comme nous d'abord, car on nous donne la préférence, afin que nous nous aimions et qu'ensuite nous aimions le prochain comme nous nous chérissons nous-mêmes. La charité envers Dieu réclame un acte qui purge et purifie, pour préparer à la vue de cet être souverain; cet acte se compose des veilles, des jeûnes, des méditations, des lectures et de la componction. La charité envers le prochain en réclame un de plus, qui comprend les œuvres de miséricorde et les autres que nécessite la pratique de la vie active et sociale. Nous devons, en toutes choses, préférer l'amour de Dieu à l'amour du prochain, mais pas toujours l'acte fait pour Dieu à l'acte fait pour le prochain. Et en nous-mêmes, nous devons souvent placer un acte d'amour du corps avant un acte d'amour de l'âme, et un acte d'amour de l'âme avant un acte d'amour de Dieu, c'est-à-dire avant un acte de contemplation; mais, cela, quand l'exige la nécessité qui n'a pas de loi. Car, il faut distinguer la loi de la charité et la nécessité de la charité. La loi de la charité commande de préférer l'acte de la charité de Dieu à l'acte de l'amour, et l'acte de l'âme à l'acte du corps. La nécessité de la charité est souvent opposée à cet ordre. De là vient cette parole que plusieurs répètent et que peu comprennent : nécessité n'a pas de loi. Voici comment procède la règle de la charité et l'ordre qu'elle établit : elle ordonne de moins aimer son corps et le corps du prochain que son âme et que l'âme du prochain, d'aimer son âme et celle du prochain plus que son corps et que le corps du prochain : de ne pas tenir à son âme plus qu'à celle d'autrui, mais d'être attaché à celle d'autrui comme à la sienne propre. Voilà pour ce qui est de l'affection de la charité. Du reste, l'acte de la charité est souvent différemment ordonné. Car bien des fois, comme il a été dit, en effet, on préfère le corps à l'âme et l'âme à Dieu. Que si votre frère, vous égalant en mérite et en utilité, se trouvant dans une nécessité pareille à la vôtre, vous venez d'abord à son secours, c'est un excès de charité ; si vous commencez par vous, vous ne péchez point. Car, par là même qu'il est dit : « comme vous, » on vous donne la première place . que si votre mérite est inférieur, il faut venir d'abord au secours de celui qui est meilleur. Et bien que nous devions aimer également tous les hommes, ce n'est pas néanmoins sans motif que nous faisons des prières particulières pour certains, non que nous refusions d'être utiles à tous, mais parce que nous pensons que nos prières servent surtout à ceux qui se recommandent à nous, ou parce que nos coeurs sont plus excités. C'est donc en cette manière que l'époux a ordonné en moi la charité.

34. Et comme la charité de Jésus-Christ nous presse pour vous, « soutenez-moi des fleurs » de vos affections, « fortifiez-moi par les fruits» de vos oeuvres, « parce que je languis d'amour » pour celui qui est absent. (Cant. II, 5) Il est un amour qui est pieux, il en est un qui est fervent, il en est un qui est languissant. Pieux, pour solliciter le pardon des péchés, fervent, dans la pratique des œuvres, languissant, quand l'âme soupire après le salut de Dieu, c'est-à-dire, en vue de la contemplation. Comme l’épouse languissait en exprimant cette demande, elle sentit de nouveau la présence de son bien-aimé, sa main gauche étant placée sous sa tête et sa droite la tenant embrassée. Aussi respirant, voici encore l'époux, dit-elle : « sa main gauche est sous ma tête, et sa droite m'étreindra. » Pour reposer, elle place donc sa tête, non sur la gauche, mais à la gauche de l'époux, lorsqu'elle est émue des mystères de l'humanité de Jésus-Christ , la droite de l'époux la saisit, quand ses yeux, se trouvant illuminés, l'amour et l'intelligence de la Divinité la possèdent entièrement. Dans une étreinte si douce de l'époux, elle s'endormit en lui et se reposa. Et l'époux, tressaillant dans ces baisers de charité, adjure, lui aussi, les filles de Jérusalem, c'est-à-dire, qu'il leur inspire quelque respect envers elle. Il les conjure par les chèvres et les chevreaux des campagnes, leur montrant ainsi, un symbole d'agilité et de promptitude, pour accomplir les bonnes oeuvres. « Je vous en supplie, » dit-il, « ô filles de Jérusalem, par les chèvres et les cerfs des campagnes, ne la réveillez pas » par vos nécessités, « et ne la faites pas sortir de son sommeil » sous l'influence de vos maux, «jusqu'à ce qu'elle le veuille, » (Cant. II, 7) c'est-à-dire jusqu'à ce que, rassasiée de la contemplation de ma grâce, elle revienne d'elle-même à vous, par le mouvement impétueux de l'amour qu'elle a conçu. Au sein de la consolation et dans le sommeil de la contemplation, l'épouse entendant les paroles de l'époux, c'est-à-dire voyant le sentiment de sa bonté qui le portait à prier les jeunes filles de ne pas l'éveiller et de ne la point faire sortir de son repos , mais à s'exercer, comme des chèvres et des cerfs de la campagne, avec joie, à toutes les bonnes oeuvres, sans déranger la bien-aimée dans le repos de la contemplation qu'elle goûtait, s'écrie, commençant à faire l'éloge de l'époux : « c'est la voix du bien-aimé. » (Ibid.) C'est sa voix, c'est sa volonté, c'est son oeuvre, c'est sa vertu dans leur manière de se conduire à mon égard, c'est sa douceur dans l'amour qui l'anime pour moi. Voilà comment la charité étant disposée, tout a été arrangé, même les péchés et comment c sa place a été mise dans la paix et son habitation est en Sion, » (Psalm. LXXVI, 3) quand l'épouse se repose dans les bras de son époux, quand l'époux la réchauffe et la protège, quand les filles de Jérusalem ne l'éveillent point et ne la tirent pas de sa tranquillité, mais plutôt, la rendent joyeuse et contente dans ce qui fait l'objet de son application.

35. C'est ce que signifiait cette femme, qui criait à Elisée après la mort de son mari, son serviteur, représentant l'épouse qui implorait Dieu le Père, par la mort de son fils, son mari : « votre serviteur, » dit-elle, «mon mari est mort, et voici que le créancier est venu, pour enlever nos deux fils et en faire ses esclaves. » (IV. Reg. IV, 1) De même, l'épouse avait engendré deux enfants, l'un par sa parole, l'autre par son exemple, après les avoir enlevés des mains du démon. Et comme dans sa charité bien réglée, elle s'appliquait à Dieu, négligeait ses enfants et préférait le soin du service de Dieu, à leur propre soin, la faim de la parole de Dieu se fit sentir, les petits enfants demandèrent du pain, et il ne se trouva personne qui le leur rompît. Le diable, comme un créancier, revint, et, à ce titre et non comme ennemi, il se mit à les réclamer pour être ses serviteurs. Et la mère qui ne voulait pas se livrer au travail des bonnes oeuvres et des bonnes entreprises, pensant qu'elle agirait assez par la prière seule, commença à crier vers le Seigneur. Et quelle fut la réponse divine? « Qu'avez-vous dans votre maison ? » C'est-à-dire dans votre conscience? Elle répond : « vive le Seigneur, votre servante n'a en sa demeure, qu'un peu d'huile dans un vase, » c'est-à-dire un peu de dévotion dans mon esprit, « qui me sert à faire mes onctions.» Remarquez les délices. Elle n'a pas besoin de nourrir, mais elle désire s'oindre le corps. Et le prophète dit : « allez, et empruntez des vase. en nombre considérable, » c'est-à-dire les coeurs des auditeurs et versez dans ces vases, de l'huile de la dévotion qui surabonde en. vous, « et quand ils auront été remplis, » revenez vers moi. Vous n'avez pas, comme vous le prétendiez, une.petite quantité d'huile, puisque vous en prenez, en un temps de disette, non-seulement pour vous nourrir, mais encore pour faire des onctions. Entendant ces paroles, l'épouse ordonna de nouveau la charité : comme on lui en avait donné la commission, elle versa dans l'âme de ceux qui l'entendaient l'huile du Saint-Esprit, et Dieu remplit les vases qui étaient vides. Cela étant achevé, « allez, » lui ,dit-on, « vendez l'huile et délivrez-vous de votre créancier, » c'est-à-dire, attendez la récompense de la vie éternelle pour avoir répandu la dévotion. « Pour vous et vos enfants, vivez du reste, » parce que plus vous répandrez de cette huile pour les autres, plus j'en verserai en vous. « Mais vivez-en, dit-on, n'en faites » point « d'onctions, » cherchez à vivre, vous et vos enfants, et moi, au temps opportun, je m'occuperai de pourvoir à l'onction de vos délices.

 

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