AMOUR DE DIEU
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AVERTISSEMENT SUR LE HUITIÈME OPUSCULE DE SAINT BERNARD.

LIVRE OU TRAITÉ DE SAINT BERNARD SUR L'AMOUR DE DIEU.

A HAIMERIC, CARDINAL ET CHANCELIER DE LA SAINTE ÉGLISE ROMAINE.

PRÉFACE.

CHAPITRE I. Pourquoi et comment faut-il aimer Dieu.

CHAPITRE II. Combien Dieu mérite l'amour de l'homme à cause des biens du corps et de l’âme: comment on doit les reconnaître; il ne faut pas les tourner contre celui qui nous les a donnés.

CHAPITRE III. Motifs que les chrétiens ont de plus que les infidèles pour aimer Dieu.

CHAPITRE IV. Quels sont ceux qui trouvent de la consolation dans le souvenir de Dieu, et sont le plus propres à ressentir de l'amour pour lui.

CHAPITRE V. Obligation d'aimer Dieu, particulièrement pour les chrétiens.

CHAPITRE VI. Récapitulation sommaire des chapitres précédents.

CHAPITRE VII. Avantages et récompense de l'amour de Dieu. Les choses de la terre ne peuvent satisfaire le coeur de l'homme.

CHAPITRE VIII. Nous commençons par nous aimer pour nous-mêmes; c'est, pour nous, le premier degré de l'amour.

CHAPITRE IX. Second et troisième degrés de l'amour.

CHAPITRE X. Le quatrième degré de l'amour est de ne plus s'aimer que pour Dieu.

CHAPITRE XI. L'amour parfait ne sera le partage des saints qu'après la résurrection générale.

CHAPITRE XII. Fragment d'une lettre aux Chartreux sur la charité.

CHAPITRE XIII. De la loi de la volonté propre et de la concupiscence, qui est celle des esclaves et des mercenaires.

CHAPITRE XIV. De la loi d'amour qui est propre aux enfants.

CHAPITRE XV. Des quatre degrés de l'amour, et de l'état bienheureux des saints dans le ciel.

 

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AVERTISSEMENT SUR LE HUITIÈME OPUSCULE DE SAINT BERNARD.

 

1. Quoique l'opuscule suivant soit un des premiers écrits sortis de la plume de saint Bernard, peut-être n'en a-t-il fait aucun autre qui fût plus digne de lui et plus utile à la religion, du moins je le pense. Qu'y a-t-il, en effet, qui soit plus digne d'un docteur catholique et plus utile à la république chrétienne que de prêcher, d'inculquer et surtout de fortifier le premier et le plus grand commandement dont tous les autres dépendent et sans lequel tout le reste ne sert de rien, ce commandement, dis-je, que tous les jours l'égoïsme, la cupidité et les perverses interprétations des hommes attaquent davantage et dont ils complotent la ruine? Aussi croyons-nous digne de demeurer à jamais dans les ténèbres, l'apologie d'un certain Béranger, disciple et défenseur d'Abélard, qui reproche à notre Saint d'avoir fait un traité sur l'amour de Dieu, attendu, disait, il, qu'il a travaillé à établir un précepte « qui n'est ignoré de personne, pas même de la dernière bonne femme ou du plus idiot des hommes. » L'amour de Dieu a toujours eu ses adversaires, et si les chrétiens le confessent de bouche, la plupart le nient de fait ; bien plus, il y en a qui, par de détestables interprétations le réduisent à si peu de chose que, de nos jours, on a pu mettre en question et révoquer en doute, si on était tenu à faire, au moins une fois en sa vie, un acte spécial d'amour du Dieu très-bon et très-grand qui nous a créés, qui nous conserve et nous a rachetés. Ce n'est donc pas en vain que saint Bernard a entrepris, dans cet opuscule, de recommander au cardinal Haimeric ce commandement de Dieu comme étant particulièrement digne de son attention, en lui enseignant « comment il faut aimer Dieu, » et en établissant que « tout infidèle même qui n'aime pas Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces (infra, n. 6), » est tout à fait sans excuse. Or la foi nous indique que nous devons l'aimer d'autant plus que nous reconnaissons qu'il est infiniment plus que nous. «Si donc je me dois tout entier à mon [Créateur, continue notre Saint, en se mettant à notre place, que ne dois-je pas de plus à mon réparateur et à un tel réparateur (Infra, n. 15) ?

II. Dans ce livre, le très-saint héraut et docteur de (amour de Dieu nous en décrit, d'une manière aussi exacte que pathétique, la mesure, les motifs, l'origine, les degrés et l'obligation. La mesure, c'est d'aimer «sans mesure, » c'est-à-dire du mieux qu'il nous est possible; les motifs, c'est que Dieu mérite d'être aimé et que nous trouvons notre avantage à l'aimer; l'origine, c'est l'amour de nous-mêmes qui nous conduit à l'amour de Dieu, jusqu' à l'oubli et au mépris de nous; les degrés, qui sont l'amour de nous d'abord, puis l'amour de Dieu à cause de nous, ensuite à cause de lui, et enfin l'amour pur et désintéressé; ce qui amène le saint Docteur à distinguer l'amour-propre, l'amour mercenaire, l'amour filial et l'amour béatifique; enfin l'obligation, qui s'étend aux gentils eux-mêmes, puis aux Juifs et particulièrement aux chrétiens. Dans tout ce traité il n'est question de l'amour qu'en tant que sentiment de coeur ; et, bien que saint Bernard dise que, dans cette vie, l'amour de Dieu ne saurait jamais atteindre à la perfection au point d'être exempt de toute crainte et de tout intérêt, tel est pourtant le but et la fin où nous devons tendre sans cesse. Enfin, selon saint Bernard, cet amour est en nous un don de Dieu et n'existe point naturellement dans notre coeur; voici en effet comment il s'exprime à ce sujet :  «Mon Dieu et mon soutien, je vous aimerai de toutes mes forces, non pas autant que vous le méritez, mais certainement autant que je le pourrai, si je ne le puis autant que je le dois: car il m'est impossible de vous aimer plus que de toutes mes fanées. Je ne vous aimerai davantage qu'après que vous m'aurez fait la grâce de le pouvoir, et ce ne sera pas encore vous aimer comme vous le méritez (Infra, n. 16). » On retrouve dans ces mots toute l'économie et toute la doctrine de ce traité,

III. Saint Bernard professe la même doctrine dans plusieurs endroits de ses ouvrages, particulièrement dans le sermon sur la quadruple dette, qui est le vingt-deuxième des Sermons divers. Il n'enseigne pas autre chose dans son cinquantième sermon sur le Cantique des cantiques, où il distingue deux sortes d'amour « l'un actuel et l'autre affectif, et je crois que c'est du premier qu'il a été fait une loi et un commandement aux hommes, car pour la charité affective, dit-il, comment peut-elle être l'objet d'un précepte ? L'une est donc comme le sujet du mérite et l'autre comme la récompense (Serm. in Cantic., L, n. 2). » En effet, s'il nous est prescrit d'aimer Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme, de toutes nos forces, d'avoir enfin un amour éternel, indéfectible, parfait, que rien de créé n'appesantisse et ne diminue, un tel amour ne peut exister que dans l'autre vie. Au contraire, la charité affective consiste à rapporter à Dieu toutes nos actions; mais il s'en faut tellement, d'après saint Bernard, que la charité effective exclue du coeur l'affective, qu'au contraire elle la renferme. En effet, ce que recommande saint Bernard, ce n'est pas un amour actuel, comme on dit, sec, vide, purement extérieur et judaïque, mais il veut qu'il soit intérieur en même temps qu'extérieur par les oeuvres; il doit en effet être intérieur, puisqu'il est charité, et il doit être accompagné d'oeuvres, puisqu'il est actuel. La manière dont saint Bernard s'exprime un peu plus loin prouve que telle est effectivement sa pensée dans cet endroit. « Je ne veux point dire par là, continue-t-il, que nous devions être sans affection, et qu'ayant le coeur sec et aride, nous nous contentions de remuer seulement les mains pour l'action ; car parmi les maux les plus graves que décrit l'Apôtre, je trouve aussi celui d'être sans affection (Serm. in Cant., L, n. 4). » Or, le saint Docteur dit aussitôt quelle espèce d'affection il exige dans les actes de charité, en commençant par distinguer trois sortes d'affections, « l'une que la chair produit, l'autre que la raison règle, et la troisième que la sagesse assaisonne. » Puis il ajoute: « C'est la seconde qui produit les oeuvres : elle est accompagnée de la charité, non pas de cette charité affective qu'assaisonne le sel de la sagesse et qui fait goûter à l'âme toutes les douceurs qui se trouvent en Dieu; mais de cette charité actuelle qui, bien qu'elle ne nous rassasie pas encore de cet amour si doue et si agréable, ne laisse pas d'allumer en nous un violent amour pour cet amour même (Ibidem). » C'est de la charité effective ou actuelle que saint Bernard dit qu'il nous est fait un précepte; elle est inférieure à la charité béatifique qui est la troisième espèce de charité, « qui élimine la première et récompense la seconde, » comme il le dit au même endroit. « Ainsi donc, il y a une dilection qui surpasse toute espèce d'obligation et qui doit régner seule en nous, pour ainsi dire, en sorte qu'elle attire à elle tout ce qui est dû aux autres devoirs et que nous ne fassions que par elle tout ce que nous faisons. » Tel est le langage de, notre Saint dans son douzième sermon sur le psaume quatre-vingt-dixième, n. 7. Mais en voilà assez sur le sujet du traité suivant.

IV. Cet opuscule fut adressé à Haimeric ou Aimeric, cardinal et chancelier de la sainte Eglise Romaine, comme on le voit en tête de tous les manuscrits, lin seul excepté, celui de la Colbertine, où on lit « à Ascelin, » mais à tort, comme on peut en juger par le témoignage de Béranger, l'apologiste d'Abélard, qui le dit adressé à Haimeric. Ce traité fut écrit sous le pontificat du pape Honorius il, qui fit Haimeric chancelier de l'Eglise Romaine. Voici en quels termes Geoffroy en parle dans sa Vie de saint Bernard, livre III, chap. vin: « Si on veut connaître jusqu'où allaient les pieux sentiments de son âme, il faut voir ses Homélies à la louange de la vierge Marie, et le livre qu'il a publié sur l'Amour de Dieu. Haimeric était Français, originaire de la Châtre, près de Bourges; il fut fait cardinal en 1121 par le pape Callixte II, et chancelier par Honorius II, en l'année 1126; il mourut en 1141. On voit par quelques-unes des lettres de saint Bernard en quelle amitié l'avait notre saint Docteur.

 

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LIVRE OU TRAITÉ DE SAINT BERNARD SUR L'AMOUR DE DIEU.

 

A HAIMERIC, CARDINAL ET CHANCELIER DE LA SAINTE ÉGLISE ROMAINE.

PRÉFACE.

 

Au très-illustre seigneur, Haimeric, cardinal-diacre et chancelier de l'Eglise Romaine, Bernard, abbé de Clairvaux; vivre pour le Seigneur et mourir en lui.

 

Jusqu'ici vous aviez la coutume de me demander des prières, non pas de me proposer des sujets à traiter. Je ne me sens pas moins inhabile pour les uns que pour les autres; mais du moins les prières conviennent mieux à ma profession, sinon à la manière dont j'en accomplis les devoirs; mais quant aux questions à résoudre, il me semble que, pour les traiter, il faut avoir deux choses qui, à vrai dire, me font complètement, défaut, je veux dire de l'esprit et de la précision. Néanmoins je vois avec plaisir, je l'avoue, que vous délaissez les choses de la chair pour celles de l'esprit; mais vous auriez dû vous adresser à quelqu'un qui offrit plus de  ressources que moi. Cette excuse, il est vrai, est commune aux gens capables et à ceux qui ne le sont pas, et il n'est point facile de savoir si elle vient de modestie ou d'incapacité, tant qu'il n'a pas été tenté d'efforts dans le sens demandé. Aussi vous prié je de recevoir ce que vous offre ma médiocrité, car je ne veux pas, en gardant le silence, passer pour un savant. Toutefois je n'ai pas la pensée de satisfaire à toutes vos questions, je répondrai seulement, selon ce que Dieu m'inspirera, à celle que vous m'adressez sur l'amour de Dieu; c'est la plus douce à étudier, la moins dangereuse à traiter et la plus utile à entendre; réservez les autres pour de plus habiles que moi.

 

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CHAPITRE I. Pourquoi et comment faut-il aimer Dieu.

 

1. Vous voulez donc apprendre de moi pour quel motif et dans quelle mesure il faut aimer Dieu? Eh bien, je vous dirai que le motif de notre amour pour Dieu, c'est Dieu lui-même, et que la mesure de cet amour, c'est d'aimer sans mesure (a). Est-ce assez explicite? Oui, peut-être, pour un homme intelligent; mais je dois parler pour les savants et pour les ignorants, et si j'ai dit assez pour les premiers, je dois aussi tenir compte des seconds; c'est donc pour eux que je vais développer ma pensée, sinon la creuser davantage. Or je dis que noua avons deux motifs d'aimer Dieu pour lui-même; il n'est rien de plus juste, il n'est rien de plus avantageux. En effet, cette question: Pourquoi devons-nous aimer Dieu, se présente sous deux aspects : Ou l'on demande à quel titre Dieu mérite notre amour, ou bien quel avantage nous trouvons à l'aimer; je ne vois à cette double question qu'une réponse à faire : Le motif pour lequel nous devons aimer Dieu, c'est Dieu lui-même. Et d'abord si nous nous plaçons au point de vue du mérite, il n'en est pas en Dieu de plus grand que de s'être donné à nous malgré notre indignité; en effet, que pouvait-il, tout Dieu qu'il est, nous donner qui valût mieux que lui? Si donc en demandant quel motif nous avons d'aimer Dieu, nous recherchons quel droit il s'est acquis à notre amour, nous trouvons tout d'abord qu'il nous a aimés le premier. Il mérite donc que nous le payions de retour, surtout si nous considérons quel est celui qui aime, quels sont ceux qu'il aime et comment il les aime. Quel est en effet celui qui nous aime? N'est-ce pas celui à qui tout esprit rend ce témoignage : « Vous êtes mon Dieu et vous n'avez pas besoin de ce qui m'appartient (Psalm. XV, 2) ? » Et cet amour en Dieu n'est-il pas la vraie charité qui ne cherche point ses intérêts? Mais à qui s'adresse cet amour gratuit (b) ? L'Apôtre répond: « C'est quand nous étions encore ennemis de Dieu, que nous avons été réconciliés avec lui (Rom., V, 10). » Dieu nous a aimés d'un amour désintéressé et il nous a aimés tandis que nous étions ses ennemis. Mais de quel amour nous a-t-il aimés? Saint Jean répond : « Dieu a aimé le monde au point de lui donner son Fils unique (Joan., III, 16). » Saint Paul continue : « Il n'a point épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous (Rom., VIII, 32); » et ce Fils dit lui-même, en parlant de lui : « Personne ne peut avoir un plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (Joan., XV, 13). » Voilà les droits que le Dieu saint, souverainement grand et puissant, s'est acquis à l'amour des hommes pécheurs, infiniment petits et faibles. Mais, dira-t-on, s'il en

 

a On voit de même dans une lettre de Sévère, évêque de Milève, à saint Augustin, qu'on peut lire parmi celles de ce dernier: « Il n'y a nulle mesure assignée à notre amour pour Dieu, attendu que la mesure selon laquelle on doit l'aimer est de l'aimer sans mesure. » Jean de Salisbury imite ce passage de saint Bernard, dans son Polycratique, liv. VII; chapitre XI. Anathème donc à Bérenger, l'impudent apologiste d'Abélard, qui ose se permettre de blâmer cette belle expression de notre saint Docteur.

b Amour gratuit, c'est-à-dire qui ne cherche pas son intérêt, comme il est dit plus haut: Quelques éditions diffèrent un peu en cet endroit de certains manuscrits.

 

est ainsi pour l'homme, il n'en est pas de même pour les anges: j'en conviens; mais c'est parce que cela n'a pas été nécessaire : d'ailleurs celui qui a secouru les hommes dans leur misère, a garanti les anges d'une misère semblable et si son amour pour les hommes leur a donné les moyens de ne pas rester tels qu'ils étaient, il a, par un même amour, empêché les anges de devenir tels que nous avons été.

 

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CHAPITRE II. Combien Dieu mérite l'amour de l'homme à cause des biens du corps et de l’âme: comment on doit les reconnaître; il ne faut pas les tourner contre celui qui nous les a donnés.

 

2. Quiconque a compris ce qui précède voit aussi, je pense, pourquoi, c'est-à-dire, pour quel motif nous devons aimer Dieu. Si cela échappe aux infidèles, Dieu a de quoi confondre leur ingratitude dans les biens, sans nombre dont il comble le corps et l'âme. N'est-ce pas de lui, en effet, que l'homme tient le pain qui le nourrit, la lumière qui l'éclaire : et l'air qu'il respire? Mais il y aurait folie à vouloir énumérer des biens que je viens de déclarer innombrables et il me suffit d'en citer les plus importants, tels que le pain, l'air et la lumière; si je les place au premier rang, ce n'est pas que je les trouve les plus excellents, ils n'intéressent que le corps, mais ce sont les plus nécessaires. Pour les biens de premier ordre, c'est dans l'âme, dans cette portion de notre être qui l'emporte sur l'autre, que nous devons les chercher; ce sont l'excellente, l'intelligence et la vertu. Quand je parle d'excellence en l'homme, c'est à son libre arbitre que je fais allusion; en effet, c'est par là qu'il s'élève au-dessus de tous les autres êtres vivants, et qu'il les soumet à son empire : l'intelligence lui montre quelle est son excellence et lui fait comprendre en même temps qu'elle ne vient pas de lui; enfin la vertu lui fait rechercher avec ardeur et embrasser avec énergie, quand il l'a trouvé, Celui dont il est l'ouvrage.

3. Ces trois biens se montrent chacun sous deux aspects en même temps: l'excellence apparaît dans la prérogative propre à la nature humaine et dans la crainte que l'homme a sans cesse inspirée à tous les: êtres qui vivent sur la terre: l'intelligence, non-seulement perçoit la dignité de l'homme, mais comprend aussi que pour être en nous, néanmoins elle ne vient pas de nous; enfin la vertu, dans sa double tendance, nous fait d'un côté rechercher avec ardeur et d'un autre embrasser avec force, une fois que nous l'avons trouvé, celui de qui nous tenons l'être. Aussi l'excellence sans l'intelligence ne sert-elle de rien, et celle-ci ne peut-elle que nuire sans la vertu, comme le prouve le raisonnement suivant: Nul ne peut se glorifier de ce qu'il a, s'il ne sait pas qu'il l'a; mais si, le sachant, il ignore que ce qu'il a ne vient pas de lui, il se glorifie, mais ne le fait pas en Dieu, et c'est à lui que l'Apôtre dit : « Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu, et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous ne l’aviez pas reçu (I Corinth., IV, 7) 2 »  Il ne dit pas simplement: « Pourquoi vous en glorifiez-vous ? » Mais il ajoute : « Comme si vous ne l'aviez pas reçu; » pour montrer qu'il est répréhensible, non pas de se glorifier de ce qu'il a, mais de s'en glorifier comme s'il ne l'avait pas reçu. Aussi est-ce avec raison que cette gloire-là est appelée vaine, puisqu'elle ne repose pas sur le fondement solide de la vérité. L'Apôtre la distingue de la vraie gloire, en disant: « Que celui qui se glorifie le fasse dans le Seigneur (I Corinth., I, 31), » c'est-à-dire dans la vérité : car Dieu est vérité.

4. Il y a donc deus choses à savoir; d'abord ce que nous sommes, ensuite que nous ne le sommes pas par nous-mêmes; autrement nous ne nous glorifierons point du tout, ou la gloire que nous nous attribuerons sera vaine; enfin, « Si vous ne vous connaissez pas vous-mêmes, est-il dit, vous serez confondus avec la troupe de vos pareils (Cant.1, 6, 7).» C'est f en effet ce qui arrive, car lorsqu'un homme en dignité ne tonnait même pas son élévation, on le compare avec raison, pour une telle ignorance, aux animaux qui sont comme les compagnons de sa corruption et de sa vie périssable en ce monde. Ainsi donc en ne se connaissant pas elle-même, la créature que la raison distingue des bêtes, commence à se confondre avec elles, parce qu'elle ignore sa propre gloire qui est tout intérieure, cède aux attraits de sa curiosité et ne se préoccupe plus que de la beauté extérieure et sensible; elle devient aussi pareille aux autres créatures, parce qu'elle ne sent pas qu'elle a reçu quelque chose de plus qu'elles. Aussi faut-il nous garder soigneusement de l'ignorance qui fait que peut-être nous nous estimons moins qu'il ne convient. Mais évitons avec un soin plus grand encore cette autre ignorance, qui re nous porte à nous attribuer plus que nous n'avons, comme cela arrive quand nous faisons la méprise de nous imputer le bien, quel qu'il soit, que nous voyons en nous. Mais ce qu'il faut plus encore détester et fuir que ces deux sortes d'ignorance, c'est la présomption par laquelle sciemment et de propos délibéré nous nous glorifions du bien qui est en nous, comme s'il venait de nous, ne craignant pas de ravir à un autre la gloire que nous savons bien ne nous être pas due pour les choses qui sont en nous mais qui ne viennent pas de nous. Dans le premier cas, on ne se glorifie de rien, dans le second on se glorifie, mais ce n'est pas en Dieu, et dans le troisième on ne pèche plus par ignorance, mais on usurpe sciemment, en le revendiquant pour soi, ce qui appartient à Dieu. Or, cette audace comparée à la seconde ignorance semble d'autant plus grave et plus dangereuse que si l'une méconnaît Dieu, l'autre le méprise; mais comparée à la première, elle paraît d'autant plus mauvaise et plus détestable que si cette ignorance nous assimile aux brutes, cette audace nous associe aux démons. Car il n'y a que l'orgueil, le plus grand des maux, qui puisse se servir des biens qu'il a reçus, comme s'il ne les avait pas reçus, et détourner à son profit la gloire qu'un bienfaiteur doit trouver dans ses bienfaits.

5. Aussi à l'excellence et à l'intelligence faut-il unir la vertu qui en est le fruit; c'est par elle que nous recherchons et que nous possédons l'auteur libéral de toutes choses, celui à qui nous devons, en tout, rendre la gloire qui lui appartient; autrement nous serons rudement châtiés pour avoir su ce qu'il fallait faire et ne l'avoir point fait. Pourquoi cela? Parce que celui qui agit ainsi, n'a pas voulu acquérir l'intelligence pour faire le bien, mais au contraire, il a médité l'iniquité jusque sur sa couche (Psalm. XXXV, 4, 5), et il a tenté, comme un serviteur infidèle, de détourner et même de ravir à son profit la gloire que son excellent maître devait recueillir de biens dont il savait parfaitement, par la vertu de l'intelligence, qu'il n'était pas lui-même la source. Il est donc bien évident que l'excellence, sans l'intelligence, est inutile, et que l'intelligence, sans la vertu, nous mène à notre perte. Mais pour l'homme qui est en possession de la vertu, l'intelligence ne saurait être funeste ni l'excellence inutile, il s'écrie et loue Dieu ingénument en ces termes: « Non, Seigneur, ce n'est pas à nous qu'est due la gloire, donnez-la uniquement à votre nom (Psalm. CXIII, 9). » Ce qui revient à dire: Seigneur, nous ne nous attribuons ni l'intelligence ni l'excellence, nous rapportons tout à votre nom, parce que c'est de lui que nous tenons tout.

6. Mais nous nous sommes un peu trop éloignés de notre dessein, en voulant prouver que ceux-mêmes qui ne connaissent pas le Christ sont assez avertis par la loi naturelle, à l'occasion des biens du corps et de ceux de l'âme, d'aimer, eux aussi, Dieu, à cause de Dieu lui-même. En effet, pour résumer en quelques mots ce que nous avons dit plus haut, quel est l'infidèle qui ne sait pas qu'il n'a reçu que de Celui qui fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchants, et tomber la pluie sur les saints et sur les impies, tous les biens nécessaires à la vie, dont j'ai déjà parlé, tels que les aliments, la lumière et l'air ? Quel homme, si impie qu'il soit, attribuera l'excellence particulière à l'espèce humaine, qu'il voit briller dans son âme, à un autre qu'à celui qui a dit dans la Genèse: « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance (Genes., I, 26) ? » Qui est-ce qui verra l'auteur de l'intelligence dans un autre que celui qui enseigne tout aux hommes? Et de quelle main pensera-il recevoir ou avoir reçu le don de vertu, si ce n'est de celle du Dieu des vertus? Le Seigneur mérite donc d'être aimé, pour lui-même, par l'infidèle qui du moins le connaît, quand même il ne connaîtrait pas le Christ; aussi celui qui n'aime pas le Seigneur Dieu, de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces, est-il sans excuse; car la justice innée dans son tueur, aussi bien que sa raison, lui crie au fond de l'âme qu'il doit aimer de tout son coeur celui de qui il tient tout ce qu'il est. Mais il est bien difficile, disons mieux, il est impossible que l'homme, par ses propres forces ou par les forces du libre arbitre, rapporte entièrement à Dieu tout ce qu'il en a reçu, ne se le rapporte pas plutôt à lui-même et ne le retienne point, comme lui appartenant en propre, ainsi qu'il est écrit quelque part : « Ils recherchent tous leurs propres intérêts (Philipp., II, 21). » Et ailleurs: « L'esprit et les pensées de l'homme sont portés au mal (Genes., VIII, 21). »

 

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CHAPITRE III. Motifs que les chrétiens ont de plus que les infidèles pour aimer Dieu.

 

7. Les fidèles, au contraire, savent combien ils ont besoin de Jésus crucifié, mais tout en admirant et en recevant l'amour qu'il a pour d nous, lequel surpasse toute connaissance, ils n'éprouvent aucune confusion à ne donner rien de plus qu'eux-mêmes, quelque peu que ce soit, en retour d'une charité et d'une condescendance si grandes; mais il a leur est d'autant plus facile d'aimer plus qu'ils se sentent eux-mêmes aimés davantage; car celui à qui on donne moins d'amour en ressent aussi beaucoup moins lui-même. Les Juifs non plus que les païens, ne se sentent pas excités par les mêmes aiguillons de l'amour qui pressent l'Eglise et lui font dire : « J'ai été blessée par l'amour (Eccli., XXVII,22).» Ou bien encore: « Soutenez-moi avec des fleurs, fortifiez-moi avec des fruits, car je languis d'amour (Cant., II, 5).» Elle voit Salomon portant sur sa tête le diadème dont sa mère l'a couronné ; elle voit le Fils unique du Père chargé de sa croix, le Dieu de toute majesté meurtri de coups et couvert de crachats, l'auteur de la vie et de la gloire attaché par des clous, percé d'une lance, rassasié d'opprobres, donnant pour ses amis son âme bien-aimée. En voyant tout cela, elle sent le glaive de l'amour pénétrer plus avant dans son coeur, et elle s'écrie: « Soutenez-moi avec des fleurs, ranimez mes forces avec. des fruits, car je languis d'amour. » Les grenades que l'épouse, introduite dans le jardin de son bien-aimé, se plait à cueillir sur l'arbre de vie, ont le goût du pain du ciel et la couleur du sang du Christ. Puis elle voit la mort frappée à mort et celui qui l'a faite, grossir le cortège de son vainqueur . elle voit encore ce dernier remonter triomphant, des enfers sur la terre et de la terre dans les cieux, suivi d'une grande multitude de captifs, en sorte qu'au seul nom de Jésus, tout genou fléchit dans les cieux, sur la terre et dans les enfers (Philipp., II, 10). La terre, sous l'antique malédiction, ne produisait que des ronces et des épines; rajeunie maintenant par une bénédiction nouvelle, elle se couvre de fleurs. Alors l'épouse, se rappelant ce verset: « Ma chair a repris de la vigueur, je le louerai de toute l'étendue de ma volonté (Psalm. XXVII, 7), » ranime ses forces avec les fruits de la passion qu'elle a cueillis sur l'arbre de la croix, et avec les fleurs de la résurrection dont le parfum délicieux invite son bien-aimé à redoubler ses visites.

8. Enfin elle s'écrie . « Que vous êtes beau, mon Bien-aimé, que vous avez de grâce ! notre petit lit est couvert de fleurs (Cant., I, 15). » En parlant de ce lit, elle fait assez comprendre ce qu'elle désire, et, en ajoutant qu'il est couvert de fleurs, elle indique sur quoi elle fonde ses espérances; ce n'est pas sur les avantages de sa personne, mais sur l'attrait que les fleurs, cueillies dans un champ béni de Dieu, ont pour son bien-aimé, car elles en ont un grand pour le Christ qui voulut être conçu et nourri à Nazareth. Cet époux céleste, attiré par les parfums qu'elles répandent, se plait à venir dans la chambre du coeur, quand if la trouve remplie de fruits et embaumée par les fleurs. Aussi vient-il avec empressement et se plaît-il à demeurer dans l'âme qu'il voit dans la méditation, soigneusement appliquée à recueillir les fruits de sa passion et à cultiver les fleurs de sa résurrection. Or ces fruits de la récolte dernière, c'est-à-dire de tous les siècles qui se sont écoulés sous l'empire de la mort et du péché, et qui ont mûri dans la plénitude des temps, ce sont les souvenirs de sa passion. Mais c'est dans l'éclat de sa résurrection qu'il faut voir les fleurs nouvelles des temps nouveaux que la grâce fait refleurir pour un second été; à la fin des temps, à la résurrection générale, elles donneront des fruits sans nombre : « Car l'hiver est déjà passé, dit l'épouse, les pluies ont cessé, les nuages se sont entièrement dissipés et les fleurs se montrent dans nos contrées (Cant., II, 11,12). » Elle veut dire, en s'exprimant ainsi, que l'été a paru avec Celui qui fit fondre les glaces de la mort pour renaître à la température printanière d'une nouvelle vie, en disant : « Voici que je vais faire toutes choses nouvelles (Apoc., XXI, 5). » Son corps, semé dans la mort, a refleuri dans la résurrection, et, à l’odeur qu'il répand, on vit bientôt, dans nos vallons et dans nos plaines, ce qui était aride, mort ou glacé, se couvrir de verdure, renaître à la vie et reprendre de la chaleur.

9. La fraîcheur de ces fleurs, la nouveauté de ces fruits et la beauté de ce champ, d'où s'exhalent les plus doux parfums, charment aussi le Père dont le Fils a fait toutes choses nouvelles, et lui inspirent cette exclamation : « L'odeur qui sort de mon fils est semblable à celle d'un champ plein de fleurs, que le Seigneur a comblé de ses bénédictions (Gens. XXV, 27). » Oui, plein de fleurs, car c'est de sa plénitude que nous avons tous reçu ce que nous avons. Mais l'Épouse, quand il lui plait, vient y cueillir familièrement des fleurs et des fruits pour en orner la demeure intime de sa conscience, afin qu'à l'arrivée de l'Epoux, le petit lit de son coeur répande les plus suaves odeurs. De même, si nous voulons que le Christ fasse souvent en nous sa demeure, i1 faut que nos coeurs soient remplis du fidèle souvenir de la miséricorde et de la puissance dont il nous a donné des preuves dans sa mort et dans sa résurrection. C'est la pensée de David, quand il dit: « J'ai entendu ces deux choses; la souveraine puissance appartient essentiellement à Dieu, et vous êtes, Seigneur rempli de miséricorde (Psalm., LXI, 12, 13). » Le Christ l'a surabondamment prouvé, car, après être mort pour expier nos péchés, il ressuscite pour nous justifier, monte au ciel pour nous protéger, et nous envoie le Saint-Esprit pour nous consoler; et, plus tard. il reviendra pour consommer notre salut. Or je vois dans sa mort la preuve de sa miséricorde, dans sa résurrection celle de sa puissance, et dans le reste je les retrouve toutes les deux réunies.

10. Si l'Épouse demande qu'on la soutienne par des fleurs aromatiques et qu'on la fortifie avec des fruits odoriférants, je pense que c'est parce qu'elle sent que l'amour peut perdre de sa chaleur et de sa force; mais elle n'a recours à ces excitants que jusqu'à ce qu'elle soit introduite dans la chambre de son bien-aimé, se sente couverte de ses baisers longtemps désirés et puisse s'écrier : « Il a placé sa main gauche sous ma tête, et, de sa droite, il me tient embrassée (Cant., II. 6). » Mais alors, elle sentira et verra par elle-même  combien ces preuves d'amour que l'Epoux lui donnait de la main gauche, pour ainsi dire, car il les lui prodiguait aux jours de son premier avènement, le cèdent en douceur aux embrassements de sa droite et leur sont inférieurs, et elle comprendra ces paroles. La chair ne sert de rien, c'est l'esprit. qui vivifie (Joan., VI, 64),» et elle pénétrera le sens de ces mots : « Mon esprit est plus doux que le miel et mon héritage plus agréable que le miel dans ses rayons (Eccli., XXIV, 27). » S'il est dit ensuite : «La mémoire de mon nom passera de siècle en siècle (Ibidem, 28); » c'est pour montrer que les élus qui ne sont pas encore rassasiés par la présence de l'Epoux, ont du moins son souvenir, pour se consoler, tant que durera le siècle présent, pendant lequel les générations passent et se succèdent. S'il est écrit: « Ils attesteront avec force votre inépuisable douceur (Psalm. CXLIV, 7), » cela doit certainement s'entendre de ceux dont le Psalmiste avait dit précédemment : «Toutes les générations publieront vos louanges (Ibidem, 4). » Ainsi ceux qui vivent sur la terre n'ont pour eux que le souvenir de l'Epoux, et ceux qui règnent dans les cieux jouissent de, sa présence; celle-ci fait la gloire des élus qui déjà sont arrivés au port du salut, l'autre est la consolation de ceux qui ne sont point encore au terme du voyage.

 

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CHAPITRE IV. Quels sont ceux qui trouvent de la consolation dans le souvenir de Dieu, et sont le plus propres à ressentir de l'amour pour lui.

 

11. Mais il est intéressant de voir quels sont ceux qui trouvent de- la consolation dans le souvenir de Dieu. Ce ne sont pas les hommes corrompus qui irritent Dieu sans cesse et à qui il est dit : « Malheur à vous, riches, qui avez votre consolation (Luc., VI, 24), » mais ceux  qui peuvent s'écrier avec vérité : Mon âme a refusé toute consolation (Psalm. LXXVI, 3); » nous les croirons volontiers, s'ils ajoutent avec le Psalmiste « Mais je me suis souvenu de Dieu et j'ai trouvé ma joie dans ce souvenir (Psalm. LXXVI, 4). » Il est juste, en effet, que ceux qui ne jouissent pas encore de la présence du bien-aimé, jettent les yeux sur l'avenir, et que ceux qui dédaignent de puiser quelques consolations au torrent des choses qui passent, en goûtent d'abondantes dans le souvenir de celles qui demeurent éternellement. Tels sont ceux qui recherchent le Seigneur et la face du Dieu de Jacob, au lieu de leurs propres intérêts. Pour ceux qui soupirent après Dieu et qui appellent sa présence de tous leurs voeux, son souvenir est doux; mais bien loin d'apaiser lent faim, il l'accroît pour l'aliment qui doit les rassasier. C'est ce que prédit cet aliment lui-même quand il dit, en parlant de lui : « Ceux qui me mangent auront encore faim (Eccli., XXIV, 29). » C'est également ce que dit celui qui s'en nourrit : « Je me rassasierai quand vous m'aurez montré votre gloire (Psalm. XVI, 15). » Heureux toutefois, dès maintenant, ceux qui ont faim et soif de la justice, puisqu'il n'y a qu'eux qui seront rassasiés. Et malheur à toi, race méchante et perverse, malheur à toi, peuple sot et insensé, qui ne te complais point dans son souvenir et qui redoutes sa présence! Tu as bien raison de craindre, puisque tu ne veux point échapper maintenant aux filets des chasseurs, car « ceux qui aspirent à devenir riches en cette vie, tombent dans les piéges du démon (I Tim., VI, 9); » tu ne pourras un jour te soustraire à cette parole bien dure, oui, bien dure et bien cruelle : « Allez, maudits, au feu éternel (Matth., XXV, 41). » Combien plus tendre et plus douce est celle que nous entendons répéter tous les jours dans l'Eglise, en souvenir de la passion : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang vivra éternellement (Joan., VI, 55) ! » Ce qui revient à dire : Celui qui honoré ma mort, et, à mon exemple, mortifie sa chair sur la terre, aura la vie éternelle; ou bien, si vous partagez mes souffrances, vous partagera aussi mon royaume. Et pourtant aujourd'hui encore, beaucoup, à ces mots, se retirent et s'éloignent en disant, sinon de la bouche du moins par leur conduite : « Ce discours est bien dur; qui est-ce qui peut l’écouter (Ibidem, 61) ? » Ainsi les hommes qui, au lieu de conserver leur coeur droit et pur et de demeurer fidèles à Dieu, ont mieux aimé placer leurs espérances dans des richesses incertaines, ne peuvent entendre maintenant parler de la croix; le simple souvenir de la passion leur semble d'un poids écrasant; combien plus accablantes seront pour eux ces paroles du juge : « Allez, maudits, au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges (Matth., XXV, 41) ? » Elles écraseront, comme un rocher pourrait le faire, celui sur qui elles tomberont. Mais les saints seront bénis; avec l'Apôtre, ils n'ont pas d'autre ambition « que d'être agréables à Dieu, tant qu'ils sont loin de lui, et de lui plaire encore, quand ils seront en sa présence (II Corinth., V, 9). » Aussi entendront-ils ces paroles : « Venez, les bien-aimés de mon Père, etc. » C’est alors que ceux qui n'ont pas maintenu leur coeur dans la droite voie, sentiront, mais trop tard, combien doux et légers sont le joug et le fardeau du Christ, auxquels ils ont orgueilleusement soustrait leur coeur endurci, comme s'il se fût agi d'un joug accablant et d'un pesant fardeau. Vous ne pouvez pas, ô malheureux esclaves de l'argent, vous glorifier dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ et mettre en même temps vos espérances dans les trésors, soupirer après la fortune et goûter combien le Seigneur est doux; aussi trouverez-vous certainement bien redoutable, quand vous le verrez, Celui dont le souvenir ne vous a pas semblé plein de douceur.

12. Quant à l'âme fidèle, elle soupire de toutes ses forces après la vue dé Dieu, et se repose doucement dans son souvenir; elle se glorifie des ignominies de la croix, tant qu'il ne lui est pas donné de contempler le Seigneur face à face. Voilà certainement le repos et le sommeil que l'Épouse, la colombe du Christ, goûte, en attendant, au milieu des biens qui lui sont échus en héritage; elle a, dès à présent, par le souvenir de votre ineffable douceur, ô Seigneur Jésus, les ailes blanches et argentées de la pureté et de l'innocence, et de plus, elle espère être enivrée de bonheur quand elle verra votre face répandre l'éclat de l'or sur les plumes de son cou et votre sagesse l'inonder de lumière dans la gloire et dans la félicité des saints. Elle a donc bien raison de se glorifier dès maintenant et de dire: « Son bras gauche sera sous ma tête et il m'entourera de son bras droit (Cant., II, 5). » Le bras gauche de l'Epoux est le souvenir de cet amour dont aucun autre n'égale la grandeur et qui l'a poussé à donner sa vie pour ses amis; son bras droit est la vision béatifique qu'il a promise aux siens et la joie dont ils seront enivrés, quand ils jouiront de sa divine présence. Ce n'est pas sans cause que cette vision divine et déifique, cette inestimable félicité de la vue de Dieu est représentée par la main droite, car c'est de cette main qu'il est dit d'une manière ineffable: « Votre droite renferme d'éternelles délices (Psalm.        XV, 10), » C'est par un semblable motif que la main gauche est comme le siège de cette admirable charité dont il a été parlé plus haut et dont on ne saurait trop se souvenir ; car c'est sur cette main que l'Épouse appuie sa tête et se repose en attendant que l'iniquité passe.

13. Non, ce n'est pas sans raison que l'Epoux place son bras gauche sous la tête de l'Épouse, afin qu'elle s'y laisse aller et qu'elle y repose ce qu'on peut appeler sa tête, c'est-à-dire l'attention de son âme, de peur quelle ne faiblisse et qu'elle ne s'incline vers les désirs charnels du siècle ; car l'enveloppe terrestre et corruptible du corps pèse lourdement sur l'âme et la fait descendre des pensées, auxquelles elle ne peut manquer de s'élever, en considérant une miséricorde à laquelle nous avions si peu de droits, un amour si gratuit et si bien prouvé, un honneur si inespéré, une mansuétude et une douceur si persévérantes et si admirables. Comment la méditation attentive de toutes ces choses, n'élèverait-elle pas jusqu'à elles l'esprit qui s'en nourrit, et ne le détacherait-elle pas de toute affection mauvaise ? Quelle impression profonde ne fera-t-elle pas sur lui, et comment pourrait-elle ne pas lui inspirer du mépris pour ce dont on ne peut jouir qu'en renonçant à toutes ces grandes choses? C'est à la bonne odeur qu'elles répandent comme autant de parfums délicieux que l'Épouse hâte gaiement le pas et se sent consumée d'amour; quand elle se voit tant aimée, il lui semble qu'elle aime trop peu, lors même qu'elle serait elle-même tout amour, et elle a raison de le croire; de quel retour en effet, un grain de poussière pourra-t-il payer un amour si grand et venu de si haut, quand même il se consumerait tout entier d'amour et de reconnaissance ? La majesté divine ne l'a-t-elle pas prévenu, ne s'est-elle pas montrée tout entière occupée à le sauver? Car « Dieu a aimé le monde au point de lui donner son Fils unique (Joan., III, 16).» Or c'est évidemment de Dieu le Père. qu'il est question ici, et, lorsqu'il est dit: « Il a livré son âme à la mort (Isa., LIII, 12), » c'est du Fils qu'il s'agit; quant au Saint-Esprit nous lisons: « Le Paraclet que mon Père vous enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous remettra en mémoire tout ce que je vous ai dit (Joan., XIV, 26). » Dieu nous aime donc et nous aime de tout son être; car la Trinité nous aime tout entière, s'il est permis de s'exprimer ainsi, en parlant de l'Etre infini et incompréhensible dans lequel il n'y a pas de parties.

 

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CHAPITRE V. Obligation d'aimer Dieu, particulièrement pour les chrétiens.

 

14. Quand on pense à tout cela, on comprend facilement pourquoi on doit aimer Dieu et quels droits il a à notre amour. S'agit-il de l'infidèle ? comme il ne connaît pas Dieu le Fils, il est dans la même ignorance sur le Père et sur le Saint-Esprit; et de même qu'il ne rend pas gloire au Fils, il ne saurait glorifier le Père qui l'a envoyé ni le Saint-Esprit qui est un don du Fils; il tonnait Dieu moins que nous, il n'est donc pas étonnant qu'il l'aime moins; toutefois il n'ignore pas qu'il se doit tout entier à celui dont il sait qu'il a reçu l'existence. Mais que sera-ce pour moi ? car je ne puis l'ignorer, non-seulement Dieu m'a donné l'être sans que je l'eusse mérité; non-seulement il pourvoit avec largesse à mes besoins, il me console avec bonté et me gouverne avec sollicitude, mais encore il est l'auteur de ma rédemption et de mon salut éternel; il est pour moi un trésor et la source de la gloire. Nous lisons en effet; « On trouve en lui une miséricorde abondante (Psalm. CXXIX, 7), » et . « Il est entré une fois dans le Saint des saints, Après avoir acquis par l'effusion de son sang une rédemption éternelle (Hebr., IX,

12), » — « Il nous garde, comme il est écrit ; il n'abandonnera pas, mais il conservera éternellement ses saints (Psalm. XXXVI, 18). » Il nous enrichit; il est dit, en effet: « On versera dans votre sein une bonne mesure, bien pressée, bien entassée, qui se répandra par-dessus les bords (Luc., VII, 38). » Et ailleurs encore: « L'oeil n'a pas vu, l'oreille n'a point entendu, le coeur de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment (I Corinth., II, 9). » Il nous comble de gloire; car, suivant l'Apôtre : « Nous attendons le Sauveur, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui transformera notre corps, maintenant vil et abject, et le rendra pareil au sien qui est plein d'éclat (Philipp., III, 21), » et encore: «Les souffrances de la vie présente sont hors de proportion avec la gloire qui éclatera un jour en nous (Rom., VIII, 18). » Et ce moment si court, si fugitif des afflictions de la vie actuelle produit en nous; si au lieu d'arrêter nos regards sur les choses visibles nous les reportons sur celles qui sont invisibles, le poids d'une éternité de gloire incomparable (II Corinth., IV, 17). »

15. Que rendrai-je donc au Seigneur pour tout cela? La raison et la justice naturelle me font une obligation pressante de me donner tout entier à celui de qui j'ai reçu tout ce que je suis, et de consacrer tout mon être à l'aimer. La foi me dit aussi d'avoir pour lui un amour d'autant plus grand que je comprends mieux combien je dois l'estimer plus que moi-même, car si je tiens de sa munificence tout ce que je suis, je lui dois aussi le don de lui-même. Enfin le jour de la foi chrétienne n'avait pas lui encore, un Dieu ne s'était pas encore montré revêtu de notre chair, il n'était ni mort sur la croix, ni descendu dans le sépulcre, ni remonté vers son Père; il n'avait, dis-je, pas encore fait éclater toute l'étendue de son amour pour nous, de cet amour dont je me suis complu à vous parler plus haut, que déjà l'homme avait reçu l'ordre d'aimer le Seigneur son Dieu, de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces, c'est-à-dire de tout son être, de tout l'amour dont il est capable, en tant qu'il est une créature douée de force et d'intelligence. Ce n'était certes pas une injustice, de la part de Dieu, de réclamer son oeuvre et ses dons. Pourquoi en effet l'ouvrage n'aimerait-il pas celui qui l'a fait, s'il en a reçu le pouvoir d'aimer, et,  pourquoi ne l'aimerait-il pas de toutes ses forces s'il n'a reçu que de lui toutes celles qu'il a? Ajoutez à cela qu'il a été tiré du néant sans aucun mérite antérieur, pour être ensuite élevé en dignité; l'obligation d'aimer Dieu vous en paraîtra d'autant plus évidente et ses droits à notre amour d'autant plus fondés. D'ailleurs, n'a-t-il pas mis le comble à ses bienfaits et à ses miséricordes, lorsqu'il nous a sauvés, quand nous étions tombés au rang des animaux (Psalm. XLVIII, 13)? En effet, par le péché nous étions déchus du rang honorable qui était le nôtre, pour devenir semblables au boeuf qui broute dans les champs, et aux animaux privés de la raison. Si donc je me dois tout entier à mon Créateur, que ne dois-je pas de plus à mon Réparateur, et à un tel réparateur? Il lui fut beaucoup moins facile de me réparer que de me créer; car, pour donner l'être non-seulement à moi, mais encore à tout ce qui existe, l'Ecriture rapporte «qu'il n'eut qu'à parler et tout fut fait (Psalm. CXLVIII, 5). » Mais pour réparer l'être qu'il m'avait, d'un seul mot, donné si complet, que de paroles il a dû prononcer, que de merveilles il a dû opérer, que de traitements cruels, ce n'est pas assez dire, que de traitements indignes il lui a fallu souffrir! «Que rendrai-je donc au Seigneur, en reconnaissance de tout ce qu'il a fait pour moi (Psalm. CXV,12)? » Quand il m'a créé, il m'a donné à moi-même; mais il m'a rendu à moi-même quand il s'est donné à moi; donné d'abord, rendu ensuite, je me dois donc pour moi et je me dois deux fois. Mais que rendrai-je à Dieu pour lui? Car si je pouvais me donner mille fois, que serait-ce en comparaison de Dieu?

 

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CHAPITRE VI. Récapitulation sommaire des chapitres précédents.

 

16. Reconnaissez donc d'abord dans quelle mesure Dieu mérite d'être aimé, ou plutôt, comprenez qu'il doit l'être sans mesure. En effet, pour me résumer en peu de mots, il nous a aimés le premier, lui si grand, nous si petits; il nous aimés avec excès, tels que nous sommes, et avant tout mérite de notre part; voilà pourquoi j'ai dit, en commençant, que la mesure de notre amour pour Dieu est d'excéder toute mesure; d'ailleurs, puisque l'objet de notre amour est immense, infini (car Dieu est tel), quels doivent être, je le demande, le terme et la mesure de notre amour pour lui? De plus, notre amour n'est pas gratuit; c'est le payement d'une dette que nous avons contractée. Enfin, quand c'est l'Être immense et éternel, l'amour même par excellence, quand c'est un Dieu dont la grandeur est sans bornes, la sagesse incommensurable, la paix au-dessus de tout sentiment et de toute pensée ; quand, dis-je, c'est un tel Dieu qui nous aime, garderons-nous à son égard quelque mesure dans notre amour? Je vous aimerai donc, Seigneur, vous qui êtes ma force et mon appui, mon refuge et mon salut, vous qui êtes pour moi tout ce qui peut se dire de plus désirable et de plus aimable. Mon Dieu et mon soutien, je vous aimerai de toutes mes forces non pas autant que vous le méritez, mais certainement autant que je le pourrai, si je ne le puis autant que je le dois, car il m'est impossible de vous aimer plus que de toutes mes forces. Je ne vous aimerai davantage qu'après que vous m'aurez fait la grâce de le pouvoir, et ce ne sera pas encore vous aimer comme vous le méritez. Vos yeux voient toute mon insuffisance, mais je sais que vous inscrivez, dans votre livre de vie,tous ceux qui font ce qu'ils peuvent, lors même qu'ils ne peuvent tout ce qu'ils doivent. J'en ai dit assez, si je ne me trompe, pour montrer comment Dieu doit être aimé, et par quels bienfaits il a mérité notre amour. Je dis par quels bienfaits, car pour leur excellence, qui pourrait la comprendre, qui pourrait l'exprimer, qui pourrait la sentir?

 

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CHAPITRE VII. Avantages et récompense de l'amour de Dieu. Les choses de la terre ne peuvent satisfaire le coeur de l'homme.

 

17. Voyons maintenant quel avantage il y a pour nous dans l'amour de Dieu. Oui, voyons, mais que rapport y a-t-il entre ce que nous verrons et ce qui est? Pourtant, il ne faut pas le passer sous silence, bien que notre regard ne puisse embrasser toute la vérité. Nous nous sommes demandé plus haut pour quel motif et dans quel mesure il faut aimer ré Dieu, et nous avons dit que cette question, pour quels motifs faut-il l'aimer, se présente sous deux points de vue, car on peut l'entendre de cette manière, quels droits Dieu a-t-il à notre amour; ou de cette autre, quel avantage trouvons-nous à l'aimer? Nous avons parlé, du mieux que nous avons pu, sinon d'une manière digne de Dieu, des droits qu'il possède à notre amour: nous ferons de même pour les avantages que nous trouvons dans cet amour; car si nous devons aimer Dieu, sans nous préoccuper de la récompense, nous n'en sommes pourtant pas moins récompensés pour l'avoir aimé. La vraie charité ne peut demeurer sans salaire, et pourtant elle n'est point mercenaire, car elle ne recherche pas son intérêt (I Corinth., XIII, 5) ; l'amour est un mouvement de l'âme et non pas un contrat; il ne s'acquiert point en vertu d'une convention, et n'acquiert rien non plus par cette voie; il est tout spontané dans ses mouvements et il nous rend semblables à lui : enfin le véritable amour trouve sa satisfaction en lui-même. Sa récompense est dans l'objet aimé; car, quel que soit l'objet qu'on paraisse aimer, si on l'aime en vue d'un autre, c'est véritablement cet autre qu'on aime et non pas celui dont le coeur se sert pour l'atteindre. C'est ainsi que saint Paul ne prêche pas l'Évangile, pour se procurer de quoi manger, mais il mange afin de pouvoir prêcher l'Évangile; car ce qu'il aime, ce n'est pas la nourriture qu'il prend, mais l'Évangile qu'il annonce (I Corinth., IX, 18). Le véritable amour ne recherche point de récompense, mais il en mérite une; il est bien certain qu'on ne propose point à celui qui aime de le récompenser de son amour, mais il mérite d'être récompensé et il le sera s'il continue d'aimer. Enfin, dans un ordre de choses moins élevé, on excite à les faire, par les promesses de récompenses, non pas ceux qui s'y portent d'eux-mêmes, mais seulement ceux qui ne s'y prêtent qu'avec peine. A qui la pensée est-elle jamais venue d'offrir à quelqu'un une récompense pour lui faire faire ce qu'il brûle de faire? Assurément, on ne donne pas de l'argent à un homme mourant de faim et de soif, pour l'engager à manger ou à boire, non plus qu'à une véritable mère, pour lui faire allaiter le fruit de ses entrailles, et on n'emploie ni prières ni promesses, pour engager quelqu'un à entourer sa vigne d'une haie, à remuer la terre au pied de ses arbres ou à relever le pignon de sa maison. A bien plus forte raison, celui qui aime Dieu n'a-t-il pas besoin d'y être excité par l'appas d'une récompense qui n'est pas Dieu lui-même ; autrement, ce ne serait pas Dieu qu'il aimerait, ce serait la récompense.

18. Il est dans la nature de tout être raisonnable de désirer, chacun selon sa pente et sa manière de voir, ce qui lui semble mieux que ce qu'il possède, et de n'être jamais satisfait d'une chose qui manque précisément de ce qu'il voudrait trouver en elle. Citons des exemples: Si un homme qui possède une belle femme, en voit une plus belle, son coeur la désire, son regard la convoite ; s'il a un habit précieux il en désire un plus somptueux encore; et quelques richesses qu'il ait, il porte en vie à ceux qui sont plus riches que. lui. Ne voit-on pas tous les jours des hommes riches en terres et en propriétés acheter de nouveaux champs, et, dans leurs convoitises sans fin reculer continuellement les bornes de leurs domaines? Ceux qui habitent dans des demeures royales, dans de vastes palais, ne cessent d'ajouter tous les jours de nouveaux édifices aux anciens ; poussés par une curiosité inquiète, ils ne font qu'édifier et détruire, changer les ronds en carrés. Si nous passons aux hommes qui sont comblés d'honneurs, ne les voyons-nous pas constamment aspirer de toutes leurs forces et avec une ambition de plus en plus difficile à satisfaire, à s'élever plus encore ? Il n'y a pas de fin à tout cela, parce que dans toutes ces choses, on ne saurait trouver un point qui fût proprement le plus élevé et le meilleur. Mais faut-il s'étonner que ceux qui ne peuvent s'arrêter tant qu'ils ne possèdent pas ce qu'il y a de plus grand et de plus parfait, ne soient jamais satisfaits de ce qui est moins bon et moins élevé ? mais ce que je trouve insensé au delà de toute expression, c'est qu'on désire toujours des choses qui ne sauraient jamais, je ne dis pas satisfaire, mais simplement endormir nos convoitises. Quoi qu'on possède, on n'en désire pas moins ce qu'on n'a pas encore, et c'est toujours après ce qui nous manque que nous soupirons davantage. Aussi qu'arrive-t-il de là? C'est que notre coeur, en cédant aux charmes variés et trompeurs du siècle, se fatigue inutilement dans sa course et n'arrive point à se rassasier; il est toujours affamé et ne compte pour rien ce qu'il a consommé en comparaison de ce qui lui reste encore à manger; il est bien plus tourmenté par le désir de ce qui lui manque que satisfait de ce qu'il possède. On ne peut tout avoir, et le peu qu'on a, on ne l'acquiert qu'au prix du travail, on n'en jouit qu'avec crainte, et l'on a la douloureuse certitude de le perdre un jour, bien qu'on ignore quel sera ce jour. Voilà donc la voie que suit une volonté pervertie qui tend vers le souverain bien; c'est en suivant cette direction, qu'elle se hâte d'atteindre ce qui doit la satisfaire; ou plutôt, c'est dans ces détours que la vanité se joue d'elle-même et que l'iniquité se trompe. Si on veut ainsi atteindre au but qu'on se propose et acquérir enfin ce dont la possession met le comble à tous les voeux, pourquoi chercher de tant d'autres côtés? C'est s'écarter du droit chemin, et la mort arrivera bien avant qu'on ait atteint le but désiré.

19. C'est dans tous ces détours que s'égarent les impies qui cherchent, par un mouvement naturel, à satisfaire leur appétit et négligent, comme des insensés, les moyens d'arriver à leurs fins; je veux dire, à être consommés et non pas consumés. Or, ils se consument en de vains efforts et n'arrivent pas à un bonheur consommé; car, ils sont plus épris des créatures que du Créateur, et, ils s'adressent à elles toutes et les essayent les unes après les autres, avant de songer à essayer du Seigneur qui les a toutes faites. C'est là qu'ils en viendraient bien certainement, s'ils pouvaient un jour arriver au terme de leurs voeux, c'est-à-dire à posséder l'univers entier, moins celui qui en est l'auteur, et cela se ferait en vertu même de la loi de leurs convoitises, qui leur fait oublier ce qu'ils ont, pour aspirer après ce qui leur manque; maîtres de tout ce qui est dans le ciel et sur la terre, ils ne tarderaient pas à trouver cela insuffisant et ils rechercheraient enfin celui qui leur manque encore pour qu'ils aient tout, c'est-à-dire Dieu lui-même. Arrivés là, ils goûteraient enfin le repos; car, si on ne peut le trouver en deçà de ce terme, on ne saurait non plus éprouver le besoin d'aller au delà; quiconque s'y trouverait ne pourrait donc manquer de s'écrier: « Mon bonheur c'est d'être attaché à Dieu (Psalm. LXXII, 28) : » ou bien, « Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel, et que désirai-je sur la terre, hors de vous, ô mon Dieu (ibid., 25) ? » et encore: « Seigneur, vous êtes le Dieu de mon coeur, et mon partage pour l'éternité (ibid., 26). » Voilà donc, ainsi que je l'ai dit plus haut, comment on arriverait au souverain bien, si on pouvait d'abord goûter de tous les biens qui se trouvent moindres que lui.

20. Mais il est absolument impossible de procéder de cette manière, la vie est trop courte pour cela, les forces nous manquent et le nombre de ceux qui partagent notre sort est trop considérable. Aussi, quiconque veut essayer de toutes les créatures, prend-il une peine inutile, car dans la longue voie où il s'engage, il ne saurait arriver au terme et goûter à tout ce qui peut exciter ses convoitises. Pourquoi ne pas faire tous ces essais en esprit, plutôt qu'en réalité ? ce serait plus facile et plus avantageux; l'esprit a reçu une activité et une perspicacité plus grandes que le coeur, précisément afin de pouvoir le devancer en tout, et pour que le cœur n'ait pas l'imprudence de s'attacher à ce que l'esprit qui va plus vite que lui n'a pas commencé par trouver utile. C'est pour cela, selon moi, qu'il est écrit: « Eprouvez tout et ne retenez que ce qui est bon (I Thess., V, 21), » afin que le premier prépare le terrain à l'autre, et que le coeur ne s'attache qu'en conséquence du jugement que l'esprit aura porté. On ne peut autrement s'élever jusqu'au sommet de la montagne du Seigneur (Psalm. XXIII, 3) et se reposer dans son sanctuaire, car c'est en vain qu'on possède une âme, c'est-à-dire une âme raisonnable, puisqu'à l'exemple des bêtes on l'abandonne à l'impulsion venue des sens, pendant que la raison se tait et n'oppose aucune résistance. Ceux dont la raison n'éclaire point la marche, n'en courent pas moins, mais ils sont hors de la voie, et, en dépit du conseil de l'Apôtre, ils ne courent pas de manière à remporter le prix (I Corinth., IX, 24) ; en effet, quand pourraient-ils l'obtenir, s'ils n'en veulent qu'après avoir obtenu tout le reste ? C'est prendre une voie bien détournée et s'engager dans un circuit sans fin que de vouloir essayer de tout en commençant par le commencement.

21. Ce n'est pas ainsi que procède le juste. Frappé du blâme adressé à la multitude de ceux qui se sont engagés dans ces détours, car le chemin qui conduit à la mort est large et fréquenté par la foule, il préfère la voie royale qui ne s'écarte ni à gauche ni à droite, selon ces paroles du Prophète ; « le sentier du juste est droit, et le chemin qu'il suit est sans détours (Isa., XXVI, 7).» Il prend en effet la voie la plus courte, pour éviter sagement les longs et inutiles détours, et il goûte un mot aussi simple que simplifiant, ne point désirer ce qu'on voit, vendre ce qu'on a et le donner aux pauvres car bienheureux sont certainement les pauvres, puisque le royaume, des cieux est à eux (Matth., V, 3); il sait bien que tous ceux qui courent dans le stade n'arrivent pas au même rang (I Corinth., IX, 24). Enfin le Seigneur connaît et approuve la voie que suit le juste (Psalm. I, 6), il tonnait aussi celle du pécheur qui ne peut que périr; l'un est plus heureux dans sa médiocrité que l'autre au milieu de ses immenses richesses (Psalm. XXXVI, 16), car, le Sage l'a dit et l'insensé l'a éprouvé « ceux qui aiment l'argent n'en ont jamais assez (Eccle., V, 9), ceux-là seuls qui ont faim et soif de la justice sont certains d'être rassasiés un jour (Matth., V, 6); » un esprit raisonnable fait de la justice son aliment vital et naturel, quant à l'argent, l'âme ne s'en nourrit pas plus que le corps de l'air du temps. Si on voyait un homme, que la faim dévore, humer l'air à pleine bouche, en aspirer les bouffées à longs traits, pour se rassasier, on le regarderait comme un fou; ainsi en est-il de ceux qui pensent rassasier l'âme, quand ils ne font que la gonfler par toutes les choses corporelles qu'ils lui donnent en effet, qu'importent ces choses-là pour un esprit? Il ne s'en nourrit pas plus que le corps des choses spirituelles. O mon âme, bénis le Seigneur qui te comble de biens et remplit tous tes voeux (Psalm. CII, 1); il te prodigue ses biens, et, en même temps, il t'excite au bien, il te fixe dans le bien. Il te prévient, il te soutient, il te comble; il allume les désirs en toi, et l'objet, pour lequel il les enflamme, c'est lui-même.

22. Je l'ai dit, le motif de l'amour de Dieu c'est Dieu même, et j'ai eu raison de le dire, il est en effet la cause en même temps efficiente et finale de notre amour. Car c'est lui qui fait naître l'occasion de l'amour, lui qui en allume les ardeurs et lut encore qui en comble les désirs. Il fait que nous l'aimions, ou plutôt, il est tel qu'il ne peut point ne pas être l'objet de notre amour; il l'est aussi de notre espérance : si nous ne comptions avoir le bonheur de l'aimer un jour, nous l'aimerions maintenant en vain. Son amour prépare et récompense le nôtre. Dans sa bonté excessive il commence par nous prévenir, puis il réclame de nous un bien juste retour, et, dans l'avenir, il nous réserve les plus douces espérances. Il est riche pour tous ceux qui l'invoquent; néanmoins, ,dans toute sa richesse, il n'a rien qui vaille mieux que lui. Il est le terme de nos mérites et notre récompense, il est l'aliment des âmes saintes et la rançon de celles qui sont captives. Si vous êtes déjà pour l'âme qui vous cherche ( Thren., III, 25), une source de félicité, qu'êtes-vous donc, Seigneur, pour celle qui vous a trouvé ? Mais ce qui doit paraître étrange, c'est qu'on ne saurait vous chercher si déjà on ne vous a trouvé, si bien que vous voulez qu'on vous trouve pour qu'on vous cherche et qu'on vous cherche afin qu'on vous trouve : mais si on peut vous chercher et vous trouver, nul ne peut vous prévenir ; car, si nous disons : « Dès le matin ma prière vous préviendra, Seigneur (Psalm. LXXXVII, 14), » il n'en est pas moins certain qu'elle serait bien tiède, si votre inspiration, ô mon Dieu, ne commençait par la prévenir elle-même. Nous avons dit la consommation de l'amour ale Dieu, disons maintenant quels en sont les commencements.

 

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CHAPITRE VIII. Nous commençons par nous aimer pour nous-mêmes; c'est, pour nous, le premier degré de l'amour.

 

23. L'amour est une des quatre (a) affections naturelles que tout le es monde tonnait et qu'il est par conséquent inutile de nommer. Or ce qui est naturel et ce qui serait juste, ce serait avant tout d'aimer l'auteur de la nature : aussi le premier et le plus grand commandement est-il celui-ci: «Vous aimerez le Seigneur votre Dieu (Matth., XXII, 37). » Mais la nature est trop molle et trop faible pour un tel précepte, aussi commence-t-elle par s'aimer elle-même; c'est cet amour qu'on appelle charnel, et dont l'homme s'aime avant toute autre chose et pour lui, ainsi qu'il est écrit : «Ce n'est pas le spirituel mais le charnel qui commence (I Corinth., XV, 46). » Ce n'est pas en vertu d'un précepte que les choses se passent de la sorte, c'est le fait de la nature. En effet, vit-on jamais quelqu'un haïr sa propre chair (Ephes., V, 29)? Mais si cet amour glisse trop sur sa pente, comme cela arrive ordinairement, s'il se répand un peu trop, s'il sort du lit de la nécessité et s'épanche au loin dans les champs de la volupté, comme un fleuve dont les eaux se gonflent et débordent; aussitôt s'élève pour le contenir, la digue du précepte qui nous ordonne « d'aimer le prochain comme nous-mêmes (Matth., XXII, 27). » Quoi de plus juste, en effet, que celui qui partage notre nature, en partage aussi les sentiments dont elle est la source commune? Si donc il en coûte trop à un homme de songer, je ne dis pas aux besoins de ses frères, mais à leurs plaisirs, qu'il se modère lui-même à l'endroit des siens propres; autrement il se mettra dans son tort. Qu'il pense à lui tant qu'il le voudra, pourvu qu'il soit pour autrui ce qu'il est pour lui-même. Tels sont, ô homme, le frein et la juste mesure que t'impose la loi de ton être et de ta conscience afin que tu ne t'emportes pas au gré de tes convoitises et que tu ne courres pas à ta perte (Eccli., XVIII, 30), en mettant les biens de la nature au service des ennemis de ton âme, c'est-à-dire de tes passions. Il vaut bien mieux que tu les fasses partager à ton semblable, c'est-à-dire à ton prochain, qu'à ton ennemi. Mais si, d'après le conseil du Sage (Ibidem), l'homme renonce à ses passions, se contente, suivant la doctrine de l'Apôtre, de la nourriture et du vêtement (I Tim., VI, 8), et se résigne volontiers à moins aimer les choses de la chair qui combattent contre l'esprit (I Petr., II, 11), il n'aura pas de peine, je pense, à donner à

 

a Saint Bernard, avec les anciens et les auteurs profanes, ne reconnaît, en plusieurs endroit de ses écrits, que quatre affections principales, l'amour, la crainte, la joie et la tristesse. Voir le sermon II du mercredi des Cendres, n. 3, et passim.

 

son semblable ce qu'il refuse à l'ennemi de son âme. Son amour se trouvera maintenu dans les limites de la justice et de la modération, dès l'instant où il consacrera aux besoins de ses frères tout ce qu'il refuse à ses propres passions. C'est ainsi que l'amour personnel devient un amour fraternel, en se répandant au dehors.

24. Mais si, pendant qu'on partage avec le prochain, on vient soi-même à manquer du nécessaire, que faut-il faire? Rien autre chose que prier avec confiance celui qui donne à tous libéralement, sans jamais reprocher ses dons (Jac., I, 5), qui ouvre une main généreuse et remplit de ses biens tous les êtres vivants (Psalm. CXLIV, 16); car on ne peut douter que celui qui ne refuse pas même le superflu à la plupart des hommes, ne vienne volontiers en aide à ceux qui sont dans le besoin. Car il a dit : « Commencez par rechercher le royaume de Dieu et sa justice, ensuite tout le reste vous sera donné comme par surcroît (Luc.,  XII, 31), u il s'est ainsi engagé à donner le nécessaire à celui qui restreint son superflu et aime son prochain; c'est en effet chercher d'abord le royaume de Dieu et implorer son secours contre la tyrannie du péché que de supporter le joug de la pureté et de la sobriété, plutôt que de permettre au péché de régner dans notre corps périssable. Or c'est justice encore de partager ce qu'on a reçu des biens de la nature avec ceux dont on partage déjà la nature elle-même.

25. Mais, pour que notre amour du prochain soit irréprochable, il faut que Dieu s'y trouve mêlé; est-il en effet possible d'aimer le prochain comme il faut, si ce n'est en Dieu? Or, quiconque n'a polir Dieu aucun amour, ne saurait aimer rien en Dieu; il faut donc commencer par aimer Dieu, si on veut aimer le prochain en lui, en sorte que Dieu qui est l'auteur de tous les autres biens l'est aussi de notre amour pour lui, voici comment non-seulement il a créé la nature, mais encore comment il la soutient, car elle est telle, qu'après avoir reçu l'existence, elle a besoin encore que celui qui la lui a donnée la lui conserve; si elle ne peut être que par lui, elle ne peut subsister sans lui. C'est pour que nous en soyons bien convaincus et que nous ne nous attribuions pas avec orgueil les biens dont nous lui sommes redevables, que le créateur, par un dessein profond et salutaire, a voulu que nous fussions sujets à la tribulation : de cette manière, si nous faiblissons, Dieu vient à notre secours, et sauvés par Dieu, nous lui rendons l'honneur qui lui convient. C'est ce qu'il dit lui-même: « Invoquez mon secours au jour de l'épreuve; je vous en tirerai et vous me glorifierez (Psalm. XLIX, 15). » Voilà comment il se fait que l'homme animal et charnel, qui ne savait d'abord que s'aimer lui-même, commence ensuite, mais pour lui encore, à aimer Dieu, en voyant, par sa propre expérience, que tout son pouvoir, du moins pour le bien, il le tient de lui et que sans lui il ne peut absolument rien:

 

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CHAPITRE IX. Second et troisième degrés de l'amour.

 

26. L'homme ressent donc déjà de l'amour pour Dieu, mais il ne l'aime encore que pour soi et non pas pour Dieu. Néanmoins, il y a quelque sagesse à lui de savoir ce dont il est capable par lui-même et ce qu'il ne peut faire sans l'aide de Dieu, et de se conserver irréprochable aux yeux de celui qui lui conserve toute sa puissance intacte. Mais que le cortége des tribulations fonde sur lui et l'oblige souvent à recourir à Dieu, s'il en reçoit chaque fois un secours qui le délivre, ne faudra-t-il pas qu'il ait un coeur de marbre ou de bronze pour ne pas être touché, toutes les fois qu'il aura été secouru, de la bonté de son libérateur et pour ne pas commencer à l'aimer pour lui-même, non plus seulement pour soi. Car la fréquence des épreuves nous oblige à recourir fréquemment à Dieu, or il est impossible de revenir souvent à lui, sans le goûter et impossible de le goûter, sans reconnaître combien il est doux. Aussi arrive-t-il bientôt que nous sommes portés à l'aimer comme il faut, beaucoup plus à cause de la douceur que nous trouvons en lui, qu'à cause de notre propre intérêt, en sorte qu'à l'exemple des Samaritains disant à la femme qui leur avait annoncé l'arrivée du Seigneur parmi eux, « Maintenant ce n'est plus à cause de ce que tu nous as dit que nous croyons en lui, mais parce que nous l'avons entendu nous-mêmes et que nous savons qu'il est le Sauveur du monde (Joan., IV, 42). » Nous disons aussi à notre chair, maintenant ce n'est plus à cause de toi que nous aimons le Seigneur, mais c'est parce que nous avons goûté nous-mêmes et nous avons reconnu combien il est doux. Les nécessités de la chair sont une sorte de langage qui proclame dans des transports de joie et de bonheur, les bienfaits dont, par expérience, elle a reconnu la grandeur. Quand nous en sommes arrivés là, il n'est plus difficile d'accomplir le précepte d'aimer le prochain comme nous-mêmes: car, si nous aimons Dieu véritablement, nous aimons aussi ce qui est à lui, notre amour est chaste et nous n'avons pas de peine à nous soumettre au précepte dont il est dit « qu'il rend chaste notre coeur par l'obéissance et par l'amour ( I Petr., I, 22) ; » il est juste et nous accomplissons volontiers un si juste commandement; enfin, il est plein de charme et d'intérêt, parce qu'il est tout à fait désintéressé. C'est donc un amour plein de chasteté, puisqu'il ne se manifeste ni par les gestes ni par les paroles, mais par les oeuvres et par la vérité; c'est un amour plein de justice, car il rend autant qu'il reçoit. Quiconque aime de cet amour-là, aime tout autant qu'il est aimé et ne recherche plus à son tour que les intérêts de Jésus-Christ, non pas les siens propres, de même que Jésus a recherché les nôtres ou plutôt nous a recherchés nous-mêmes. Voilà l'amour de celui qui dit : « Chantez les louanges du Seigneur, car il est bon (Psalm. CXVII, 1). » Celui qui loue le Seigneur, non pas parce qu'il est bon pour lui, mais simplement parce qu'il est bon, aime véritablement Dieu pour Dieu et non pour lui. Il n'en est pas ainsi de celui dont il est écrit: « Il vous louera, quand vous lui aurez fait du bien (Psalm. XLVIII, 19). » Le troisième degré de l'amour est donc d'aimer Dieu pour lui.

 

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CHAPITRE X. Le quatrième degré de l'amour est de ne plus s'aimer que pour Dieu.

 

27. Heureux celui qui a pu monter jusqu'au quatrième degré de l'amour et qui en est arrivé à ne plus s'aimer que pour Dieu. Votre justice, Seigneur, est aussi élevée que les plus hautes montagnes (Psalm. XXXV, 7) ; il en est de même de ce quatrième amour, c'est un mont très-élevé, une montagne grasse et fertile (Psalm. LXVII, 16) ; quel homme pourra la gravir (Psalm. XXIII. 3)? Qui me donnera les ailes de la colombe, afin que je puisse voler à son sommet et m'y reposer (Psalm. LI, 5) ? C'est un endroit paisible, c'est la demeure de Sion (Psalm. LXXV, 3). Ah! que mon exil est long! (Psalin. CXIX, 5). Quand donc la chair et le sang, la boue et la poussière dont je suis fait s'élèveront-ils jusque-là? Quand donc, enivrée de l'amour de Dieu, mon âme s'oubliant elle-même et ne s'estimant pas plus qu'un vase brisé, s'élancera-t-elle vers Dieu, se perdra-t-elle en lui et, ne faisant plus qu'un seul et même esprit avec lui (II Corinih., VI, 17), quand pourra-t-elle s'écrier : « Ma chair et mon coeur sont tombés en défaillance, Seigneur, Dieu de mon coeur et mon partage pour l'éternité (Psalm., LXXII, 26)? » Saint et heureux, m'écrierai-je, celui qui a pu quelquefois, rarement, une seule fois même, éprouver quelque chose de semblable durant cette vie mortelle, quand même il ne l'aurait ressenti qu'une minute, un seul instant et comme à la dérobée ! car ce n'est pas un bonheur humain, mais c'est déjà la vie éternelle que de se perdre soi-même en quelque sorte, comme si on n'existait plus, de n'avoir plus le sentiment de son être, d'être vide de  soi et presque réduit à rien; s'il arrive à quelque mortel de s'élever jusque-là, même comme en passant, ainsi que nous le disions, l'espace d'une seconde,       et pour ainsi dire à la dérobée, ce siècle           méchant e semble en être jaloux et vient troubler son bonheur; ce corps de mort le sollicite à descendre, les soucis et les nécessités de la vie pèsent sur lui de tout leur poids, la corruption de la chair refuse de le soutenir, et, par-dessus tout, l'amour de ses semblables le rappelle avec la plus grande violence et le force, hélas! à revenir, à retomber en lui-même et à s'écrier . « Seigneur, je souffre des maux d'une violence extrême, répondez pour moi (Isa., XXXVIII, 14) ; » ou bien encore : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rom. VII, 24)! »

28. L'Ecriture disant que Dieu a tout fait pour lui, il faut que les créatures se conforment et se rangent, au moins quelquefois, à la pensée de leur auteur. Nous devons donc entrer aussi dans ce sentiment et u nous en rapporter tout entiers à lui, à son bon plaisir, non pas au nôtre, avec tout ce qui est, aussi bien que ce qui a été, puisqu'il a voulu que rien ne fùt que pour lui. Nous trouverons notre félicité beaucoup moins dans l'apaisement de nos besoins et dans les biens qui nous seront échus que dans l'accomplissement de sa volonté en nous; c'est d'ailleurs ce que nous lui demandons tous les jours en disant: « Que votre volonté se fasse sur la terre comme au ciel (Matth., VI, 10). » O pur et saint amour ! O douce et sainte affection! ô soumission de l'âme entière et désintéressée! d'autant plus entière et plus désintéressée qu'elle est exempte de tout retour sur soi-même, d'autant plus tendre et plus douce que tout ce que l'âme éprouve alors est divin. En arriver là, c'est être déifié. De même qu'une petite goutte d'eau mêlée â une grande quantité de vin semble disparaître en prenant le goàt et la couleur de ce liquide; de même encore que, dans la fournaise où il est plongé, le fer semble perdre sa nature et se changer en feu; ou bien comme l'air pénétré par les rayons du soleil se change en lumière et semble plutôt éclairer qu'être éclairé lui-même : ainsi en est-il chez les saints de tous leurs sentiments humains ; il semble qu'ils se fondent et s'écoulent dans la volonté de Dieu. Autrement s'il restait encore quelque chose de l'homme dans l'homme, comment se pourrait-il que Dieu fût tout en tous ? Sans doute, la nature humaine ne se dissoudra pas ; mais elle sera autrement belle, autrement glorieuse et puissante. Quand cela sera-t-il? A qui sera-t-il donné de le voir et de l'éprouver? Quand irai-je et paraîtrai je devant la face de Dieu (Psalm. XLI, 2) ? Seigneur, mon Dieu, mon coeur vous a parlé, mes yeux vous ont cherché; je m'efforcerai, Seigneur, de contempler votre visage (Psalm. XXVI, 8). Me sera-t-il donné de voir votre saint temple?

29. Pour moi, je ne crois pas qu'on puisse observer parfaitement ce précepte: « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu, de tout votre coeur, a de toute votre âme et de toutes vos forces (Matth., XXII, 37),» tant que le n coeur est obligé de s'occuper du corps, que l'âme n'est pas dispensée de veiller à le conserver plein de vie et de sensibilité dans l'état présent, et que son énergie, délivrée de toutes nos misères, ne s'appuie pas sur la force même de Dieu, car elle ne saurait (a) s'appliquer à Dieu et ne contempler que sa face divine, tant qu'elle doit veiller sur ce corps fragile et malheureux et lui donner ses soins. Qu'elle n'espère donc atteindre à ce troisième degré de l'amour ou plutôt en être elle-même atteinte, que lorsqu'elle aura revêtu un corps spirituel et immortel, pur et calme, obéissant et soumis en toutes choses à l'esprit, ce qui ne peut être l'oeuvre que de la puissance de Dieu en faveur de qui il lui plaît et non pas celle de l'industrie d'un homme. Je dis donc que notre âme arrivera facilement à ce degré suprême de l'amour, quand les misères ou les charmes de la chair ne feront plus obstacle à sa marche rapide et empressée vers la joie qu'elle doit trouver dans le Seigneur. Faut-il croire cependant que les saints martyrs, avant même que leur âme eût quitté leurs corps victorieux, ont goûté, au moins en partie, ce bonheur? Il est certain, en tout cas, qu'un immense amour ravissait leur âme, pour leur donner la force d'exposer leur vie et de mépriser les tourments Comme ils le faisaient. Néanmoins, on ne peut douter que les affreux supplices qu'ils ont soufferts, n'aient altéré, sinon détruit, la joie de leur âme.

 

a Il ne faut pas conclure de ces paroles qu'on ne saurait accomplir le précepte qui nous prescrit la fin même et la perfection de l'amour où nous devons tendre sans cesse, mais où nous ne sommes point tenus d'arriver dès maintenant, comme on le voit dans les notes de Horstius. Ce qui nous est prescrit en cette vie, ce n'est donc pas la perfection absolue de l’amour, maïs le désir de cette perfection. En sorte que, autant que la faiblesse humaine le permet, nous ne soyons constamment occupés que de la pensée, de l'amour, de l'union et de la volonté de Dieu.

 

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CHAPITRE XI. L'amour parfait ne sera le partage des saints qu'après la résurrection générale.

 

30. Mais que faut-il penser des âmes actuellement délivrées de leur corps? je les crois plongées tout entières dans l'océan sans fond de la  lumière éternelle et de l'éternité lumineuse. Mais si elles aspirent encore, ce qu'on ne saurait nier, à se réunir au corps qu'elles ont animé, si elles en nourrissent le désir et l'espérance, il est évident qu'elles ne sont pas entièrement différentes de ce qu'elles étaient, et qu'il leur reste encore quelque chose en propre, qui attire bien peu sans doute, mais néanmoins qui attire leur attention. Aussi tant que la mort ne sera pas absorbée dans sa victoire, que la lumière éternelle n'aura pas envahi de toutes parts le domaine de la nuit et que la gloire céleste n'éclatera pas aussi dans nos corps, les âmes ne peuvent se jeter et passer tout entières en Dieu, les liens du corps les retiennent toujours enchaînées, sinon par la vie et le sentiment, du moins par une certaine affection naturelle qui ne leur laisse ni la volonté ni le pouvoir d'atteindre à la consommation. Aussi jusqu'à ce que leurs corps leur soient rendus, les âmes n'éprouveront pas cette défaillance en Dieu qui est pour lut elles la suprême perfection, elles ne rechercheraient pas cette union si, pour elles, tout était consommé, sans l'avoir obtenue; mais si c'est un progrès pour l'âme de quitter son corps, c'est une perfection de le reprendre. Enfin, la mort des justes est précieuse aux yeux de Dieu (Psalm. CXV, 15); si on peut parler ainsi de la mort, que ne peut-on dire de la vie, et surtout de cette vie-là ? Il n'y a rien d'étonnant que l'âme croie pouvoir retirer quelque gloire de son corps en songeant que, tout mortel et infirme qu'il soit, il a contribué beaucoup à ses mérites. Comme il disait vrai celui qui s'écriait : Ceux qui aiment Dieu font tout concourir au bien (Rom., VIII, 28) ! Ainsi l'âme qui aime Dieu tire avantage de son corps faible et infirme, qu'il soit vivant, mort ou ressuscité; pendant la vie il produit avec elle des fruits de pénitence; dans la mort il lui sert pour son repos, et après la résurrection il concourt à la consommation de son bonheur. Elle a donc raison de ne pas se trouver parfaite sans lui, puisqu'elle le voit concourir avec elle au bien dans chacun de ces trois états.

39. Le corps est donc pour l'âme un bon et fidèle compagnon : s'il est pour elle un fardeau, il est en même temps un aide; quand il cesse de l'aider il cesse également de peser sur elle; enfin il lui revient en aide et n'est plus un fardeau pour elle. Le premier état est laborieux, mais utile; le second inoccupé, mais en aucune façon ennuyeux, et le troisième est glorieux. Ecoutez comment l'Époux des Cantiques invite l'âme à cette triple succession : «Mes amis, mangez et buvez, enivrez-vous, mes bien chers amis (Cant., V, 1). » Les âmes qu'il invite à manger sont celles qui travaillent dans leur corps; l'ont-elles quitté pour se  reposer dans la mort, il les convie à boire, il les presse de s'enivrer quand elles l'ont repris, et s'il les appelle ses bien chères amies, c'est r pour indiquer qu'elles sont toutes remplies de charité; car aux premières, il dit seulement : Mes amies, attendu que celles qui gémissent, encore sous le poids de leur corps ne lui sont chères qu'à proportion de l'amour qu'elles éprouvent elles-mêmes; Quant à celles qui sont` délivrées des entraves du corps, elles lui sont d'autant plus chères qu'elles ont acquis plus d'indépendance et de facilité pour l'aimer. Mais, en comparaison des âmes placées dans l'une ou dans l'autre de ces conditions, il tient pour très-chères comme elles le lui sont en effet, celles qui ont revêtu leur seconde robe en reprenant leur corps dans la gloire, et se sentent portées à aimer Dieu avec d'autant plus de liberté et de joie, qu'il ne reste plus rien derrière elles qui les rappelle et retarde leur élan. Or il n'en est ainsi dans aucun des deux premiers cas; en effet, le corps dans l'un fait sentir son poids et sa fatigue à l'âme et, dans l'autre, il est pour elle l'objet d'une espérance où se mêle quelque désir personnel.

32. L'âme fidèle commence donc par manger son pain, mais hélas! à la sueur de son front (Genes., III, 19) ; en effet tant qu'elle demeure dans le corps elle ne marche que par la foi, qui doit agir parla charité, car sans les oeuvres la foi est morte. Or, ce sont ces oeuvres qui sont sa nourriture selon ce que dit le Seigneur : «Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père (Joan., IV, 34). » Quand elle a quitté sa dépouille mortelle, elle cesse de manger le pain de la douleur, et, comme à la fin du repas, elle commence à boire à longs traits le vin de l'amour; mais ce breuvage n'est pas tout à fait sans mélange, selon l'Époux du Cantique, qui dit: « J'ai bu mon vin avec mon lait (Cant., V, 1), » parce qu'au vin de l'amour de Dieu, l'âme qui désire se réunir à son corps, mais à son corps devenu glorieux, mêle le lait plein de douceur d'une affection naturelle: elle ressent bien déjà l'influence des fumées du vin de la charité divine qu'elle boit, mais çà ne va pas encore jusqu'à l'ivresse; le lait mêlé au vin en tempère la force; l'ivresse trouble l'esprit et lui fait perdre jusqu'au souvenir de lui-même; et l'âme qui songe à la résurrection future du corps qui lui a appartenu, n'a point encore entièrement perdu le souvenir d'elle-même. Mais après avoir obtenu la seule chose qui lui manquait encore, qu'est-ce qui peut désormais l'empêcher de se quitter en quelque sorte elle-même, pour se plonger tout entière en Dieu, et de se ressembler d'autant moins qu'il lui est donné de devenir plus semblable à Dieu? Pouvant alors approcher ses lèvres de la coupe de la sagesse, dont il est dit : « Que mon calice qui porte l'ivresse est beau (Psalm. XXII, 5) ! » il ne faut pas s'étonner si elle s'enivre de l'abondance qui est dans la maison de Dieu; libre de tout souci en ce qui la concerne, elle boit à longs traits et tranquillement, dans le royaume du Père, le vin pur et nouveau du Fils.

33. Or c'est la sagesse qui donne ce triple festin où elle ne sert que les mets de la charité; elle donne du pain à manger à ceux qui travaillent encore, du vin à boire à ceux qui déjà goûtent le repos et elle verserai l'ivresse à ceux qui sont entrés dans le royaume du ciel; ce qu'on fait aux tables ordinaires elle le fait à la sienne, et ne sert à boire qu'après que ses convives ont pris de la nourriture. Tant que nous sommes dans cette vie, revêtus d'un corps mortel, nous ne faisons encore que manger le pain que nos bras ont gagné, et nous ne l'avalons qu'après l'avoir péniblement broyé sous la dent; à peine avons-nous rendu le dernier soupir, que nous commençons à boire dans la vie spirituelle, où nous nous versons, avec un laisser-aller plein de douceur, le breuvage qui nous est donné; puis quand nous avons recouvré notre corps rendu à la vie, nous buvons l'ivresse à pleins bords dans une vie qui 'ne doit pas finir. Voilà le sens de ces paroles de l'Époux : « Mes amis, mangez et buvez; enivrez-vous, mes bien-aimés (Cant., V, 1) ! » Mangez pendant cette vie, buvez après votre mort, enivrez-vous après la résurrection, vous qu'alors j'appelle avec raison mes bien-aimés, puisque vous êtes ivres d'amour. Comment ne le seraient-ils pas quand ils sont admis aux noces de l'Agneau, assis à sa table, buvant et mangeant dans son royaume, alors qu'il fait paraître devant lui son Eglise pleine de gloire, sans tache, ni rides, ni rien de semblable (Eph., V, 27) ? C'est alors qu'il enivre ses plus chers amis en leur versant un torrent de voluptés (Psalm., XXXV, 9); car pendant les vives et chastes étreintes de l'Époux et de l'Épouse, un torrent de bonheur arrose et réjouit la cité de Dieu (Psalm. XLV, 5), ce qui selon moi ne désigne pas autre chose que le Fils même de Dieu, qui passe comme s'il servait des convives (Luc, XII, 37) ainsi qu'il l'a promis, afin que les justes mangent et se réjouis, sent en présence de Dieu et se livrent à des transports d'allégresse (Psalm, LXVII, 4). Voilà d'où vient cette satiété, que le dégoût ne suit pas; cette ardeur insatiable et pourtant calme et paisible de voir; cet éternel et incomparable désir d'avoir, qui n'a pas sa source dans la privation, enfin cette ivresse sans excès, qui se plonge et se noie, non dans le vin, mais en Dieu et dans la Vérité. L'âme est donc arrivée pour toujours au quatrième degré de l'amour, quand elle n'aime plus que Dieu et qu'elle l'aime souverainement; car, en ce cas, nous ne nous aimons plus pour nous, mais pour lui, en sorte qu'il est la récompense, mais la récompense éternelle de ceux qui l'aiment et l'aiment pour toujours.

 

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CHAPITRE XII. Fragment d'une lettre aux Chartreux sur la charité.

 

34. Je me souviens d'avoir autrefois écrit aux saints religieux de la Chartreuse, une lettre (c'est sa onzième), où je parlais des degrés de l'amour, peut-être y disais-je d'autres choses encore, mais c'était toujours sur le même sujet, aussi ne trouvé-je pas inutile de rapporter ici quelques passages de cette lettre, d'autant mieux qu'il m'est plus facile de recopier ce que j'ai déjà écrit que de faire du nouveau. Je dis donc que la charité vraie et sincère, qui vient réellement d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère, est celle qui nous fait air mer le bien du prochain comme le nôtre propre. Car celui quai n'aime que ce qui le touche, ou du moins qui l'aime plus que ce qui touche les autres, montre bien qu'il n'a pas un amour pur et qui n'aime pas le bien pour le bien, mais pour lui : il ne peut dont obéir au prophète qui lui dit: « Glorifiez le Seigneur, parce qu'il est bon (Psalm. CXVII, 1). » Peut-être le glorifie-t-il parce qu'il est bon pour lui, mais il ne lui rend pas gloire parce qu'il est bon en soi; aurai doit-il être convaincu que c'est lui que le Prophète avait en vue, quand il disait, sur le tondu reproche: « Seigneur, il vous rendra gloire, quand vous lui aurez fait du bien (Psalm. XLVIII). » Il y a des hommes qui glorifient le Seigneur parce qu'il est, puissant; il d s'en trouve qui lui rendent gloire parce qu'il est bon pour eux; enfin, on en voit qui célèbrent ses louanges simplement parce qu'il est bon. Les premiers sont des esclaves qui tremblent pour eux ; les seconds, des mercenaires qui recherchent leur avantage, et les derniers sont de vrais fils qui ne songent qu'à leur père. Or les premiers et les seconds ne pensent qu'à eux, il n'y a que les vrais fils qui soient désintéressés dans leur amour (II Corinth., XIII, 5), et c'est d'eux, je pense, qu'il a été écrit. « La loi de Dieu est sans tache et convertit les âmes (Psalm. XVIII, 8) ; » il n'y a qu'elle en effet qui puisse arracher l'âme à l'amour d'elle-même ou du monde, pour la tourner vers l'amour de Dieu, ce qu'évidemment ne sauraient faire ni la crainte ni l'amour intéressé; ils peuvent bien influer sur le dehors et sur la conduite elle-même, mais ils ne touchent point au coeur. Il est certain qu'une âme servile fait quelquefois l'oeuvre de Dieu, mais comme elle n'agit pas spontanément, elle persévère dans son insensibilité. Il en est de même de Pâme mercenaire ; mais, comme elle n'agit pas avec désintéressement, elle ne cède évidemment qu'à la pensée de son intérêt propre. Mais, quand on dit propre, on dit individuel et par conséquent borné; or, dans les recoins qui se trouvent aux bornes, aux limites, se rencontrent la rouille et les ordures. Que l'âme servile ait sa loi dans la crainte qui la domine, je le veux bien; que la mercenaire l'ait dans l'intérêt privé qui l'étouffe, quand les tentations de la concupiscence l'attirent et l'emportent vers le mal; mais ni la crainte ni l'intérêt privé n'est sans tache ou, du moins, ne peut convertir les âmes. cela n'est possible qu'à la charité qui agit sur la volonté.

35. Or voici en quoi je la trouve sans tache, c'est qu'ordinairement elle ne réserve pour elle rien de ce qui lui appartient; celui qui ne garde rien pour soi, donne à Dieu, bien certainement, tout ce qu'il a; or ce que Dieu possède ne peut être vicié. Aussi cette loi de Dieu sans tache et sans souillure n'est-elle autre que la charité, qui ne cherche pas son avantage, mais l'avantage des autres. On l'appelle la loi de Dieu, soit parce qu'elle est la vie de Dieu même, soit parce que personne ne la possède s'il ne la tient de Dieu. Il n'y a pas d'absurdité à dire que cette loi est la vie de Dieu même, puisque je dis qu'elle n'est autre que la charité. En effet, d'où vient, dans la suprême et bienheureuse Trinité, cette unité ineffable et parfaite qui lui est propre? N'est-ce pas de la charité? C'est donc elle qui est la loi du Seigneur, puisque c'est elle qui maintenant, si je puis parler ainsi, place l'unité dans la Trinité la lie du lien de la paix. Cependant, il ne faut pas croire que je fais ici de la charité une qualité ou un accident en Dieu; ce serait dire, (Dieu m'en préserve) qu'en lui il y a quelque chose qui n'est pas lui; elle est la substance même de Dieu, je n'avance là rien de nouveau ou d'inouï, car Dieu est charité, selon saint Jean lui-même (I Joan., IV, 8). On peut donc dire, avec raison, que la charité est Dieu en même temps qu'elle est un don de Dieu. La charité donne la charité, la substance, l'accident. Quand je parle de celle qui donne, je parle de la substance, et quand je parle de celle qui est donnée, je parle de l'accident ; elle est la loi éternelle, créatrice et modératrice de l'univers; si toutes choses ont été faites avec poids, nombre et mesure, c'est par elle qu'elles l'ont été. Rien n'existe sans loi, pas même celui qui est la loi de toutes choses; il est vrai qu'il est devenu lui-même la loi qui le régit, mais une loi incréée comme lui.

 

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CHAPITRE XIII. De la loi de la volonté propre et de la concupiscence, qui est celle des esclaves et des mercenaires.

 

36. Quant à l'esclave et au mercenaire, ils ont aussi l'un et l'autre une loi, mais ils ne l'ont pas reçue du Seigneur; ils se la sont faite es. à eux-mêmes, l'un en n'aimant pas Dieu, l'autre, en ne l'aimant pas par-dessus toutes choses : leur loi, je le répète, est la leur et non pas celle de Dieu, à laquelle néanmoins la leur est soumise, car s'ils ont pu se faire chacun une loi, ils n'ont pu la soustraire à l'ordre immuable de la loi divine. A mes yeux, c'est se faire une loi à soi, que de préférer sa volonté propre à la loi éternelle et commune, et, par une imitation du Créateur, que j'appellerai contraire à l'ordre, de ne reconnaître d'autre maître que soi, ni d'autre règle que sa volonté propre, à l'exemple de Dieu, qui est sa propre loi et ne dépend que de lui-même. Hélas! pour tous les enfants d'Adam, que cette volonté qui incline et courbe nos fronts jusqu'à nous rapprocher de enfers (Psalm., LXXXVII, 4), est un lourd et insupportable fardeau! « Infortuné que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rom., VII. 24)? » II m'accable au point que si le Seigneur ne me venait en aide, il s'en faudrait de bien peu que je ne fusse abîmé dans l'enfer (Psalm., XCIII, 17). C'était sous le poids de ce fardeau que gémissait celui qui disait : « Pourquoi m'avez-vous mis en opposition avec vous et pourquoi me suis-je devenu à charge à moi-même (Job, VII, 20) ? » Par ces mots : « Je me suis devenu à charge à moi-même, » il voulait dire qu'il était devenu sa propre loi et l'auteur même de cette loi. Mais lorsqu'il commence par dire, en s'adressant à Dieu : « Vous m'avez mis en opposition avec vous, il montre qu'il ne s'est pas soustrait à l'action de la loi divine; car c'est encore le propre de cette loi éternelle et juste, que tout homme qui refuse de se soumettre à son doux empire devient son propre tyran, et que tous ceux qui rejettent le joug doux et le fardeau léger de la charité sont forcés de gémir sous le poids accablant de leur propre volonté. Ainsi la loi divine a fait d'une manière admirable, de celui qui l'abandonne, en même temps un adversaire et un sujet; car, d'un côté, il ne peut échapper à la loi de la justice, selon ce qu'il mérite, et de l'autre il n'approche de Dieu ni dans sa lumière, ni dans son repos, ni dans sa gloire : il est donc en même temps courbé sous la puissance de Dieu, et exclu de la félicité divine. Seigneur mon Dieu, pourquoi n'effacez-vous pas mon péché et pourquoi ne faites-vous pas disparaître mon iniquité, afin que, rejetant le poids accablant de ma volonté propre je respire sous le fardeau léger de la charité, et que, n'étant plus soumis aux étreintes de la crainte servile ni aux atteintes de la cupidité mercenaire, je ne sois plus poussé que par le souffle de votre esprit, de cet esprit de liberté qui est celui de vos enfants (Rom., VIII, 14) ?  Qui est-ce qui me rendra témoignage et me donnera l'assurance que, moi aussi, je suis du nombre de vos enfants, que votre loi est la mienne et que je suis au monde comme vous y êtes vous-même ? Car il est bien certain que, lorsqu'on observe ce précepte de l'Apôtre : « Acquittez-vous envers tous de ce que vous leur devez, ne demeurant chargés que de la dette de l'amour qu'on se doit toujours les uns aux autres (Rom., XIII, 8), » on est en ce monde comme Dieu lui-même s'y trouve, et l'on n'est plus alors ni esclaves, ni mercenaires, mais enfants de Dieu.

 

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CHAPITRE XIV. De la loi d'amour qui est propre aux enfants.

 

37. On voit donc, par là, que les enfants ne sont pas sans loi, à moins qu'on ne pense le contraire, parce qu'il est dit: « La loi n'est pas faite pour les justes (I Tim., I, 9.) » Mais il faut savoir qu'il y a une loi promulguée dans l'esprit de servitude, celle-là n'imprime que la crainte; et qu'il en est une autre dictée par l'esprit de liberté, celle-ci n'inspire que la douceur. Les enfants ne sont pas contraints de subir la première, mais ils sont toujours sous l'empire de la seconde. Voici donc en quel sens il est dit que la loi n'est pas faite pour les justes, selon ces paroles de l'Apôtre: « Vous n'avez point reçu l'esprit de servitude, pour vivre encore dans la crainte (Rom., VIII, 15); » et comment il faut entendre, néanmoins, qu'ils ne sont pas sans la loi de charité, d'après cet autre passage: « Vous avez reçu l'esprit d'adoption des enfants de Dieu. » Ecoutez enfin de quelle manière le juste dit en môme temps, qu'il est et qu'il n'est pas soirs la loi. « Pour ceux, dit-il, qui étaient sous la loi, j'ai vécu comme si j'eusse encore été sous la loi, bien que je n'y fusse plus en effet; mais avec ceux qui n'avaient point de loi, j'ai vécu comme si j'eusse été aussi sans loi , tandis que j'en avais une aux yeux de Dieu, la loi de Jésus-Christ (I Corinth., IX, 21). » Il n'est donc pas exact de dire: Il n'y a pas de loi pour les justes ; mais il faut dire: « La loi n'est pas faite pour les justes, » c'est-à-dire, elle n'est pas faite pour les contraindre; mais celui qui leur impose cette loi pleine de douceur, la fait aimer et goûter aux justes qui l'observent sans contrainte. Voilà pourquoi le Seigneur dit si bien: « Prenez mon joug sur vous (Matth., XI, 29), » comme s'il disait: Je ne vous l'impose pas malgré vous; prenez-le, si vous voulez ; mais, si vous ne le faites pas je vous annonce qu'au lieu du repos que je vous promets, vous ne trouverez que peines et fatigues pour vos âmes.

38. C'est donc une loi douce et bonne que la charité; non-seulement, elle est agréable et légère à porter, mais elle sait aussi rendre légères et douces les deux lois de l'esclave et du mercenaire; car, au lieu de les détruire, elle les fait observer, selon ce qu'a dit le Seigneur: « Je ne suis pas venu abolir, mais perfectionner la loi  (Matth., V,  17). » En effet elle tempère la première, règle la seconde et les adoucit toutes les deux. Jamais la charité n'ira sans la crainte, mais cette crainte est bonne; elle ne se dépouillera pas non plus de toute pensée d'intérêt, mais ses désirs sont réglés. La charité perfectionne donc la loi de l'esclave, en lui inspirant un généreux abandon, et celle du mercenaire, en donnant une bonne direction à ses désirs intéressés; or, cet abandon généreux uni à la crainte n'anéantit pas cette dernière; il la purifie seulement et fait disparaître ce qu'elle a de pénible. A la vérité, il n'y a plus cette appréhension du châtiment, dont la crainte servile n'est jamais exempte, mais la charité lui substitue une chaste et filiale qui subsiste toujours; car, s'il est écrit: « La charité parfaite bannit toute crainte (I Joan., IV, 18), » on doit comprendre comme s'il y avait, bannit la crainte pénible du châtiment, dont nous avons dit que la crainte servile n'est jamais exempte. C'est une figure fort commune, qui consiste à prendre la cause pour l'effet. Quant à la cupidité, elle se trouve aussi parfaitement réglée par la charité qui se joint à elle, lorsque, cessant de désirer ce qui est mal, elle commence à préférer ce qui est meilleur; elle n'aspire au bien que pour arriver au té mieux. Quand, par la grâce de Dieu, on en est là, on n'aime le corps et tout ce qui y touche, que pour l'âme, l'âme pour Dieu et Dieu pour lui-même.

 

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CHAPITRE XV. Des quatre degrés de l'amour, et de l'état bienheureux des saints dans le ciel.

 

39. Cependant, comme nous sommes charnels et que nous naissons de la concupiscence de la chair, la cupidité, c'est-à-dire, l'amour, doit commencer en nous par la chair; mais, si elle est dirigée dans la bonne voie, elle s'avance par degrés, sous la conduite de la grâce et ne peut manquer d'arriver enfin jusqu'à la perfection, par l'influence de J'esprit de Dieu; car ce qui est spirituel ne devance pas ce qui est animal (I Corinth., XV, 16); au contraire, le spirituel ne vient qu'en second lieu: aussi avant de porter l'image de l'homme céleste, devons-nous commencer par porter celle de l'homme terrestre. L'homme commence donc par s'aimer lui-même, parce qu'il est chair et qu'il ne peut avoir de goût que pour ce qui se rapporte à lui; puis, quand il voit qu'il ne peut subsister par lui-même, il se met à rechercher par la foi, et à aimer Dieu, comme un être qui lui est nécessaire. Ce n'est donc qu'en second lieu qu'il aime Dieu; et il ne l'aime encore que pour soi, non pour lui. Mais lorsque, pressé par sa propre misère, il a commencé à servir Dieu et à se rapprocher de lui, par la méditation et par la lecture, par la prière et par l'obéissance, il arrive peu à peu et s'habitue insensiblement à connaître Dieu, et, par conséquent, à le trouver doux et bon. enfin, après avoir goûté combien il est aimable, il s'élève au troisième degré; alors, ce n'est plus pour soi, mais c'est pour Dieu même qu'il aime Dieu. Une fois arrivé là, il ne monte pas plus haut et je ne sais si, dans cette vie, l'homme peut vraiment s'élever au quatrième degré, qui est de ne plus s'aimer soi-même que pour Dieu. Ceux qui ont cru y être parvenus, affirment que ce n'est pas impossible; pour moi, je ne crois pas qu'on puisse jamais s'élever jusque-là, mais je ne doute point que cela n'arrive, quand le bon et fidèle serviteur est admis à partager la félicité de son maître et à s'enivrer des délices sans nombre de la maison de son Dieu; car, étant alors dans une sorte d'ivresse, il s'oubliera en quelque façon lui-même, il perdra le sentiment de ce qu'il est, et, absorbé tout entier en Dieu, il s'attachera à lui de toutes ses forces et ne fera bientôt plus qu'un même esprit avec lui. N'est-ce pas le sens de ces paroles du Prophète: « J'entrerai dans votre gloire, ô mon Seigneur et mon Dieu, et je ne songerai plus alors qu'à vos perfections (Psalm., LXX, 16). » Il savait bien que, des qu'il entrerait en possession de la gloire de Dieu, il serait dépouillé de toutes les infirmités de la chair et ne pourrait plus songer à elles, et, qu'étant devenu tout spirituel, il ne serait plus occupé que des perfections de Dieu.

40. Alors tous les membres du Christ pourront dire, en parlant d'eux, ce que Paul disait de notre chef: « Si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus ainsi (II Cor., V, 16). » En effet, comme la chair et le sang ne posséderont point le royaume de Dieu, on ne s'y tonnait point selon la chair. Ce n'est pas que notre chair ne doive y entrer un jour; mais elle n'y sera admise que dépouillée de toutes ses infirmités, l'amour de la chair sera absorbé par celui de l'esprit, et toutes les faiblesses des passions humaines, qui existent à présent, seront transformées en une puissance toute divine. Alors le filet que la charité jette aujourd'hui dans cette grande et vaste mer, pour en tirer sans cesse des poissons de tout genre, une fois ramené sur le rivage, rejettera les mauvais et ne retiendra plus que les bons. La charité remplit ici-bas, de toutes sortes de poissons, les vastes replis de son filet, puisqu'en se proportionnant à tous, selon les temps, en traversant et en partageant d'une certaine manière la bonne comme la mauvaise fortune de tous ceux qu'elle embrasse, elle s'est habituée à se réjouir avec ceux qui sont dans la joie, de même qu'à verser des larmes avec ceux qui sont dans l'affliction ; mais, quand elle aura tiré son filet sur le rivage éternel, elle rejettera comme de mauvais poissons, tout ce qu'elle souffre de défectueux et ne conservera que ce qui peut plaire et flatter. Alors on ne verra plus saint Paul devenir faible avec les faibles ou brûler pour ceux qui se scandalisent, puisqu'il n'y aura plus ni scandales ni infirmités d'aucune sorte. Il ne faut pas croire non plus qu'il versera encore des larmes sur les pécheurs qui n'auront pas fait pénitence ici-bas: comme il n'y aura plus de pécheurs, il ne sera plus nécessaire de faire pénitence. Ne pensez pas qu'il gémira alors et versera des larmes sur ceux qui brûleront éternellement avec le diable et ses satellites; car il n'y aura ni pleurs ni affliction dans cette sainte cité, qu'un torrent de délices arrose et que le Seigneur chérit plus que toutes les tentes de Jacob ; dans ces tentes si on goûte quelquefois la joie de la victoire, on n'y est jamais hors de combat et sans danger de perdre la palme avec la vie; mais dans la patrie il n'y a plus de place ni pour les revers ni pour les gémissements et les larmes, comme nous le disons dans ces chants de l'Eglise : «C'est le séjour de ceux qui se réjouissent, et le lieu d'une inaltérable allégresse (Psalm., LXXXVI, 7; Isaï, LXI, 7). » Il ne sera pas même question de la miséricorde de Dieu dans ce séjour où désormais ne doit régner que la justice ; et on n'y sentira plus de compassion, puisque la miséricorde en sera bannie et que la miséricorde n'aura plus de quoi s'exercer.

 

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