LES MARTYRS

TOME XIII

La Révolution — L'EXTRÊME ORIENT

 

 

Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines

du christianisme jusqu’au XX° siècle

TRADUITES ET PUBLIÉES

Par le R. P. Dom H. LECLERCQ

Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough

 

 

MARTYRE DE M. MARTIAL DE SAVIGNAC,  PRÊTRE A LAVAL, LE 10 MAI 1796.

MARTYRE DE M. DE SAVIGNAC.

LETTRE DE M. DE SAVIGNAC A SES PAROISSIENS.

MARTYRE DE M. FRANÇOIS-BERNARD MARTELET, PRÊTRE DE LA MISSION

LETTRES ET DISCOURS DE J.-B. MARTELET.

Aux prêtres incarcérés avec lui.

Discours de M. Martelet au peuple, avant qu'on lui bandât les yeux pour le fusiller.

MARTYRE DE JEAN-JOSEPH GLATIER, PRÊTRE  A TOURS, LE 24 MARS 1798.

MARTYRE DE M. PIERRE-JULIEN HERVIEUX, PRÊTRE.  A TOURS, LE 31 MARS 17193.

MARTYRE DE PIERRE-JULIEN IIERVIEUX.

Interrogatoire et audience.

Relation de Mademoiselle ,...

DÉPORTATIONDE JEAN-FRANCOIS DUJARRIER, PRÊTRE. 1797-1798.

DÉPORTATION DE JEAN-FRANÇOIS DUJARRIER.

CAPTIVITÉ ET MORT DE PIE VI DE ROME A VALENCE - 20 FÉVRIER 1798  AU 29 AOUT 1799.

ENLÈVEMENT DU PAPE. — ROME-SIENNE.

NOTES EXTRAITES DU « MONITEUR UNIVERSEL » CONCERNANT

Lettre adressée par un citoyen de Briançon à un citoyen de Grenoble (4).

Etat de la dépense que j'ai faite comme commissaire délégué pour veillera la sûreté du transport du Pape.

Le Commissaire Curnier à MM. de Jansac et. de Rostaing... à Mesdames Roux, de Ravel, de Montalivet, de Saint-Germain, Savoie, de Bressac...

Arrêté de l'Administration centrale du département de la Drôme.

CONSIGNE DU POSTE.

Certificat du médecin.

INVENTAIRE DU MOBILIER.

PRISONS ET DÉPORTATION DE M. PHILIBERT DUCHER, PRÊTRE. CHALON, BESANÇON, SUISSE, 1792-1801.

LETTRE DE M. PH. DUCHER A M. DE VICHY,  ÉVÊQUE DE CHALON.

DÉPORTATION DE PRÊTRES ITALIENS,  EN CORSE, DE 1811 a 1814.

DÉPORTATION DES PRÊTRES ITALIENS.

CINQ SOLDATS FRANÇAIS MARTYRS  A AMANIA, 1802

LES MARTYRS DE L'ÉGLISE DE CORÉE. INTRODUCTION DU CHRISTIANISME EN CORÉE.

RELATION DE L'ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME dans le royaume de Corée, rédigée en latin par Mgr de Govéa, évêque de Péking, et adressée le 15 août 1797, d Mgr de Saint-Martin, évêque de Caradre et vicaire apostolique de la province du Sutchuen en Chine : traduite sur une copie reçue â Londres, le 21 juillet 1798.

LE MARTYRE  DE PAUL IOUN ET DE JACQUES KOUEN.  A TSIEF-TSIOU, LE 8 DÉCEMBRE 1791.

MARTYRE DE PAUL IOUN ET DE JACQUES KOUEN.

MARTYRE DE PIERRE OUEN.  LE 17 JANVIER 1793.

MARTYRE DE PIERRE OUEN.

MARTYRE DE NI TOKEI, DE LAURENT PAK ET DE QUELQUES AUTRES, EN CORÉE, 1797 à 1800.

MARTYRE DE NI TOKEI, DE FRANÇOIS PAK  ET DE QUELQUES AUTRES

RELATION DES PROGRÈS ET DE LA FIN DE LA PERSÉCUTION EXERCÉE DANS LE TONG-KING CONTRE LES MISSIONNAIRES ET LES CHRÉTIENS, depuis le mois d'août 1798 jusqu'au mois de juillet 1902.

RELATION DU MARTYRE DU R. P. EMMANUEL TRIEU, prêtre, mort pour la foi, en Cochinchine, le 17 septembre 1798, écrite en 1803 par Mgr Labartette, évêque de Veren, vicaire apostolique de Cochinchine.

LE MARTYRE D'ALEXANDRE HOANG. LE 10 DÉCEMBRE 1801.

MARTYRE DE CHARLES NI. LE 29 JANVIER 1802.

LETTRE DE CHARLES Ni A SA MÈRE. Le 28 janvier 1802.

LE MARTYRE DE LUTHGARDE NI.  LE 31 JANVIER 1802.

MARTYRS DE LUTHGARDE NI.

RELATION DE LA PERSÉCUTION  excitée à Péking en 1805;  rédigée par M. Lamiot, missionnaire lazariste français résidant à Pékin.

ORIGINE DE LA PERSÉCUTION

EMPRISONNEMENT DU RÉVÉREND PÈRE ADÉODAT.

ARRIVÉE DU CHRÉTIEN PORTEUR DES LETTRES.

SUPPLIQUE PRÉSENTÉE A L'EMPEREUR AU NOM DES MISSIONNAIRES.

Commencement de la persécution

RECHERCHE DES LIVRES DE RELIGION ET DES PLANCHES A

LES CHRÉTIENS TARTARES SONT RECHERCHÉS.

L'ÉDIT DE LA PERSÉCUTION SECRÈTEMENT RÉTRACTÉ.

SOUFFRANCES DES CONFESSEURS DE LA FOI ; LEUR EXIL.

QUALITÉS DES PRINCIPAUX CONFESSEURS.

EXÉCUTION DU JUGEMENT, DÉPART DES CONFESSEURS POUR LEUR EXIL.

LETTRES ET MARTYRE D'ANDRÉ KIM.  A TAI-KOU, LE 8 DÉCEMBRE 1816.

LETTRES D'ANDRÉ KIM.

Lettre d'André à son frère aîné.

INTERROGATOIRES ET LETTRES  DE PIERRE SIN ET DE PAUL NI.  EN CORÉE, 1827.

LETTRE DE PAUL NI.

LETTRE A TOUS LES MEMBRES DE SA FAMILLE.

LETTRE A SA FEMME.

LETTRE AUX ASSOCIÉS DE LA CONFRÉRIE DE L'INSTRUCTION CHRÉTIENNE.

PERSÉCUTION EN CORÉE. EN 1837.

LE MARTYRE DE JEAN-CHARLES CORNAY, LAZARISTE.  A SON-TAY: (TONKIN), LE 20 SEPTEMBRE 1837

RELATION ET LETTRES DE M. CORNAY.

[Lettre de M. Cornay à ses parents.]

DÉBUTS DE LA PERSÉCUTION DE MINH-MANH.  AU TONKIN, EN 1838.

LETTRE DU P. HERMOSILLA sur les débuts de la persécution.

MARTYRE DE PIERRE TU.  Dominicain tonkinois.  A BAC-NINH LE 5 SEPTEMBRE 1838

LE MARTYRE DE PIERRE TU.

LE MARTYRE DU VÉNÉRABLE PIERRE DUMOULIN-BORIE EVÊQUE D'ACANTHE.  A DIEM-PHUC (HAUTE COCHINCHINE), LE 24 NOVEMBRE 1838.

LE MARTYRE DU VÉNÉRABLE PIERRE DUMOULIN-BORIE.

A. M. Masson.

«Très chère mère et bien-aimés frères et soeurs,

MARTYRE DE AUGUSTIN HUY,  NICOLAS THÉ ET DOMINIQUE DAT, SOLDATS.  A HUC-THUAN, 12, 13 JUIN 1839,  ET A NAM-DINH, LE 18 JUILLET 1839.

MARTYRE DE A. Huy, N. THÉ ET D. DAT.

PERSÉCUTION EN CORÉE EN 1839.

MARTYRE DE MGR IMBERT, DE M. CHASTAN ET DE M. MALTBANT.  LE 21 SEPTEMBRE 1839.

MARTYRE DE MGR IMBERT, DE M. CHASTAN ET DE M. MAUBANT.

 

 

En 1787, à l'époque de l'Assemblée des Notables, M . de La Fayette se trouvant dans le salon du duc d'Harcourt, gouverneur de M. le Dauphin, avec une société qui discutait les livres d'histoire à mettre entre les mains du jeune prince, dit : « Je crois qu'il ferait bien de commencer son Histoire de France à l'année 1787. » On a, depuis, abaissé la date jusqu'en 1789. Peu importe le millésime, l'inspiration est identique, révolutionnaire, c'est-à-dire contemptrice de la tradition nationale et de l'expérience séculaire.

Deux ans plus tard, le petit Dauphin, âgé de moins de huit ans, se mourait lentement à Meudon. Quelques jours avant sa fin, la princesse de Lamballe le vint visiter et le trouva couché écoutant la lecture. La princesse lui en demanda le sujet, l'enfant répondit : « Un moment bien intéressant de notre histoire, Madame, le règne de Charles VII ; il y a là bien des héros. » A une autre question, s'il se faisait lire à la suite ou des morceaux choisis : « De suite, je n'en sais pas assez long pour choisir, et tout m'intéresse. »

Tout m'intéresse. C'était la leçon donnée par la vieille France, respectueuse et reconnaissante envers tous les artisans de son histoire passée, à la France nouvelle trop souvent dédaigneuse et ingrate à l'égard de ceux dont le talent, l'abnégation et l'effort anonyme ou le

 

sacrifice éclatant ont créé, agrandi et glorifié la parie. Les inspirateurs de l'anarchie politique inaugurée m 1789 eurent fort à faire pour déconsidérer le passé. L'immense majorité du peuple ne souhaitait rien de plus et rien de mieux que des réformes, elle repoussait vin la simple idée d'une révolution. Le solide bon sens les uns, l'intérêt bien entendu des autres, l'attachement sincère de presque tous paraissaient devoir sauvegarder l'existence de l'ordre de choses actuel en améliorant son fonctionnement. Il fallut longtemps, plus de deux années, pour venir à bout d'ébranler et de détacher à force de déclamations, de calomnies, de violences ceux qui, de bonne foi, avaient espéré et souhaité l'amélioration progressive par la collaboration régulière du Roi et de l'Assemblée. Mais les Français ont de tout temps été sensibles plus que de raison à l'effet produit par ces sobriquets infamants, ces anathèmes qui tiennent lieu d'arguments, que chacun répète comme une injure et accepte comme une preuve : Ancien régime, Despolisme, Féodalité, Privilèges, etc.

Peu à peu, les hautains dégoûts et les dédains superbes vinrent à bout de rendre odieux ou ridicule un passé bienfaisant et respectable. Rien ne fut épargné. Des institutions furent abolies, des coutumes furent proscrites seulement parce qu'elles existaient et, de l’universelle destruction, les contemporains passèrent à une expérience nouvelle qu'ils exprimèrent d'un mot : la Terreur.

M. de La Fayette, proscrit alors, pouvait être satisfait. L’Histoire de France recommençait.

Depuis le 14 juillet jusqu'au 18 brumaire la crise lira dix années qui furent pour l'Etat et pour la Société une véritable crise épileptique, aussi néfaste à l'organisme national que peut l'être la maladie de ce nom à l’organisme individuel. Ce qu'a été cette maladie, sa

 

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longue préparation, son éruption soudaine, sa prostration finale, on commence à le savoir avec exactitude depuis qu'au fétichisme révolutionnaire d'un Thiers, d'un Michelet, d'un Louis Blanc a succédé l'enquête microscopique et impitoyable dont le livre fameux d'Hippolyte Taine suggéra la pensée, indiqua la méthode et répandit le goût. Plus de dithyrambes ni d'anathèmes, mais des démonstrations. Une légende ne succède pas à une autre légende, c'est l'Histoire, digne de ce nom, qui prend la parole et on peut espérer qu'elle la gardera désormais. A mesure que les années se succèdent les travaux se multiplient et leurs résultats s'accumulent et se coordonnent. La liste s'allonge chaque mois, presque chaque jour, des ouvrages qui ébranlent ou ruinent une légende, corrigent un  récit, réduisent une réputation, ressuscitent un disparu, ramènent à ses proportions réelles, c'est-à-dire humaines, la crise tragique à laquelle on accordait une sorte de surnaturelle grandeur.

Et cette fois encore, M. de La Fayette doit être satisfait. L'Histoire commence à se faire, impartiale et vengeresse, devant la Postérité.

La Révolution française fut si pleine d'événements en si peu d'années, elle offrit des spectacles si nouveaux et si passionnants qu’elle  ne pouvait qu'épuiser rapidement l'immense intérêt que lui portaient à ses débuts les contemporains, et ce fut ainsi que l'émotion universelle avec laquelle tous s'y précipitèrent à corps perdu aboutit, après dix années, à la lassitude générale et à l'abdication entre les mains et sous la volonté du maître capable de liquider l'expérience anarchique dans une aventure nouvelle.

Dans la brume d'une soirée de novembre 1799 se dissipa et s'évanouit le rêve magnifique et fiévreux commencé au grand soleil de juillet 1789. La reconstruction

 

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de la France va s'imposer au génie lumineux à qui la Providence a confié le soin de relever la grande nation fatiguée et déçue, mais toujours vaillante et généreuse. Jamais, sans doute, dans l'histoire des souffrances humaines et des désastres des peuples, jamais remède plus énergique n'avait été préparé à une infortune plus pitoyable, et si, parmi les spectateurs du coup d'Etat de Brumaire un chrétien perspicace avait pu deviner le surhumain génie de l'homme destiné par la Providence à la garde et au salut de la patrie, au relèvement de la 'religion et à l'apaisement des fureurs civiles, celui-là eut dû comme jadis, à l'aube du règne de Clovis dans le prologue de la loi salique, écrire le soir du 18 Brumaire :

 

Vive le Christ qui aime les Francs.

 

Quelques-uns crurent la Révolution terminée, ils se trompaient. L'homme extraordinaire marqué du destin pour l'oeuvre sans précédent s'identifia avec la Révolution et la continua. Ce que des princes d'une profonde sagesse politique, Constantin, Charlemagne, Henri IV avaient vu et voulu, il le vit et l'imposa à son tour, mais bon génie emporté par l'orgueil compromit l'oeuvre commencée. La religion qu'il avait rétablie, il la persécuta et voulut la réduire à l'humiliante servitude d'un département d'administration, Alors commencèrent les taquineries, les violences, les abus de pouvoir dont la tradition fut précieusement conservée par les fonctionnaires e la Restauration en attendant le jour de la transmettre

savoir-faire de leurs successeurs sous le gouvernement de juillet.

C'est cette période d'environ un demi-siècle que comprend le présent volume, période qui compte moins de martyrs sanglants tels que ceux de la Terreur et du Directoire, mais dont l'histoire offre encore tant d'attrait

 

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grâce à la présence, dans les rangs de l’Eglise de France reconstituée, des confesseurs familiarisés avec les angoisses et les privations de la prison et de l'exil. Cependant, comme si la France ne pouvait se tenir de posséder son contingent de héros, nous allons voir quelques-uns de ses fils chercher au Tonkin, en Corée, l'occasion de répandre leur sang pour l'honneur du Christ et le salut des âmes. La plus grande partie de ce tome treizième du Recueil est consacrée à l'Extrême-Orient et à des martyrs aussi vaillants et aussi délaissés que ceux qui furent victimes de la Révolution.

C'est une grande tristesse de voir qu'après plus d'un siècle écoulé l'Eglise de France n'a pas su obtenir la glorification officielle des martyrs de la foi dont la confession ne peut être révoquée en doute. Ceux qui périrent massacrés aux Carmes, guillotinés ou fusillés un peu partout, épuisés sur les pontons, traqués dans les campagnes auraient droit à tous Ies honneurs du culte chrétien. Entre Louis XVI et Pie VI une phalange de héros attend l'heure du triomphe, puisse-t-elle ne pas se faire trop attendre.

 

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MARTYRE DE M. MARTIAL DE SAVIGNAC,
PRÊTRE A LAVAL, LE 10 MAI 1796.

 

M. Martial de Savignac (1), né vers 1759, au château de Vaux, paroisse de la Jonchère, diocèse de Limoges, avait été pourvu de la cure de Vaiges (ancien diocèse du Mans) quelques années avant la Révolution. Attaché à ses devoirs, doué d'un caractère franc et cordial, il s'acquit l'estime de tous ses confrères, quoique venu très jeune d'un diocèse éloigné ; il était aimé, au delà de tout ce qu'on peut dire, de ses paroissiens, auxquels il était de son côté vivement attaché. A l'époque de la déportation, il ne put supporter l'idée de se séparer d'eux pour si longtemps ; il sortit secrètement de Laval, où il avait été renfermé dans le couvent des Cordeliers, et se rendit auprès de ses paroissiens. Il resta caché chez eux (2), continuant de remplir son ministère, et ne le refusant point aux hhbitants des paroisses voisines qui le réclamaient. Il eut plusieurs fois occasion de l'exercer auprès des soldats de l'armée royale ; son zèle le porta même à aller administrer les blessés jusque sur le champ de bataille, et on rapporte notamment qu'il le fit, lors d'une grande rencontre à Bazougers, au commencement de l'année 1795. Il n'en fallut pas davantage pour le faire considérer par les patriotes comme un vrai chef de chouans, et pour faire dire qu'il portait les armes avec eux. Le 29 avril 1796, se trouvant au bourg de Bazougers, il alla dans un jardin pour réciter son bréviaire. Des

 

1. C'est à tort qu'on lui a donné le nom de François dans tous les ouvrages qui parlent de lui.

2. Les Martyrs de la foi et les Martyrs du Maine portent qu'il avait

suivi l'armée de la Vendée, c'est une erreur.

 

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soldats qu'il vit venir de son côté, lui firent juger qu'il était découvert ; il se hâta de pénétrer dans un pré voisin, afin de n'être pas arrêté dans l'habitation des personnes qui l'avaient reçu, et qui se fussent trouvées compromises ; il demandait toujours à Dieu de n'être point cause d'un semblable malheur ; c'était la seule crainte qui tourmentât cette âme forte et intrépide. On était à sa poursuite, il fut bien vite saisi. On le conduisit au bourg de Meslay, où il passa la nuit dans une maison particulière. Il y resta encore toute là journée du 30, et on le mit pendant la nuit suivante dans un toit à porcs. Amené à la prison de Laval, le 1er mai, il fut aussitôt mis au cachot.

Cette importante capture remplit de joie tous les révolutionnaires exaltés qui semblèrent personnifier dans le curé de Vaiges, le double objet de leur haine, la religion et la cause royale. Persuadés que sa mort porterait un grand coup à la chouannerie, ils ne négligèrent rien pour la rendre inévitable et prompte. En même temps, tous les gens honnêtes, parmi les-quels il faut compter plusieurs patriotes prononcés, étaient dans la douleur ; le prisonnier excitait chez eux l'intérêt au; même degré que la fureur chez ses ennemis. Pendant une semaine, l'attention de la ville fut absorbée par cette affaire ; personne n'y était indifférent. Les amis du curé mirent tout en oeuvre pour essayer de sauver au moins sa vie ; ils multiplièrent les démarches et les sollicitations ; tout ce qui est possible en pareil cas fut tenté par eux. M. de Savignac était traité en véritable chef de chouans et son procès s'instruisait suivant les formes de la justice militaire. On ne tarda pas à apprendre qu'il serait jugé par une commission militaire composée de dix-huit membres de tous grades, dont l'accusé pouvait récuser la moitié ; on connut leurs noms assez à temps pour pouvoir s'introduire auprès de plusieurs d'entre eux, afin de tâcher de les rendre favorables ; on apprit aussi quels étaient ceux qu'il convenait de récuser ; on avait donc des espérances.

Les débats s'ouvrirent le 7 mai, à deux heures après-midi. Nous savons assez peu ce qui se passa à cette audience, car toutes les personnes qui écrivirent dans le temps des relations ide la mort de M. de Savignac, se sont plus occupées du grand caractère qu'il déploya que de la procédure suivie contre lui.

 

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Voici cependant ce qu'a rapporté un témoin oculaire (1). Il y avait deux principaux chefs d'accusation contre le curé de Vaiges : 1° de n'avoir pas obéi aux lois sur la déportation ; 2° d'avoir fait partie des rassemblements de chouans. On s'occupait fort peu du premier, qui, pour le moment, n'eût entraîné d'autre peine que de rester en état d'arrestation, et tout l'intérêt du débat se porta sur le second. Dans son interrogatoire M. de Savignac déclara qu'il ne s'occupait que de son ministère, et non des affaires politiques, et qu'il n'avait jamais porté d'armes sur lui, pas même pour sa défense personnelle. On lui demanda s'il avait eu des entrevues avec les chefs des chouans : « Je ne les ai jamais cherchés, répondit-il. S'ils sont venus quelquefois me trouver dans ma retraite, et si j'ai eu occasion de leur donner des conseils, je n'ai eu d'autre désir que de procurer la paix, et d'arrêter l'effusion du sang, en prêchant le pardon à ceux que vous nommez vos ennemis. » On produisit des témoins et quelques pièces écrites pour établir les relations de M. de Savignac avec les insurgés. La défense fit aussi entendre des témoins à décharge, qui déclarèrent que l'accusé leur avait sauvé la vie, en les arrachant des mains des chouans. Deux défenseurs choisis par ses amis plaidèrent avec beaucoup de zèle et de talent. Enfin, à huit heures du soir le jugement fut rendu ; M. de Savignac était condamné à quinze années de fers. Ses amis furent ravis de ce résultat, qui était tout ce qu'ils pouvaient désirer, car ils ne se flattaient pas d'un acquittement complet. Jamais chaînes n'avaient causé tant de joie.

Mais cette joie fut de courte durée. On ne savait pas, ou on avait oublié que les jugements militaires étaient toujours déférés à un conseil de révision, qui avait droit de les casser pour vices de formes et de renvoyer l'affaire à une nouvelle commission. Le matin du 8, on sut que ce conseil était déjà nommé, et qu'il devait prononcer dans les vingt-quatre heures. Il tint, conformément à la loi, sa séance à huis clos, et le soir on apprit qu'il avait cassé le jugement. Dès le lendemain, 9 mai. la nouvelle commission tint son audience publique. On avait connu les démarches faites auprès de la première, on eut

 

1. A M. Isidore Boullier.

 

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soin de ne nommer la seconde qu'au moment de prendre séance Il fut donc impossible d'indiquer à M. de Savignac les membres qu'il devait récuser. Tout d'ailleurs eût été inutile ; les défenseurs plaidèrent avec la même force que la première fois, mais on leur coupait la parole. Pendant les débats, la populace assemblée près du palais, criait « mort au tyran ». Déjà le jour du premier jugement, elle avait manifesté les sentiments les plus hostiles contre le curé et avait voulu se jeter sur lui, quand on le reconduisait en prison. Elle fut enfin satisfaite : M. de Savignac fut condamné à mort. On s'obstina jusqu'à la fin à le traiter comme militaire ; le jugement ordonnait qu'il fût, non pas décapité, mais fusillé dans les vingt-quatre heures.

 

BIBLIOGRAPHIE. — TH. PERRIN, les Martyrs du Maine, 2e édit., t. I, p. 69-78. — Is. BOULLIER, Mémoires ecclésiastiques concernant la ville de Laval et ses environs, in-8, Laval, 1846, p. 288-297. Ce récit que nous venons de transcrire est beaucoup plus recommandable que celui du larmoyant Perrin qui ajoute, peut-être de son cru, des détails fort peu vraisemblables. « Il ne nous a pas été possible, écrivait Boullier, de nous procurer le texte des jugements. Il ne paraît pas qu'on ait imprimé même le dernier. On ne trouve les minutes ni à Laval, ni aux archives de la division militaire à Tours. Nous ne connaissons donc que la substance des jugements sans savoir comment ils étaient motivés. D'après quelques renseignements que nous avons obtenus, il paraîtrait que M. de Savignac aurait d'abord été condamné comme ayant eu simplement des intelligences avec les chouans, et en second lieu, comme ayant siégé dans leurs conseils et pris part à leurs opérations... La mort de M. de Savignac produisit une profonde sensation, et ce vénérable prêtre a laissé des impressions ineffaçables dans la mémoire des contemporains. Les fidèles le considéraient aussi comme martyr. Il est vrai qu'il fut condamné pour des faits politiques ; mais il est évident que sa qualité de ministre de la religion fut la vraie cause de sa mort. Son zèle pour le salut des âmes, et le désir de remplir ses devoirs de prêtre et de pasteur, étaient les seuls motifs qui le conduisirent quelquefois au milieu des combattants. Si une balle Petit atteint sur le champ de bataille, lorsqu’il donnait les secours de la religion à des mourants, on le considérerait comme un martyr de son devoir et de la charité; il a été mis à mort pour avoir souvent rempli ce saint ministère, pourquoi lui refuserait-on cet honneur ! »

Le lendemain du supplice, Mlle, A. D..., l'amie la plus dévouée de M. de Savignac écrivait ce qui suit à son frère. Sur Mlle Loyand, voir l'Ami de la religion, 3 janvier 1837, n, 2754, et 1. BOULLIER, ouvr. cité, p. 167-169.

 

MARTYRE DE M. DE SAVIGNAC.

 

M. le curé rentra au château et aborda tranquillement les autres prisonniers. Il demanda à Mlle Loyand, qui a ses entrées libres, si elle croyait qu'on lui accordât un de ses confrères qui sont détenus dans une maison particulière; il lui avait fait la même demande dès le matin. Cette demoiselle alla chez le général, et obtint la permission de faire conduire un prêtre dans le cachot de M. le curé (1), et celle d'y rester elle-même toute la nuit. Pareille consolation n'avait encore été accordée à aucun condamné. Mlle Loyand porta des livres, un cierge et de l'eau bénite dans le cachot. M. le curé soupa tranquillement avec elle. Ils prièrent ensemble, s'entretinrent de la mort; il lui expliqua ses dernières volontés qu'il avait déjà écrites; lui dit de me donner tous ses papiers, lui parla avec tendresse de ses paroissiens, et plaignit le chagrin que j'aurais de sa mort. Quand il voyait pleurer cette digne fille, il la reprenait en riant. Il lui fit une telle impression, qu'elle finit par devenir presque joyeuse de sa mort. A sept heures du matin, il écrivit une lettre fort belle à ses paroissiens, et envoya savoir à quelle heure on viendrait le chercher ; c'était onze heures et demie. Il m'écrivit alors, ainsi qu'aux demoiselles chez qui il fut pris. Il déjeuna avec appétit. Il se remit alors en prières. II témoigna de la satisfaction quand Mlle Loyand lui dit que nous lui faisions faire un cercueil et que je préparais son suaire. A onze heures, il dit les prières des agonisants,

 

1. Ce prêtre était M. Letort, ancien curé de Juvigné, un des ecclésiastiques transférés à Rambouillet en 1793, et détenu alors dans la maison de la Barbotière, au bas de la rue Renaise. Mlle Loyand avait obtenu pour lui la permission de célébrer la sainte messe dans le cachot de M. de Savignac. Mais à onze heures du soir, le général donna l'ordre de reconduire sur-le-champ M. Letort à la maison de détention. Il dit qu'il ne savait pas comment il avait pu permettre l'entrevue des deux prêtres, et que cela le compromettrait gravement.

 

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les actes avant la mort. Quand on vint le chercher, Mlle Loyand lui demanda sa bénédiction, il la lui donna, lui dit adieu, le sourire sur les lèvres et marcha au supplice les mains jointes, la tête nue, et priant Dieu. Arrivé sur la place du Gast, il se mit à genoux. On lui demanda s'il voulait qu'on lui bandât la vue ; il répondit : « Faites ce que vous voudrez. On lui mit un mouchoir sur les , yeux ; il éleva les mains au ciel, les joignit, tomba au premier coup. Le zèle de ses amis et la rage de ses ennemis ne se sont pas éteints avec sa vie. Son corps fut insulté pendant qu'on le portait au cimetière (1) ; mais on l'enferma dans la chapelle, et il a été enseveli avec respect. Tout le soir et la nuit il y a eu des fidèles sur son tombeau ; la terre imbibée de son sang a été recueillie ; les fossoyeurs mènent des fidèles dans la chapelle, pour y essuyer le brancard et le pavé, avec des mouchoirs. J'ai un linge teint de son sang et une boucle de ses cheveux. Je lui avais fait demander le matin qu'il me donnât de ses cheveux ; il répondit qu'il n'avait pas assez souffert, et il m'envoya seulement son petit portefeuille, qui lui servait de bourse pour porter les sacrements. Sa mémoire est profondément gravée dans mon coeur. Je l'ai suivi pas à pas dans son agonie. Nous avons disputé son sang goutte à goutte : la fureur et la force nous l'ont arraché. Il est plus heureux que nous. Dieu soit béni ! Je te prie de garder ma lettre ; je n'aurais pas la patience de la copier et il sera peut-être utile un jour d'avoir des détails aussi exacts de la mort de notre cher curé.

 

LETTRE DE M. DE SAVIGNAC A SES PAROISSIENS.

 

De ma prison, ce 10 mai 1796, à septembre du matin.

 

Encore quelques heures, mes chers, paroissiens, et je

 

1. Dans l'ancien cimetière de la Trinité, depuis lors désaffecté.

 

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n'existerai plus. Mes plus grands regrets sont de me séparer de vous. Nos ennemis communs ont cru qu'en frappant le pasteur ils disperseraient facilement le troupeau; mais j'espère qu'il n'en sera pas de même. J'espère que les principes de religion, dont vous avez toujours fait profession, resteront gravés dans vos cours ; que mon sang qui va être versé, pour mon attachement aux mêmes principes, ne servira qu'à vous affermir. Souvenez-vous, mes amis, que c'est dans les derniers moments de la vie, que l'on sent tout le prix de la religion. C'est elle qui nous fait supporter avec résignation les persécutions auxquelles nous pouvons être exposés. Ne vous attristez donc pas sur mon état ; la seule chose que je vous demande, c'est de ne pas m’oublier dans vos prières. Recommandez -moi, je vous prie, à ceux qui m'ont témoigné tant d'intérêt, dans ces derniers moments. Cessez de vous alarmer sur mon sort. La religion pour la défense de laquelle je meurs, doit vous fournir tous les moyens de consolation dont vous pourriez avoir besoin. Préparez-vous aussi à mon exemple à faire le sacrifice de votre vie, pour le soutien de cette même religion, si les circonstances où vous pourrez vous trouver l'exigent. Quand il s'agit de sa foi, on ne doit jamais la trahir. Souvenez-vous que Jésus-Christ nous avertit que ceux qui rougiront de le confesser devant les hommes, il les désavouera devant son père.

Adieu, mes chers paroissiens, ce sont là les dernières paroles que vous recevrez de moi.

 

DE SAVIGNAC, curé de Vaiges (1).

 

1. Cette lettre qui offre quelques incorrections avait été retouchée par les précédents éditeurs ; M Rouiller a rétabli le texte authentique d'après l'original.

 

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MARTYRE DE M. FRANÇOIS-BERNARD MARTELET,
PRÊTRE DE LA MISSION

 

A BESANÇON, LE 9 FÉVRIER 1798.

 

François Bernard Martelet, né à Jussey, près Vesoul, en Franche- Comté, vers 1758, entra en 1779 dans la Congrégation de la Mission fondée par saint Vincent de Paul. Aussitôt son noviciat terminé, ses supérieurs l'envoyèrent à la maison de Coëtfort au Mans, où il remplit les fonctions de préfet du choeur et de maître des cérémonies. Les principes d'orthodoxie rigoureuse l’obligèrent de quitter cette maison quand survint le schisme constitutionnel, et il retourna dans son pays natal dont il fut contraint de s'éloigner vers la fin de 1792. Après le 10 thermidor il rentra en France par la frontière du Nord et séjourna deux années à Saint-Omer. Au printemps de 1797, il se rendit à Paris avec l'intention de revenir dans le Maine. Il était encore dans la capitale quand éclata le coup d'Etat du 18 fructidor ; en conséquence, il se retira chez sa mère à Jussey où il arriva le 11 octobre, fut arrêté dix jours après, conduit de Jussey à Blonde-Fontaine, puis à Vesoul et y fut emprisonné quatre mois. Vers la fin de, janvier 1798, il fut transféré à Besançon ; le 8 février à cinq heures du soir on le conduisit à la prison militaire ; le 9 il comparut, à neuf heures du matin, devant une commission militaire et fut condamné comme émigré rentré à la peine de mort. Vers 3 heures de l'après-midi, on le conduisit au supplice.

Nous rencontrons maintenant un groupe de prêtres déférés à des commissions militaires. Leur situation demande un mot d'explication. « Lorsqu'ils avaient passé la frontière en août et septembre 1792, ils ne l'avaient pas fait volontairement ; la loi du 26 août les y obligeait ; leur départ était un exil forcé, et leur émigration, s'il faut employer le mot impropre, un acte

 

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d'obéissance. En 1793, ils avaient été inscrits sur les mêmes listes que les émigrés, mais cette inscription, qui valait au point de vue du séquestre et de la vente de leurs biens, ne changeait pas la nature et l'origine de leur exil. Distinction importante : comme déportés, ils étaient justiciables des administrations centrales et passibles d'une seule peine que prononçaient ou les Administrations ou le Directoire lui-même, la déportation. Comme émigrés, ils étaient traduits devant une commission où les attendait la procédure sommaire qu'on verra appliquer. Ce problème, dont la solution intéressait la vie de tant de citoyens, ni le Directoire, ni le ministre de la Justice, ni celui de la Police ne s'inquiétèrent de l'éclaircir ; la solution en fut abandonnée aux juges des commissions militaires, les uns ne connaissant que la consigne et ne croyant pas qu'il fût possible de la secouer, les autres la subissant avec douleur, mais s'y résignant, tous trop peu familiers soit avec les lois soit avec les procédés d'interprétation, pour démêler le parti équitable que commandaient les circonstances de l'émigration ecclésiastique. » (V. Pierre.)

 

BIBLIOGRAPHIE. - TH. PERRIN, les Martyrs du Maine. Episodes précieux de l'histoire de l'Eglise pendant la Révolution française, in-12, Paris, s. d, 2. édit., t. I, p. 241-247. — J. SANZAY, Histoire de la persécution révolutionnaire dans le département du Doubs de 1789 à 1801, in-12, Besançon, 1869, t. IX, — P. PIOLIN, l'Eglise du Mans durant la Révolution, t. III, p. 435-440, a donné le discours final avec des retouches. — V. PIERRE, les Emigrés et les Commissions militaires après Fructidor, dans la Revue des Quest. hist., 1884, t. XXXVI, p. 561.

 

LETTRES ET DISCOURS DE J.-B. MARTELET.

 

MA TENDRE MÈRE,

 

Me voici à la veille de consommer mon sacrifice, et de paraître au tribunal redoutable de Dieu, pour lui rendre compte de toute ma vie. Quelque juste que soit la cause pour laquelle je me suis efforcé de combattre

 

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pendant tous ces temps malheureux, je ne tremble pas moins à la vue du compte terrible que j'ai à rendre des âmes qui m'ont été confiées, ainsi que de la mienne. Heureusement pour moi, j'ai cette confiance que Dieu voudra bien oublier mon incapacité à remplir un aussi sublime ministère, pour ne se souvenir que de ses infinies miséricordes et me pardonner mes péchés. Je lui rends d'immortelles actions de grâces de ce qu'il a bien voulu me faire naître de parents chrétiens et me choisir un père et une mère qui se sont eux-mêmes sacrifiés pour me donner une éducation chrétienne. Je prie le Seigneur qu'il daigne couronner votre oeuvre et m'accorder la grâce du martyre. J'ai tout lieu d'espérer qu'il aura égard au sacrifice généreux que vous lui fîtes de ma personne, non seulement dès ma naissance, mais principalement depuis ma consécration à l'état saint de prêtre et de missionnaire.

Puisse le sang que je vais verser pour la foi effacer le reste de mes péchés, et toucher le coeur des ennemis de notre sainte religion I Il n'y a pas de doute qu'il fallait des victimes pour expier les iniquités de notre malheureuse patrie. Que la volonté de Dieu s'accomplisse en moi 1 Et si j'ai le bonheur de trouver grâce devant Dieu, j'accepte volontiers et de bon coeur le calice de sa passion, dans l'espérance qu'il voudra bien m'accorder les forces nécessaires pour le boire jusqu'à la lie, s'il le faut. Et vous, mes chers frères et soeurs, n'oubliez pas si Dieu nous a choisis de préférence à tant d'autres pour augmenter la famille des saints, vous ne parviendrez sûrement à l'héritage éternel, qu'en prenant soin de notre tendre mère, qui est le seul bien qui nous tienne encore attachés à la terre, et en pratiquant à son égard les vertus dont elle n'a cessé de nous donner l'exemple. Je vous recommande à tous spécialement mes deux petits-neveux, faites tout ce qui dépendra de vous pour

 

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que ces tendres enfants ne soient pas privés du don inestimable de la foi, qu'il est à craindre que l'on ne voie enlever à notre malheureuse patrie.

Je me recommande aux prières des fidèles catholiques de Jussey ; je les remercie de la charité qu'ils m'ont témoignée, et je les prie de ne pas abandonner ma famille désolée.

Je demande pardon à ma bonne mère de tout ce qui aurait pu l'offenser en moi. Je vous demande aussi pardon à vous tous, chers frères et soeurs, et me recommande à vos prières, afin que si j'ai le bonheur de suivre mes vénérables confrères dans le séjour de la gloire, je puisse intercéder pour vous auprès de Dieu, par la médiation de notre Sauveur Jésus-Christ et de sa très sainte Mère. Ainsi soit-il.

Faites part de mes sentiments aux braves chrétiens di Saint-Orner, à qui j'ai de très grandes obligations, et dites-leur que je ne les oublierai pas, si j'ai le bonheur de voir Dieu.

 

JEAN MARTELET, prêtre.

 

Dans les prisons de Besançon, ce 8 février 1798, veille: de ma mort.

 

Aux prêtres incarcérés avec lui.

 

MESSIEURS ET RESPECTABLES CONFRÈRES,

 

Maintenant que mon sort est décidé, je croirais manquer essentiellement à la reconnaissance que je vous dois, si je ne vous faisais pas tous mes remerciements les plus sincères de ce que vous avez bien voulu me supporter parmi vous, quelque indigne que je fusse des vertus qui doivent caractériser de vrais martyrs. Ce qui me rassure et me remplit de consolation dans ce dernier

 

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moment, c'est d'avoir été le témoin de votre inébranlable fermeté et de cette résignation parfaite dont vous m'avez donné l'exemple. J'eu crois et rends grâces au Seigneur qui n'a pas permis que je fusse abandonné à ma propre faiblesse. Que sa volonté s'accomplisse en moi. Oh! Si mon sang pouvait lui être agréable pour servir à l'expiation de mes iniquités et de celles de notre malheureuse France, je n'en verserai jamais autant que je le désirerais ; mais, hélas ! mon indignité !... Il ne me reste. donc plus de ressources que dans ses infinies miséricordes, que j'implore .à grands cris, et que je vous prie d'implorer pour moi.

Je pardonne de bon coeur à ceux qui ont contribué à ma mort ; et j'espère que si j'ai trouvé grâce devant Dieu, il voudra bien écouter mes prières pour eux.

Adieu, je vais mourir. In manus tuas, Domine, commendo spiritual meum.

Dans les prisons militaires de Besançon, à deux heures après-midi, jour de ma mort, le 9 février 1798.

 

JEAN-BAPTISTE MARTELET, prêtre.

 

Discours de M. Martelet au peuple, avant qu'on lui bandât les yeux pour le fusiller.

 

Pauvre peuple, jusqu'à quand vous laisserez-vous aveugler par l'erreur et le mensonge ? Hélas ! le flambeau de la foi, ce trésor précieux, incomparable, s'éloigne de vous, et malheureux, vous ne faites aucun effort pour apaiser la colère de Dieu, qui s'appesantit chaque jour sur la coupable France ! Si l'on conduit les ministres de Jésus-Christ sur le champ de bataille, pour leur ravir l'existence, vous accourez, les uns pour insulter à la religion qui fit votre bonheur, les autres s'attendrissent

 

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sur notre sort et versent des larmes sur nous ; et, l'instant après, se livrent de nouveau à leurs coupables plaisirs ou à une tiédeur habituelle, ils se contentent de gémir sur les verges. dont Dieu, dans sa colère, se sert pour punir d'une manière bien terrible la coupable. France. Un fort petit nombre emploient tous les moyens qui sont en leur pouvoir pour fléchir la colère redoutable d'un Dieu outragé ; et Dieu, dans sa miséricorde, les appelle peu à peu en différentes manières.

O mes frères, mes concitoyens, je vous pardonne ma mort comme homme. Je prie. Dieu de vous la pardonner, comme celle de son ministre, puisqu'il m'avait condé le pouvoir d'être médiateur entre vous et. lui, et que, c'était par mes mains que vous deviez recevoir la source des grâces.

 

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MARTYRE DE JEAN-JOSEPH GLATIER, PRÊTRE
A TOURS, LE 24 MARS 1798.

 

 

Jean-Joseph Glatier, né à Thor, dans le comtat d'Avignon (Vaucluse), était vicaire à Saint-Martin de Précigné (Sarthe). Dès le commencement du schisme constitutionnel, il manifesta hautement son attachement à l'Eglise ; dénoncé plusieurs fois au district de Sablé et même au directoire du département de la Sarthe comme l'instigateur de la résistance qui animait les habitants de Précigné contre les excès révolutionnaires. Après avoir refusé le serment, il refusa de fuir et de se laisser déporter ; au plus fort de la Terreur il montrait un zèle infatigable : prêchait, administrait les sacrements, formait la jeunesse au chant des cantiques ainsi qu'en pleine paix. On le vit convoquer des assemblées de 2.000 ou 3.000 personnes, célébrer la messe, faire la procession. C'était moins par bravade que par l'effet d'un zèle bien averti des périls qu'il bravait.

Dans le cours de l'hiver, il réunissait, à la ferme du Vert-Galant, les enfants de Précigné, de Notre-Dame du Pé, de Saint-Germain, de Domeray, de Domeré et de Morannes pour les préparer à la première communion. Un déserteur nommé Guillois vint se réfugier dans la ferme qui abritait M. Glatier sur les instances duquel le malheureux fut accueilli et retiré dans la cachette même du prêtre. Le lendemain, cet homme se rendit à Sablé, et dénonça le prêtre, ce qui lui valut la grâce pour son crime de désertion. Le 7 janvier 1798 (18 nivôse an VI) une colonne mobile de Sablé cerna la ferme de Montplaisir sur la route de Sablé à Morannes, et, conduite par Guillois, s'empara du prêtre. Celui-ci fut conduit de Sablé à La Flèche, puis à Tours où il comparut le 23 mars devant la commission militaire. Là, dédaignant les accusations infamantes, il confessa sa foi, réfuta les chefs d'accusation portés contre lui. Ce jour même il fut condamné et exécuté le lendemain, 4 germinal an VII, à dix heures du matin, sur la place d'Aumont.

 

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BIBLIOGRAPHIE. — TH. PERRIN, les Martyrs du Maine, 2e édit., t. I, p. 218-220. — P. PIOLIN, l'Eglise du Mans durant la Révolution, t. III, p. 443-451. — V. PIERRE, les émigrés et les Commissions militaires dans la Revue des Quest. hist., 1884, t. XXXVI, p. 566. — La lettre suivante fut adressée à une personne de Précigné.

 

Le 15 mars 1798, au IXe de la persécution.

 

Sitôt votre chère lettre reçue et lue, je l'ai déchirée ; mais je conserverai longtemps les sentiments que votre coeur lui a dictés. Qu'il est doux, ,après une furieuse tempête, de voir le calme se rétablir 1 Telle est la joie que j'ai ressentie en recevant de vos chères nouvelles. Je suis convaincu d'avance que vous n'avez pas été insensible a cette funeste catastrophe, que le Ciel sans doute n'a permis, que pour rendre notre foi plus ferme et plus agissante. C'est à présent que l'on peut connaître si nous aimons cette religion sainte dans laquelle le Ciel nous a fait naître, en souffrant patiemment les tribulations et les angoisses. J'ai été rudement battu par les flots de cette mer orageuse qui est au dedans de nous, depuis notre cruelle séparation. Je ne fais plus que languir, depuis que je ne vois plus ce cher troupeau à qui le Seigneur a prodigué tant de faveurs, 'et pour qui les pénibles travaux que j'essuyais pour son salut étaient pour moi des charmes et des délices. Ce qui augmente ma douleur, et qui est pour un poids accablant, c'est de voir les progrès funestes que va faire l'ennemi de notre salut dans le coeur de cette jeunesse naissante en qui on voyait germer avec une douce joie les principes consolants de la religion catholique. Soyez auprès d'elle mon interprète, et peignez-lui avec douceur et avec éloquence que la religion bien imprimée dans le coeur peut seule dicter mes larmes et mes regrets. Oui, aimables enfants, portion la plus chère du troupeau de Jésus-Christ, recevez aujourd'hui ma tendre affection, et n'oubliez jamais

 

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ce pauvre prêtre qui ne perdit jamais aucune occasion de vous apprendre à aimer et à respecter la religion de vos pères. Oui, votre séparation sera pour moi une agonie continuelle ; et, dans quelque coin de la terre que le Seigneur permette que je sois déporté, toujours vous ferez l'objet continuel de ma sollicitude. Témoignez les mêmes sentiments à ceux qui partagent votre façon de penser, dont les noms seraient trop longs à détailler ; car je les porte tous dans mon coeur. Je n'espère pas rester longtemps au Mans. Bientôt l'exil ou la mort termineront notre cruelle et pénible existence. Si je suis encore digne de votre souvenir, priez le Seigneur qu'il me donne la force et le courage de recevoir ce coup avec cette grandeur d'âme qui ne doit jamais abandonner un prêtre fidèle à son devoir. Jusqu'à présent, quoique rassasié d'injures de la part de nos persécuteurs qui viennent chacun à l'envi pour les prodiguer dans le cachot où nous sommes détenus, je n'ai point senti en moi affaiblir les sentiments que j'ai toujours manifestés. J'ai eu le courage de répondre à mes persécuteurs, entourés de leurs satellites, que j'étais prêtre de Jésus-Christ, et que depuis que j'ai reçu ce caractère sacré, je n'ai jamais cessé un instant d'annoncer ses justices et ses miséricordes ; que jamais je n'avais eu la faiblesse de prononcer aucun serment, ni fait aucune soumission. Ces sentiments sont couchés de cette sorte sur le procès-verbal de mon interrogation. Puissent-ils être couchés dans le livre de vie au jour où nous paraîtrons tous au jugement de Dieu ! Je vous remercie de tous les soins que vous vous êtes donnés pour moi. Ne m'envoyez point d'argent : si quelque dame charitable vous en offre, vous le garderez en dépôt chez vous pour payer la dépense que je fais tous les jours pour ma nourriture dans le lieu de ma détention. J'éprouve toutes les peines : je suis éloigné de ma patrie, de ma famille, de mes

 

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proches et de toutes les âmes sensibles. J'ai tout ce qu'il faut pour devenir un prêtre parfait : fasse le ciel que je le devienne ! J'ai été vendu, livré dans un pays arrosé de mes larmes et de mes sueurs ; et là, où je ne devais goûter que des jouissances, j'ai été couvert, abîmé de sottises. Car la nuit de mon arrestation fut pour moi un supplice; et je n'eusse jamais cru que parmi les habitants de la ville de Sablé il se fût trouvé de pareils monstres. On m'a dépouillé de tout et je n'ai plus que les habits que j'avais sur le corps, sans pouvoir en obtenir davantage. Faites part de ma lettre à votre chère sœur et à votre bonne amie J. Brèche, à nos anciennes,couturières, surtout à la petite Modeste. Jeanne B... et au... Que Dieu vous accorde toute sorte de bonheur et de consolation sur la terre, et un jour la palme que Dieu destine ses élus ! Amen.

 

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MARTYRE DE M. PIERRE-JULIEN HERVIEUX, PRÊTRE.
A TOURS, LE 31 MARS 17193.

 

Le 7 fructidor an V (— 24 août 1797) une loi rapportait toutes celles qui avaient été rendues précédemment sur la déportation des ecclésiastiques et rouvrit la France à tous ceux qui en avaient été expulsés. La joie fut d'autant plus grande qu'une lassitude générale avait succédé aux rigueurs et que la majorité de la nation aspirait à l'abandon des lois révolutionnaires. Beaucoup de prêtres, sitôt qu'ils furent instruits de cette mesure de pacification, principalement ceux qui résidaient en Angleterre, s'apprêtèrent au retour. Leurs projets furent déçus. La loi du 7 fructidor n'eut que douze jours de durée et au bout de ce temps un revirement complet ramena les mesures les plus violentes.

Le corps législatif composé du Conseil des Anciens et du Conseil des Cinq-Cents était seul favorable à la pacification, le Directoire voulait une politique de persécution. Parmi les cinq membres qui composaient ce conseil pourri, trois entreprirent de continuer la méthode des violences révolutionnaires, et le 18 fructidor (= 4 septembre), au moyen d'un coup d'Etat, ils firent suspendre de leurs fonctions deux de leurs collègues et soixante dix membres du corps législatif. Dès le lendemain, par une loi, ces vaincus étaient condamnés à la déportation et avec eux beaucoup d'écrivains et de journalistes. En outre cette loi contenait les dispositions suivantes :

ART. 23. — La loi du 7 de ce mois qui rappelle les prêtres déportés est rapportée.

ART. 24. — Le directoire exécutif est investi du pouvoir de déporter, par des arrêtés individuels motivés, les prêtres qui troubleraient dans l'intérieur la tranquillité publique.

 

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ART. 25. — La loi du 7 vendémiaire an IV, sur la police des cultes, continuera d'être exécutée à l'égard des ecclésiastiques autorisés à demeurer sur le territoire de la République, sauf qu'au lieu de la déclaration prescrite par ladite loi, ils seront tenus de prêter serment de haine à la royauté et à l'anarchie, d'attachement à la république et à la constitution de l'an III.

Cette loi fut le signal d'un retour de persécution presque égale à celle de 1793. Par toute la France, la Terreur recommença pour le clergé, avec cette différence qu'au lieu de traîner par troupes à l'échafaud les prêtres qu'on voulait faire périr, on les envoyait à Cayenne, expirer sous un ciel dévorant, et en proie à toutes sortes de souffrances. Les moins malheureux furent ceux qui demeurèrent entassés aux îles de Ré et d'Oléron, parce qu'on n'osait plus les embarquer, dans la crainte qu'ils ne fussent délivrés par la marine anglaise. Beaucoup de vieillards furent mis en prison.

Le serment de haine à la royauté répugnait à la conscience des catholiques, et avec raison puisque le Saint-Siège le condamna l'année suivante. Les constitutionnels le prêtèrent sans peine, les prêtres non assermentés le refusèrent. On recommença les visites domiciliaires. On avait remis en vigueur les lois les plus rigoureuses de la Convention et notamment celle qui condamnait à mort les émigrés rentrés. On imagina d'appliquer cette disposition aux prêtres déportés qui s'étaient secrètement introduits en France depuis quelques années. C'était une illégalité flagrante ; on ne pouvait assimiler les prêtres, expulsés violemment de leur patrie, aux émigrés, qui en étaient sortis par contrainte morale ou volontairement. Les agents du Directoire ne faisaient pas de ces distinctions, et le prétexte invoqué parut bon du moment qu'il permettait d'envoyer à la mort un grand nombre d'ecclésiastiques, surtout dans l'est de la France et notamment à Besançon.

A Laval, deux prêtres furent déportés, MM. Roussin, ancien principal du collège d'Evron, et Filon, curé de Saint-Marssous-Ballon ; deux autres furent arrêtés, transférés à Tours et fusillés: M. Denais, vicaire de la Trinité (t 26 février) et Hervieux, vicaire d'Olivet.

M. Pierre-Julien Hervieux était né à Domfront en 1755 et

 

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avait d'abord été vicaire à la Croixille. Déporté en Angleterre il rentra en France et se rendit à Olivet dès le mois de septembre 1795. On conserve avec vénération les actes de trente-cinq mariages et de cent quatre-vingt quatre baptêmes faits par lui dans l'espace de deux ans ; et encore est-il probable qu'il administra bien des fois ces sacrements sans en avoir gardé les actes en sa possession, ce qui donne la mesure de son zèle sacerdotal. Chargé de sept paroisses, il se prodiguait. Il avait grand désir du martyre et prenait peu de précautions pour se cacher, recommandant à ses pénitents de ne pas faire un mensonge pour lui sauver la vie. Il se montrait assez ouvertement, disait la messe au presbytère où il se faisait de nombreuses assemblées ; les patriotes en étaient informés, mais ils se fussent fait scrupule de dénoncer M. Hervieux. Après le 18 fructidor il ne prit guère plus de précautions. M. Barré, vicaire de Saint-Ouen, son ami, caché dans une paroisse voisine, lui écrivit pour le rappeler à la prudence. M. Hervieux lui répondit : « Mon ami, je crains beaucoup pour toi que la foi ne te manque. » A une époque où il y avait de grands sujets de crainte, on lui annonça un jour pendant sa messe, qu'on venait d'apercevoir un détachement de soldats, dans le chemin tout près du lieu où il se trouvait. Au premier moment il se détourna, et fit un mouvement pour fuir, mais sur-le champ il se retourna vers l'autel, en s'écriant : « O homme de peu de foi ! Prions, prions ! » Il continua alors le saint sacrifice ; les soldats passèrent sans s'arrêter, et le danger s'évanouit. Il fut enfin arrêté le 10 mars, au presbytère d'Olivet, que sa soeur habitait depuis la Révolution et où il avait une cachette qu'on croyait introuvable. Les circonstances de son arrestation prouvent qu'il avait été trahi par quelque faux frère, car il n'était pas possible de découvrir sa retraite, si elle n'eût été indiquée d'avance avec exactitude. Dès le matin, des soldats du cantonnement de la Chapelle-du-Chêne arrivèrent au presbytère, et le visitèrent en entier sans rien découvrir. Ils s'en allèrent à la demeure de l'individu à qui on a depuis attribué la trahison ; ils vinrent ensuite faire une seconde visite, qui demeura également sans résultat. Ils retournèrent à la demeure du traître, et reparurent pour la troisième fois au presbytère, vers cinq heures du soir. Ils avaient alors des renseignements

 

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plus précis, ils démolirent une cloison et se trouvèrent en face de M. Hervieux, ils l'emmenèrent à leur cantonnement, et le lendemain 11 mars le menèrent dans les prisons de Laval où il resta jusqu’au 22. Dans cet intervalle, il subit trois interrogatoires, le dernier dura trois heures et on le fit ensuite évacuer sur Tours; siège de la commission militaire (22 mars).

De Laval, on le conduisit à Château-Gontier où le prisonnier fut chargé de chaînes du poids de soixante livres environ. De là à Sablé où il fut écroué. Vers 10 heures du soir une pieuse chrétienne habitant cette localité le vint visiter et le trouva récitant son bréviaire. Son corps était dans un état pitoyable, néanmoins il ne se plaignait que d'un peu de fatigue ; l'enflure des jambes recouvrait presque complètement les anneaux des fers, néanmoins il s'opposa ana démarches tentées pour l'en faire débarrasser. Pourquoi vous contrister à la vue de mes souffrances, disait il ? Ce voyage m'est glorieux, considéré avec les yeux de la foi. » Sa faiblesse était telle qu'il ne pouvait porter les aliments jusqu'à sa bouche ; dans toute la journée, il n'avait pris qu'un peu de pain trempé dans du vin.

Le lendemain, départ pour La Flèche. Le gendarme qui attachait les fers aux poignets lui dit : « Ces fers-là sont-ils doux, camarade ? » — « Oui, Monsieur, répondit le prisonnier, puisque je les porte pour la foi ! » La dame de Sablé se résolut de l'accompagner quoi qu'il pût advenir ; elle le précédait et préparait quelques aliments pour l'arrivée. Le 23 à midi, on arriva à La Flèche, M. Hervieux put dîner et reposer le reste du jour. Le 24 arrivée au Lude. Les fers avaient encore enflé les mains. a Messieurs, dit le prisonnier, vos fers sont bien étroits, on les a faits sans doute pour des enfants, voilà pourquoi ils m'ont coupé les poignets ; mais ce n'est rien. » Le froid était piquant ; il voulut se chauffer les mains, mais elles étaient déchirées et au vif, il fut obligé de s'éloigner du feu. Les gendarmes de Château-du-Loir vinrent à la rencontre du prisonnier. Là, sa compagne obtint qu'on enlevât les fers et que M. Hervieux pût monter en voiture. Il dit un peu plus loin : « Dites-moi, je vous prie, en s'adressant à sa compagne, lequel souffre le plus de celui qui est guillotiné, ou de celui qui est fusillé ; je vous

 

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adresse cette question, parce que je crains tout de ma faiblesse !... Ne croyez pas que je m'afflige, poursuivit-il, je remercie Dieu de la grâce qu'il m'accorde de m'admettre au nombre de ses martyrs. O ma chère soeur, que je suis heureux! »

A Château-du-Loir, il resta trois jours ; sa compagne le précéda à Tours pour y chercher un avocat. Arrivé à Tours et conduit à la prison du gouvernement il comparut devant la commission militaire le 30 mars à 4 heures du soir.

 

BIBLIOGRAPHIE. — CARRON, les Confesseurs de la Foi et GUILLON,

les Martyrs de la Foi ont consacré à M. Hervieux de longues notices qui fourmillent d'inexactitudes. Ces deux ouvrages attribuent l'arrestation à un religieux bernardin apostat, ce qui est complètement faux. —TH. PERRIN, les Martyrs du Maine, 2e édit., t. I, p. 198-214, donne une longue relation d'après un Mémoire manuscrit « rédigé par une femme chrétienne qui suivit le saint confesseur depuis Sablé jusqu'à Tours » ; il parle « d'autres renseignements fournissant quelques nouveaux détails non moins précieux ». Néanmoins S. BOULLIER, Mémoires ecclésiastiques concernant la ville de Laval et ses environs, 1846, p. 3I2-315, fait observer que l'auteur des Martyrs du Maine « a inséré sur l'arrestation des particularités que nous avons lieu de croire peu exactes. » P. PIOLIN, l'Eglise du Mans durant la Révolution. — Mémoires sur la persécution religieuse à la fin du XVIIIe siècle, in-8°. Le Mans, 1868, t. 1II, p. 451-465. — V. PIERRE, les Emigrés et les Commissions militaires, dans la Revue des Quest. hist., 1884, t. XXXVI, p. 566-567.

 

MARTYRE DE PIERRE-JULIEN IIERVIEUX.

 

Interrogatoire et audience.

 

Demande : Quel est votre nom ?

Réponse : Je me nomme Pierre-Julien Hervieux.

            D. — Votre âge ?

            R. — J'ai quarante-trois ans...

            D. — Votre profession ?

            R. — Prêtre catholique.

            D. — Où êtes-vous né ?

            R. — A Domfront.

 

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            D. — Où était votre résidence ?

            R. — A Olivet, près Laval, où j'étais vicaire avant la Révolution.

D . — Avez-vous obéi à la loi de la déportation ?

            R. — Je m'y suis soumis. Je fus conduit jusqu'au port de Granville par la force armée.

            D. — Quand êtes-vous rentré ?

            R. — Au mois de septembre 1795.

            D. — Avec qui ?

            R. — Tels et tels.

            D. — Combien étiez-vous ?

            R. — Quatre.

            D. — Quel motif vous a fait rentrer ?

            R. — Le désir de me rendre utile aux fidèles catholiques.

            D. — Où sont ceux qui vous ont accompagné ?

            R. — Je l'ignore.

            D. — Pourquoi aviez-vous des lettres de pouvoirs d'un évêque de Bretagne ?

            R. — Comme je devais passer par son diocèse, j'ignorais si je n'y resterais pas quelque temps.

            D. — Pourquoi n'avez-vous pas obéi à la loi du 18 fructidor ?

R. — Le même motif qui m'avait fait rentrer m'a fait rester.

            D. — Pourquoi n'avez-vous pas prêté les différents serments exigés par les lois ?

            R. — Ma conscience me le défendait.

            D. — Pourquoi aviez-vous des registres de baptêmes, de mariages et de sépultures ?

            R. — Pour constater que les catholiques l'étaient vraiment et satisfaisaient aux devoirs de la religion.

            D. — Avez-vous engagé les personnes à se présenter aux officiers publics ?

            R. — Toujours.

 

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            D. — Avez-vous dit la même chose en présence d'attroupements de chouans, les excitant à la révolte ?

            R. — Jamais je ne me suis occupé que de mon ministère.

            D. — Pourquoi des papiers royalistes se sont-ils trouvés là où vous avez été pris, ainsi que deux scapulaires où étaient écrits ces mots : « Vive la religion » — « Vive le roi » ?

            R. — Je ne les croyais pas dans mes effets.

            D. — Où avez-vous été pris ?

            R. — Chez ma soeur.

            D. — Comment s'appelle-t-elle ?

            R. — Marie Hervieux.

            D. — Dans quelle commune ?

            R. — A Olivet où j'étais vicaire.

On lui lut la liste des émigrés, en lui disant que cette pièce le condamnait. Il produisit sa radiation. On lui demanda depuis combien de temps il l'avait :

            R. — Depuis quinze jours.

Il se fit un grand tumulte dans l'assemblée. « Citoyens, dit le prisonnier, je vous prie de m'expliquer pourquoi cette pièce me condamne. Dans toutes mes réponses, je vous ai dit l'exacte vérité ; je serai désolé de sauver ma vie par un mensonge.

Le défenseur prit la parole, fit ressortir l'innocence de l’accusé et prouva l'incompétence du tribunal, dans le cas où son client serait coupable envers la république.

Après deux heures de délibération secrète, la commission rentra en séance à 9 heures et demie du soir avec un verdict de condamnation.

 

Relation de Mademoiselle ,...

 

« Lorsqu'on lut son arrêt de mort, je crus m'être trompée. Je tenais une dame par le bras. Je lui demandais si

 

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j'avais bien entendu. « Hélas ! que trop bien », dit-elle. Je sentis mes jambes plier sous moi. On m'emporta. Je priai mes hôtes de commander un cercueil et d'acheter un suaire. Je voulus aller à la prison.

            « Que voulez-vous, me dit le commissaire Léonard, auquel je m'adressai ?

Voir mon frère, avant qu'il meure.

« Quoi ! reprit-il en frémissant, il est condamné après la défense de MM... Les scélérats! Venez à huit heures ; je vous conduirai. »

A huit heures je vis donc le bienheureux martyr. Il ignorait encore sa condamnation. En l'apercevant, je restai muette et immobile.

« Quelle nouvelle ? me dit-il, avec un visage serein, dans lequel je crus démêler quelque chose de surnaturel. Cet air de calme me ranima; mon âme reprit de nouvelles forces ; enfin je lui annonçai le fatal arrêt.

            « Il y a longtemps, répondit ce nouvel Isaac, que j'ai fait à Dieu le sacrifice de moi-même ; je suis trop heureux qu'il veuille bien ragréer. »

Alors il me remit tous ses effets, excepté son bréviaire. Il demanda à écrire ses dernières volontés. Voici le testament qu'il traça de sa propre main en ma présence et en celle du commissaire Léonard.

            « Je remercie tous mes amis qui ont bien voulu s'intéresser à moi ; je leur dis adieu avec toute la résignation; je les recommande au Seigneur.

« Je salue très affectueusement tous les fidèles qui ont eu confiance en moi ; je demande pardon à tous ceux que j'aurais pu offenser ou scandaliser. Le temps ne me permet pas de faire connaître plus amplement mes dispositions et les sentiments de mon coeur, dans la position où je me trouve : j'apprends, à l'instant, l'arrêt de mort prononcé contre moi, et il ne me reste plus que le temps de me préparer de plus en plus à consommer le sacrifice

 

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que j'ai fait depuis longtemps. Si je n'ai pas fait pendant ma vie ce que je devais pour apprendre à bien vivre à ceux qui m'ont connu, je vais au moins demander à Dieu la grâce par excellence de leur apprendre à bien mourir.

« Ma fidélité aux devoirs de cette religion sainte dans laquelle j'ai eu le bonheur de naître, me conduit à la mort. Mais c'est dans ce moment que je puis dire : Mori lucrum est, mourir est un gain ; c'est à cet instant que je commence d'être le disciple d'un Dieu crucifié, et que je dois dire comme l'apôtre : superabundo gaudio, je surabonde de joie !... d'avoir été digne de terminer ainsi ma carrière. »

« Ma soeur, dit-il après avoir consigné ces beaux sentiments, consolez-vous en considérant le bonheur dont je vais jouir. Non, je n'étais pas digne que Dieu me fît la grâce d'aller à lui par la même route que les apôtres et les martyrs ; j'unis mon sacrifice à celui de Jésus-Christ, au sacrifice de tant de saints qui m'ont précédé ; je l'offre à Dieu pour son amour et pour l'expiation de mes fautes. C'est au ciel, ma chère soeur, que je vous témoignerai ma reconnaissance ; jamais je n'oublierai votre ardente charité. Pardonnez à ceux qui sont les auteurs de ma mort, comme je leur pardonne moi-même : ah t je leur pardonne de tout mon coeur.

Alors il demanda à quelle heure il devait mourir. C'était à onze heures, il en était plus de dix. « Je n'ai guère de temps pour me préparer, dit-il, prenez mon bréviaire, je regrette de ne pouvoir réciter mes vêpres. » — [Il voulait jeûner ; on le supplia d'accorder quelque chose à la nature, il prit un biscuit et deux verres de vin. A onze heures précises on le tira de sa prison ; il marcha à la mort, son crucifix à la main, adressant à Dieu une continuelle et fervente prière. Arrivé sur la place de l'exécution, il se mit à genoux et ôta son chapeau. Il

 

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tomba à la première décharge. Il était onze heures quatre minutes. Son corps fut inhumé dans le cimetière de la ville, près du mur, sur la droite en entrant.

Le même jeune homme qui l'accompagnait à Olivet dans ses courses apostoliques l'avait aussi suivi jusqu'à Tours Après le supplice il acheta les dépouilles du martyr aux militaires qui l'avaient fusillé et s'en revint, avec Mlle ***,chargé de ce sanglant fardeau.]

 

Haut du document

 

 

 

DÉPORTATIONDE JEAN-FRANCOIS DUJARRIER, PRÊTRE. 1797-1798.

 

Nous avons déjà dit que le coup d'Etat du 18 fructidor entraîna une recrudescence de persécution. Le 16 novembre 1797 on fit transférer sous une forte escorte du Mans à Rochefort, pour être de là déportés à la Guyane, cinq prêtres catholiques et trois émigrés. Parmi eux se trouvait le prêtre Grand-Julien, honoré de la haine particulière des démocrates. Peu de temps après les administrateurs du département de la Mayenne firent aussi évacuer les prêtres catholiques que leur âge ou leurs infirmités ne pouvaient soustraire à la déportation. De Laval on les dirigeait sur le Mans et de là sur Rochefort, c'était un voyage de un mois ou six semaines environ. En attendant le départ pour la Guyane les prêtres étaient confinés à Ré, à Oléron ou à Rochefort. Quelques-uns furent embarqués sur deux vaisseaux qu'on n'osa faire sortir du port par crainte de la croisière anglaise qui avait récemment capturé la Vaillante. Enfermés dans les vaisseaux, le sort des prêtres différa peu de celui des martyrs de 1793-1794 dans ces parages.

Le 12 mars 1798, cent quatre-vingts prêtres furent entassés sur la frégate la Charente à destination de la Guyane la frégate resta huit jours en rade devant l'île de Ré. Le21, elle mit à la voile, mais dans la nuit du 22 au 23 elle fut attaquée par trois vaisseaux anglais, et le combat dura quatre heures. Par pitié pour les prêtres exposés à périr dans le navire français, les Anglais le laissèrent comme

 

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échoué sur des rochers ; il était hors d'état de tenir la mer. Aussitôt les matelots de la Charente se jetèrent sur les effets des déportés qu'ils pillèrent. Les prêtres passèrent un mois dans la rade de Bordeaux, devant Royan, obligés, outre d'autres misères, au fonctionnement perpétuel de la pompe, sans le secours de laquelle ils auraient été submergés. Le 24 avril, la frégate la Décade vint les prendre pour les transporter à destination. Ce changement, apporta une aggravation de leurs peines pat suite de la grossièreté de l'équipage et de commandant. Cette frégate  mit la voile le 25 avril 1798. Prés de l’île de Fer les déportés restèrent trois jours et trois nuits exposés à un péril imminent de la vie par suite de l'obstination du commandant à franchir les passes qu'on évite toujours. La vie d'ailleurs sur ce bâtiment n'était plus que souffrances. Les prêtres restaient chaque jour quatorze heures; et quelquefois davantage, enfermés dans l'entrepont où l'air rie pénétrait que par deux écoutilles mesurant chacune trois pieds en carré. L'air était tellement infect que les sentinelles postées aux écoutilles demandèrent que leur temps de faction fût abrégé. Le 13 juin, la Décade arriva devant Cayenne ; le débarquement s'opéra du 13 au 16 ; aussitôt à terre, les prêtres étaient enfermés dans la maison d'arrêt. Une heure par jour ils pouvaient se promener sur une plage de sable brûlant sous lai surveillance du poste et à condition de n'avoir aucune communication entre eux. Après trois semaines de ce régie, le commissaire du pouvoir exécutif signifia qu'aucun déporté ne pourrait résider à la ville, ni dans l'île, mais que tous seraient transférés au désert de Conanama.

Parmi cers malheureux se trouvait un prêtre nommé Jean- François (ou Jean-Julien) Dujarrier, né à Amné, curé de Javron depuis le mois de juin 1789. Après avoir été déporté, il revint en Europe, fit un séjour à Londres

 

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et ne rentra dans sa paroisse qu'en 1802. Les souffrances endurées affaiblirent son organisation au point d'amoindrir ses facultés mentales.

 

BIBLIOTHÈQUE. — TH. PERRIN, les Martyrs du Maine, 2e,édit., t. II, p. 151-181, donne un récit que nous reproduisons ici. L'auteur a pris un soin très grand de garder l'anonyme et d'omettre tout ce qui était de nature à le faire reconnaître, cependant l'indication que la persécution dure depuis huit ans, la mention de Rochefort, les initiales J. F. D..., qu'on lit en tête de cet écrit, enfin la profession ecclésiastique et la charge curiale exercée par l'auteur nous permettent de l'identifier avec certitude. Sur J.-F. Dujarrier, ou Dujarrié, on trouvera quelques maigres détails dans P. Pintais, l'Eglise du Mans durant la Révolution, Mémoires sur la persécution religieuse à la fin du XVIIIe siècle. Complément de l’Histoire de l'Eglise du Mans, in-8°, Le Mans, 1869, t, I, p. 483, 493 ; t. II, p. 32, 303. 596 ; t. III, p. 429, 520, 544, 551. La relation a été écrite à Rochefort, avant que les déportés fussent fixés sur la destination qu'on leur donnerait, par conséquent entre novembre 1797 et mars 1798. Sur les déportations sous le Directoire, cf. AUBERT, Histoire à Cayenne, suivie de la liste de tous les prêtres déportés à Cayenne, 2e édit., Paris,1868. — V. PIERRE, la Déportation à la Guyane après Fructidor, dans la Revue des Questions historiques, 1882, t. XXXI, p. 473-508 ; la Déportation à l'île de Ré et à l'île d'Oléron après Fructidor, dans la Revue des Questions historiques, 1883, t. XXXIII, p. 471-515 ; la Persécution religieuse en Belgique après Fructidor, dans la Revue des Questions historiques, 1884, t. XXXV, p. 496-532.

 

DÉPORTATION DE JEAN-FRANÇOIS DUJARRIER.

 

« J. F. D...,par la grâce de Jésus-Christ, prêtre, confesseur de la foi, et détenu dans les prisons de Rochefort.

« Aux habitants de la paroisse de ***, et à tous les fidèles que j'ai visités durant la carrière de ma mission, salut, paix, affermissement dans la foi, et consolation en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

«Vous m'êtes toujours présents, mes très chers frères, et ma plus douce consolation dans mes liens est de m'occuper de vous, de me rappeler votre foi, votre attachement à notre sainte religion, et les marques de sensibilité et

 

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de zèle que vous donnâtes au plus indigne de ses ministres, lorsque vous me vites arrêté et traduit en prison. Je me représente encore, avec une tendre émotion, la consternation que cet événement répandit dans votre bon village, l'affliction et les gémissements de ceux d'entre vous qui vinrent me visiter dans les liens, leurs prières et leurs pressantes sollicitations pour ma délivrance, leurs larmes et leurs sanglots quand ils me virent partir, lié, garrotté, escorté comme un criminel. Je pleurai aussi d'attendrissement et de reconnaissance ; plus je m'éloignai de vous, plus je m'absorbai dans la douleur de l'abandon où je vous laissais. Que ne m'est-il donné de vous rendre tout ce que j'éprouvai, tout ce que j'éprouve encore pour vous de crainte et de sollicitude, d'affection et de zèle.

« Je bénis le Seigneur de pouvoir encore vous faire entendre ma voix du fond de ma prison : satisfaire, par le récit de mon voyage, votre religieux intérêt pour moi; fortifier votre attachement à la religion par l'exemple et les souffrances de ses ministres, et vous donner, dans mes derniers avis, le dernier gage de mes sentiments pour vous, et de mes voeux pour notre infortunée patrie:

«Je ne vous raconterai pas tout ce qui m'est arrivé dans la longue route qu'il m'a fallu parcourir ; vous vous imaginerez aisément les divers genres de souffrance auxquels un prêtre est exposé, quand il est devenu la proie des persécuteurs. J'avais été surpris, comme vous le savez, dans l'exercice d'une de mes plus douces et plus importantes fonctions, instruisant la jeunesse, la formant à la connaissance et à l'amour de la religion et de la vertu. Oh ! que cette circonstance m'offre de consolation et de joie ! Jeunes gens ! ô mes enfants en Jésus-Christ, que je chérissais avec toute la tendresse d'un père, n'oubliez jamais que mon amour pour vous me livra entre les

 

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mains des persécuteurs, et que l'impression de douleur et d'effroi dont vous fûtes saisis à la vue de mon arrestation soit la gardienne et le supplément des leçons que je vous ai données !

« Les soldats qui m'avaient arrêté ne m'épargnèrent sur la route ni les railleries, ni les outrages, ni les coups. Ces malheureux assouvirent une espèce de rage que le démon inspire à ses satellites ; ils se piquaient de brutalité, et semblaient se venger à la fois de ma patience et des re-mords de leur lâche cruauté. J'adressai quelquefois des paroles de paix et de douceur à deux des plus furieux : elles ne les calmaient point ; il me semblait voir en eux ces satellites qui conduisirent saint Ignace d'Antioche à Rome, et que ce saint évêque, dans le récit de son voyage, comparait à des léopards irrités même du bien qu'on leur fait : ils redoublaient de fureur, quand je leur rappelais quelques vérités de la religion ; ils se répandaient en blasphèmes, et mon plus grand supplice fut d'entendre tout ce qui sortait de leurs bouches. La plupart de leurs camarades avaient l'air de les applaudir ; quelques-uns cependant rougissaient de leurs excès, et réclamaient pour moi des sentiments d'humanité.

« Dieu m'a fait la grâce de posséder mon âme dans le Calme, la patience,même dans la joie. Tantôt je me rappelais ces paroles consolantes de notre divin maître: « Vous serez heureux lorsque les hommes vous maudiront, lorsqu'ils vous persécuteront, et qu'ils vous chargeront d'injures et de calomnies à cause de moi; réjouissez-vous alors et tressaillez d'allégresse, parce que votre récompense est grande dans le ciel ; car c'est ainsi qu'ils out traité les prophètes qui vous ont précédés. » Tantôt je me représentais Jésus-Christ lui-même en différentes circonstances de sa passion, et je me disais : « J'ai donc le bonheur de partager les humiliations et les souffrances de mon Sauveur... Eh ! qu'est-ce que je souffre en comparaison

 

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de ce qu'il a souffert pour moi ? Puis, me pénétrant d'une profonde compassion pour ces malheureux, je répétais cette prière du Sauveur : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. »

« Nous rencontrâmes successivement sur notre route plusieurs bons catholiques (grâces à Dieu, il n'en manque pas dans votre canton) ; aussitôt mes gardes me montraient à eux, me donnant, comme vous l'imaginez bien, ces qualifications absurdes et dégoûtantes qui font tout notre crime et toute la philosophie de nos persécuteurs. « Je suis prêtre, m'écriai je, j'ai le bonheur d'être un confesseur de la foi. Mes amis, ne me plaignez pas, priez pour moi et restez fermement attachés à notre sainte religion. » Ces paroles étaient étouffées par des cris de rage de mes conducteurs, et quelquefois par des coups qui m'entrecoupaient l'articulation de la voix.

« Enfin nous arrivâmes au chef-lieu d'administration. Mes gardes se rangèrent en ordre de bataille, me placèrent au milieu de leurs rangs ; et par la fierté de leur attitude, ils semblaient conduire les trophées d'une des plus brillantes victoires. Beaucoup de personnes s'étaient rassemblées ; mais on apprend que c'est un prêtre que l'on conduit ; on se retire avec un bruit confus de murmures et quelques voix me crièrent : « Courage, brave prêtre !... Que Dieu vous protège !.. » Il ne se trouva pas un mauvais sujet qui me lâchât un mot d'insulte. Je bénissais Dieu, et je marchais d'un air calme et qui annonçait la satisfaction. Je fus déposé dans la prison et mis au cachot. J'y restai deux jours et deux nuits sans être entendu.

« Enfin, le troisième jour, je fus conduit par des fusilliers devant le tribunal du juge de paix. L'audience fut publique, et il s'y trouva beaucoup de monde ; presque tous les visages m'y parurent tristes, et je pensai qu'il s'y était rendu un grand nombre de personnes religieuses pour m'encourager par leur présence, et m'aider par

 

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leurs prières à confesser la foi de Jésus-Christ. J'étais debout en face du tribunal. Le juge. m'interpellant brusquement, me demanda quel était mon nom. Je le lui déclarai.

 

            LE JUGE. — Quelle est ta patrie ?

            R. — C'est le bourg de ***.

            LE JUGE. — Quel est ton état ?

            R. — Je suis prêtre, par la grâce de Jésus-Christ.

            LE JUGE. — As-tu prêté le serment prescrit parla Constitution civile du clergé ?

            R. — Non, grâces à Dieu. Mais comment m'interrogez-vous sur un serment dont la loi, reconnue injuste, a été abrogée ?

            LE JUGE. — Ce n'est pas là ton affaire. — Pourquoi as-tu refusé ce serment ?

            R. — Parce qu'il est contraire à la religion catholique, dont j'ai l'honneur d'être ministre.

            LE JUGE. — Imposteur t n'était-ce pas un serment civique?

            R. — Ce serment n'était civique que de nom : dans la réalité, il détruisait la religion catholique. C'est une vérité aujourd'hui bien reconnue, et je suis prêt à vous la démontrer.

            LE JUGE. — Tais-toi,et ne réponds qu'à mes questions. Pourquoi as-tu émigré ?

            R. — Je n'ai pas émigré ; j'ai obéi à un décret qui m'exilait injustement de ma patrie.

            LE JUGE. — Si tu avais aimé ta patrie n'aurais-tu pas obéi à la loi ?

            R. — J'aurais trahi ma patrie en jurant d'y maintenir le schisme et l'hérésie ; en refusant ce serment, j'ai donné

à ma patrie une marque éclatante de mon amour et de mon zèle, pour son bonheur.

LE JUGE. — Hypocrite, n’est-ce pas l’orgueil et la cupidité qui t'ont fait désobéir à la loi ?

 

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            R. — J'aurais pu satisfaire ces passions, en me conformant à la prétendue loi ; en n'obéissant qu'à ma conscience, je me suis dévoué aux humiliations, aux outrages, à l'exil et à la misère.

            LE JUGE. — N'es-tu pas sorti pour conspirer contre ta patrie ?

            R. — Je n'ai damais fait que des voeux et des prières pour son bonheur.

            LE JUGE. — Quand es-tu rentré ?

            R. — II y a environ trois ans, lorsqu'on eut proclamé la liberté des cultes.

            LE JUGE. — Cette liberté n'était pas pour toi.

            R. — J'ai cru que cette liberté était autant pour les ministres de la religion catholique, qui est la religion de nos pères et de la généralité de la France, que pour les ministres des sectes schismatiques, synagogues, des mosquées.

            LE JUGE. —Pourquoi es-tu rentré ?

            R. — Pour travailler à la sanctification de mes frères et à la conservation de la religion dans notre patrie.

            LE JUGE. — Tu as donc fanatisé ?

            R. — Si vous compreniez le sens de ce mot vous ne me feriez pas cette question. Il n'y a pas de fanatisme à annoncer les vérités et à exercer le culte d'une religion sainte et divine qui n'inspire que la vertu et ne condamne que le crime ; qui ne prêche que douceur, paix et charité ; qui fait également la consolation des hommes et le bonheur des sociétés. Mais proscrire cette religion, calomnier et persécuter ses ministres, voilà le fanatisme, et le fanatisme le plus aveugle et le plus cruel.

« Cela est vrai ! » s'écrièrent plusieurs voix dans l'as-

semblée.

            LE JUGE. — Tu m'insultes sur mon tribunal l

            R. — Ma réponse est d'une vérité sensible ; si vous la prenez pour une insulte, ce n'est pas ma faute ni mon intention.

 

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LE JUGE — Où as-tu donc exercé ton ministère ?

            R. — Dans un grand nombre de paroisses que j'ai successivement parcourues.

            LE JUGE. — As-tu exercé publiquement ?

            R. — Oui, j'ai quelquefois célébré la messe en plein air, devant une multitude immense de fidèles.

            LE JUGE. — Quelle audace ! Pourquoi as-tu commis un si grand crime ?

            R. — Je n'ai point commis de crime; j'ai satisfait la piété empressée d’un peuple qui accourait à moi de plusieurs paroisses.

            LE JUGE. — N'as-tu point aussi exercé dans les églises?

            R. — Les églises ont été bâties pour cela. J'y ai exercé quand la prudence l'a permis.

            LE JUGE. — N'as-tu pas aussi exercé dans les maisons ?

R. —Cela est vrai.

            LE JUGE. — Dans les églises de quelles paroisses et dans quelles maisons as-tu exercé ?

            R. — Je ne peux vous nommer ni les paroisses ni les maisons : la charité me défend de compromettre personne.

            LE JUGE. — Pour exercer ton culte, as-tu fait les déclarations prescrites et le serment de haine ?

            R. — Dieu n'a point assujetti ses ministres à ces formalités ; elles ne sont que des pièges tendus à leur bonne foi, et des prétextes de persécution ; je m'y serais refusé, si elles m'avaient été proposées. Mais vous savez très bien que votre loi, implacable contre les prêtres déportés, ne leur accorde à aucune condition la liberté de leur ministère, ni celle de leur personne. C'est une atroce perfidie de vouloir rendre les prêtres catholiques coupables aux yeux du peuple de n'avoir pas rempli de prétendues formalités que la loi elle-même leur interdit.

            LE JUGE. — Laisse tes subtilités, et avoue plutôt que toi et tes semblables bravent les lois pour exciter des troubles, des séditions et des révoltes.

 

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            R. — Je n'ai jamais exercé qu'un ministère de paix et de charité, et les prêtres catholiques n'en connaissent point d'autre ; c'est en vain que, pour nous ravir la gloire de la confession de la foi et du martyre, l'on nous accuse de délits civils ; nous en sommes tous innocents ; et quel est l'homme de bonne foi qui ose encore répéter ces calomnies répandues par les ennemis de la religion contre ses ministres? N'ont-elles pas été mille fois confondues ! Depuis huit ans qu'une ha i ne aveugle persécute les prêtres et que, pour justifier ses fureurs, elle les accuse de toutes sortes de forfaits, en a-t-elle prouvé un seul contre une seule de ses victimes ? De tous les prêtres arrêtés dans ce département, il n'en est pas un qui ait été convaincu ni même accusé juridiquement d'aucun délit. On ne daigne pas même nous juger : nous sommes condamnés d'avance et en masse, et, semblables aux premiers chrétiens persécutés par les tyrans, tout notre crime c'est notre nom.

            LE JUGE. — On sait que les prêtres sont mal intentionnés contre la patrie.

            R. — Il n'appartient qu'à Dieu de juger les intentions, et jamais, chez un peuple policé, il n'y eut de lois et un tribunal pour les punir.

            LE JUGE. — Ne sont-ce pas les prêtres qui ont fait mas-sacrer les patriotes ?

            R. — Une telle accusation demanderait au moins une preuve, mais non. Il est notoire que les prêtres se laissent massacrer, et qu'ils ne font massacrer personne. Nous prêchons le pardon des injures, l'amour même des ennemis et nous en donnons l'exemple. Je pourrais vous nommer plusieurs de nos persécuteurs à qui j'ai moi-même sauvé la vie, et les prêtres exercent partout le même ministère de charité envers leurs plus cruels ennemis.

            LE JUGE. — Il s'agit bien de charité ! Vous êtes tous des fanatiques, des scélérats, des monstres !

            R. — Dieu vous le pardonne !

 

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« On murmurait, on criait dans l'assemblée: «C'est une calomnie, une horreur ! les prêtres ne font de mal à personne ; ils sont nos compatriotes, nos parents, nos amis.»

LE JUGE. — Pourquoi se trouvent-ils sur une terre qui les a proscrits ?

            R. — Ce n'est point notre patrie qui nous a proscrits, ce sont les ennemis de la religion que nous voulons lui conserver.

            LE JUGE. — Nous n'avons que faire de ta religion.

            R. — Vous avez peut-être le malheur d'en méconnaître le prix ; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle est toujours chère à la plupart des Français et qu'ils gémissent de l'abolition de son culte et de la persécution de ses ministres.

Une foule de voix. —Nous en sommes indignés ; oui, nous voulons notre religion et ses ministres.

            LE JUGE. — Tu excites ici une sédition.

On crie dans l'assemblée. — Il est innocent !

            LE JUGE. — C'est un des plus grands criminels, un des fanatiques les plus dangereux.

Plusieurs voix. — Ce sont les bourreaux de nos prêtres, qui sont les fanatiques et les criminels.

            LE JUGE. — Silence ! ou je requiers la force armée. Et

toi, scélérat, pourquoi violes-tu les lois qui te détendent l'exercice de ton prétendu ministère ?

            R. — Ma réponse est celle que firent les apôtres aux magistrats de Jérusalem, qui leur avaient défendu d'annoncer le nom de Jésus-Christ ; arrêtés comme moi, pour la même cause que moi, interrogés comme moi, ils répondirent : « Jugez vous-mêmes s'il est plus juste d'obéir aux hommes plutôt qu'à Dieu. »

            LE JUGE. — Il est convaincu de fanatisme, de contravention aux lois. Qu'on le ramène au cachot, pour être

conduit, chargé de fers, dans les prisons du chef-lieu du département.

            R. — J'en rends grâces à Dieu.

 

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            « C'est le jugement de Pilate contre Jésus-Christ », s'écria quelqu'un. — Plusieurs voix : « Quelle injustice ! quelle barbarie ! » — D'autres : « Voilà comme on veut conserver la religion ! Les prêtres n'ont d'autre crime que de vouloir la défendre. » La salle d'audience retentissait d'un bruit confus de murmures, de plaintes et de gémissements. J'adressai à ce grand nombre de fidèles des paroles de paix, d'encouragement et de consolation, et j'en fus comblé de voeux et de bénédictions. Mes frères, louez-en Dieu avec moi ; cette séance fut un vrai triomphe de la religion, en la personne de son captif.

            « Les soldats eurent peine à s'ouvrir un chemin parmi la foule pour me conduire en prison; je fus accompagné d'une multitude de personnes pieuses, qui ne cessèrent de me marquer leur douleur, leurs regrets et leurs souhaits. Oh ! que leur toi me donna de consolations ! de quelle joie je fus rempli ! Heureuses, glorieuses chaînes que je portais pour Jésus-Christ, je ne vous aurais pas préféré le sceptre des maîtres du monde ! J'entrai dans ma prison et je fus mis au cachot, les fers aux pieds. Il était onze heures du matin.

«  Vers midi, je vis entrer le guicheteir m'apportant à manger d'un air de satisfaction. « Vous avez eu, me dit-il, une forte matinée. Voilà de quoi vous remettre. et n'épargnez pas, car l'on a apporté six dîners pour vous. » Je le priais d'en donner quelques parts aux prisonniers les plus nécessiteux, et de remercier les braves gens qui m'avaient fait cette libéralité.

            « J'ai su que, l'après-midi, plusieurs fidèles s'étaient présentés à la porte de la prison pour me visiter, mais les ordres étaient rigoureux : l'entrée leur fut absolument. refusée.

« Le lendemain, de grand matin, deux gendarmes entrent dans mon cachot, me lient les bras, m'ôtent les fers des pieds et me conduisent de la prison à la porte de la ville.

 

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Trois autres gendarmes nous attendaient là ; on me fait monter à cheval et je pars sous cette petite escorte.

« Ces gendarmes étaient d'assez bonnes gens. Ils me firent quelques railleries auxquelles je répondis gaiement ; puis la conversation s'engagea sur les prêtres.

« Nous arrivions vers un village considérable par sa population et renommé par son attachement à la foi. C'était un jour de dimanche. Quelques hommes se trouvaient à l'entrée du village et nous observaient de loin ; le groupe s'augmentait, et il s'y manifestait divers mouvements. Le chef des gendarmes dit à sa petite troupe : « Serrez-vous près du prisonnier, sabres nus et bonne contenance. » L'on avait appris dans ce village mon interrogatoire de la veille ; on conjectura que j'étais le prisonnier, et l'on fit le projet de m'enlever. Entrés dans le village nous nous trouvâmes environnés d'une haie impénétrable d'hommes, de femmes et d'enfants. Des jeunes gens accouraient en avant avec des fusils armés de baïonnettes ; des femmes avec des tridents ; quelques hommes avec des faux... Un bruit confus de cette multitude ne formait qu'un cri : « Rendez-nous ce prêtre ! lâchez-le ! » Le chef des gendarmes criait : « Au nom de la loi, retirez-vous, laissez passer. » Mais sa voix était étouffée par les cris redoublés de cette multitude. Je m'efforçai de me faire entendre, et ayant obtenu le silence, je dis : « Mes amis, je vous remercie ; mais au nom de Dieu, point de sang répandu, hors le mien. » — « Nous ne voulons point de sang, s'écriaient toutes les voix ; c'est vous que nous voulons.— Cela n'est pas possible; ne vous exposez pas à des malheurs. » Un cri général : « Nous ne craignons rien. » — « Vous attirerez une vengeance sur votre paroisse, et me rendrez à moi-même un mauvais service. C'est ma gloire, mon bonheur d'être prisonnier pour notre sainte religion. Laissez-moi aller.» — «Non, non, s'écrient plusieurs voix; on nous enlève

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tous nos prêtres, pour nous faire vivre et mourir sans religion comme des bêtes. Vous n'irez pas plus loin...» — « Je vous en conjure, repris je, point de violence . je ne veux pas d'une liberté que j'acquerrai à ce prix. Si Dieu veut me délivrer, il n'a pas besoin de vos armes; il le fera sans compromettre votre sûreté. S'il m'appelle à le glorifier dans les fers, pourquoi vous opposeriez-vous à sa volonté, à mon bonheur, à la gloire de la religion ? Je vous le demande en son nom, ouvrez le passage. » La multitude émue s'ébranla. Les gendarmes restaient immobiles. Je leur dis : « Avançons. » Nous marchâmes à travers deux colonnes qui se formaient au-devant de nous, et saluant gaiement ces braves gens à droite et à gauche : « Je vous remercie, leur dis-je, je prierai pour vous. Priez aussi pour moi restez fidèles à Dieu, et ne perdez pas la confiance en sa miséricorde. »

« Nous étions sortis du village, et les gendarmes étaient à peine revenus à eux-mêmes : Vous êtes un brave homme, me dit le chef. Je suis fâché de l'ordre que nous avons de vous conduire ; mais nous aurons bien soin de vous. » « Je n'ai besoin d'aucun soin, lui répondis-je, mais je vous prie, par l'intérêt que vous me marquez, d'oublier ce qui vient de se passer, et de ne porter aucune plainte contre ces braves gens qui voulaient me délivrer. » Il me le promit ; il me fit même dégager de mes liens, et nous continuâmes à voyager comme des frères.

« Mes conducteurs me régalèrent de leur mieux au dîner, et me laissèrent une entière liberté. Je n'en abusai pas. Un gendarme me fit signe de m'évader, il me le dit ensuite à l'oreille. « Non, lui répondis-je, je ne veux pas abuser de vos égards et vous compromettre. » — «Brave homme, me dit-il d'un ton pénétré,. vous méritez un meilleur sort. » « Aux yeux de la foi, le mien est fort heureux », lui expliquai-je.

 

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«Nous nous remîmes en route, nous fîmes encore cinq lieues, et arrivâmes au chef-lieu du département. Les gendarmes en me consignant dans les prisons, me recommandèrent au concierge et me quittèrent d'un air triste.

« Je fus d'abord logé au cachot selon l'usage, mais le lendemain il me fut permis d'en sortir, et je me rendis dans une grande chambre, où étaient un grand nombre de prisonniers. Quelle fut ma consolation d'y trouver plusieurs de mes confrères, dont j'avais appris l'arrestation ! Nous nous embrassâmes tendrement ; ils me firent raconter mon histoire, et me racontèrent chacun la leur. « Ayons courage, me dit ensuite l'un d'entre eux, distingué par ses cheveux blancs et par un air de vertu qui inspirait la vénération ; notre sort est plus entre les mains de Dieu qu'entre celles des hommes. Eh ! que peut-il nous arriver qui ne tourne à notre bonheur? Les souffrances sont la voie du ciel. Bénissons Dieu et ne lui demandons qu'une grâce, celle d'accomplir sa sainte volonté sur nous et de lui rester à jamais fidèles. » — « Oui, lui répondîmes-nous, soyons tous unis en Dieu et pour la vie et pour la mort. »

« Je passai trois semaines dans cette prison et j'y vis encore successivement arriver plusieurs prêtres confesseurs de la foi, à qui je tâchai, en particulier, de rendre le bon accueil que j'avais reçu.

« Nous y étions, il est vrai, mal nourris, traités durement par le concierge, et souvent outragés par des prisonniers laïcs détenus pour différents délits ; c'était pour nous des bénédictions. Ce qui nous était insupportable, c'était d'entendre les blasphèmes, les obscénités, les jurements, les imprécations, les cris de fureur et de désespoir qui sortaient de ces bouches impures. Ces malheureux, privés de l'appui de la religion, souffraient comme des damnés, sans mérite et sans consolation. Nous en avions une profonde compassion nous plaignions

 

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leur sort, et nous tâchions de gagner leur confiance par les services et les bienfaits qui dépendaient de nous, pour parvenir à leur inspirer de meilleurs sentiments. Nous vivions d'ailleurs entre prêtres, nous nous soulagions les uns les autres avec une tendre et religieuse affection ; notre sort nous paraissait doux, et les jours ne nous semblaient pas longs.

« Mais je ne sais pour quelle cause nous fûmes tous subitement relégués dans les cachots d'où il ne nous tut permis de sortir que deux heures le matin et autant l'après-midi, pour prendre l'air doux dans une cour où le soleil pouvait à peine plonger. J'avoue que cette nouvelle situation me parut pénible ; mais elle ne dura que huit jours, après lesquels nous fûmes acheminés vers Rochefort.

« Avant d'arriver à cette époque, je dois vous raconter un prodige de la grâce dont j'eus le bonheur d'être l'instrument dans les prisons. Dieu y bénit souvent la charité et le zèle de ses ministres pour la conversion des pécheurs et des impies; et combien ils se féliciteront toute l'éternité, d'avoir trouvé leur salut dans un lieu où ils n'étaient entrés qu'avec le poids du crime et l'horreur de la nature ! La conversion dont j'ai à vous parler fut subite comme celle du bon larron. Deux prisonniers, prévenus d'assassinat, avaient été condamnés à mort. Aussitôt qu'ils eurent entendu leur arrêt, ces malheureux s'abandonnèrent à la rage et à toutes les fureurs du désespoir. Ils rompirent leurs fers et dépavèrent la chambre dite des criminels ; ils poussaient des cris qui retentissaient dans toute la prison et menaçaient de massacrer le premier homme qui s'approcherait d'eux. Les guichetiers et les archers n'osaient, en effet, s'en approcher, et l'on ne savait comment on les saisirait pour les conduire au supplice. Je me trouvais dans la cour, je proposai au concierge d'aller calmer ces deux malheureux,

 

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et je fus introduit dans leur chambre. « Mes amis, leur dis-je, je suis un prisonnier comme vous ; voyez mes fers, et reconnaissez-moi ; mais je suis prêtre et je viens vous consoler, vous exhorter à faire un meilleur usage du temps qui vous reste à vivre. Pourquoi vous livrer au désespoir ? Cette misérable vie vous est-elle donc si chère, et craignez-vous d'aller trop tôt en paradis ? »

«Les deux condamnés restèrent immobiles devant moi, tremblant de l'agitation où je les avais surpris, les yeux fixés sur moi, l'air du visage mêlé de divers caractères de colère et de timidité, de crainte, d'espoir et d'étonnement. « Oui, continuai-je, le sort de votre vie est décidé, et c'est en vain que vous voudriez résister ; mais la vie éternellement heureuse vous est assurée, le ciel vous est ouvert, si vous profitez de vos derniers moments. A ces paroles, les deux condamnés tombent à genoux à mes pieds, les yeux plus fixement attachés sur moi. Interdit d'abord, attendri jusqu'aux larmes, je bénis le Dieu des miséricordes ; et plein d'une vive confiance, je m'efforçai de ranimer dans ces âmes flétries par le crime, la foi et l'espérance des biens à venir. Je leur dis sommairement, mais d'un accent pénétré, que Dieu nous a créés pour une meilleure vie que celle-ci : que la terre n'est qu'un passage, et le ciel notre patrie ; que la vie présente n'est qu'un songe plus ou moins pénible, et la mort un réveil où nous commençons à vivre ; que la mort n'est par conséquent pas tant à craindre ; que les saints l'ont désirée ; que les martyrs l'ont soufferte avec joie, au milieu des plus cruels supplices ; et qu'elle est toujours pour le plus grand des biens, si nous mourons saintement ; qu'heureusement cela dépend de nous ; que le nombre et la quantité de nos péchés trouveront un remède assuré dans le prix du sang de Jésus-Christ répandu pour nous ; que ce divin Sauveur n'est pas venu

 

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appeler les justes, mais les pécheurs ; que saint Pierre avait eu le malheur de le renier, saint Paul de le persécuter ; que le bon larron s'était converti sur la croix...» —« Pouvons-nous donc espérer? me dirent-ils d'une voix tremblante.— Oui, mes amis, leur répondis-je, vous pouvez, vous devez tout espérer de la bonté de Dieu, votre salut dépend de vous. Si vous voulez sincèrement vous convertir, si vous voulez profiter des grâces du sacrement de la réconciliation, ayez courage : la miséricorde de Dieu est infinie ; elle vous pardonnera, et votre supplice se changera en triomphe. » — « Oui, oui, s'écrièrent-ils, nous voulons nous confesser, ayez pitié de nos âmes. Et ils m'embrassaient les genoux.

« Plusieurs personnes avaient été témoins de ce spectacle ; je m'approchai du concierge, et lui dis de prier qu'on retardât l'heure de l'exécution. Je revins aussitôt aux deux condamnés; ils se confessèrent... L'heure fatale arrivée, ils se laissèrent lier comme des agneaux. Ils me demandèrent encore à genoux ma bénédiction au sortir de la prison. Je la leur donnai, je les embrassai et leur dis : « Mes amis, n'oubliez pas vos promesses, la présence de Dieu est le bonheur qui vous attend. « Toute la ville avait été informée des excès de fureur auxquels ces deux malheureux s'étaient d'abord livrés, et de la crainte qu'ils avaient inspirée : on ne revenait pas d'étonnement en les voyant marcher au supplice avec calme et résignation, levant les yeux au ciel, priant et demandant des pi ières à la multitude rassemblée. Montés sur l'échafaud, l'un s'écria : « Soyez fidèles à la religion : c'est pour l'avoir oubliée que j'ai commis le crime qui me conduit à la mort » ; l'autre : « Nous devons notre salut à un prêtre ; Dieu vous conserve les ministres de la religion.»

« Cet événement fit une grande sensation dans la ville et dans les environs. Les gens de bien en bénirent Dieu ; les impies eux-mêmes rendirent hommage à la puissance

 

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de la religion. On voulut profiter de cette heureuse disposition des esprits pour demander l'élargissement des prêtres détenus : on en fit la pétition au département, dans un grand concours de fidèles ; elle fut rejetée, sur le motif que la loi s'y opposait, et il fut pris une détermination secrète de nous déporter aussitôt.

« Le lendemain, de grand matin, l'on nous fit partir, au nombre de douze sur deux chariots, placés deux à deux de front, les bras liés derrière les reins. Notre bon vieillard lui-même fut du nombre, malgré les ordres qui exemptaient les sexagénaires de la déportation. L'aurore commençait à poindre ; il tombait de la pluie et un vent froid soufflait. Un piquet de gendarmerie et un de cavaliers entouraient les chariots. Plusieurs personne-nous regardaient tristement de leurs fenêtres. Une dame qui ne vit que pour les bonnes oeuvres, nous apporta un secours en argent, qu'elle remit à notre vieillard, en nous disant, les larmes aux yeux: « Respectables prêtres, Dieu vous protège et vous ramène un jour ! priez pour nous. » Nous lui répondîmes par des souhaits de bénédictions. Nous voyageâmes trois jours avec des souffrances de toute espèce, et nous arrivâmes dans la ville du département voisin. Nous ne nous attendions pas à y être moins maltraités que dans le nôtre ; mais nous fûmes heureusement trompés. Bénissez avec nous la divine providence qui vient au secours des siens. Quelque long que dût être notre voyage, nous en avions déjà fait le trajet le plus pénible ; et il nous était réservé de voir accroître notre soulagement et nos consolations à mesure que nous nous éloignions de la contrée qui était la plus chère à nos coeurs.

« A peine arrivés à la prison, nous y fûmes visités par deux femmes respectables qui nous montrèrent non la simple sensibilité d'une compassion humaine, mais le vif intérêt de la charité chrétienne et du zèle religieux.

 

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Nous étions mouillés et saisis de froids. Elles nous firent faire un grand feu ; elles s'informèrent de nos besoins avec la plus affectueuse sollicitude, nous pressèrent d'accepter quelques secours pécuniaires, nous promirent de nous revoir, si nous devions séjourner en cette prison, et nous annoncèrent qu'elles nous enverraient à dîner. Les expressions nous manquaient pour leur marque notre reconnaissance. « Dignes confesseurs de la foi, nous répondirent-elles, c'est pour nous conserver la religion que vous êtes dans les fers, vous nous soutenez par votre courage, vous intéressez le ciel en notre faveur par vos vertus et vos souffrances ; vous êtes nos pères spirituels, les images de Jésus-Christ persécuté et souffrant pour nous... Ah ! c'est à nous à vous marquer notre reconnaissance, notre respect... Eh ! pouvons-nous le faire assez ? » Elles nous quittèrent, les larmes aux yeux, et nous laissèrent dans un saisissement d'admiration, de reconnaissance, d'attendrissement religieux que je ne saurais vous exprimer. Quels anges, nous dîmes-nous les uns aux autres. Dieu nous a envoyés pour nous visiter dans nos prisons ? Que la foi donne aux âmes d'élévation et de grandeur l Quelle différence entre ces religieuses dames et les femmes mondaines dans qui l'impiété semble avoir flétri le germe même de la sensibilité si naturelle et si honorable pour leur sexe !...

« Quelques heures après nous fûmes encore visités par deux zélés catholiques. Après nous avoir marqué avec affection l'intérêt qu'ils prenaient à notre sort, ils gémirent avec nous sur les maux de l'Eglise, ils nous demandèrent des nouvelles de l'état de la religion dans notre département, et parurent étonnés du degré de persécution qui s'y exerçait encore contre ses ministres.

« Dans notre département, nous dirent-ils, les prêtres ne font pas de fonctions publiques depuis la fatale journée de fructidor ; mais ils exercent le culte en des lieux

 

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privés et assez spacieux ; ils y font l'instruction et administrent les sacrements ; ils visitent les fidèles dans les maisons et sont partout accueillis avec joie et reconnaissance. Grâce à Dieu, nous ne manquons point de secours ; nous avons des prêtres dans la plupart des paroisses, et il n'y a guère contre eux ni dénonciations ni recherches. » —« Vous habitez, leur répondîmes-nous, une terre de bénédictions. ».— Le peuple, à la vérité, n'est pas mauvais chez nous ; il reste généralement attaché à la religion; et les hommes mêmes, qui ont eu le malheur d'en méconnaître la vérité et d'en rejeter les bienfaits, ne voudraient pas que l'on en persécutât les ministres. Mais le démon de la persécution transporte encore cette classe d'hommes que l'on appelle Jacobins ; ils ne cessent d'exciter les gendarmes et les soldats à la poursuite des prêtres, et de provoquer les administrateurs à l'exécution de ce qu'ils appellent la loi. — Cette prétendue loi, nous répliquèrent-ils, n'est plus regardée chez nous que comme un reste de la tyrannie de Robespierre. Il n'y a pas un honnête homme qui ne convienne de l'innocence des prêtres, et qui ne déteste la persécution exercée contre eux ; le peuple en a une extrême horreur; et quel que soit l'esprit des administrations, on y repousse les provocateurs de la persécution, et l'on y respecte généralement l'humanité, la justice et le voeu du peuple. Nous savons que le même esprit de modération gagne les administrations de plusieurs autres départements ; nous espérons que Dieu donnera enfin la paix à son Eglise et qu'il lui rendra les dignes ministres que nous voyons aujourd'hui dans les fers. » — Nous partîmes de cette ville le lendemain.

« Je ne vous continuerai pas le récit de notre voyage : les détails en seraient trop longs. De la ville où nous fûmes si bien accueillis, il nous restait encore plus de 120 lieues de route pour arriver à notre destination.

 

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Nous eûmes, sans doute, diverses peines à supporter durant ce long trajet : toujours enchaînés, exposés aux injures de l'air dans une saison rigoureuse, conduits souvent par une troupe impie et insolente, assaillis en quelques lieux d'outrages et de mauvais traitements, déposés chaque nuit en de nouvelles prisons, il ne nous manqua pas d'occasions de partager les humiliations et les souffrances de notre divin maître. Mais par combien de consolations il plut au Seigneur d'adoucir nos maux et d'alléger le poids de nos chaînes ? Je ne parle pas des doux effets de la grâce qui soutient, encourage et remplit de son onction les âmes souffrantes : Dieu nous les fit éprouver dans sa grande bonté ; je ne parle pas des sujets extérieurs de consolation que nous avons trouvés dans l'attachement des fidèles à la religion, et dans leur charité pour les confesseurs de la foi.

« Presque partout, nous reçûmes, sur notre route, de la part du bon peuple des campagnes, des marques d'une compassion religieuse, des acclamations de souhaits et de bénédictions, même des offres de secours. Dans les villes, si quelquefois des hommes égarés ont insulté à nos chaînes, des gens de bien, en plus grand nombre, des membres mêmes d'administration, nous ont paru les honorer. Des fidèles sont venus nous visiter dans les prisons, nous ont apporté des secours et nous ont marqué un religieux dévouement. Ils prolongeaient leurs visites le plus longtemps qu'ils pouvaient, ils s'entretenaient avec nous des intérêts de la religion ; ils nous parlaient du nombre de martyrs qu'ils avaient vu couronner, de la multitude des confesseurs de la foi qui avaient résisté aux violents orages de la persécution, de conversions qui s'étaient opérées, du nombre et de la situation des ministres qui lui restaient, enfin de l'état général de la religion dans leurs contrées. Réjouissez-vous-en dans le Seigneur, mes frères, le résultat de ces

 

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rapports était infiniment consolants. Ces fervents chrétiens voulaient ensuite nous encourager, nous flatter de la douce espérance du retour dans nos églises ; ils nous disaient que la Providence nous faisait parcourir la France pour la gloire de la religion, pour réveiller et encourager la foi, pour apprendre aux fidèles ce qu'ils doivent à Dieu, et aux impies leur impuissance sur l'âme des justes ; ils nous marquèrent une vénération dont nous étions humiliés, et souvent ils se prosternaient à nos pieds pour demander notre bénédiction. Soyez loué, ô mon Dieu, de la foi et de la charité de ces vrais chrétiens, qui dans un temps de perversion et de scandale, nous représentaient si vivement les chrétiens de la primitive Eglise !

« Je ne vous cacherai pas cependant que, dans plusieurs des contrées que nous avons parcourues, il y a une grande disette de prêtres et que, dans d'autres, le pauvre peuple est séduit par des ministres schismatiques. Quelles actions de grâces vous avez à rendre à Dieu de vous avoir préservés de la séduction du schisme, et de vous avoir ménagé dans sa miséricorde, le secours d'un si grand nombre de prêtres fidèles ! Mais pensez aussi que ce sont des grâces dont vous aurez un terrible compte à rendre à sa justice si vous n'en retirez pas des fruits de salut.

« Enfin, après cinq semaines tant de route que de séjour, nous sommes arrivés à Rochefort. Cette ville, à deux lieues de l'Océan, est peu commerçante et d'une faible population. Des marais voisins en rendent l'air insalubre, et il y règne, surtout dans les mois d'août et de septembre, des fièvres opiniâtres et dangereuses. C'est ici qu'en 1794 une multitude de prêtres souffrit un long et cruel martyre. Ils étaient sur deux vaisseaux, dans la rade du port, au nombre d'environ neuf cents. Six cents y périrent d'une mort lente.

 

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Ceux qui survécurent furent débarqués quelques mois après la chute de Robespierre ; mais ils avaient le sang en dissolution, et ils moururent presque tous peu de temps après. Nous ne sommes point embarqués, mais dispersés dans les prisons et dans l'ancien hôpital de la Charité, au nombre d'environ cent quatre-vingt-dix prêtres et laïques, tant hommes que femmes, destinés aussi à la déportation dans les îles. Je suis à cet hôpital avec mes compagnons de voyage, cent vingt et autres prêtres. Nous y sommes assez bien nourris et traités avec humanité. Il y a d'ailleurs ici, comme dans les principaux endroits où nous avons séjourné sur notre route, des personnes pieuses qui procurent les soulagements qui sont en leur pouvoir. Leurs ressources sont bien affaiblies par la multitude des besoins auxquels elles ont pourvu dans une ville où il y a toujours eu, depuis le commencement de la révolution, un si grand nombre de prisonniers; mais leur charité bénie du ciel trouve toujours des secours pour les prisonniers les plus nécessiteux.

« Nous n'avons pas la consolation de célébrer le saint sacrifice, ni de participer à la sainte Eucharistie. Pour y suppléer, nous nous réunissons chaque matin. L'un d'entre nous récite à haute voix l'ordinaire de la Messe, et nous nous unissons d'intention au Souverain Pontife, aux évêques et aux prêtres qui célèbrent dans la catholicité. Nous faisons une longue pause au Memento des vivants, pour y exposer à Dieu, avec les nécessités générales de l'Eglise, les besoins particuliers de nos diocèses et de nos paroisses. L'est surtout en ce moment, mes très chers frères, que mon coeur s'attendrit sur vous, que je vous vois tous présents, famille par famille, personne par personne, que je vous embrasse tous dans le sein de la charité, que je vous présente tous au Seigneur, et que je m'offre avec l'hostie sainte en victime pour vous.

 

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«Plusieurs prêtres ont eu le bonheur d'apporter ici leur bréviaire ; c'est pour nous la plus douce consolation de réciter l'office, et d'implorer en commun la miséricorde de Dieu sur son Eglise. Nous passons le reste de la journée en méditations, en lectures de piété, en entretiens spirituels ; et nous nous encourageons les uns les autres à supporter nos peines présentes, et à attendre avec confiance le sort qui nous est réservé.

« Nous ignorons quelle est notre dernière destinée (destination). Serons-nous embarqués pour des îles sauvages? Périrons-nous dans la mer ? Finirons-nous nos jours dans les prisons, ou serons-nous délivrés pour être rendus à l'Eglise ? Dieu seul le sait, il l'a réglé dans la sagesse de ses conseils. Quels que soient ses décrets, nous les adorons, nous les bénissons, nous en attendons l'exécution avec résignation et même avec joie. La vie n'est que de quelques moments, et l'éternité n'a point de fin. Quand on a le bonheur de souffrir et de mourir pour la cause de Dieu, que les souffrances sont courtes ! Que la mort, même la plus effrayante pour la nature, a de douceur et d'attraits ! Est-on jamais plus assuré d'être glorifié avec Jésus-Christ, que lorsque l'on souffre et que l'on meurt pour lui ?

 

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CAPTIVITÉ ET MORT DE PIE VI
DE ROME A VALENCE - 20 FÉVRIER 1798
AU 29 AOUT 1799.

 

Le récit qu'on va lire rappelle les violences dont quelques empereurs byzantins et plusieurs rois et empereurs au moyen âge se rendirent coupables contre la personne des papes. L'attitude prise par Pie VI à l'égard des victimes de la Révolution était celle qui convenait à un chef d'Etat et au chef de la religion. L'accueil empressé fait par lui aux ecclésiastiques de tout rang et à Mesdames de France, tantes de Louis XVI, mais plus encore son inflexibilité dans les débats provoqués par la Constitution civile du Clergé et son allocution sur la mort de Louis XVI l'avaient signalé un irréconciliable ennemi des principes antichrétiens qui guidaient la Révolution. Sa politique fut le prétexte des premières avanies qu'on lui fit subir, aussi le traité de Tolentino, signé par lui le 19 février 1797, ne fit-il que marquer un temps d'arrêt dans les desseins du Directoire à son égard. Sous prétexte de tirer vengeance du meurtre du général Duphot, massacré dans Rome, le général Berthier reçut l'ordre d'occuper la Ville au nom de la République française.

Les détails concernant l'enlèvement et le transfert du pape jusqu'au lieu où il devait mourir ont été plusieurs fois racontés d'après quelques relations contemporaines et divers documents mis successivement au jour. Afin de donner un récit unique et suivi j'ai rassemblé ici suivant l'ordre des temps ces indications dispersées de manière à les présenter sous la forme d un journal. Je me suis efforcé de laisser parler seuls les contemporains et ce n'est qu'à regret que j'ai introduit des résumés lorsque les pièces authentiques faisaient défaut ou que les relations étaient manifestement insuffisantes.

 

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BIBLIOGRAPHIE. — D'ESMIVY D'AURIBEAU, Mémoires pour servir à l'histoire de la persécution française, Rome, 1795, 2 vol. in-8°. — IDFM, Bienfaits de Pie VI envers les Français émigrés, Rome, 1796, in-8°. — Oraison funèbre de S. S. Pie VI, par Mgr BRANCADORO, avec des notes historiques de M. l'abbé D'EsMivv D'AURIBEAU, Venise,1800, in-4o. — Recueil des décisions du Saint-Siège relatives aux affaires de France et à la Constitution civile, Rome, 1800, 3 vol. in-12. — Précis historique du voyage et de la captivité de Pie VI, 1800, br. in-32. — J. F. DE BOURGOIN, Mémoires historiques et philosophiques sur Pie VI et son pontificat, 1800 (2e édition), 2 vol. in-8°. — BLANCHARD, Précis historique de la vie et du pontificat de Pie VI, Londres, 1800, in-8°. — Histoire civile, politique et religieuse de Pie VI, écrite sur des mémoires authentiques, par un Français catholique romain, Avignon, in-8° ; Paris, 1801 (2e édition), 3 vol. in-18. — Curnier à ses concitoyens, br. in-18 . — Mme GUÉNARD, le Captif de Valence ou les derniers moments de Pie VI, an X. 2 vol. in-12. — Extraits de quelques écrits de M. D’ESMAVY D’AURIBEAU, 1814, 2 vol. in-8°. — G. DE MERCK, Breve compendio de la muerte del papa Pio VI, 1814 ; IDEM, la Captivité et la Mort de Pie VI, Londres, 1814 (1). — AIMÉ GUILLON, Les Martyrs de la foi, Paris, 1821, 4 vol. in-8°. — CH. DU ROSOIR, Eloge de Pie VI, Paris 1825, in-8°. — M. R., Histoire du clergé de France pendant la Révolution, Paris, 1828, 3 vol. — P. BALDASSARA, Relazione delle aversita patimenti del glorioso papa Pio VI negli ultimi tre anni del sue pontificato, in-8°, Roma 1840, 2e édit., Modena, 1843. — IDEM, Histoire de l'enlèvement et de la captivité de Pie VI, Paris, 1839, in-8°. G. EPAILLY, Angelo Braschi ou le Pape Pie VI prisonnier du Directoire, Genève, 1828, br. in-8°, — R. P. BERTRAND, Une Victime de la Révolution, Bar-le-Duc, 1875, br. in-18°. — IDEM, le Pontificat de Pie VI et l'athéisme révolutionnaire, Bar-le-Duc, 1879, 2 vol. in-8°.—TOUPIN, le Coeur de Pie VI, son amour pour l'Eglise, Valence, 1885, in-12; — Cités par A. M. DE FRANCLIEU, Pie VI dans les prisons du Dauphiné. 2° édit., Montreuil-sur-Mer. 1892, in-8°, p. 269 et suiv., une première édition de Pie VI dans les prisons, du Dauphiné parut en 1878. — CH. PONCET, Pie VI à Valence, Recueil de documents authentiques et inédits sur le séjour et la mort à Valence du pape Pie VI, in-8°, Paris, 1868. — Faits relatifs à la captivité de Pie VI avec des notes sur celle de Pie VII, in-8°, Paris, 1814. — ***, The captive of Valence, or the last moments of Pius VI, 2 vol. in-12, London, 1804. — F. CASTELLI, Noti al sepolcro di Pio VI, in-8°, 1807 ; — Pieux sentiments de Jean Ange Braschi, élu pape le 16 février 1775, mort à Valence le 19 août 1799, in-8°, Paris,

 

 

1. Ce Merck, soldat médiocre, écrivit son livre pour offenser la mémoire du pape défunt ; après sa mort, sa femme le fit imprimer à Londres.

 

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[ 1709 ] ; FR. BECATTINI, Storia di Plo VI, 2 vol. in-8°, Venezia, 1801 ; — Viaggio del Peregrino Apostolico il Sommo Pontefice Pio Sesto da Roma a Valenza di Francia ove fu trasferito in Ostaggio della Reppublica francese, in Roma, 1799. — Translation du coeur et des entrailles de Pie VI à Valence, département de la Drôme. Rapport fait à M. Cacault, ex-ministre de la R. F. à Rome par l'ecclésiastique chargé d'accompagner ces restes précieux. Extrait de l'Almanach ecclésiastique de France pour l'an XII de la République et pour les années 1803 et 1804 de l'ère chrétienne. — Cesena BRANCADORO, Oratio funebris in obitum Pii VI, Venezia. 1799 ; — Rimini ; 1800, in-8° ; trad. allemande par PLACIDUS VNUTH ; trad. anglaise par WILLIAM COOLNBES ; trad. française par PIERRE D'ESMIVY D'AURIBEAU vid. supr. — A. O'LEARY, Funeral oration on the lace positif Pius VI, London, 1799 ; — HIERONYM JUSYNSKI, Kasanie na excktwiach za Piusa VI, Krakow, 1799. — M. ZAGURI, Orazione in morte del' somme pontefice Pio VI, Vicenzia, 1800. — J. SCHUELLER, Tranerrede auf Pius VI, Promischen Papsten, Wien, 1800. Elogio funebre del Pontefice Pio VI (trad. de O'Leary) recitato e Londra nella cappella cattolica, il giorno 16 non, 1799,in-8°, Bologna, 1814.

Il y a, comme bien on pense, un peu de fatras dans toute cette bibliographie, outre les livres estimables de P. Baldassari, A. M. de Franclieu et Ch. Poncet, ci-dessus mentionnés le plus récent travail, dont plusieurs parties peuvent être considérées comme définitives, est. celui de J. Gendry Pie VI, sa vie, son pontificat, 1717-1799, d'après les Archives vaticanes et de nombreux documents, inédits, 2 vol. in-8°, Paris, s. d. [1906].

 

 

ENLÈVEMENT DU PAPE. — ROME-SIENNE.

 

Par une nuit épouvantable (21 février 1798), pendant un orage affreux mêlé de tonnerre et d'éclairs, le Pape, qu'on avait jeté dans une méchante voiture, accompagné seulement de son médecin et de quelques personnes de sa maison, traversa une partie de la ville de Rome, à la lueur de deux pâles flambeaux, et arriva à la porte qu'on appelle Angélique ; deux commissaires français l'y attendaient. Au nom de la république romaine, ils déclarèrent qu'ils étaient chargés de sa personne sous leur responsabilité et sans lui donner aucun éclaircissement sur le terme de son voyage, ils ordonnèrent aux conducteurs de prendre la route de Viterbe.

 

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Quoique le départ nocturne du Pape eût été couvert du plus grand secret,, le peuple de Rome en fut promptement instruit, et accourut en foule dès la pointe du jour aux portes du Vatican.

On s'arrêta la première journée à Monte-Rossi, à huit lieues de Rome ; le Pape y passa la nuit, et deux officiers chargés de le garder se firent dresser des lits dans son antichambre.

Le lendemain, jour du mercredi des cendres, le Pape fut conduit à Viterbe et coucha au couvent des Augustins.

Vers la fin de la troisième journée, le saint pontife s'étant arrêté quelque temps sur les bords du lac de Bolsena, prêtres, laïques, riches, pauvres, femmes, enfants, vieillards, infirmes, étaient pêle-mêle sur les arbres, dans les champs, sur les toits, aux fenêtres des maisons voisines, à genoux, les mains jointes, sur le chemin et autour de la voiture du Saint-Père, dont la patience, le calme, la sérénité au milieu de tant de chagrins et de fatigues, étaient pour tous les fidèles un sujet d'édification, pendant qu'elles couvraient de honte ses ennemis et ses persécuteurs.

Enfin, après vingt-cinq jours d'un pénible voyage, le Pape arriva à Sienne un dimanche soir. On logea le Pape dans le couvent des Augustins, situé près des remparts ; il y vécut d'une manière très retirée.

 

NOTES EXTRAITES DU « MONITEUR UNIVERSEL » CONCERNANT

LE VOYAGE DE PIE VI DE SIENNE A SUSE.

 

N° du 10 germinal an VI. — Pie VI est demeuré quatre jours à Sienne, dans le couvent des Augustins. Il paraissait tranquille et satisfait de sa situation. Il a gardé le plus grand incognito, et les ordres donnés de ne lui

 

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rendre aucuns honneurs ont été rigoureusement observés. Il a été obligé d'abandonner cette ville. On dit que Sa Sainteté ne peut trouver d'asile qu'à Malte ou en Amérique.

N° du 20 germinal an VI. — On écrit de Vienne : Le bruit est ici généralement répandu que notre cour a fait offrir un asile dans ses états à Pie VI, en l'invitant de choisir une ville de province ou une abbaye, dans les états héréditaires de Sa Majesté Impériale. On ajoute qu'on lui destine l'abbaye de Moelk, située sur un rocher, à douze milles d'ici. C'est un des plus beaux édifices de l'Allemagne et dont l'église est magnifique. Sa Sainteté séjournerait au Belvédère, en attendant que cette abbaye soit prête à le recevoir.

N° du 24 germinal an VI — On écrit de Vienne : Le Pape s'est définitivement décidé pour l'abbaye de Moelk, sur le Danube, pour y finir ses jours    Il y conservera vingt-quatre cardinaux pour la direction des affaires de l'Eglise.

N° du 30 germinal an VI. — Le Pape a dit qu'il n'était qu'au commencement de son émigration : il paraît oublier son âge. On assure que l'empereur lui a fait offrir le ci-devant palais du doge, à Venise. On ignore si le Pape a accepté.

            N° du 6 floréal an VI. — Pie VI et le cardinal Maury vont à Pétersbourg.

            N° du 16 floréal an VI. — Le Pape a commencé à da-ter ses brefs de Sienne. Il a nommé secrétaire des lettres latines l'ex jésuite Marotti.

            N° du 1er prairial an VI. — Les nouvelles de Sienne, du 8 floréal, portent que le Pape n'ira point à une abbaye qu'on lui avait destinée. Il se propose, dit-on, de partir pour Padoue.

            N° du 15 prairial an VI. — Il paraît que l'ex-Pape Pie VI passera en Sardaigne où il s'établira définitivement.

 

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            N° du 25 prairial an VI. — On écrit de Pétersbourg : Paul Ier a offert au Pape un asile dans son empire, au cas où il ne pourrait en trouver chez les princes catholiques.

N° du 27 prairial an VI. — On assure que le Pape finira par se retirer à Majorque, île espagnole, dans la Méditerranée, et qu'il préfère cet asile à celui que lui offre dans ses états l'empereur de Russie.

            N° du 2 thermidor an VI.— Le Pape a fixé au 16 messidor son départ de Florence : il a dû s'embarquer à Livourne, d'où il se rendra à Cagliari, en Sardaigne, qui est la retraite qu'il a définitivement choisie.

            N° du 25 frimaire an VII. — On s'était empressé de répandre, dans quelques journaux italiens, la nouvelle que le Pape était mort; on se borne maintenant à prédire que si la Toscane venait à être occupée provisoirement par les Français, le Saint-Père se retirerait à Venise. Venise républicaine fut autrefois l'asile d'un Pape qui fuyait le courroux d'un empereur; Venise impériale recevra aujourd'hui sous sa protection un Pape qui prend la fuite, pour se soustraire à la vue des armées terribles d'une république qu'il abhorre.

            N° du 13 nivôse an VII. — Il paraît certain que le Roi de Naples a envie de faire retourner Pie VI à Rome (1).

N° du 26 ventôse an VII. — On annonce comme positive la mort du Pape, le 6 de ce mois, à la Chartreuse (près dé Florence), des suites d'une nouvelle attaque d'apoplexie.

            N° du 22 germinal an VII. — On écrit de Florence : Le sort du Pape est enfin décidé Avant l'entrée des troupes françaises en Toscane, il était arrêté qu'il se rendrait en Sardaigne ; mais les événements qui ont eu

 

1. Le roi de Naples venait de s'emparer de Rome

 

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lien depuis que cette résolution a été prise l'ont fait changer ; et le gouvernement lui désigne provisoirement pour habitation la ville de Parme. Il s'est mis en route le 7 germinal, pour s'y rendre, accompagné de quelques prêtres et de ses domestiques.

La déchéance du grand-duc de Toscane (24 mars 1799) ne pouvait manquer d'avoir une répercussion sur le sort du Pape, interné depuis onze mois à la Chartreuse de Florence. Le 26 mars, deux officiers français viennent lui signifier l'ordre du Directoire de se rendre à Parme sans délai. Après quelques préparatifs faits en grande hâte, le Pape prend congé des religieux du monastère et, le jeudi 28 mars, à 3 heures du matin, il monte en voiture. Couchée le 28 à l’ Osteria delle Maschere, à Maschere : départ le 29 et couchée à Ponte di Scarical'Asino; le 30, couchée à Bologne; le 31, couchée à Modène ; le lundi 1er avril, arrivée à Parme après arrêt et collation à Reggio. A Parme, séjour au couvent Saint-Jean-l'Evangéliste.

Le 27 mars 1799, à dix heures du matin, le générai Gauthier, commandant de place, fit signifier au Saint Père qu'il eût à évacuer Florence à minuit. M. de Corinthe ne put obtenir qu'un retard de quatre heures, mais à neuf heures du soir un planton apporta l'ordre d'effectuer le départ à deux heures de la nuit.

« Le Saint-Père, écrivit Baldassari, était alors dans un état de santé déplorable. La paralysie lui avait ôté l'usage de ses jambes, et une partie de son corps était comme morte : mais, malgré ses souffrances et ses infirmités, il conservait encore toute la vigueur de son âme. Il fallut recourir à l'aide d'une chaise à porteurs pour le transporter de sa chambre à la voiture ; mais la difficulté fut de l'y faire entrer et de le mettre à la place qu'il devait occuper. Quatre des serviteurs les plus robustes l'essayèrent inutilement. Alors deux palefreniers montèrent dans la voiture et, prenant le Pape par les bras, le tirèrent

 

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à eux, en même temps que ceux du dehors l'élevaient et le soutenaient de leur mieux. Ses soupirs et ses gémissements faisaient assez connaître ce qu'il avait à souffrir durant cette opération, qui ne demanda pas moins d'une demi-heure. Un tel spectacle nous émut et nous attendrit profondément. Le capitaine Mougin, désigné pour commander l'escorte, ne put lui-même le soutenir jusqu'au bout ; il s'éloigna en 'attendant qu'on vînt l'avertir, et je puis assurer avoir vu des larmes couler des yeux de plusieurs militaires français qui nous entouraient. Mgr Carracciolo, Mgr Spina, en costume de prélat, se placèrent vis-à-vis du pontife, et vers les trois heures après mi-nuit, nous quittâmes la Chartreuse, le 28 mars 1799, et traversâmes Florence avant le jour. »

Le Pape arriva à Parme le 1er avril, il fut logé dans le couvent de Saint-Jean des bénédictins et y fit séjour jusqu'au 13 avril. Le 13 au matin, le capitaine Mougin transmit un ordre du quartier général de l'armée d'Italie qui prescrivait l'évacuation du Pape, dans les deux heures, dans la direction de Turin. Malgré les représentations des prélats et des médecins le commissaire s'en tint à ses ordres ; cependant, devant l'insistance de l'entourage, il hésita et, afin de voir si le corps du Pape était, comme on le disait, couvert de plaies, il arracha brusquement le drap du lit sur lequel le Saint-Père reposait.

Le Saint-Père fut très affecté lorsqu'on lui annonça qu'il fallait se remettre en route, il fut agité par une sorte de convulsion et dit qu'il refusait de partir. On lui représenta le péril dans lequel sa résolution allait mettre le duc de Parme et son Etat, alors le Pape dit : « Je partirai donc, puisque la force le veut. Mais qu'on m'emporte, car je ne peux plus faire un pas. »

            N° du 5 floréal, an VII. — On écrit de Turin : Le Pape est en route pour se rendre à Briançon.

N°du 19 floréal, an VII. — Pie VI est parti le 25 germinal

 

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de Parme, sous l'escorte de douze grenadiers français, pour se rendre à Turin, d'après un ordre venu du quartier-général. Quelques jours après, trois cents hussards autrichiens sont entrés à Parme dans l'espoir de l'y trouver et de l'emmener. Ils y sont restés une heure et ont fait prisonniers cinq de nos officiers qui se trouvaient dans cette ville.

Le 13 avril un courrier apporte une dépêche au capitaine Mougin, commandant l'escorte, portant l'ordre du transport à Turin sous la responsabilité du grand-duc. Le 14 avril, le Pape, exténué, monte en voiture ; couchée à Borgo San Domnino ; 15 avril, couchée à un mille de Plaisance ; 16, Plaisance ; 17, départ à 3 heures du matin, passage de la Trébie débordée, couchée à Castel San Giovanni ; 18 avril, couchée à Voghera ; 19, couchée à Tortone ; 20, couchée à Alexandrie ; 21, séjour ; 22, couchée à Casale di Monferrato ; 23, Crescentino ; 24, Chivasso, Turin.

25 avril (6 floréal). — Le Saint-Père quitte la citadelle de Turin sur l'invitation du major de la place ainsi formulée : « Citoyen pape, je m'estime heureux de pouvoir vous offrir l'assurance de ma considération et du respect qu'a pour votre personne le général Grouchy, commandant à Turin. Toutefois il vous invite par mon organe à partir demain avant le jour pour vous rendre à Grenoble. Ainsi l'a décidé le Directoire de la République française.

26 avril (7 floréal). — Le Saint-Père est arrivé à Suse où il a été reçu à la grille du palais épiscopal par Mgr l'évêque et le Chapitre admis au baisement du pied. L'état de faiblesse de Sa Sainteté a nécessité son transport immédiat dans son appartement. Il était étendu sur un pliant en cuir auquel étaient adaptées de larges bretelles que. les domestiques ont passées sur leurs épaules. Un camérier soutenait la tête du Saint-Père, un autre les pieds. La suite se compose de trente-cinq personnes,

 

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parmi lesquelles Monsignor Caracciolo, maître de chambre ; Monseigneur l'évêque Corinthe, Spina de Sarzane ; le père Jérôme Fantini, trinitaire déchaussé, confesseur ordinaire ; le père Jean Pie de Plaisance, mineur réformé; M. Baldassari, prêtre, secrétaire de Monsignor Caracciolo ; M. Joseph Marotti, ancien jésuite, secrétaire des lettres latines (1).

27 avril (8 floréal). — Le sieur Giraud, commandant de place, vient dès le matin faire savoir aux prélats que, eu égard à l'état de Sa Sainteté, le départ pour Briançon était retardé jusqu'au lendemain.

28 avril (9 floréal). — Le Saint-Père entendit la messe, après quoi on l'a déposé dans une chaise à porteurs, seize hommes se relayaient pour le porter, suivaient les prélats montés sur des mulets que conduisaient les guides, ensuite les domestiques. Les soldats ouvraient et fermaient la marche. La température étant assez basse, le Saint-Père souffrit du froid dont son vêtement le préservait mal. Voyant cela, le chef des muletiers lui apporta une paire de grosses pantoufles de laine et plusieurs officiers piémontais le prièrent d'accepter leurs pelisses. Le pape répondait : « Je n'en ai pas besoin, mes enfants, je ne souffre pas, je ne crains rien... La main de Dieu me garde parmi tant de dangers ! » Il consentit néanmoins à accepter la pelisse d'un jeune officier : « Merci, mon enfant », lui dit-il.

Le chemin était fort périlleux, néanmoins on put franchir le Pas-de-Suse, on passa à gué la Dora et le Bardonèche.

 

1. La suite se compose de : Philippe Morelli, Thomas Bonacorsi, Sauveur Jamberlichi, Ferdinand Cbppi, Bernard Calvasi, André Rovelli, Vincent Catenacci, François Bonacorsi, Félix Melia, Eléonore, sa femme, Benott, son fils. Antoine Vigano, Gaspard Gagliardi, Nico, las Petagna, Vincent Nenni, Vincent Cotogni. Jean-Baptiste Bardoni-Benott, son fils, Dominique Mulatori Dominique Azerboni, Joachim Molinacci, Joseph Squanci, Louis Baroncelli.

 

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Au Pont-Ventoux, la population catholique d'Oulx attendait Sa Sainteté et lui fit escorte jusqu'à Oulx où le Pape fut logé chez M. de la Tourette, archiprêtre, dans la maison abbatiale.

29 avril (10 floréal). — Séjour à Oulx occasionné par les travaux de déblaiement de la route d'Oulx à Briançon. Les frais de l'escorte pour cette journée furent imputés au Pape. Un officier de l'escorte demanda à être introduit auprès de Sa Sainteté, mais de nuit, afin que la chose demeurât secrète.

30 avril (11 floréal) — Départ d'Oulx, à huit heures du matin, pour Briançon. A partir de Cézanna, la suite dut mettre pied à terre à cause du péril croissant du chemin que le soleil rendait fort glissant. On fit halte au sommet, au petit village de Mont-Genèvre. Le Saint-Père n'entra dans aucune maison. Pour fêter sa venue, les habitants sonnèrent les cloches. La descente fut moins périlleuse. La municipalité de Briançon prit l'arrêté suivant :

« Cejourd'hui, onze floréal, an VII de la République française, une, indivisible, à Briançon, dans la salle ordinaire des séances de l'administration municipale, présents les citoyens           

« Considérant qu'il est nécessaire de prendre toutes les précautions et mesures de police qui peuvent maintenir et assurer l'ordre et la tranquillité publique à l'arrivée du Pape, qui est annoncée pour deux heures de ce jour;

« Considérant qu'il est important d'arrêter à leur source tous les mouvements et rassemblements que le fanatisme pourrait susciter, soit par le son des cloches, soit par toute autre voie ;

« Considérant qu'il importe également de protéger le passage, l'arrivée et le séjour, par toutes les mesures qui peuvent s'allier avec les égards prescrits par le

 

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Gouvernement, et ceux qui doivent émaner de tous les républicains ;

« Ouï le commissaire du Directoire,

« Arrête : que les clefs du clocher et du temple décadaire seront déposées à la maison commune ; que le citoyen Vincent sera chargé de toutes les mesures de surveillance et de police relatives au passage du Pape, conjointement avec le citoyen Albert, commissaire de police, et qu'à cet effet la gendarmerie sera requise de les accompagner, soit pour faire écarter le peuple, soit pour prendre telle autre mesure commandée par les circonstances ».

« On avait annoncé prématurément l'arrivée du Pape à Briançon (1). Il n'est entré dans cette ville que le 11 floréal à midi et un quart. » A un mille de Briançon, la troupe vint rendre les honneurs ; le bruit des tambours battant aux champs fatigua le Saint-Père qui leur fit signe de la main de cesser. Sur le glacis de la porte de Pignerol il reçut le salut du commandant de place et du corps d'officiers. Les habitants de la ville et des villages environnants (2) se pressaient sur le passage du Pape qui dit à un prélat : Amen dico vobis, non inveni tantam fidem in Israël (3).

 

Lettre adressée par un citoyen de Briançon à un citoyen de Grenoble (4).

 

12 floréal an VII.

« Je t'annonce l'arrivée du Pape, ce n'est plus un compte (sic), il est arrivé hier à midi et quart. Voici le

 

1. Moniteur universel, n° du 25 floréal.

2. Le 30 avril était jour de marché à Briançon.

3. Je vous le dis, vraiment, je n'ai pas trouvé une foi si grande en Israël.

4. Extraite du journal le Clair-Voyant. Grenoble, 1799.

 

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détail de son arrivée : Cinquante cavaliers piémontais, des évêques, archevêques en quantité ; il était lui-même dans une chaise à porteurs. Il a voyagé à bras depuis Suse et a pris quelques rafraîchissements au Mont-Genèvre ; il a donné autant de bénédictions qu'il a vu de personnes qui se sont présentées ; mais les sept huitièmes des assistants n'ont pas eu l'idée de cette bigoterie.

« Le vénérable Saint-Père est allé descendre à l'hôpital général : il faut que le Saint-Siège soit bien malade, puisqu'on le loge dans un pareil lieu. Au reste il ne se plaindra pas d'avoir descendu de sa dignité, puisqu'il pourra l'exercer de la plus haute ville de l'Europe. »

Le logis du Saint-Père était contigu à l'hôpital ; il se composait de quatre chambres. La chambre à coucher contenait un lit, un fauteuil, une table et deux pliants pour les gens de service pendant la nuit. La fenêtre était garnie d'un châssis tendu de grosse toile rousse (1). La cheminée de cette chambre fumait beaucoup. L'antichambre, assez vaste, servit d'abord de chapelle, de réfectoire et de dortoir pour les domestiques. Les prélats et les ecclésiastiques de la suite étaient logés en ville, mais ils passaient la journée entière dans le logis du Pape. Le Saint-Père était retenu toute la journée dans son fauteuil par la paralysie. Il fallait appartenir à sa- suite pour avoir accès auprès de lui. La sentinelle en faction à la porte de l'appartement avait la consigne d'écarter toutes autres personnes. Tous les matins, de dix à onze heures, et tous les soirs, de deux à trois heures, le Pape faisait servir sur un guéridon, dans l'embrasure de la fenêtre, une collation au fonctionnaire qui gardait sa porte jour et nuit. La collation se composait toujours de deux plats, une bouteille de vin et un pain.

 

1. Les comptes de dépenses du Pape indiquent que les prélats firent remplacer la toile par des vitres.

 

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Le commissaire du Directoire, le sieur Bérard, prit à tache de neutraliser les bonnes intentions du commandant de place, Michaud, et d'indisposer le général Müller, commandant la septième division militaire. A la nouvelle de l'entrée de Suwarow à Milan et de l'arrivée de ses coureurs à Turin, le Directoire donna ordre au général Müller « de mettre le Pape au fort des Trois-Têtes, en lui procurant toute l'aisance et les commodités possibles, et ayant pour lui les égards dus à son grand âge » (1), mais ce transport fut reconnu impossible ; d'ailleurs le 10 juin, les Russes quittèrent Suse jusqu'où ils avaient poussé leurs avant-postes.

Dans le même temps des prêtres italiens réfugiés à Briançon accusèrent les ecclésiastiques de la suite du Pape d'avoir envoyé à l'ennemi des plans de Briançon et des forts de place. Le commissaire du Directoire transmit au général Müller la dénonciation; celui-ci expédia au commandant de place l'ordre de faire évacuer immédiatement sur Grenoble, le Pape et sa suite : « Si le Pape est trop faible, ajoutait l'ordre du départ, pour supporter les fatigues du voyage, faites partir quand même les prélats et les serviteurs qui ne sont pas indispensables à son service personnel. »

Le Saint-Père ayant eu connaissance de ces ordres se déclara prêt à partir : « Je suis disposé à me sacrifier, dit-il, plutôt que de voir s'éloigner de moi ceux en qui j'ai mis ma confiance. » Néanmoins les prélats sollicitèrent un délai de quelques jours nécessaire pour se procurer des voitures. Le commandant de place communiqua leur demande à ses officiers, mais le commissaire du Directoire l'interrompit en disant : « Une charrette sera bien suffisante pour transporter ce vieillard ; quant

 

1. Moniteur universel, 19 floréal an VII.

 

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aux gens de la suite n'ont-ils pas des jambes pour voyager, comme voyagent tous les jours les braves défenseurs de la République ! » Le délai fut accordé; néanmoins Mgr l'archevêque de Corinthe fit venir des voitures d'Embrun ; elles arrivèrent le lendemain, mais elles étaient telles qu'on ne pouvait en faire usage ; ceci occasionna un nouveau délai.

Le 7 juin, le commandant de place reçut l'ordre d'envoyer toute la suite du Pape à Grenoble, le Saint-Père devait demeurer seul à Briançon. Lorsque cette nouvelle se répandit, une requête signée de tous les chefs de famille et même des municipaux et du secrétaire de Bérard fut présentée au général Müller, à l'effet d'obtenir pour Sa Sainteté l'autorisation de suivre ses prêtres ; le Pape écrivit lui-même au général qu'il touchait au terme de sa vie, qu'il désirait être assisté par les ministres de la religion sainte dont Dieu l'avait établi Chef. » Le général refusa ; le seul père Fantini (1), confesseur du Pape, à qui l'âge avait enlevé une partie de sa capacité, fut seul autorisé à demeurer. Dans la soirée, les prélats, le père Pie de Plaisance, MM. Baldassari et Marotti firent leurs adieux à sa Sainteté qui les bénit à trois reprises et leur dit : « Allez en paix, mes enfants, allez au nom du Seigneur, Dieu sera votre guide et votre protecteur, j'espère que nous serons bientôt réunis. » Un des prélats lui demanda les pouvoirs nécessaires pour se confesser mutuellement et célébrer la messe sur un autel portatif : « Oh ! oui, mes enfants, répondit-il, je vous donne tous les pouvoirs qu'il est en usage d'accorder dans les pays où règne une persécution ouverte contre l'Eglise. » Ensuite il créa M. de Corinthe délégué apostolique, avec la faculté de subdéléguer. M. Marotti dit alors :

 

1. Jacopo Maltechia Fantini. de Livourne, en religion Jérôme de St-Jacques, ancien définiteur général des Trinitaires déchaux.

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« Plaise à Dieu, Saint-Père, que l'exercice des pouvoirs que vous nous conférez aujourd'hui, ne nous soit pas interdit demain. » Sa Sainteté dit : « Jusque à quand écouterez-vous vos craintes et vos incertitudes ? Habete fiduciam. »

Le 8 juin, à l'heure du départ, Sa Sainteté voulut voir encore ses compagnons (1). Il y a bien des apparences que le clergé constitutionnel ne fut pas étranger à cette manoeuvre. Les citoyens Albertin, curé de Briançon, Voyron et Faure, vicaires, et plusieurs autres prêtres intrus s'efforcèrent de donner le change sur la nature de leurs relations avec le Saint-Père. Ils chantèrent, pour l'arrivée du Pape, un Te Deum, auquel ils invitèrent les ecclésiastiques de la suite ; mais toutes leurs avances furent repoussées. Ce qui put donner lieu au faux bruit de la présence des membres de la maison pontificale aux offices schismatiques fut l'arrivée à Briançon de prêtres italiens, fuyant devant l'armée austro-russe. C'étaient des patriotes, aussi furent-ils « accueillis avec les sentiments de la plus tendre fraternité » par le clergé constitutionnel dans l'église, duquel ils célébrèrent plusieurs fois la messe. « Ce qui a sans doute donné lieu aux faux bruits que les ecclésiastiques du Saint-Père avaient assisté à l'office du clergé constitutionnel, erreur répétée par plusieurs journaux (2) ». La veille du jour où le départ du pape avait été annoncé, les citoyens Albertin, Voyron et Faure firent demander la permission de se présenter pour recevoir la bénédiction apostolique. Cette permission fut refusée (3). Après le départ des prélats, quelques prêtres schismatiques chargèrent une personne

 

1. Les prélats et membres de la suite furent dirigés sur Grenoble

par Embrun, Gap, Corps, Vizille. Là on leur annonça qu'ils seraient évacués sur Valence.

2. Le Courrier universel, Paris, 10 juillet 1799.

3. Lettre de Voyron, 20 prairial an VII.

 

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du service de demander pour eux des indults, mais le pape refusa et chassa cette personne de sa présence.

La captivité du Saint-Père était fort resserrée depuis le départ de sa suite, néanmoins quelques personnes parvinrent à l'approcher ; une femme nommée Thérèse Vincent reçut de lui un chapelet ; le sieur Michel, administrateur de l'hôpital et servant de messe du père Fantini, sollicita du Saint-Père un objet lui ayant appartenu. Sa Sainteté enleva sa calotte et la lui donna.

Le 14 prairial (2 juin). — Le Moniteur universel publia la note suivante : « L'Eglise, ce colosse à la tête d'or et aux pieds d'argile, est enfin abattue ; la Révolution française a renversé d'un souffle l'ouvrage de dix-huit siècles d'habileté, d'astuce, de prétentions insolentes, de dogmes inconciliables avec la raison, de pratiques incompatibles avec la nature. En. frappant le chef, on a mis le désordre parmi les membres. Les cardinaux ne savent comment faire pour se rallier. C'est un triomphe de plus pour la philosophie et pour la raison. Le temps finira par le rendre complet et assuré ! »

Le 22 prairial an VII (10 juin 1799), le Directoire exécutif rendit l'arrêté suivant (1) :

ARTICLE Ier. — Il sera donné immédiatement les ordres nécessaires pour le transfert du Pape de Briançon à Valence, département de la Drôme.

ARTICLE II. La Commission du Directoire exécutif près l'Administration centrale du département des Hautes-Alpes, sera chargée de prendre toutes les mesures qu'exigera la sécurité de ce transport.

ARTICLE III. — Le commissaire près l'Administration centrale du département de la Drôme sera spécialement chargé tant de la surveillance sur la personne du Pape à

 

1. Archives nationales, AF. III, 608 dr. 4094.

 

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Valence, que de sa sûreté et des moyens de pourvoir à ses besoins avec les égards convenables.

 

ARTICLE IV. — Le présent arrêté ne sera point imprimé. Le Ministre de l'Intérieur est chargé de son exécution.

 

« Le Président du Directoire exécutif,

MERLIN.

 

« Le Secrétaire général,

 

LA GARDE.

 

« Pour ampliation,

« Le Ministre de l'Intérieur,

FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU. »

 

Avant de s'éloigner de Briançon, Sa Sainteté eut à payer les dépenses faites pour lui pendant son séjour à hôpital.

« Le Pape a fait remettre pour première indemnité la

somme de 720 livres, laquelle a été employée ainsi que suit:

 

 

« Payé à Victor Charbonnel, façon, suivant sa quittance

livres

sols

60

 

A François Chabas, suivant son acquit.

4

 

« Payé à Aubert, pour vitres pliants à coucher et autres jets, suivant son mémoire quittancé.

70

 

«Payé à Genel, pour clous fournis

3

5

« Payé à la Corden, pour raccommodage de rideaux.

9

16

Payé au citoyen Charbonnelle, pour fournitures, suivant état quittancé.

98

 

 

           

77

 

« Payé au citoyen Pierre-Michel, pour fournitures, suivant son mémoire quittancé  

57

 

Payé à la veuve Silvestre, apothicaire   

3

 

« Payé au citoyen Jeancelme, pour rouleau de papier imprimé, suivant son état quittancé

30

 

« Payé à Eymard fils pour deux journées

4

 

« Payé à Antoine Faure, pour quatre journées

8

 

« Payé à Antoine Garemboy, boucher, suivant son état quittancé, pour viande fournie.

184

 

« Payé au citoyen Salle, pour un quintal de sel et pour un voyage fait à Guillestré

18

 

« Payé au citoyen Paul un reste de compte

15

 

« Payé au citoyen Escalonne, en reste des avances faites à l'Hôpital, suivant sa quittance ci-contre

123

 

« Payé à Aubert pour un châssis

6

 

« Une aune trois quarts toile rousse

3

10

« Payé à Escalonne, procureur de la boîte des pauvres dont l'Hospice s'était prévalu.

18

 

 

 

Les dernières ressources de Sa Sainteté étant épuisées le Directoire décida que le voyage de Briançon à Valence serait à la charge des départements qu'on traverserait

 

78

 

Les frais ne devaient pas dépasser 1.800 francs, mais le ministre d'Espagne se chargea de fournir à toutes les dépenses ; en échange de ce procédé le général Muller consentit à surseoir au départ jusqu'à l'arrivée du docteur Duchadoz. Cependant le commissaire du Directoire exigea le départ avant que M. Duchadoz fût à son poste, malgré les observations présentées par le chirurgien de l'hôpital, M. de Lapeyrouse et M Farnaud. « Le rapport du médecin sur la santé du Pape annonçait qu'il n'était pas transportable et qu'il pourrait périr en route n, le commissaire déclara : « Que c'était là une imposture et que le lendemain matin le Pape partirait, mort ou vif. »

Le départ fut néanmoins retardé d'un jour. Le commissaire des Hautes-Alpes, Bontoux, venu à Briançon prendre livraison du Saint-Père prisonnier trace l'itinéraire à son collègue de Grenoble.

 

« 6 messidor, an VIII.

 

« J'ai l'honneur de vous prévenir, citoyen Collègue, que le Pape partira de Briançon octidi prochain pour se rendre à sa nouvelle destination. Voici le détail de sa route.

« Octidi, à Saint-Crépin ; nonidi, à Savines ; décadi, à Gap ; et primidi à Corps, premier gîte de votre département.

« Sa maison, lui compris, consiste en vingt-six individus. Il pourvoit lui-même aux frais de transport, et s'est procuré les voitures nécessaires pour l'effectuer. Le logement est conséquemment la seule chose qui nous regarde avec les moyens de sûreté.

« J'ai satisfait au premier en désignant, dans les lieux de gîte, les logements les plus convenables. Quant au second, quinze gendarmes m'ont paru suffisants pour l'escorte.

 

79

 

« Je dois vous prévenir que le Pape étant paralysé de la moitié du corps, il a constamment besoin de quelques domestiques, de manière que trois lits doivent être préparés dans sa chambre, l'un pour lui et les deux autres pour ceux de ses gens destinés à le secourir dans ses besoins.

« Voilà, je pense, mon cher Collègue, tous les renseignements que j'ai à vous transmettre. J'ai eu soin de recommander en faveur de ce malheureux vieillard tous les égards dus à son âge et à ses infirmités.

« Salut et amitié,

« Signé : Bontoux. »

 

27 juin (9 messidor.) — Le Saint-Père fut transporté par ses gens dans le véhicule destiné au voyage. Le père Fantini s'assit à son côté. Morelli et un valet de chambre montèrent sur le siège. Le départ eut lieu le matin, par un temps de neige. Sa Sainteté demeura pendant le trajet dans un état d'assoupissement léthargique ; les heurts de la carriole le jetaient sur le père Fantini, trop impotent lui-même pour le secourir, en sorte qu'il céda sa place à Morelli.

En arrivant au torrent de Prareboul on trouva la population de Saint-Crépin, le conseil municipal et les pénitents blancs portant le costume des jours de fête de la confrérie. Le Saint-Père fut déposé sur un lit dans la maison du médecin François -Etienne Aymard. L'état d'épuisement était tel qu'on s'attendait à le voir passer ce jour-là.

28 juin (10 messidor). — Afin d'éviter au Saint-Père les secousses du lit caillouteux du Mardanel, les habitants de Saint-Crépin obtinrent de transporter Sa Sainteté sur un fauteuil de bois jusqu'à la limite de leur

commune, au torrent de Mardanel.

Le convoi traversa Mont-Dauphin, Saint-Clément.

 

80

 

Châteauroux et arriva en vue d'Embrun. Le commissaire Bontoux avait ordonné d'éviter la ville et de suivre le chemin appelé : le tour des portes ; mais devant la fermentation de la foule, il donna contre-ordre. Le Pape fut transporté dans la salle haute de la maison du sieur Miollan, officier municipal, où une collation lui fut servie. A l'heure du départ, un ouvrier sellier, nommé Catier, brisa un des anneaux de l'attelage afin que la nécessité de le réparer retînt quelques instants de plus le pape dans la ville.

A peu de distance d'Embrun, la carriole couverte où reposait le Saint-Père dut franchir un torrent dont les eaux entraînaient des rochers et des arbres ; le véhicule faillit verser, la présence d'esprit d'un gendarme de l'escorte maintint l'équilibre.

A Savines, le gîte fut pris chez Garnier qui tenait une auberge fréquentée par les muletiers. La marquise de Savines dont le commissaire refusa les offres d'hospitalité eut peine à obtenir qu'on plaçât dans la chambre du Saint-Père un fauteuil et un canapé qu'elle avait envoyés.

29 juin (messidor). —Le Saint-Père désirait entendre la messe dont il était privé depuis deux jours. Il pressa le père Fantini de la célébrer, mais celui-ci n'osa en demander la permission au commissaire Bontoux. A Chorges, chemin faisant, on rencontra le docteur Duchadoz, et on fit halte quelques instants devant la maison de M. Boul. On repartit au pas pour la Bâtie-Neuve et Gap. Le long de la route les populations des environs venaient réclamer la bénédiction du Saint-Père. A Gap, Sa Sainteté donna sa bénédiction à la foule sur la place Saint-Etienne, d'où on la conduisit dans la rue de Provence dans la maison de M. Labastie.

30 juin-1er juillet (12 et 13messidor). — Le docteur Duchadoz exigea un arrêt de deux jours à Gap. Pendant la

 

81

 

journée du 30 juin nulle personne ne put pénétrer auprès du Pape; le soir seulement la famille de son hôte fut autorisée à le visiter dans le jardin. Le 1er juillet, une amélioration « que les seules forces de la nature n'avaient pu produire » permit la présentation de l'administration départementale et du conseil municipal. Un conseiller municipal fit un discours auquel le Saint-Père répondit : Sit nomen Domini benedictum, ex hoc nunc et usque in saeculum (1) ; il serra ensuite la main de chacun des membres du conseil et de l'administration. Ensuite on lui présenta différentes personnes et il les bénit. Un prêtre assermenté, M. Escallier, co-curé de la cathédrale, vint s'agenouiller devant le pape et vint lui témoigner de son repentir ; son discours était en langue latine. Sa Sainteté le releva sur-le-champ des censures qu'il avait encourues. Le citoyen Réal, commissaire du département de l'Isère, délégua le citoyen François -Amat Rolland, juge au tribunal civil de Grenoble pour accompagner le pape dans le voyage de Gap à Romans. Le commissaire Bontoux annonça le prochain départ de Gap pour le 2 juillet : « Ce ne sera donc qu'après-demain, vers les deux ou trois heures de l'après-midi, que le Pape arrivera à Corps. Il dînera immédiatement après son arrivée ; autant que possible, il faut se procurer une bouteille d'excellent vin et surtout une couple de belles truites. C'est lui qui fait la dépense en entier du voyage.»

2 juillet (14 messidor). — Dans la matinée de ce jour le capitaine de gendarmerie Tavernier, commandant l'escorte, vint prévenir le Saint-Père de l'heure de départ : « Citoyen Pape, quand vous voudrez !... Les chevaux sont à la voiture..» Le Pape se fit descendre dans la voiture. A ce moment la foule encombrait la rue de Provence

 

1. « Que le nom du Seigneur soit béni maintenant et dans la suite des siècles. »

 

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la place Saint-Etienne et se répandait sur la route de Corps. Sa Sainteté donna ordre de laisser ouvertes les fenêtres du véhicule et bénit alternativement à droite et à gauche la population agenouillée. La lenteur du convoi dans la montée Bayard permit à plusieurs personnes de se trouver plusieurs fois sur le passage du pape, en prenant des rues de traverse. Une religieuse, chassée de son couvent par la Terreur, suivit Sa Sainteté jusqu'à Chauvet. On la vit s'agenouiller à tous les détours du chemin sans en excepter un seul. « Une jeune fille, Sophie Disdier, malade depuis longtemps, persuadée qu'elle se relèverait bien portante si elle pouvait s'agenouiller aux pieds du Pontife martyr, suivit sa voiture jusqu'au village de Laye. Pendant que le postillon changeait de chevaux, elle put traverser la foule et solliciter la bénédiction à laquelle elle attachait tant de prix. Pie VI la lui donna. Sa foi ne fut pas déçue. Elle se releva guérie et retourna à Gap rayonnante de bonheur (1) ». On suivait la vallée du Drac; « à Saint-Bonnet, les arbres étaient fleuris d'enfants » ; de Cratinel aux Baraques, sur nn parcours de trois kilomètres, le convoi fut contraint de faire halte plusieurs fois à cause de la foule. On passa le Drac, et on entra à Corps. Le Saint-Père fut reçu par le sieur Rolland. juge au Tribunal civil du département de l'Isère et les conseillers municipaux ; on le conduisit au logis du citoyen Eymard, notaire, dont le salon fut transformé en chambre à coucher.

3 et 4 juillet (15 et 16 messidor). — Le Saint-Père fit le 3 juillet l'étape de Corps à la Mure. « Déjà, depuis trois jours, on s'occupait du logement de Sa Sainteté, fixé à l'hôtel Seynat par la municipalité, lorsqu'à la montée de Ponthaut, vers le moulin Arnaud, les deux commissaires témoignèrent leur surprise de ce qu'on eût choisi

 

1. Annales du Laus.

 

83

 

cet hôtel et désignèrent, (1) » la maison de M. Genevois. La fatigue du Saint-Père était telle que le médecin Duchadoz imposa une journée de séjour à la Mure. Le sous-commissaire rendit compte de cette halte au citoyen Réal, commissaire dans l'Isère.

« 16 messidor an VII.

 

« Le Pape est arrivé hier ici, mon cher ami, un peu fatigué par la chaleur, mais, comme il s'est reposé aujourd'hui, il sera demain en état de se mettre en route pour Vizille, où nous comptons arriver sur les neuf heures. Après-demain, nous partirons de Vizille au plus tard sur les six heures, et, par conséquent, nous serons à Grenoble aux environs de neuf heures. Il est utile de vous prévenir qu'il est à propos de mettre sur pied une force suffisante, pour écarter la foule des spectateurs, qui causerait quelque accident et qui fatiguerait beaucoup le Pape. Vous me ferez prévenir du lieu où il doit loger pour diriger sa marche, et pour que je sache où adresser une première voiture de suite qui arrivera deux heures avant nous... »

Quelques révolutionnaires imaginèrent une supercherie afin de se jouer de la foi des catholiques. Ils revêtirent un jeune homme d'un vêtement long, lui mirent aux pieds des mules du pape et l'étendirent sur un sopha dans une des salles basses de la maison de M. Genevois ; ensuite ils fermèrent les volets et entr'ouvrirent la porte. Quelques personnes furent trompées tout d'abord et baisèrent la mule de cet imposteur, mais ce scandale fut très vite découvert.

5 juillet (17 messidor). — A six heures du matin, le Saint-Père quitta la Mure. Le convoi côtoya les lacs de Laffrey, et ensuite descendit la rampe du mont Couex et

 

1. Livre de Raison de M. Genevois. Collection de M. Chaper.

 

84

 

entra à Vizille. Le Saint-Père fut reçu à l'entrée de la ville par M. Peyrou, commissaire de la République, et conduit au château de Vizille dont les propriétaires MM. Arnold et Dubois, de la religion prétendue réformée, le reçurent [avec courtoisie.

6 juillet (18 messidor). — Le Saint-Père partit de Vizille s'acheminant vers Grenoble où il devait être conduit au logis de la présidente de Vaulx, près de la cita-[delle. La population s'était portée au-devant du Saint-Père. De Briançon à Grenoble le concours du peuple havait été toujours égal sur un parcours de vingt-huit lieues (1). « Tous les habitants des campagnes et même ceux des villes accouraient en foule sur son passage. Il est vrai qu'une partie était poussée par la curiosité, qui pourtant se changeait bientôt en vénération. Mais le plus grand nombre venait par un sentiment de religion. A la vue du Pape, tous se tenaient en silence, silence majestueux, qui cédait de temps en temps à des expressions de respect et d'enthousiasme. Les personnes pieuses ne pouvaient s'empêcher de demander au Pontife sa bénédiction. Cette foule religieuse a entouré Pie VI et a suivi sa voiture jusqu'à Grenoble (2). » Monseigneur l'archevêque de Corinthe, Monsignor Caracciolo, Messieurs Marotti et Baldassari et le père Pie de Plaisance attendaient le Saint-Père au pied de l'escalier de l'hôtel

 

1. « La grande route passe au pont de Saint-Martin, à l'Abbessée, !à Saint-Crépin, au pont de Saint-Clément à Châteauroux, à Embrun, au pont de la Clapière, au pont de Savines, à Chorges, au col de Saint-Guignes, à Brutinel, à Saint-Bonnet, aux traverses de Corps, à Corps, au Pont-Haut, à la Mure, à Laffrey, au pont et au bourg de Vizille, à Brié, à Tavernolles, à Eybens. » (DE MONTANEL, Topographie militaire des Alpes.)

2. Courrier universel, 30 messidor an VII. « Nous pouvons ajouter d'après le témoignage de ceux qui accompagnèrent Pie VI depuis le 27 juin jusqu'au 6 juillet, que le journal n'a rien exagéré. » (BALDASSARI».)

 

85

 

de Vaulx. Madame de Vaulx l'attendait sur le premier palier. A la vue de Sa Sainteté, elle s'évanouit, mais elle put lui être présentée peu après. La santé du Saint-Père était fort satisfaisante ce jour-là. Le commissaire du département se tenait dans l'appartement du Saint-Père à qui il adressa quelques paroles courtoises que Sa Sainteté troublée par ces paroles mêmes ne releva pas. Un peu plus tard, le commissaire donna ordre de fermer les rideaux des fenêtres afin de décourager les rassemblements de la rue, mais la foule se mit alors à crier : « A bas le commissaire ! — Le Pape !— Le Pape ! » La foule commençait à s'échauffer ; on lui donna satisfaction et les serviteurs portèrent le Saint-Père près de la fenêtre. Sa Sainteté n'avait pas eu le temps de quitter son habit de voyage : simarre blanche et manteau rouge. A sa vue, la foule s'agenouilla criant : « Vive le Saint-Père » et Sa Sainteté la bénit. Le commissaire du département se laissant voir debout et la tête couverte à côté du pape, on cria : « A bas le chapeau ! à bas le commissaire ! » Celui-ci ordonna de retirer le pape : « C'est assez, c'est assez, retirons-nous ! » et il ferma la fenêtre.

Le Saint-Père séjourna à Grenoble les 7, 8 et 9 juillet (10, 20 et 21 messidor). Dans la matinée du 7 l'affaissement était tel que le médecin Duchadoz craignit un transport au cerveau ; néanmoins, vers le soir, les prélats purent soumettre à Sa Sainteté une affaire importante relative au diocèse de Paris, que le pape discuta avec beaucoup de présence d'esprit. Le citoyen Raymond, se qualifiant évêque de Grenoble, sollicita une audience de Sa Sainteté qui pour éviter jusqu'à l'apparence de communion avec le clergé constitutionnel lui fit renvoyer un message qu'il en avait reçu en ajoutant que le Saint-Père communiquait avec le titulaire du siège de Grenoble, M. Dulau d'Allemans. Pendant ces jours, Madame la

 

86

 

présidente de Saulx se multiplia au service du Saint-Père pour qui « elle oubliait son rang, sa délicatesse naturelle et semblait être devenue insensible à la fatigue. » Elle fut entendue en confession par M. de Corinthe de qui elle reçut le sacrement de confirmation, « car, disait-elle, la Révolution s'est hâtée d'arracher les évêques à leurs sièges, avant que j'aie songé, dans l'agitation du monde où je vivais, à recevoir ce sacrement. » Parmi les personnes qui furent présentes à Sa Sainteté se trouvaient des officiers, des prêtres assermentés mais repentants. A ceux-ci le Saint-Père dit : « Oh, qu'un erravi est un consolant triomphe pour la vérité. »

Le 5 juillet, le commissaire Réal avait signifié aux prélats l'ordre de se rendre à Dijon. Après un échange de pourparlers et l'intervention de M. de Labrador, ambassadeur d'Espagne, les prélats furent autorisés à demeurer auprès du Saint-Père à Valence à condition de voyager séparément. Ils précédèrent Sa Sainteté d'une journée.

10 juillet (22 messidor). — Les mesures d'ordre prises par le commissaire Réal avaient prévenu la population du départ du Pape, en sorte que, le 10 juillet, avant le jour une foule compacte attendait l'apparition du convoi. Un piquet de douze hommes de la garde nationale veillant jour et nuit avait pour consigne d'écarter les ecclésiastiques, les femmes, de s'opposer à toute espèce d'attroupement. En quittant Grenoble le Saint-Père avait fait témoigner au commissaire Réal sa satisfaction « des peines et des soins qu'on avait pris pour lui rendre son voyage le moins incommode possible (1) ».

Dès trois heures du matin l'escorte, composée de six chasseurs, dix gendarmes, dix-huit gardes nationaux, commandés par un lieutenant attendit le Saint-Père dans

 

1. Réal au ministre de la police, 22 messidor.

 

87

 

la cour de l'hôtel de Vaulx. Vers quatre heures on descendit le Saint-Père qu'accompagnaient les deux camériers ordinaires, le confesseur et le médecin Duchadoz. La suite du pape, composée de vingt personnes, monta dans quatre voitures. En passant devant la Conciergerie où des prêtres insermentés étaient en prison, la voiture s'arrêta et le pape bénit les prisonniers. Sur tout le parcours la foule escortait le Saint-Père qui la bénissait. Parfois les gendarmes de l'escorte renseignaient les fidèles. « Le Pape est à droite, habillé de blanc », leur disaient-ils, afin qu'ils ne le confondissent pas avec le Père Fantini ; quelquefois ils écartaient avec des paroles aussi rudes que leurs gestes des personnes qui ne se découvraient pas devant Sa Sainteté.

Au relais de Moirans, pendant le changement d'attelage, le Saint-Père consentit à être transporté au logis de M. de la Porte. Il arriva que les camériers laissèrent tomber le pape du pliant où il était étendu. Sa Sainteté, ayant entendu le cri d'effroi des assistants, dit lorsqu'il fut relevé : « Je n'ai pas de contusion, mais un peu de confusion.

A dix heures Sa Sainteté arriva à Tullins, son gîte d'étape. La commissaire républicain, Michel, les autorités et la garde nationale l'attendaient à l'entrée de la ville. Dès que parut la voiture, les tambours battirent aux champs et on conduisit le Saint-Père au logis de M. de Glasson. A une heure, réception de la municipalité ; plusieurs personnes furent ensuite présentées, puis on porta Sa Sainteté sur un balcon d'où elle bénit la foule venue de Voiron, de Bourgoin et des lieux environnants.

11 juillet (23 messidor). — Au départ, la voiture du pape se trouva enguirlandée de fleurs, mais Sa Sainteté ne le voulut pas et les assistants s'empressèrent de se partager ces guirlandes.

 

88

 

A Vinay, la femme Guillambaud fit bénir sa petite fille par le Saint-Père.

A l'Allégrerie, quelques jeunes filles lui présentèrent une gerbe de roses.

En approchant de Saint-Marcellin, le Saint-Père demanda à quel diocèse appartenaient les villages que l'on aperçoit sur le versant des collines. On lui répondit qu'ils . appartenaient au diocèse de Vienne. Le Saint-Père dit alors que c'était à M. d'Aviau : « C'est un pasteur digne des premiers siècles, dit-il ; il parcourt ses montagnes à pied, comme le plus simple missionnaire. »

Dans la voiture le soleil était fort incommode, mais le Saint-Père défendit de baisser les stores : « Non, j'aime mieux, dit-il, recevoir quelques rayons, et ne pas imposer une privation à ces pauvres fidèles, venus peut-être de bien loin. » De temps à autre on l'entendit dire : « Je vous le dis, la religion n'est pas éteinte en France. » La population de Saint-Marcellin vint à la rencontre du Saint-Père qui fut conduit au logis de M. Falcoz de la Blache. « Cette maison était inhabitée, les lits étaient détendus il n’y avait point de linge, les clefs étaient au pouvoir

de la citoyenne Brenier, meunière. Son intervention est devenue nécessaire. Elle a tout mis en ordre et fait les autres fournitures nécessaires. La garde — de vingt hommes — a toujours été composée d'hommes choisis ; nombre d'officiers étaient à leur tête et la consigne a été scrupuleusement observée. Chaque jour, il y a eu au moins trois mille femmes à la porte de la cour ; sur les quatre à cinq heures du soir, elles demandaient avec instances d'entrer dans la cour, et de là dans les allées pour être à portée de recevoir [la] bénédiction. D'après l'avis écrit du citoyen Rolland, on a eu cette déférence le deuxième jour; le premier non. Le citoyen Rolland craignait, non sans raison, qu'une trop grande rigueur ne

 

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portât le peuple a des extrêmes ; entre deux maux il voulut éviter le pire (1). »

 

13 juillet (25 messidor). — Le Saint-Père quitta Saint-Marcellin à quatre heures du matin. A la limite des départements de l'Isère et de la Drôme le citoyen Rolland fit remise du prisonnier au citoyen Roussillac. Le lieutenant Jauvin eut le commandement de l'escorte. Rolland étant venu présenter ses respects au Saint-Père, celui-ci le pria de lui tenir compagnie jusqu'à Romans, ce que ce fonctionnaire fit avec empressement. Il dressa ensuite l'état des dépenses occasionnées par le voyage de Sa Sainteté.

 

Etat de la dépense que j'ai faite comme commissaire délégué pour veillera la sûreté du transport du Pape.

 

« Barrière en partant de Grenoble,

un franc quarante centimes d'un côté et quarante-huit centimes d'autre côté.

Francs

centimes

1 fr.

88

« Raffraîchi à Vizille, un franc cinquante centimes

1

50

« Barrière à Laffrey, deux francs vingt-

cinq centimes

2

25

« Couché à la Mure, six francs cinquante centimes 

6

50

« Donné, le 12, pour boire aux cavaliers

de l'escorte, six francs        

6

00

« Dépense à Corps pour quatre jours, y

compris un repas donné au commissaire

central des Hautes-Alpes et autres fonctionnaires publics, soixante-quinze francs.           

75

00

« Au maréchal, trois francs.

3

00

 

           

1. Robin Boiselot à Réal, 26 messidor.

 

90

 

« Aux cavaliers de l'escorte, le 16, six francs            

6

00

« Perruquier, un franc vingt centimes.

1

20

« A la Mure pour deux jours, dix-huit

francs quatre-vingts centimes.

18

80

« A Vizille, neuf francs trente centimes.       

9

30

« Louage de la voiture pour neuf jours,

cent soixante-deux francs.

162

00

« Etrenne au cocher, neuf francs.

9

00

« A Tullins, neuf francs soixante centimes.

9

60

« Le 22, donné aux gendarmes, pour boire, six francs

6

00

« Le 23, donné aux gendarmes de Grenoble et de Moirans, six francs.           

6

00

« Le 24, donné aux six chasseurs qui nous avaient accompagné depuis Grenoble, six francs.

6

00

« Le 24, donné, pour la dépense de la garde nationale, pendant la nuit précédente, douze francs

12

00

« Le 25, donné à celle qui a descendu ledit jour, pour sa dépense, douze francs

12

00

« Chandelles pour les deux jours, un franc cinquante centimes

1

50

« Dépense d'auberge à Saint-Marcellin, pour deux jours, vingt-cinq francs cinquante centimes

25

50

« Le 25, donné aux gendarmes de Saint-Marcellin, six francs

6

00

« A Romans, auberge, vingt francs.

20

00

« Au maréchal, deux francs cinquante centimes

2

50

           

 

« Raffraîchi à Vizille, un franc cinquante centimes

1

50

« Barrière à Laffrey, deux francs vingt-

cinq centimes

2

25

« Couché à la Mure, six francs cinquante centimes 

6

50

« Donné, le 12, pour boire aux cavaliers

de l'escorte, six francs        

6

00

« Dépense à Corps pour quatre jours, y

compris un repas donné au commissaire

central des Hautes-Alpes et autres fonctionnaires publics, soixante-quinze francs.           

75

00

« Au maréchal, trois francs.

3

00

 

91

 

« Perruquier, pour trois jours, un franc

cinquante centimes.

1

50

« A Saint-Marcellin, dîné et couché, dix-neuf francs.

19

00

« A Tullins, dîné, dix francs.

10

00

« Louage d'un cheval, dix-huit francs.

18

00

« Au domestique qui m'a accompagné

dans le voyage, six francs.

6

00

« Total : quatre cent soixante-quatre

francs

464 fr.

03

Reçu douze cents francs à mon départ.

1.200

 

« Dépenses, quatre cent soixante-quatre francs

464

 

« J'ai rendu au citoyen Réal, sept cent trente-six francs

736

 

 

           

            « Certifié sincère et véritable, à Grenoble, le 2 thermidor an VII de la République .

« ROLLAND. »

 

Etat des sommes payées pour location de meubles, lits et autres fournitures, et dépenses faites à raison de l'arrivée et séjour en cette ville du Pape et de sa suite.

 

« Savoir :

 

 

« A Meunier,colporteur, pour quatorze matelas, sept couvertures, sept traversins, quatre paillasses, un pliant et huit chaises de paille ou fauteuils.

Livres

Sols

Deniers

42

4

 

« Aux portefaix, tant pour avoir fait balayer les appartements, transport de meubles, déménagement des meubles du logement de la concierge et autres travaux          

24

 

 

 

92

                       

 

« Six bouteilles de vin aux soldats de la garde.

1

16

 

« Au vitrier pour avoir remplacé deux carreaux verre de Bohême et huit autres carreaux verre ordinaire qui ont été cassés.

15

 

 

« Quatre vases de nuit et six gobelets.

4

10

 

« Un pot de vinaigre.

 

 

6

« Quinze livres et demie de chandelles, tant pour le service de la maison que pour celui du corps de garde.

10

 

 

« Pour avoir fait raccommoder le lit et autres effets de la concierge, qui ont été cassés par les soldats de garde. 

6

10

 

« Pour valeur de deux fauteuils de paille cassés à la même.

3

 

 

« Indemnité à la même pour son temps perdu.

6

 

 

« Au maréchal des logis de gendarmerie par ordre du citoyen Réal, pour indemnité à lui accordée ainsi qu'au gendarme Zuscher, pour neuf jours qu'ils sont restés hors de leur résidence pour accompagner le Pape.

49

 

 

« A Quicher, tapissier, tant pour fourniture de deux lits, que pour le bois de deux pliants, y compris les frais de transport,

12

 

 

Total

175 l.

0 s.

6 d.

 

93

 

« Je soussigné certifie le présent état sincère et véritable.

« A Grenoble, le 20 thermidor an VII de la République française, une et indivisible.

H. DUMIRAIL.

 

« A ajouter une somme de 36 francs payée par le citoyen Hache-Dumirail aux commissaires de police de la commune de Grenoble, pour indemnité d'un service extraordinaire de surveillance par eux fait, pendant le séjour du ci-devant Pape, à Grenoble. Ladite somme payée ensuite d'une ordonnance du commissaire central du département de l'Isère, en date du 19. thermidor an VII, dûment acquittée. . 36 l.

« Report du total ci-dessus.            175 l. 0 s. 6 d.

                                               Total. . . .        211 l. 0 s.      6 d.

 

« Je soussigné M. Dumirail, receveur des domaines nationaux à Grenoble, et chargé, par citoyen commissaire central du département de l'Isère, de pourvoir aux frais de logement, location de meubles et autres dépenses occasionnées par le séjour du ci-devant Pape à Grenoble, ai reçu, dudit citoyen Réal, la somme de deux cent onze livres sept sous six deniers pour le montant de mes déboursés mentionnés à l'état ci-dessus.

« A Grenoble, le 1er vendémiaire, an VIII de la République française.

« H. DUMIRAIL. »

 

L'accueil que reçut le Saint-Père dans le département de la Drôme ne fut pas moins empressé que dans le département de l'Isère. « Les habitants des Fauries

 

94

 

tendirent la route de couvertures. Ils eussent voulu que le Pape, brisé de fatigue et accablé par la chaleur, ne ressentît aucune secousse trop rude, en traversant leur petit village ». Comme on approchait du Périer de Saint-Hilaire, on fit halte quelques instants pour faire souffler hommes et chevaux. Une femme pénétra jusqu'à la voiture du Saint-Père et y déposa son petit enfant ; comme on apportait à ce moment un verre d'eau à Sa Sainteté quelques hommes de l'escorte s'imaginèrent que le Saint-Père allait baptiser l'enfant qu'il tenait sur ses genoux, ils l'arrachèrent de ses mains et le rendirent à la mère accompagnant leur brutal procédé d'insolences et de blasphèmes. Le convoi se remit en route à l'instant.

« A une lieue de Romans, dit le rapport du lieutenant de gendarmerie, nous commençâmes à trouver une foule immense d'hommes et de femmes qui ne fit qu'augmenter jusqu'à Romans ; j'estime que le nombre des individus que nous avons trouvés, tant sur la route que dans les rues de Romans, peut se porter à quatre ou cinq mille. La route en était obstruée au point que je fus obligé d'ordonner aux postillons de deux voitures que nous rencontrâmes de s'arrêter pour ne pas laisser écraser une centaine de personnes. Les individus qui étaient dans ces voitures ordonnaient aux postillons de passer au trot parmi la foule ; cette inhumanité était révoltante. Les femmes de Romans et des communes environnantes se rassemblèrent sur les cinq heures du soir, au nombre d'environ deux mille devant le logement du Pape et voulurent absolument le voir elles forcèrent deux fois la garde et inondèrent les appartements ; mais elles ne purent parvenir jusqu'à celui du Pape. On parvint cependant à les faire sortir mais avec beaucoup de peine. Pour dissoudre le rassemblement, le Pape fut présenté à la croisée environ une minute. Le rassemblement alors

 

95

 

se dissipa peu à peu. En général, j'ai remarqué que l'affluence d'individus qui se portaient sur le passage et au logement du Pape, était composée dans le département de l'Isère, les trois quarts de fanatiques et le reste de curieux, tandis que dans le département de la Drôme, les deux tiers étaient des curieux qui en agissaient même très lestement, et le reste poussé par une dévotion

brute (1) ».

Le commissaire Pigeron choisit à Romans le logis du sieur Chabert, négociant, pour servir de demeure au Saint-Père. Le propriétaire avait offert sa maison en disant : « J'observerai tous les égards, toutes les règles ale la bienséance, et le Pape évitera, en logeant chez moi, les désagréments qu'il pourrait s'attirer s'il était reçu chez un fanatique. » Comme cette maison était décorée de sujets fort licencieux, Mme de Chabrières, chanoinesse de Malte, du chapitre de Saint-Antoine, obtint du propriétaire, à force d'instances, de se travestir en fille de service et, aidée de quelques amies, de préparer l'appartement de Sa Sainteté et rester auprès d'Elle pendant la durée de son séjour à Romans. Par ses soins et ceux de Mme du Vivier-Lentiole et de la fille de celle-ci, l'installation fut rapidement faite. Le sieur Chabert, témoin des préparatifs, dit à Mme de Chabrières : « Le Pape est un homme comme un autre, et votre crédulité, Madame, fait toute sa grandeur. » Mme de Chabrières répondit : « Vous expérimenterez, Monsieur, que cet homme semblable aux autres hommes, est le Vicaire de Jésus-Christ. »

Aux approches de la ville, comme la foule devenait plus compacte et l'escorte plus impatiente, Morelli, afin d'enlever tout prétexte à une bagarre, abaissa les stores de la voiture. Le peuple cria : « A bas les stores ! le Pape ! »

 

1. Fauvin à Fougère, capitaine de gendarmerie, 27 messidor.

 

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Les stores demeurant baissés la foule s'apprêta à arrêter la voiture ; voyant cela le commissaire fit relever les stores et le Pape bénit la foule.

A l'entrée de la ville le Saint-Père fut reçu par plusieurs officiers municipaux. Cent jeunes filles, vêtues de blanc et couronnées de roses, l'accompagnèrent jusqu'à son logis jetant des roses sous les pieds des chevaux. Le sieur Chabert ayant vu les camériers transporter le Pape dans sa maison vint s'agenouiller devant le Saint-Père dont il baisa les pieds. Il vint, à la tombée du jour, demander à Mme de Chabrières l'adresse d'un prêtre insermenté afin de se confesser le soir même. Cette conversion ne fit que s'affermir avec les années. Dans cette même nuit plusieurs laïques et des prêtres apostats furent réconciliés.

Plusieurs personnes furent présentées au Saint-Père ; mais la foule stationnait dans la rue de la Saunerie (1) et sur la place de l'Etoile. Après plusieurs pourparlers, le Commissaire fit inviter le Pape à donner sa bénédiction à la foule.

14 juillet (26 messidor). — Le convoi partit de Romans à quatre heures du matin, toujours accompagné par le peuple. Au plateau de la Maladière, le commandant de l'escorte fit allonger l'allure afin de distancer le groupe qui suivait le Saint-Père. Il arriva à Valence à 8 heures. « Beaucoup d'habitants se portèrent à sa rencontre et furent l'attendre assez loin ; ils se mirent à genoux sur son passage pour recevoir sa bénédiction (2). » Monseigneur l'archevêque de Corinthe, Monsignor Carraciolo, M. de Labrador, MM. Marotti, Baldassari et Malo, prêtres, et le P. Ramera attendaient le Saint-Père en l'entrée de la citadelle. Sa Sainteté avait été reçue « par

 

1. Aujourd'hui rue Mathieu-de-la-Drôme.

2. Mémoires de Dally, Archives de la Drôme.

 

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les corps administratifs accompagnés de la garde nationale pour protéger son entrer. »

Le citoyen Curnier avait été proposé par le Directoire exécutif à la garde du Pape u tant de la surveillance de sa personne que de sa sûreté et des moyens de pourvoir à ses besoins avec les égards convenables. » Le citoyen Curnier ne trouva rien de mieux ,adapté aux exigences du logement de Sa Sainteté et son service que l'hôtel du Gouvernement, situé au centre de la citadelle. a Cette maison était située entre cour et jardin, et composée d'un rez-de-chaussée et de deux étages. La façade donnant sur la cour avait vingt fenêtres et une porte à deux battants ; celle qui donnait sur le jardin comptait vingt-six fenêtres et une grande porte. Des fenêtres de la chambre du Pape, on apercevait à trente-cinq mètres environ de profondeur et à une distance de sept à huit cents mètres le Rhône ; au delà du Rhône, de vastes campagnes bien boisées, et à l'horizon, une montagne très élevée, dominée par les ruines du château de Crussol. »

L'hôtel était alors dans un état de délabrement pitoyable. Le rapport du Commissaire Curnier dit que « les portes avaient même été déplacées et fermées dans un appartement dont le concierge nous dit que le citoyen d'Anglemont, officier d'artillerie qui était à Grenoble, avait la clef, ce qui me détermina à lui écrire pour qu'il l'envoie et que l'on puisse faire poser les portes. Il me répondit qu'il serait sous peu de jours à Valence. Cependant son arrivée n'est que d'hier. Je fus le voir et me transportai avec lui au Gouvernement, dont il fit ouvrir tous les appartements. Dans quelques-uns, je vis quelques mauvais bois de lit, quelques vieilles tapisseries qui étaient détendues ; il allait me remettre les clefs, lorsque je lui observai qu'il était nécessaire auparavant de faire faire un état et description des bâtiments du Gouvernement, du peu de meubles qu'il pouvait renfermer, parce que, d'abord, il

 

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fallait régulariser les dépenses qu'ily avait à faire pour réparer les appartements, et, en second lieu, parce que ce bâtiment étant tout démeublé, et ne pouvant être rendu logeable qu'en le remeublant avec le concours des âmes honnêtes qui voudraient bien prêter des meubles à cet effet, il fallait que les meubles prêtés par les particuliers ne pussent être confondus avec le peu qu'il y avait encore au Gouvernement, afin qu'ils eussent la facilité de les retirer lorsque la destination du Pape serait changée (1). » Sur la requête du citoyen Curnier, l'administration centrale prit un arrêté conforme aux propositions de Curnier touchant l'installation du Pape à l'hôtel du Gouvernement et les réparations à y faire ; mais les administrations du département refusèrent les offres de Mme de Veynes et de plusieurs autres personnes qui proposaient de fournir les meubles nécessaires. Lorsque l'on sut que le Saint-Père arrivait à Grenoble, on autorisa Curnier à emprunter dans les familles catholiques les meubles nécessaires.

 

Le Commissaire Curnier à MM. de Jansac et. de Rostaing... à Mesdames Roux, de Ravel, de Montalivet, de Saint-Germain, Savoie, de Bressac...

 

« Valence, 18 messidor an VII.

« Je suis chargé, citoyens, de faire préparer pour recevoir le Pape et sa suite un logement convenable ; j'ai choisi pour cela l'hôtel du Gouvernement, mais cet établissement étant absolument dépourvu de meubles, je suis obligé d'y pourvoir. Je viens en conséquence vous

 

1. Le commissaire Curnier aux administrateurs, 19 messidor.

 

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prier de vouloir bien, s'il vous est possible, prêter provisoirement, sous mon récépissé, quelques lits, des matelas, des chaises... etc. Comme il faut absolument que ces appartements soient prêts au moins le 22 de ce mois, ayez la complaisance de me répondre de suite et de dire ce que vous pourrez fournir pour cet objet. »

Le citoyen Curnier demanda en outre que le mobilier de la maison de Mazade appartenant à la nation fût mis à sa disposition pour le même objet (1) ; enfin il écrivit au commissaire Roussillac chargé de régler l'itinéraire de Sa Sainteté : e Comme vous êtes chargé de diriger sa marche, il conviendrait, que vous la retardassiez, et qu'au lieu d'un repos de vingt-quatre heures à Saint-Marcellin, vous pussiez y rester deux jours, ainsi qu'à Romans... de manière que le Pape n'arriva ici que le 25 au soir. Cela nous donnerait un peu plus de temps pour arranger ses appartements. Je crains bien que, malgré les vingt-cinq ouvriers que l'emploie, tout ne soit pas fini le 26 (2).

Mme de Veynes présida à l'installation de l'appartement du Saint-Père. Elle y plaça un crucifix donné par le citoyen Curnier et un tableau représentant l'Ecce homo, apporté par Mme Championnet, mère du général. Lorsque Sa Sainteté vit ce tableau, elle dit : « Je n'ai pas encore combattu jusqu'à verser mon sang. »

Le 12 juillet (24 messidor) les administrateurs du département prirent un arrêté réglant les mesures à prendre pendant la détention du Saint-Père.

 

1. Le commissaire Curnier à l'Administration centrale, 19 messidor.

2. Curnier à Roussillac, 21 messidor.

 

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Arrêté de l'Administration centrale du département de la Drôme.

 

« 24 messidor an VII.

« L'Administration centrale, informée qu'en vertu d'un arrêté du Directoire exécutif, le Pape doit être transféré à Valence pour rester sous la surveillance du commissaire central, chargé spécialement de pourvoir à ses besoins et à la sûreté de sa personne ;

« Considérant que l'arrivée d'un personnage de cette importance peut devenir un sujet de trouble et discorde, par l'affluence que la curiosité ou tout autre motif pourrait occasionner dans la commune de Valence ; qu'alors il appartient à l'autorité chargée de la haute police de pourvoir par des dispositions réglementaires au maintien de la tranquillité publique, de même qu'à tout ce qui peut empêcher que le séjour du ci-devant Pontife de Rome ne serve, dans ce département, d'aliment au fanatisme et à la malveillance avide d'occasions ; ouï le représentant du commissaire exécutif.

« Arrête ce qui suit :

« Art. 1er. — Le commandant de Valence est requis de faire placer dans le local qui sera habité par le Pape, un corps-de-garde composé de quinze hommes et un officier, moitié garde nationale et moitié troupe de ligne, indépendamment de celui des vétérans nationaux chargé de la garde intérieure du ci-devant Gouvernement et des portes de la citadelle.

« Art. 2. — La force sera distribuée tant au dedans qu'au dehors des appartements habités par le Pape, de manière qu'il y ait continuellement un officier de planton dans lesdits appartements, un factionnaire à la porte de la cour du ci-devant Gouvernement, un à la porte donnant

 

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sur le jardin, un sur les bastions et un sur la terrasse.

« Art. 3. — Le Pape ne pourra, sous aucun prétexte, sortir du local qui lui est destiné ; nul ne pourra, excepté les personnes de sa suite et les fonctionnaires publics désignés ci-après, lui parler qu'en présence du commandant de place ou d'un officier commis par lui à cet effet.

            « Art. 4. — Il sera placé au ci-devant Gouvernement un concierge et un portier, au choix de l'Administration centrale, concurremment avec la commission.

            « Art. 5. — L'Administration centrale et le commissaire central seuls ont le droit de pénétrer dans les bâtiments servant de logement au Pape : encore ne s'y transporteront-ils en corps que lorsque leur présence sera indispensable. Ce droit, est commun à l'administration de Valence et au commissaire près d'elle.

« Art. 6. — Néanmoins, chaque jour et aussi souvent que l'exigeront les circonstances, un membre ou deux de l'Administration centrale iront, à tour de rôle, ainsi que le commissaire près d'elle, faire la visite de ce local en petit costume et non autrement, et feront leur rapport à l'administration.

« Art. 7. — II sera délivré aux personnes attachées au service du Pape et à sa suite, une carte signée par deux membres de l'Administration centrale et visée par le commissaire. Sans cette carte le factionnaire ne laissera entrer personne.

            « Art. 8. — Il en sera délivré une semblable aux per-sonnes qu'on croit indispensable de laisser entrer au ci-devant Gouvernement. Ces cartes seront en outre revêtues du cachet de l'administration. On doit en être très avare et en tenir registre. Personne ne peut en délivrer que l'Administration centrale, et dans les formes ci-dessus prescrites. Après l'objet rempli, ces cartes seront

 

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rendues au commandant de place, qui les rendra de suite au département.

« Art. 9. — Le poste établi aux portes de la citadelle est chargé expressément de ne laisser entrer qui que ce soit sans passe-port et sans cocarde ; néanmoins les habitants de la ville et ceux qui vaquent aux travaux de la campagne sont exceptés quant aux passe-ports.

« Art. 10. — Le commandant de place et celui de la gendarmerie nationale sont tenus de faire faire de continuelles patrouilles dans les parties de la ville et de la campagne qui entourent le ci-devant Gouvernement, et de dissiper toute espèce de rassemblement, s'il s'en formait.

« Art. 11. — Les fonctionnaires placés sur les terras-ses et les bastions empêcheront qu'il ne s'établisse un colloque entre le Pape et les personnes de sa suite, soit avec les ci-devant prêtres détenus aux ci-devant Cordeliers, soit avec tous les autres individus dans les jardins de l'hôpital ou les environs ; dans le cas contraire les fonctionnaires empêcheront ce colloque, et l'administration municipale sera chargée de défendre aux prêtres reclus de paraître sur la terrasse.

« Art. 12. — Le Pape étant seul dans un état de détention, toutes les autres personnes attachées à son service peuvent aller librement dans la commune pour vaquer à leurs affaires ; mais leur présence ne peut, sous aucun prétexte, donner lieu au moindre rassemblement dans quelque lieu que ce puisse être. Pour cet effet, l'administration municipale doit surveiller essentiellement cet objet, et, en cas de contravention, en faire punir les auteurs.

« Art. 13. — Il est essentiellement recommandé au Pape et à ceux qui sont attachés à sa personne d'être circonspects dans leurs propos et de s'abstenir de toute expression qui pourrait servir de prétexte et d'aliment à la malveillance ou au fanatisme, et l'Administration centrale s'empressera d'accorder au ci-devant Pontife tous les agréments, toutes les commodités que la situation et les localités peuvent permettre.

« Art. 14. — L'administration municipale du canton de Valence aura soin conjointement avec le commandant de la place, de faire préparer le corps-de-garde mentionné à l'article 1er, et de le pourvoir de tous les objets et ustensiles nécessaires.

« Art. 15. — L'administration municipale dudit canton commandera chaque jour le nombre d'habitants de la garde-nationale que le commandant de la place jugera nécessaire, et celui-ci fera choix pour la garde du Pape des citoyens qu'il reconnaîtra pour amis de l'ordre' et de la République.

« Art. 16. — Le commandant du département, et en son absence celui de la place de Valence, commandera un détachement de cent hommes au moins de cavalerie, infanterie ou garde nationale, pour escorter les voitures du Pape depuis son entrée dans le département jusqu'à son arrivée à Valence. Cette force armée est essentiellement chargée de protéger la personne du Pape, de dissiper tout rassemblement et d'arrêter toute personne qui, par des propos ou des voies de fait, troublerait l'ordre public.

« Art. 17. — Les administrations municipales des cantons où le Pape passera veilleront à ce qu'il lui soit fourni un logement convenable, ainsi que les objets nécessaires dont il pourra avoir besoin ; elles commanderont le nombre des gardes nationales ou troupes de ligne suffisantes pour veiller à sa garde et au maintien de la tranquillité publique.

«Art. 18. — Le présent arrêté sera arrêté au Ministère de l'Intérieur, ainsi qu'aux administrations municipales des cantons de Valence, Bourg-les-Valence, Unité-sur-

 

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Isère, Romans, Saint-Paul-les-Romans, pour qu'elles aient à s'y conformer.

« Art. 19. — Un extrait dudit arrêté sera affiché à la porte extérieure du ci-devant Gouvernement, et il en sera donné connaissance particulière au Pape et aux personnes de sa suite.

« Art. 20. — Extrait dudit arrêté sera aussi adresse aux commandants du département, de la place de Valence et de la gendarmerie nationale, qui sont expressément chargés de veiller à son exécution. En conséquence, il sera imprimé en placard.

 

« LERMY, président,

« ALGOUD, DEYDIER, DALY.

 

« Le citoyen Boveron, administrateur, n'a pas signé, estimant qu'il convient d'en référer au ministre de l'intérieur pour avoir sa décision, attendu les dispositions de l'article 3 de l'arrêté du Directoire exécutif du 22 prairial dernier, qui porte textuellement que le commissaire du Directoire exécutif près le département de la Drôme fiera spécialement chargé, tant de la surveillance sur la personne du Pape, que de sa sûreté et des moyens de pourvoir à ses besoins avec les égards convenables. »

Le citoyen Curnier cassa l’arrêté qui fut publié et affiché quand même ; alors Curnier et Boveron firent afficher le 29 messidor au matin, dans différents quariers de Valence, « un imprimé en placard intitulé : Protestation du citoyen Boveron, administrateur du département de la Drôme, [qui] porte avec lui les signes de l'intention bien manifestée de son auteur, de rallumer dans cette circonstance les torches du fanatisme, exaspérer les esprits faibles et timides et de se former un parti parmi les sicaires du trône et de l'autel (1). »

 

1. Les administrateurs à la municipalité de Valence, 29 messidor.

 

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Le général Merck, commandant le département de la Drôme, communiqua l'arrêté au commandant de place, Mermillod. « Vous voudrez bien mettre à exécution, dit-il, tout ce qui est contenu. La garde de cet individu nous est confiée ; vous prendrez toutes les mesures que vous croirez nécessaires pour vous assurer de sa personne (1) ». Le commandant de place donna aux soldats de garde la consigne que voici :

 

CONSIGNE DU POSTE.

 

« Sur la terrasse, un sergent, un caporal et dix fusiliers. Deux sentinelles pour examiner s'il n'y a pas de rassemblements dans la campagne et au pied du mur. Dans ce cas, on avertirait de suite le chef de poste qui, à son tour, en préviendrait l'officier de garde chez le

Pape.

 

« Le Commandant de la place.

« MERMILLOD. »

 

Le 27 messidor, les administrateurs vinrent lire au Saint-Père l'arrêté qu'ils avaient pris ; leur président, en s'éloignant, assura Sa Sainteté de sa protection. Celle-ci se tourna vers les prélats et dit : Protezione, protezione. Les dispositions bienveillantes de l'administrateur Boveron et du commissaire Curnier furent entravées par les autres membres de l'administration Lermy, Algoud, Deydier et Daly. Un espion ayant signalé l'attitude respectueuse à l'égard de Sa Sainteté, les administrateurs arrêtèrent qu'aucun officier municipal ne pourrait désormais « pénétrer ni visiter dans les appartements du Pape, s'il n'est muni pour chaque visite d'une commission ad hoc, en constatant la nécessité (2) ». En outre,

 

1. Merck à Mermillod, 20 messidor.

2. Séance du 16 thermidor.

 

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la sentinelle eut la consigne de ne pas quitter Boveron toutes les fois qu'il approcherait du Saint-Père.

Plusieurs personnes parvinrent néanmoins à pénétrer jusqu'à Sa Sainteté, des femmes de qualité se déguisèrent en hommes afin de tromper les factionnaires. Lorsque le temps le permettait, on mettait le Saint-Père dans sa chaise roulante et on le promenait quelques moments sur la terrasse de la citadelle. Il put, par ce moyen, recevoir l'hommage de plusieurs personnes du dehors. Souvent les soldats du poste profitèrent de ce moment pour adresser des insolences à Sa Sainteté qui feignait ne rien entendre.

Dans ces promenades on enveloppait le Saint-Père dans un manteau rouge, lorsqu'il gardait l'appartement il était vêtu comme à Rome de blanc ou de violet avec bordure d'hermine, il portait la calotte blanche, la barette rouge et la croix pastorale.

Dans lès jours de santé le Pape commençait la journée par la récitation des heures canoniales, il entendait deux messes ensuite et faisait oraison. Il travaillait avec les prélats. Il décida lui-même dans les affaires ecclésiastiques d'Espagne dont l'ambassadeur Labrador traitait avec lui. Sa Sainteté ayant rejeté certaine demande, l'ambassadeur revint à la charge. Le Saint-Père lui coupa la parole : « Monsieur, tous les rois du monde ne me feraient pas agir contre ma conscience. Pour plaire aux hommes. je n'entends pas offenser Dieu, à qui je dois rendre bientôt le compte rigoureux de ma vie ! »

M. de Corinthe insista ; il fit observer que le Saint-Père vivait des dons de l'Espagne ; le pape répondit : « Que personne ne pense que je sois capable de vendre mon âme pour prolonger ma vie de quelques jours. Le nécessaire ne manquera jamais à ceux qui se confient en la Providence., Je souffrirai la pauvreté et je saurai mourir; mais à Dieu ne plaise que j'abuse jamais du

 

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pouvoir qu'il m'a donné pour édifier et non pour détruire. »

Cette difficulté n'altéra en rien les rapports du Saint-Siège avec l'Espagne qui continua à fournir à tous les besoins du Saint-Père.

Le Pape dînait à midi, et souvent M. l'ambassadeur vint y assister. En ce cas, Sa Sainteté lui faisait offrir un siège.

L'état de l'Eglise préoccupait Sa Sainteté. Il dit un jour à M. Marotti, secrétaire des lettres latines : « Mes souffrances sont grandes, sans doute, mais les peines de coeur le sont bien davantage , les cardinaux, les évêques dispersés... Rome, mon peuple !... l'Eglise ! l'Eglise !... Voilà, ce qui, nuit et jour, me tourmente ; en quel état vais-je donc les laisser ? » Le Moniteur apportait en effet les nouvelles suivantes : « On écrit de Rome que onze cardinaux ont été arrêtés et qu'ils seront déportés hors du territoire de la République. Cette mesure a uniquement pour objet d'éloigner les ennemis les plus dangereux du nouveau gouvernement (1). » « On recueille les pièces nécessaires pour intenter un procès aux cardinaux qui se sont enfuis, et il paraît qu'on va les réclamer ». « Il y a quelques jours que nous avons vu arriver d'Ascoli, où il était évêque, le cardinal Archetti, accompagné d'un piquet de cavalerie française. On prétend que les cardinaux, gouverneurs et prélats, qui sont détenus au couvent des converties seront envoyés à Paris et de là à Cayenne (2). » Les cardinaux Albani, doyen du Sacré-Collège, Busca, d'York, Mattei, Gerdil étaient en fuite, le cardinal Maury gagna Venise déguisé en charretier, les cardinaux Doria, Borgia, Della-Somaglia,

 

1. 30 ventôse, an VI.

2. 6 germinal, an VI.

 

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Roverella, Carendini, Vicenti, Archetti en prison.

Antonelli gardé à vue, les cardinaux Antici et Altieri trahissaient (1), le Saint-Père les déclara déchus de la pourpre (2).

Le 4 thermidor (22 juillet) le Directoire exécutif rendit l'arrêté suivant :

« Le Directoire exécutif arrête :

« Article 1er. — Le ci-devant Pape sera transféré de Valence à Dijon, département de la Côte-d'Or.

« Art. 5. — Le Ministre de l'Intérieur est chargé de l'exécution du présent arrêté, qui ne sera pas imprimé.

 

« Le président du Directoire exécutif,

 

« SIEYÈS. »

 

Le ministre Quinette communiqua cet arrêté à Curnier : « Le ci-devant Pape fournit lui-même aux frais du voyage ; ainsi vous n'aurez à payer que quelques frais extraordinaires, nécessités par la sûreté de son transport pendant qu'il sera sur votre territoire. Vous les prendrez sur les fonds des dépenses imprévues qui sont à la disposition de l'Administration centrale. Vous m'en enverrez un état sur lequel ils vous seront remboursés. Une escorte de quinze gendarmes, commandés par un officier a suffi, pour le conduire de Briançon à Valence ; vous jugerez si elle sera également suffisante pour ce voyage. Ce vieillard doit être considéré comme otage et traité comme tel. Son âge et ses infirmités

 

1. « Altieri, qui est malade, espérait se sauver en abdiquant la pourpre ; mais on lui a déclaré que cet expédient lui serait inutile.» Moniteur, 6 germinal.

2. « Il serait bien triste, écrivait le Pape au sujet d'Antici, poux les cardinaux qui ont des intentions droites, de l'avoir pour coopérateur dans le conclave. »

 

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exigent de grands égards , je vous recommande de les avoir, en empêchant néanmoins toutes communications avec lui qui ne seraient pas nécessaires, notamment avec les personnes suspectes. La route de Valence à Dijon le forçant de passer par Lyon, il faudra prendre des mesures pour éviter qu'il y ait séjour dans cette

commune (1) » . Curnier répondit :

 

« 16 thermidor an VII.

 

« CITOYEN MINISTRE,

 

«J'ai reçu seulement hier l'arrêté du Directoire exécutif et vôtre lettre... J'ai sur-le-champ communiqué les ordres qu'elle contenait à l'homme de confiance du Pape, afin qu'il prît ses arrangements pour le départ, qui a été fixé au 25 de ce mois (2). »

Le commissaire régla l'itinéraire de concert avec M. de Corinthe. «Je ferai partir le Pape le 25 de ce mois. Il ira coucher ce jour-là à Tain, le 26 à Saint-Vallier, le 27 au Péage, le 28 à Vienne où il séjournera un jour et le 30 à la Guillotière, parce que l'Archevêque de Corinthe désire que le Pape ne couche pas dans la commune de Lyon (3). »

Le citoyen Réal adressa le même jour à Peyssonaud les instructions concernant le transport : « Je vous prie de vouloir bien vous transporter au canton de Chanas, ou au premier gîte que le ci-devant Pape prendra sur ce département, et l'accompagner jusqu'au premier gîte hors ce département.

« Vous voudrez bien vous concerter avec nos collègues

 

1. Quinette à Curnier, 7 thermidor.

2. Curnier à Quinette, 16 thermidor.

3. Curnier à Réal, 16 thermidor.

 

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près les cantons de Chanas, Roussillon, Auberives, Chonas, Vienne, Saint-Symphorien-d'Ozon,Saint-Priest et autres communes sur sa route, les instruire du joui. de son passage sur leur canton, de son itinéraire, etc...

« Le ci-devant Pape fournit lui-même à tous les frais de son transport.

« Sa suite sera composée d'environ vingt à vingt-cinq personnes, parmi lesquelles plusieurs prélats et ecclésiastiques. Il faut environ huit à dix lits outre ceux pour les domestiques.

« La santé du ci-devant Pape ne lui permet de voyager qu'à petites journées, depuis cinq heures jusqu'à dix heures du matin. Après deux jours de marche, il a besoin d'un jour de repos. Son itinéraire doit être fixé par vous, de manière qu'il ne fasse que traverser Lyon sans y avoir jour.

            « Je vous prie surtout d'empêcher que sur la route, et dans les lieux de gîte, il n'y ait point de rassemblements turbulents et de démonstrations de fanatisme (1). »

Les divers commissaires entretinrent au sujet du pas-sage du Saint-Père dans leurs départements une correspondance qui n'offre que la répétition des mêmes instructions.

            « Je vous invite, écrivit Roberjon, commissaire de Saône-et-Loire, à me faire connaître l'époque de l'arrivée à Mâcon dé cet individu (2). »

Le commissaire Curnier chargea M. de Corinthe d'avertir le Saint-Père de son prochain changement. Sa Sainteté répondit : « Il arrivera ce qu'il plaira à Dieu. J'espérais cependant qu'ils me permettraient d'achever ma vie dans ces lieux. Que la volonté de Dieu soit faite ! »

 

1. Réal à Peyssonaud, 16 thermidor.

2. Roberjon à Curnier, 13 thermidor.

 

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Mais à ce moment la maladie du Pape s'aggrava. Le sieur Curnier en profita pour communiquer en même temps aux administrateurs l'arrêté du Directoire et le rapport du médecin.

 

Certificat du médecin.

 

« Je soussigné, médecin à l'hôpital civil et militaire de cette commune, certifie que le Pape, par l'effet de l'âge et les suites de paralysie, a le mouvement des extrémités inférieures presqu'aboli et qu'il ne peut se tenir debout qu'à l'aide de trois ou quatre hommes. »

[Suit l'énumération des infirmités du Saint-Père.]

« Elles augmentent sa faiblesse et sont causes qu'il est une grande partie du jour sans connaissance, sans mouvement, sans parole. Enfin depuis son arrivée de Briançon, on n'a pu le faire jouir des bénéfices de l'air (1), par la difficulté de le hisser dans une voiture.

« J'estime que dans cet état et cette saison, il y aurait le plus grand danger à l'exposer à un voyage.

« Foi de quoi, j'ai signé le présent, à Valence, le 19 thermidor, l'an VII de la République.

 

« Signé : BLEIN. »

 

Le jour même, Curnier donna avis au ministre de l'Intérieur de cette constatation et du danger qui en résultait si on s'obstinait à ordonner le transport : « N'est-il pas de la politique du gouvernement français de conserver cet otage important le plus qu'il se pourra,

 

1. Ce fait me parait en désaccord avec les renseignements recueillis à d'autres sources et qui mentionnent la promenade en chaise roulante sur la terrasse de l'hôtel du Gouvernement. Baldassari rapporte que la première fois que le Pape fut promené dans le jardin il dit en regardant le panorama de la vallée du Rhône : O che bella vista ! »

 

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puisqu'étant mort, on aurait bientôt procédé à l'élection d'un autre Pape qui, peut-être, d'accord avec les puissances coalisées, aiguiserait les armes les plus acérées du fanatisme contre la République Française, afin de grossir les légions de nos ennemis (1). »

Sur ces entrefaites, le sieur Curnier fut destitué. Ses ménagements envers le Saint-Père inspiraient peu de confiance ; il fut remplacé par Brosset . Le Directoire accorda néanmoins le délai réclamé : « Je ne puis que vous inviter à apporter la plus grande surveillance pour qu'aussitôt que le permettra l'état de la santé du ci-devant Pape], on ne néglige aucun moyen de donner la plus prompte exécution à l'arrêté du Directoire exécutif (2). »

Le 6 août, le Saint-Père demanda qu'on ouvrît en sa présence la neuvaine préparatoire à la fête de l'Assomption. Il en suivit les exercices pendant les jours suivants. Le 15, il se fit porter de grand matin à la chapelle, entendit deux messes et communia à celle de Monseigneur l'archevêque de Corinthe. A son retour dans ses appartements il se trouva plus mal. Ce fut à ce moment que le commissaire Brosset entra et avertit les prélats que l'on ne pouvait plus différer le départ. Le Saint-Père l'ayant entendu dit : « Hélas ! ils ne veulent donc pas me laisser mourir ici. » Le commissaire se montra inébranlable à toutes les représentations ; voyant cela Sa Sainteté dit : « La volonté de Dieu soit faite ! »

Le 16 août, M. de Corinthe trouva le Saint-Père dans un état comateux contre lequel aucun appel ne put réagir. Le commissaire prévenu de cette aggravation vint la constater avec les administrateurs ; ils sollicitèrent en

 

1. Carnier à Quinette, 19 thermidor.

2. Quinette au Commissaire de la Drôme. 26 thermidor.

 

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conséquence un sursis de départ faisant valoir outre les infirmités du Saint-Père, la sagesse du service d'ordre. « Indépendamment de ces motifs, ajoute le rapport, nous vous avouons franchement, citoyen ministre, qu'un petit intérêt local nous autorise à réclamer la personne du Pape dans la commune de Valence, et nous ne devons point vous dissimuler que les habitants de cette commune, peu industrieux et par conséquent peu fortunés, y trouvent quelques avantages, dans les dépenses qu'entraîne nécessairement son séjour et principalement les personnes de sa suite (1) ».

Le 17, l'état du Saint-Père se modifia à peine.

Le 18, Sa Sainteté fut levée, mais sa raison demeurait troublée. Elle voulut réciter l'office canonial avec le Père Fantini, mais elle ne pouvait suivre les leçons et répétait les psaumes sans ordre.

Le 19, Sa Sainteté consentit à prendre de la nourriture et elle s'assoupit, mais il survint des vomissements. Morelli, qui veillait, entendit le Saint-Père pousser un gémissement ; il accourut et le trouva sans connaissance, les traits décomposés, le regard perdu, en proie à des secousses nerveuses.

Le 20, se déclara le hoquet. Sa Sainteté refusa toute nourriture. Le médecin Duchadoz fut mandé de Grenoble.

Le 23, les sieurs Duchadoz et Blein, médecin de l'hôpital, essayèrent quelques médicaments énergiques qui produisirent une amélioration passagère.

Le 24, à mesure que la maladie faisait du progrès, le Saint-Père reprenait possession de ses facultés intellectuelles, mais la parole était presque inintelligible.

Le 26, Sa Sainteté était dans la plénitude de ses facultés.

 

1. Les administrateurs de la Drome au ministre de l'Intérieur, 27 thermidor.

 

114

 

Le 27, Sa Sainteté demanda à se confesser, se fit revêtir du rochet, de la mozette et de l'étole et demanda le Viatique que M. de torinthe alla chercher processionnellement à la chapelle. Les gens de la suite l'accompagnaient portant des flambeaux. On déposa l'Eucharistie sur une table devant le fauteuil de Sa Sainteté qui s'inclina le plus profondément qu'elle put le faire et adora Notre-Seigneur quelques instants. Ensuite Monsignor Caracciolo, placé à côté du Saint-Père, lut la profession de foi à laquelle Sa Sainteté donna par signe un témoignage d'assentiment. Il posa alors la main sur le livre des Evangiles et dit : Sic me Deus adjuvet et haec Sancta Dei Evangelia (1).

Le Père Fantini commença le Confiteor que le Saint-Père récitait avec lui. Au moment où M. de Corinthe prenait la sainte hostie entre ses doigts, Sa Sainteté dit : « Seigneur Jésus-Christ, vous voyez devant vous le pasteur du troupeau catholique, il est exilé et il va mourir. Père très-clément, doux Seigneur, donnez le plus ample pardon à tous ses ennemis et à tous ses persécuteurs ; rétablissez à Rome la chaire et le trône de saint Pierre ; rendez la paix à l'Europe, mais surtout la religion à la France qui m'est si chère et qui a toujours si bien mérité de l'Eglise (2). »

Après la communion, le Saint-Père demeura seul avec le Père Fantini. Sa Sainteté baisait son crucifix et disait des paroles tirées de la liturgie :

De profundis clamavi ad te, Domine : Domine, exaudi vocem meam.

Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam.

 

1. Ainsi Dieu me soit en aide et les Saints Evangiles de Dieu.

2. Nodari, Vita Pii sexti.

 

115

 

Ab occultis meis munda me, Domine.

Te ergo, qaesumus, famulis tais subverti, quos pretioso sanguine redemisti.

In te, Domine, speravi, non confundar in aeternum.

 

Dans la matinée de ce jour, Sa Sainteté dicta à M. de Corinthe les dispositions du codicille à son testament. Il était ainsi conçu :

« Au nom de la Très-Saint-Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit. Amen.

« Nous soussigné,

            « Considérant que notre dernière heure est proche, brisé par la maladie, mais, grâce à Dieu, sain d'esprit ; quoique ayant rédigé notre testament qui se trouvera parmi nos papiers, signé de notre main, désirant, pour autant que les circonstances le permettent, témoigner notre reconnaissance aux personnes qui nous ont suivi dans notre éloignement de Rome, et ont continué à nous servir jusqu'à ce moment, nous avons décidé de faire par le présent codicille les dispositions suivantes :

            « En premier lieu, il sera donné à tous ceux qui se trouvent à cette heure à notre service et qui sont partis de Rome avec nous, une année de leurs gages ou honoraires, outre les frais de voyage pour retourner dans leurs foyers, et cela sans préjudice des autres legs qui peuvent leur revenir par notre testament auquel nous ne prétendons point déroger par le présent acte.

            « Nous laissons notre garde-robe à nos deux valets de chambre, Bernardino Calvesi et Andrea Morelli, indépendamment de ce qui peut, d'après l'usage, leur revenir de notre petit héritage. Le reste de notre linge, excepté un service de table que nous avons reçu de Monsignor Erskine, lorsque nous résidions à Sienne, sera réparti entre les autres personnes de notre service, suivant le rang et l'ancienneté, par l'exécuteur nommé aux présentes dispositions.

 

117

 

« Nous laissons au Père Giovanni Pio de Plaisance, mineur réformé, aujourd'hui notre chapelain, et au Père Girolamo Fantini, qui nous ont servi avec tant de fidélité, trois cents onces d'argent à chacun, une fois payées, non compris les frais de leur retour.

« Nous voulons que tous les objets d'argent et autres choses précieuses, qui se trouvent maintenant à notre usage, mais qui ne sont pas notre propriété, et qui portent le timbre de nos prédécesseurs ou le nôtre, soient restitués au plus tôt à notre successeur. Le surplus qui nous appartient sera remis à nos héritiers.

«Nous confions l'exécution de ce codicille à Monseigneur l'archevêque de Corinthe qui a eu la charge de le rédiger. Nous lui recommandons particulièrement de prendre soin que les suffrages que nous avons réclamés dans notre testament pour le repos de notre âme, soient acquittés sans délai et de faire toutes les démarches nécessaires pour que notre cadavre soit transporté à ;tome et déposé dans la basilique de Saint-Pierre, ainsi qu'il est dit dans notre testament.

« Tel est notre codicille que nous entendons avoir son plein et entier effet, sans que nos héritiers puissent y apporter aucune exception ni modification.

« Nous le voulons et ordonnons ainsi.

« Fait à Valence, en Dauphiné, le 27 août 1799. PIUS, P. P. VI. »

 

Le Père Fantini ayant demandé à Sa Sainteté s'il ne voulait pas faire quelques legs : « Je suis reconnaissant envers tous les miens, répondit le Saint-Père, mais dans l'état de pauvreté où je me trouve, je ne puis rien pour eux. » Les dons en argent prévus par son codicille devaient être réalisés au moyen de quelques sommes laissées en Italie et que l'on n'avait pu emporter avec soi en exil.

 

117

 

Le 28 août, la faiblesse devint plus grande, les médecins jugèrent qu'il ne fallait pas différer l'Extrême-Onction. M. de Corinthe avait apporté les saintes huiles de Florence ; il commença la cérémonie. Sa Sainteté trouvant que M. de Corinthe se hâtait trop à son gré lui fit signe de la main d'aller lentement, afin de lui donner le temps de suivre les prières et d'y répondre. Elle récita le Confiteor avec le Père Fantini.

Vers minuit, le médecin Duchadoz avertit les prélats de la fin prochaine. Ils vinrent avec toute la suite et s'agenouillèrent. Sa Sainteté essaya de parler, elle ne le put. Le confesseur lui demanda si Elle pardonnait à ses ennemis. Sa Sainteté dit : « Domine, ignosce illis (1)»

puis appelant d'un signe M. de Corinthe, il dit : « Raccomandate al mio successore di perdonare ai Francesi in quella stessa maniera, ch'io col piiz profonde del mio cuore loro perdono. » — Recommandez surtout à mon successeur de pardonner aux Français comme je leur pardonne, de tout mon coeur (2) !

Sa Sainteté reçut l'absolution, la bénédiction in articulo mortis. Le confesseur commença la recommandation de l'âme. A une heure vingt minutes, le pape souleva sa main droite et bénit trois fois ; le crucifix tomba de sa main gauche, il demeura sans mouvement. A une heure vingt-cinq minutes le visage eut une légère contraction ; à cet instant le Saint-Père mourut. M. de Corinthe et M. l'ambassadeur d'Espagne réclamèrent l'embaumement du corps, ce qui leur fut accordé ; le retour du cadavre à Rome fut refusé.

Les scellés furent apposés sur des boîtes où furent enfermés les vêtements et objets à l'usage du Saint-Père.

 

1. Seigneur, pardonnez-leur..

2. Moniteur, n° 355, et Courrier universel, 23 fructidor an VII.

 

118

 

A trois heures et demie de relevée eut lieu la constatation légale du décès et on procéda à l'ouverture du corps du défunt. Le valet de chambre Morelli en revendiqua l'honneur en sa qualité de chirurgien. On reconnut que la mort était venue par « suite d'une dysenterie, accompagnée de beaucoup de sang et aggravée par la paralysie des parties inférieures de la vessie, dont le malade était atteint depuis environ vingt mois (1). » On procéda à l'embaumement en présence des prélats, des serviteurs et des gens de l'administration départementale. Le corps fut ensuite revêtu des vêtements de sa dignité, les bas de soie blanche, les pantoufles de velours rouge brodées d'or, la soutane blanche, le rochet, la mozette écarlate brodée d'hermine, l'étole rouge et or, enfin le chapeau rouge avec galons et glands d'or.

Le corps fut déposé dans un cercueil de plomb et couvert d'un linceul de lin et recouvert d'aromates. On enferma une copie de l'inscription funéraire et cinq pièces de monnaie dans un tube en plomb (2). Le cercueil fut soudé, scellé et placé avec le sceau de plomb contenant les viscères dans un cercueil en bois de noyer.

Le corps fut transporté à la chapelle et placé sur une table ; on posa quatre chandeliers aux angles, les encensements ne purent avoir lieu, mais on put faire l'aspersion, quoique sans goupillon, et avec une branche d'arbre.

Chaque jour M. de Corinthe célébrait la messe devant le corps et donnait l'absoute, ce qui attira beaucoup de personnes empressées à faire toucher leurs chapelets et médailles au cercueil. Les gardes nationaux, malgré la consigne, favorisaient ce concours de monde, on les remplaça

 

1. Procès-verbal de l'ouverture du corps, 12 fructidor.

2. Une piastre, une demi-piastre, deux papetti, un grosso.

 

119

 

par les soldats du corps des pontonniers. Quand la neuvaine fut terminée, le corps fut descendu dans un caveau placé sous l'autel.

Les prélats et les prêtres de l'entourage furent retenus par le Directoire, les serviteurs furent rapatriés ; les legs du Saint-Père leur ayant été refusés. L'Etat français revendiqua comme appartenant au Trésor les pièces d'argenterie aux armes des prédécesseurs du Saint-Père et les fit porter à la Monnaie. M. de Corinthe fut réduit à solliciter de Mne de Sucy, dans la soirée du 23 nivôse (13 janvier 1800), deux flambeaux et deux couverts (1).

 

INVENTAIRE DU MOBILIER.

 

« Du 4 brumaire an VII de la République française, une et indivisible, à neuf heures du matin.

« Par-devant les notaires publics du département de la Drôme, à la résidence de Valence, recevant le citoyen Pinet, l'un d'eux ;

« Est comparu Joseph Spina, archevêque de Corinthe, exécuteur testamentaire de Pie VI, lequel a dit qu'en cette qualité il présenta, le jour d'hier, à l'administration centrale du département de la Drôme, une pétition tendant à ce que, pour procéder à l'inventaire descriptif de son mobilier, la reconnaissance et levée des scellés apposés à son décès sur iceux fussent faites ; que l'arrêté de l'administration centrale ayant été conforme, il nous invitait à nous rendre au ci-devant Gouvernement, où il était décédé, pour y faire le dit inventaire, auquel nous avons procédé en sa présence, sur la prisée des citoyens Truchet et Moulinet, domiciliés à Valence, que

 

1. Spina à Mademoiselle de Sucy, 13 janvier 1800. Ce qui se rapporte à la sépulture du Pape Pie VI à Valence et à Rome n'est plus de mon sujet.

 

120

 

nous avons commis pour experts. Le citoyen juge de paix, après avoir procédé à la reconnaissance et levée des scellés, a déclaré que, peur se conformer à l'arrêté de l'administration, il suivrait ledit inventaire, pour réapposer après icelui les scellés sur les effets inventoriés.

« Dans le grand placard à gauche de la fenêtre donnant sur la cour, désigné d'après le procès-verbal d'apposition des scellés, a été trouvé :

 

« Article 1er. — Seize chemises de toile de Hollande, estimées quatre-vingt francs, ci.

80 fr.

« Art. 2. — Une chemise mousseline et trois peignoirs toile de Hollande, un seulement garni en dentelles, estimées vingt-quatre francs, ci.

24

« Art. 3. — Neuf mouchoirs toile de Hollande, estimées douze francs, ci.

12

« Art. 4. — Dix-sept mouchoirs de poche, en soie cramoisi, estimés trente-deux francs, ci.      

32

«Art. 5. — Treize paires de bas de fil, laine et coton, estimées vingt francs, ci.

20

« Art. 6. — Deux paires de bas molleton en soie et deux autres en poil dé lapin, estimées sept francs, ci.

7

« Art. 7. — Deux paires de bas de soie blancs, estimés dix francs, ci.       

10

« Art. 8. — Onze paires de gants poil de lapin, blancs, estimés douze francs, ci.

12

« Art. 9. — Six bonnets de coton blanc, estimés six francs, ci.

6

« Art. 10. — Serre-tête en toile estimé trois francs, ci

3

« Art. 11. — Quinze culottes blanches en basin, estimées quarante-cinq francs, ci.

45

 

121

 

« Art. 12. — Un gilet molleton en soie, estimé trois francs, ci.        

3 fr

« Art. 13. — Cinq gilets de basin, blancs, estimés douze francs, ci.   

12

« Art. 14. — Trois vestes satin blancs, dont une décousue, estimées dix-huit francs, ci .

           

18

« Art. 15. — Une veste de drap blanc, estimée six francs, ci.

6

« Art. 16. — Deux robes de chambre en satin blanc, estimées vingt francs, ci.       

           

20

« Art. 17. — Quatre soutanes en satin blanc, estimées vingt-quatre francs, ci.

24

« Art. 18. — Une simarre droguet blanc, doublée en molleton de soie, estimée vingt-quatre francs, ci.

24

« Art. 19. — Deux simarres en drap blanc sans doublure, estimées avec une soutane aussi en drap blanc, trente-six francs, ci.

36

« Art. 20. — Trois camails en satin cramoisi, estimés six francs, ci.    

6

« Art. 21. — Trois camails en laine rouge, un autre velours cramoisi et le troisième damas blanc, estimés neuf francs, ci.

9

« Art. 22. — Un rochet toile batiste garni en dentelles, estimé six francs, ci.

6

« Art. 23. — Deux étoles en satin cramoisi, brodées en or et en dentelle d'or, estimées

trente francs, ci.

 

30

« Art. 24. — Une ceinture droguet blanc avec deux glands en or, estimée neuf francs, ci …

 

 

122

 

« Art. 25. — Cinq paires de souliers, une en maroquin, une en velours, et les trois autres en étoffe de soie, brodées en or et bordées d'un galon aussi en or, estimées trente francs, ci.

30 fr.

« Art. 26. — Soixante-quatorze draps de lit, estimés trois cent quatre-vingt francs, ci.       

380

« Art. 27. — Douze nappes, huit grandes et quatre moyennes, estimées vingt-quatre francs, ci.

24

« Art. 28. — Cent serviettes, estimées -soixante francs, ci.

60

« Art. 29. — Quarante-deux torchons, estimées vingt francs, ci.

20

« Art. 30. — Quarante tabliers toile, estimés dix-huit francs, ci.

18

« Art. 31. — Cent fourreaux d'oreillers, estimés trente-six francs, ci.

36

« Art. 32. — Une tabatière, émail jaune, forme ovale, garnie en or, estimée soixante-douze francs, ci.  

72

« Art. 33. — Une montre en or à répétition avec un cordon et sa clef cuivre, estimée deux cent seize francs, ci.

216

« Art. 34. — Une grosse montre à pendule, boîte d'argent et une double boîte en chagrin, garnie en argent, ladite montre à répétition, estimée quatre-vingts francs, ci.       

80

« Art. 35. — Trente-trois couteaux manche d'argent, estimés cent quatre-vingt-dix-huit francs, ci.

198

« Art. 36. — Trente-deux cuillères à bouche et trente-trois fourchettes argent, pesant ensemble quarante-huit myriagrammes, neuf décagrammes, dix-sept cent quinze millièmes, estimées neuf cent soixante-dix-huit francs, ci.

978

           

           

123

 

« Art. 37. — Deux grandes cuillères à ragoût, pesant vingt-quatre décagrammes dix-sept cent quinze millièmes, estimées soixante-six francs, ci.

66 fr.

« Art. 39. — Quatre cuillères à soupe, pesant huit myriagrammes cinq décagrammes deux mille huit cent cinquante-huit millièmes, estimées cent soixante-quatorze francs, ci.

174

 

           

           

« La séance a été levée de une heure à, trois heures de relevée et avons signé avec l'archevêque de Corinthe, le juge de paix et les deux experts.

« J. SPINA, archevêque de Corinthe.

« COLOMBIER aîné, MOULINET, TRUCRET,

« MORELIN, PINET.

 

« A trois heures la séance a été reprise.

 

 

Art. 40. — Deux fourchettes à découper, manche argent, estimées dix francs, ci.  

10 fr

« Art. 41. — Deux cuillères à soupe et une à olives, pesant trente-huit décagrammes deux mille cent quarante-cinq millièmes, estimées soixante-dix francs, ci.   

70

« Art. 42. — Une cafetière, une théière et une salière en vermeil, pesant douze myriagrammes deux mille deux cent quatre-vingt-six millièmes, estimées deux cent quarante-sept francs cinquante centimes, ci. 

24750

« Art. 43. — Deux aiguières, une terrine avec son couvercle vermeil, deux soucoupes et un petit vase, pesant cinquante-cinq myriagrammes onze cent soixante-dix-sept millièmes, estimés onze cent cinquante-trois francs quatorze centimes, ci.

1.153 14

« Art. 44. — Huit assiettes vermeil, pesant trente-neuf myriagrammes six décagrammes feux mille quatre cent soixante millièmes, estimées sept cent trente-un francs vingt-cinq centimes, ci.

731

 

 

           

           

124

 

« Art. 45. — Une écritoire en vermeil, composée d'un plateau, trois sabliers, trois encriers, quatre sonnettes, une boîte à contenir les pains à cacheter et deux boîtes à tremper les plumes, le tout du poids de cinquante-huit myriagrammes six mille neuf cent cinquante-six millièmes, estimés mille quatre-vingt francs, ci.

1.080

« Art. 46. — Trois bassines, deux entonnoirs, un coquetier, sept couvercles de flacon, une mesure à café et un couteau, le tout vermeil, du poids de vingt-huit myriagrammes douze cent cinquante-huit millièmes, aimés cinq cent dix-sept francs cinquante

centimes, ci.

517 50

« Art. 47. — Huit couverts et deux couteaux vermeil, du poids de douze myriagrammes deux mille deux cent quatre-vingt-six millièmes, estimés deux cent dix francs, ci.

210

« Art. 48. — Six couteaux de table, estimés vingt-quatre francs, ci.

24

« Art. 49. — Dix-neuf grands flambeaux, six petits, deux porte-mouchettes argent, du poids en tout de quatre-vingt-huit myriagrammes quatre cent soixante-deux millièmes, estimés deux mille huit cent quatre-vingt-

quinze francs, ci.

2.895

« Art. 50. — Deux bains-marie, un plat rond, le dessous d'un réchaud, trois salières, et crachoir et un mortier avec son pilon, du poids de trente myriagrammes cinq mille sept cent soixante-douze millièmes, estimés cinq cents francs, ci.

500

 

 

125

« Art. 51. — Deux chocolatières, une boîte à poudre, un plat à barbe, un plat rond, un pot de chambre, un bougeoir avec son manche, une boîte à savonnette, du poids en tout de quarante-cinq myriagrammes huit mille cinq cent soixante-quatorze millièmes, estimés sept cent soixante-dix francs, ci.

770

« Art. 52. — Un grand bassin argent, du poids de quinze myriagrammes neuf mille trente-quatre , millièmes, estimé deux cent soixante treize francs, ci.

273

Art. 53. — Un pupitre, un ciboire, un bougeoir, un plateau, un calice et sa patène, du poids de cinquante-trois myriagram mes quatre mille six cent trois millièmes, estimés huit cent quatre-vingt-un-francs, ci.

881

« Art. 54. — Un bénitier et son goupillon, du poids de sept myriagrammes trois mille cent soixante-douze millièmes, estimés cent vingt-six francs, ci .

126

« Art. 55. — Un calice et sa patène en vermeil, du poids de onze myriagrammes six mille cent soixante-douze millièmes, estimés,

deux cent huit francs, ci.

208

Art. 56. — Quatre chasubles de quatre couleurs, en moire, argent et or, leurs galons en or, avec leurs étoles, manipules, et autres

fournitures, estimées cent vingt francs, ci.

120

«Art. 57. — Quatre chasubles de quatre couleurs, brodées en or, estimées trois cents francs, ci.

300

« Art. 58. — Deux aubes, une garnie en dentelle, estimées cinquante francs, ci.

50.

 « Art. 59. — Un missel, estimé deux francs, ci.

2

  « Total de l'estimation

12.974 39

 

 

126

 

«L'archevêque de Corinthe nous ayant déclaré que les objets ci-dessus composaient tout le mobilier de Pie VI, nous avons clos notre inventaire lesdits jour et an, et vous signé avec l'archevêque, le juge de paix et lesdits experts.

 

J. SPINA, archevêque de Corinthe,

« COLOMBIER aîné, MOULINET, TRUCHET,

« MOULIN, J. PINET, notaire. »

 

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PRISONS ET DÉPORTATION DE M. PHILIBERT DUCHER, PRÊTRE. CHALON, BESANÇON, SUISSE, 1792-1801.

 

Avant la Révolution, M. Ducher avait été vicaire de Vaux-en-Pré et de Genouilly, au diocèse de Mâcon ; depuis 1783, il était curé de Saint-Maurice-des-Champs, ou La Rochette qui dépend aujourd'hui de Saint-Martin-dn-Tartre, arrondissement de Chalon, archiprêtré de Buxy. M. Ducher, après la Révolution, racheta de ses deniers l'ancien presbytère qui avait été vendu comme bien national ; il y mourut sur la fin de 1823. On conserve aux Archives de l'évêché de Chalon une lettre de M. Ducher à Monseigneur l'évêque de Chalon, le 22 septembre 1822.

 

BIBLIOGRAPHIE. — L. M. F. BAUZON, Recherches historiques sur

la persécution religieuse dans le département de Saône-et-Loire pendant la Révolution. 1789-1803. In-8, Chalon-sur-Saône, 1889 t. I, p. 655-657.

 

 

LETTRE DE M. PH. DUCHER A M. DE VICHY,
ÉVÊQUE DE CHALON.

 

J'ai vicarié trois ans à Igé ; j'ai été desservant à Vauxen-Pré pendant quinze ans ; il y a trente-neuf ans que je suis curé de Saint-Maurice-des-Champs (depuis le 9 novembre 1783). Au commencement de 1792, désireux de préserver mes paroissiens de la contagion révolutionnaire, je les instruisais. Je fus dénoncé. Les gendarmes m'entraînèrent chez le juge de paix du canton, qui, ne voulant pas prononcer, ordonna aux gendarmes de me conduire dans les prisons de Chalon. Alors je profitai du

 

128

 

décret qui, moyennant caution, m'accordait la faculté de me retirer chez moi jusqu'à nouvel ordre. Mon procès fut instruit à Chalon. Les huissiers vinrent faire l'inventaire de tout ce que j'avais et apposèrent les scellés : In fuga salus. On me prêta à Chalon des habits, et, déguisé, je me rendis à Besançon, sans vêtement et presque sans argent, et je demeurai dans cette ville six mois et demi. Pendant mon séjour à Besançon, on jugea mon procès. Mes cautions furent condamnées à 500 francs d'amende, tout ce que j'avais fut déclaré appartenir à la nation, et vendu en conséquence. On me condamna personnellement à trois jours de carcan, six heures par jour et deux ans de galères. On peut voir cette inique sentence au tribunal de Chalon; elle a été rendue le 16 juin 1792.

Obligé de sortir de Besançon, je passai en Suisse où je demeurai cinq ans. En 1797, mon respectable Prélat m'invita à rentrer en France. J'obéis et je travaillai jour et nuit dans les paroisses où il n'y avait que des prêtres jureurs. Je demeurai un mois juste dans ma paroisse, mais le décret du 18 fructidor m'obligea à prendre la fuite, et j'ai parcouru les pays étrangers pendant quatre ans, sans argent, parce que, grâce à la divine Providence, je n'ai jamais rien mis de reste ; elle a eu toujours pitié de moi et j'espère qu'elle ne m'abandonnera pas dans ma vieillesse où les besoins se multiplient continuellement.

Je revins en France en 1801. Les gendarmes m'arrêtèrent à Saint-Wit, trois lieues en deçà de Besançon, me jetèrent dans les cachots le lendemain ils me conduisirent devant le juge de paix du canton et de là dans les prisons de Besançon . M. le Préfet, ami de la justice, m'en fit sortir le lendemain, et eut la charité de me faire délivrer un passe-port pour me rendre où je pourrais, parce que je n'avais plus de domicile.

A mon arrivée, j'ai travaillé dans le Mâconnais et le Lyonnais, mais, mes paroissiens instruits de mon retour

 

129

 

en France, vinrent me chercher et depuis j'ai toujours demeuré au milieu d'eux. J'espère y finir ma carrière, non pas comme desservant, mais comme ancien prêtre qui ne peut plus faire ses fonctions.

Le physique et le moral m'obligent à la retraite.

Le moral : je n'entends qu'avec peine ; je n'ai plus de mémoire et je ne puis plus faire une passable instruction les jours de dimanche.

Le physique : j'ai perdu l'oeil gauche par la cataracte; j'ai un polype à la main droite ; je ne marche qu'avec peine.

Après cinquante-sept ans de travaux dans le saint ministère, quatre-vingt-trois d'âge, la perte de tout ce que j'avais, ne suis-je pas heureux d'avoir trois cent trente-trois francs de pension ecclésiastique ?

 

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DÉPORTATION DE PRÊTRES ITALIENS,
EN CORSE, DE 1811 a 1814.

 

La persécution sous le premier Empire semble se concentrer sur la seule personne du pape Pie VII, et on n'y fait guère plus attention que n'en fit la majorité des contemporains, qui, soulevés par l'enthousiasme ou énervés par la tyrannie, s'occupèrent assez peu du conflit ecclésiastique, moins sanglant et, en apparence, moins grave que tant d'autres conflits avec l'Europe en armes. L'habitude de l'obéissance était devenue telle que des hommes d'un caractère loyal se prêtaient à une politique et à des mesures sans excuses. Nous avons eu occasion de raconter l'enlèvement du pape Martin Ier, son exil, son emprisonnement à Constantinople et sa mort ; c'est un spectacle presque identique que nous offrirait l'enlèvement du pape Pie VII, son internement à Savone et à Fontainebleau, cependant nous n'introduirons pas ce récit dans notre recueil. L'histoire de ces événements a été écrite par M. d'Haussonville avec autant d'impartialité que de science. Au cours de son récit l'auteur publia trois lettres soigneusement omises par les éditeurs de la Correspondance de Napoléon, et toutes trois relatives à l'enlèvement du clergé romain, toscan et parmesan. Depuis lors M. Jean Destrem a pu entreprendre des recherches dans la correspondance du Ministère de la Marine, recherches qui étendent considérablement ce chapitre inaperçu de la tyrannie impériale. « Les trois lettres citées par M. d'Haussonville donnaient à penser que la déportation prescrite par l'empereur avait dû frapper environ deux cents prêtres et n'avait sévi que de février à mars 1811. On va voir que la proscription s'étendit sur un nombre beaucoup plus considérable d'individus et qu'elle ne subit aucune interruption depuis janvier 1811 jusqu'à l'entrée de Alliés à Paris.

«Au début de l'année 1811, le conflit engagé entre

 

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et le pape était depuis longtemps arrivé à son état le plus aigu, Pie VII, après avoir protesté contre l'occupation des états pontificaux, après avoir lancé l'excommunication contre Napoléon. avait été enlevé de Rome, conduit à Grenoble. puis à Savone, oit il vivait séquestré sans conseillers, sans rapports avec quiconque au dehors, sous la surveillance de M. de Chabrol, préfet de Montenotte, et de l'officier de gendarmerie Lagorse ; on lui avait enlevé jusqu'à ceux de ses domestiques en qui il paraissait avoir confiance. On avait arrêté et conduit à la forteresse de Feuestrelles le valet de chambre qui lui servait de barbier. On avait perquisitionné jusque dans son appartement de prisonnier ; on avait forcé sou secrétaire ; on l'avait obligé à remettre au gendarme Lagorse e l'anneau du pêcheur ». Il avait obéi, et il avait livré l'anneau après l'avoir brisé en deux morceaux.

« Le sacré-collège avait été amené en poste à Paris. On avait intimé aux cardinaux l'ordre d'habiter la capitale de l'empire, on avait fixé leur traitement à 30.000 francs, et on leur avait fait comprendre qu'il serait imprudent de refuser àet argent. Les cardinaux di Pietro et Gabrielli étaient détenus à Vincennes ; des évêques, des prêtres allaient prochainement passer par la même prison. Un certain nombre de cardinaux ayant osé s'abstenir d'assister en grand costume à la messe de mariage de Napoléon et de Marie-Louise, cette protestation contre le second mariage célébré par l'empereur dus vivant de sa première femme avait été considérée comme une négation anticipée de la légitimité des enfants à naître de cette union ; les cardinaux qui avaient ainsi laissé entendre qu'à leur sens, le futur roi de Rome serait un bâtard, avaient été conduits chez le ministre de la police, incarcérés, dégradés de leurs dignités ecclésiastiques, enfin confinés par groupes de deux ou trois dans différentes villes de l'empire, avec obligation de se vêtir dune soutane noire comme de simples prêtres, ce qui les fit désigner longtemps sous le nom de « Cardinaux noirs ». D'un bout à l'autre de l'immense empire ce n'étaient que prêtres mis en prison, séminaristes envoyés dans les régiments; cela, malgré la docilité épouvantée avec laquelle dans presque tous les diocèses le clergé catholique accueillait les ordres du despote.

« Pourtant le pape continuait la lutte : son arme principale

 

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était le refus de l'institution canonique aux évêques nommés par l'empereur, refus qui allait mettre ce dernier dans la nécessité de convoquer un concile national, pour arriver à créer un modus vivendi. L'archevêque de Paris, Maury, non institué par le pape, ne pouvait arriver à se faire reconnaître par son chapitre métropolitain. L'abbé d'Astros, armé d'un bref papal, menait l'opposition contre lui ; Maury ne s'était débarrassé de cet adversaire qu'en le conduisant lui-même dans sa propre voiture chez le ministre de la police générale, pour le faire mettre en prison.

« Malgré la surveillance incessante du duc de Rovigo, les brefs du pape refusant l'institution aux évêques récemment nommés circulaient en France, colportés d'un diocèse à l'autre par des associations occultes.

« La guerre ainsi s'éternisait; elle avait pris un caractère particulièrement violent en Italie ; dans la Toscane (alors sous la domination d'une soeur de Napoléon, la princesse Elisa) où M. d'Osmond, évêque non institué, avait affaire à un clergé très soumis aux prescriptions des récents brefs pontificaux, et dans les territoires enlevés au pape, où tout l'ancien gouvernement ecclésiastique vivait dans un état de sourde insurrection, ne touchant pas les appointements offerts par la nouvelle autorité, vivant de ressources dont l'empereur était furieux de ne pouvoir découvrir l'origine, et se refusant à prêter serment au « gouvernement intrus ».

 

BIBLIOGRAPHIE.—O. D’HAUSSONVILLE, L'Eglise romaine et le premier Empire, 1800-1814. In-8°, Paris, 1868, t. III. Pièces justificatives ; — JEAN DESTREM. Déportations de prêtres sous le premier Empire, dans la Revue historique, 1879, t. XI, p. 331-388, publie une importante série de documents tirés des Archives du ministère de la Marine. Nous ne pouvons transcrire ici ces documents; nous nous bornerons à quelques extraits et à des statistiques.

 

DÉPORTATION DES PRÊTRES ITALIENS.

 

Les premiers ordres de l'empereur motivèrent entre la Police générale et la Marine d'abord, et le Ministère de la Marine et ses divers agents italiens ensuite, un échange

 

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de lettres qui montrent la soumission, l'obéissance servile qui accueillait dès lors les ordres même inavouables. Pendant plus de trois années,les prêtres sont arrêtés par centaines, sans jugement, jetés sur des navires, déportés uniquement pour avoir laissé percer des opinions différentes de celles de l'empereur en matière de discipline ecclésiastique, ou tout au plus pour avoir refusé de prêter serment aux autorités de l'empire dans des territoires tout récemment envahis; une foule de fonctionnaires militaires et civils sont appelés à prêter les mains à cette exécution sommaire qu'aucune loi n'autorisait, et dans la volumineuse correspondance relative à cet abus de pouvoir on ne trouve pas trace d'un refus de concours, pas trace de l'observation la plus timide, pas trace d'un manque de zèle.

Une lettre de Savary, ministre de la Police générale, datée du 4 janvier 1911, fait connaître au ministre de la marine l'intention de l'empereur« d'éloigner du continent les prêtres turbulents et perturbateurs des départements de Rome et du grand-duché de Toscane et de les envoyer en Corse ».

Le 10 janvier 1810, le ministre de la Marine transmet ses instructions au commandant militaire de la marine Lebas de Sainte-Croix, et au commissaire de marine Stamaly, à Civita-Vecchia... « une ration sera délivrée par four à chacun des prêtres passagers auxquels je vous autorise à faire payer en outre une somme de 2 francs par jour à compter de celui où ils seront embarqués jusqu'au jour de leur débarquement.

Le 3 février 1811. L'empereur au ministre des Cultes : M. le Comte, donnez ordre au préfet du département du Taro de choisir les 50 prêtres les plus mauvais qui sont à Parme et 50 des plus mauvais de Plaisance... Ces prêtres doivent être embarqués pour la Corse.

Le 4 février 1811. Marion à Police : J'ai oublié, mon

 

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cher collègue, de vous prévenir qu'il sera convenable que vous pourvoyez (sic) à ce qu'il soit embarqué des Couvertures et des matelots pour vos 50 voyageurs, et qu'on leur fasse aussi embarquer quelques vivres frais, attendu que quelques mesures que je prenne, je ne pourrai leur procurer que la ration de la mer sur d'aussi petits bâtiments.

Les documents relatifs à cette persécution sont nombreux ; ils constatent les départs successifs de déportés, donnent des noms, des chiffres, des dates, très rarement un incident. C'est une correspondance administrative avec sa précision et sa sécheresse. A partir de la fin de février 1811, la machine fonctionne. Les trois premiers déportés sont Ferdinand Minucci, 30 ans, chanoine à Florence ; J. B. Bastianelli, 48 ans, curé à Regello ; Aug. Pacini, 34 ans, curé à Arrezzo. « Ces prêtres ont été embarqués le 17 février sur le brick le Renard, qui a mis à la voile le même jour pour Bastia.

Le 22 février 1811, le brick l'Adonis met à la voile à Gênes avec 25 prêtres ; il en reste 6 qu'on joindra à un prochain convoi qui se prépare.

Le 23 février, les convois se succèdent et sont embarqués prestement, on fournit des états nominatifs, l'un d'eux mentionne 24 prisonniers d'état, tous curés ou chanoines transportés sur le Janus, puis 24 autres, le même jour, sur la Ligurie, à destination de Bastia.

Le 13 mars, on attend à la Spezzia un nouveau convoi , de 100 prêtres et des conscrits réfractaires « qui doivent avoir une semblable destination ».

Le 18 mars débarquent à Bastia, Angelo Torello et l'archevêque Thomas Arezzo, amenés sur la Levrette.

Le 3 mai, le Zèbre emporte 51 nouveaux prêtres déportés.

Le 6 mai, l'Adonis en emporte 50 autres.

Le 10 juin. Des maladies contagieuses se sont déclarées

 

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à bord des navires qui transportaient « de ces individus », la source de ces maladies paraît devoir être attribuée aux exhalaisons de leurs habits portés en prison.

Le 29 août, vingt-sept trappistes du monastère de la Cervara sont transportés dans l'île de Caprara; leur abbé est emmené en Corse, et condamné à 10 ans de bannissement, c'était le P. François de Salles, dans le monde Hugues Burdet, natif d'Anse (Rhône).

Arrivés au lieu de leur destination on obsédait les prêtres pour leur faire prêter le serment qu'ils avaient refusé étant libres; les déportations continuent en 1812 et nous arrivons à cette funèbre année 1813.

« Parti pour la Russie à la tête de tout ce que l'Europe occidentale et centrale a pu lui fournir de soldats, Napoléon en est revenu freinant après lui un ramas d'hommes exténués et sans armes, un pêle-mêle d'individus encadrés au hasard des incidents de la déroute. Il s'est dérobé à cette foule qui n'a plus ni la consistance, ni l'aspect d'une armée, et il a couru en poste jusqu'à Paris. Derrière la voiture qui l'emporte en France, l'Europe s'est soulevée. L'empereur vient demander à la France ses derniers soldats. Il serait dès lors naturel de supposer que le despote vaincu, occupé d'objets plus pressants que d'assurer sa domination sur quelques centaines de prêtres italiens, laissera dormir cette question du serment refusé par une partie du clergé des Etats romains.

Une circonstance d'ailleurs va se produire qui devra, semble-t-il, mettre fin aux mesures violentes prises contre les partisans du pape. En janvier 1813, en effet, la réconciliation s'opère, officiellement, entre Pie VII et Napoléon. Un nouveau concordat est signé ; par une clause, l'empereur s'engage « à rendre sa faveur aux cardinaux, évêques, prêtres et laïques, qui avaient encouru sa disgrâce depuis quelques années ».

 

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« Or, rien de tel n'arriva, et Pie VII, que l'espoir de tirer de prison ses adhérents avait finalement décidé à accepter un concordat dont les bases principales lui répugnaient, en fut pour sa signature. Deux mois après la conclusion de ce contrat, le pape écrivit à l'empereur pour lui déclarer solennellement qu'il retirait l'approbation donnée précédemment au nouveau concordat ; mais ce dernier, tenant la rétractation du pape pour non avenue, se hâta de publier le concordat du mois de janvier, et de lui donner force de loi. M. d'Haussonville, qui dans son livre suit pas à pas les incidents de cette longue lutte de l'empire et de la papauté, dit qu'à l'époque du second concordat quelques « cardinaux noirs » virent cesser leur exil, mais que pour la plupart des prêtres détenus, la clause du concordat qui promettait leur mise en liberté resta illusoire. L'assertion, sur ce point, de M. d'Haussonville me paraît d'autant plus exacte, que les pièces suivantes la justifient amplement. Non seulement à partir de 1813 les déportations de prêtres reprennent avec la même intensité que pendant les années précédentes, mais encore on pourrait penser qu'elles n'ont pas été interrompues, sauf peut-être du 25 janvier au 24 mars 1813, c'est-à-dire pendant les deux mois qui s'écoulèrent entre la signature du concordat de Fontainebleau et la rétractation du pape. C'est du moins ce que l'on sera amené à déduire des lettres qui nous conduisent au mois de juin 1813, mais qui parlent de la déportation en Corse comme d'un objet en quelque sorte « courant ».

Le 11 juin 1813 un état mentionne des « prêtres ou autres individus déportés 17 ».

Le 9 août l'Endymion met sous voile pour Bastia ayant à bord 14 prêtres.

Le 17 septembre, la goélette la Torche embarque 6 prêtres.

 

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Le 18 septembre, la goélette la Levrette emmène 2 prêtres.

Le 3 décembre, Savary donne ordre de déporter en Corse 150 prêtres romains détenus à Alexandrie.

Le 18 décembre, la Torche transporte de Civita-Vecchia en Corse 6 prêtres.

Le 20 décembre, Savary presse la déportation de tous les prêtres romains relégués à Bologne et dans le département du Reno.

1814. Le 20 janvier l'empereur fait écrire au pape qu'il est disposé à traiter avec lui sur les bases d'une restitution des Etats pontificaux. Refus du pape. Le 22 janvier on a vu les Cosaques rôder dans les environs de Montereau ; Napoléon craint que l'ennemi ne lui enlève son prisonnier, le pape est mis en voiture, et le commandant Lagorse reçoit l'ordre, en feignant de le reconduire dans ses états, de le ramener à Savone à très petites étapes, et en évitant la route directe. Cependant les événements se précipitent ; le 10 mars, alors qu'il n'est plus en son pouvoir de faire marcher sur Rome un caporal et quatre hommes, Napoléon signe un décret rétablissant le pouvoir temporel du pape. Le 17 mars, Pie VII est libre.

Et pendant ces mois d'invasion, on passe le temps à déporter des prêtres italiens, c'est-à-dire qu'on se borne maintenant à évacuer les prisonniers d'Etat des départements envahis sur ceux qui ne le sont pas encore.

Le 17 janvier 1814, la goélette la Torche part de Civita-Vecchia avec 3 prêtres.

Le 17 janvier, le brick l'Alacrity transporte de Gênes à Bastia 50 prêtres. Il reste 25 prêtres.

Le 15 février, l'Adonis embarque 30 prisonniers d'Etat à destination de Toulon.

Ces documents ne sont pas les seuls que doivent contenir les archives publiques, mais ils suffisent pour s'assurer

 

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que la déportation en Corse porte sur plus de cinq cents personnes, prêtres pour la plupart ; si l'on ajoute à ce chiffre les nombreuses arrestations faites dans le clergé français, arrestations qui ne sont encore connues qu'en partie, on arrive à un total qui s'écarte assez de l'impudente affirmation attribuée à Napoléon. « Il n'y a jamais eu plus de cinquante-trois prêtres retenus par suite des discussions avec Rome. Ils l'ont été légitimement. » Les archives réservent ces démentis ddnnés à ceux dont elles furent les confidents.

 

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CINQ SOLDATS FRANÇAIS MARTYRS
A AMANIA, 1802

 

Il existe à Amasia, en Turquie, une tradition affirmée par toute la population. Des soldats français de l'armée conduite par Bonaparte en Egypte furent faits prisonniers au nombre d'une dizaine. Cinq d'entre eux apostasièrent et se fixèrent dans le pays ; cinq confessèrent leur foi et furent enfermés dans un des anciens tombeaux des rois du Pont, taillés dais le. roc de la citadelle d'Amasia et exposés au midi. Ils y vécurent deux ans, murés ; après ce temps on Ies fit mourir. Des inscriptions témoignent de la vérité de ce récit que je reproduis d'après une lettre datée d'Amasia.

 

BIBLIOGRAPHIE. — R. P. AMASIA S. J., Lettre, datée d'Amasia, parue dans le journal : Le Bosphore égyptien, 16 octobre 1891.

Les quelques détails supplémentaires insérés ici sont dus au R. P. Lebon, de la Compagnie de Jésus, et m'ont été transmis par M. E. de Cathelineau à qui j'adresse une fais de plus tous mes remerciements. — EMM. DE CATHELINEAU, Les Emmurés d'Amasia, dans L'intermédiaire des chercheurs et des curieux, 30 décembre 1913, t. LXVIII, col. 831-836 et pl. hors texte.

 

………………..

 

« Nous partons X....et moi en compagnie de deux professeurs pour aller relever une inscription grecque, gravée à côté d'un de ces nombreux tombeaux creusés dans le rocher même et suspendus au flanc des montagnes.

« Nous touchons au tombeau, but de notre excursion. Nous copions notre épitaphe et allions repartir sans entrer dans la chambre mortuaire. « A quoi bon ? disions-nous. Toutes se ressemblent. » Cependant pour pouvoir dire que nous l'avions visitée une fois au moins, nous entrons. « Venez vite, criai-je à mon compagnon, voici ce que nous cherchons. »

 

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« Je venais de lire dans un petit carré grossièrement tracé, sans doute avec un silex, à un ou deux millimètres de profondeur sur la paroi droite :

 

PEYRE FRANÇAIS

1801
AN 9 REP

 

 

« Il faut savoir qu'après la fameuse capitulation d'El-Arisch, à laquelle souscrivit l'infortuné Kléber (1) pour pouvoir rapatrier l'armée d'Egypte, nos soldats furent livrés par les Anglais comme prisonniers de guerre aux Turcs. Ceux-ci les déportèrent en Asie Mineure, les internèrent en divers lieux, notamment à Sinope, à Zilé, 200 dit-on, et à Amasia 10 environ.

« Un vieux Turc, mort il y a deux ans, avait raconté à M. Z. [M. Fortuné Imbert], notre voisin, que les Turcs pressèrent les soldats français de se faire musulmans. Cinq embrassèrent leur religion et furent convenable-ment établis dans le pays. Le vieux Turc indiquait leurs familles, leurs enfants, etc. Les cinq autres furent rélégués dans des tombeaux de la citadelle, enfermés, gardés à vue durant deux ans.

« Comme ils persistaient à rester chrétiens, on les condamna à mort et on les exécuta. Le vieux Turc assurait qu'on pouvait lire leurs noms sur les parois du tombeau.

 

1. Kléber n'a pas signé la convention d'El-Arisch ; ce fut son successeur dans le commandement en chef, le général Menou, jadis le marquis de Menou, député aux Etats généraux, plus tard protégé de Barras et qui, pendant son séjour en Egypte, apostasia, devint mahométan et se fit nommer Abdallah pour le plus grand divertissement de l'armée française. Ce triste personnage porterait la responsabilité de l'évacuation de l'Egypte si sa sottise ne prenait les dimensions d'une sorte d'excuse. Il n'y eut jamais de capitulation d'El-Arisch, mais la convention d'El-Arisch.

 

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« Vous comprenez dès lors pourquoi je poussais ce cri un peu ému. Sans y penser, nous nous trouvions dans la position de nos cinq braves soldats, de nos cinq martyrs, si la tradition n'est pas menteuse. En tous cas, tous les cinq sont des héros qui ont péri loin de la patrie pour laquelle ils avaient combattu.

Quelle prison ! Un carré qui peut avoir 3 m. 50 de profondeur et autant de largeur. Le plafond est plat. La paroi de gauche ne s'élève qu'à 0 m. 70 du sol sur les deux tiers de la longueur et donne accès à une nouvelle chambre funéraire cintrée, d'environ trois mètres de profondeur et terminée au fond par un tombeau en forme d'auge et taillé dans le roc comme tout le reste.

« Nous nous mettons à fouiller tous les coins pour découvrir d'autres noms. Nous en relevons six.

Les voici :

            « 1° Peyre, Français, 1801 an 9 Rép.

« 2° Copin, an 8. — Et ailleurs : Copin, Français, 1801, volontaire ; et encore ailleurs : Copin, de Ch... (le reste inachevé ou effacé par la fumée.

« 3° Brou, Français, prisonnier, 1800. — Un peu à côté on lit 1844. Est-ce 1804 ou 1844 ?

            « 4° Milliers, prisonnier de guerre l'an 1801.

« 5° Lesueur, natif...

            « 6° Grafiche.

«  C'est à peine si trois noms de date récente comme 1875 et écrits en grec ou en arménien accusent d'autres traces de visiteurs.

« Evidemment bien peu sont montés jusque-là. Les inscriptions n'ont été mutilées par personne et sont après 90 ans aussi lisibles que si elles étaient d'hier.

« Qui dira le supplice de ces deux longues années dans ce réduit glacé l'hiver, chaud l'été, où l'air ne se renouvelait pas et d'où les prisonniers ne pouvaient sortir. »

………………

 

142

 

Le R. P. Lebon ajoutait qu'il avait connu M. Fortuné Imbert, français. « Je l'ai interrogé, écrit-il, mais je n'ai pu obtenir aucun autre détail, ni même retrouver les descendants des cinq apostats. Je me suis demandé quelquefois si le vieux Turc dont il est parlé ne serait pas un des cinq apostats ; il était favorable aux chrétiens et laissa sa maison en héritage à deux chrétiens, ce qui est extraordinaire pour le pays.

« Actuellement, le tombeau est couvert de noms de date récente parce que le récit des Pères a renouvelé la tradition et beaucoup sont venus visiter le tombeau et y inscrire leur nom; par suite il faut savoir où sont les noms pour les découvrir; mais lorsque je suis arrivé à Amasia en 1900, ils étaient presque seuls, et leur ancienneté était hors de doute, à cause de la patine produite par l'humidité.

« Le sixième nom n'est pas un nom propre, il a été mal lu par le R. P. André : c'est profiche=sous-officier qu'il faut lire, il est très distinct au second endroit.

« Ce tombeau est dans un rocher à demi isolé touchant ceux qui supportent la citadelle du côté de Tokat.

 

 

1

2

3

4

COPIN

François

1801

BROU Français PRISONNIE

MILLIAS

prisonnier

de guerre

l’an 1801

PEYRE
FRANÇAIS

1801

an 9 Rep

volontaire

1800

[1844]

 

copin profiche

ony

PEYRE

5

 

 

Copin profiche
de
Ch[e]

II

LE SUEUR NATIF PAP. II

 

 

 

 

 

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LES MARTYRS DE L'ÉGLISE DE CORÉE. INTRODUCTION DU CHRISTIANISME EN CORÉE.

 

 

Vers la fin du XVIe siècle, le royaume de Corée n'avait jamais entendit prêcher Jésus-Christ.

A cette époque, on put espérer que le jour de la miséricorde était arrivé pour ce pays. Taïlko-Sama, maître absolu de tout le Japon, avait conçu le projet de conquérir la Chine. Pour se frayer un chemin, en l'an 1592, il fit envahir la Corée par deux cent mille hommes, qui battirent les Coréens et les Chinois venus à leur secours, s'emparèrent de cinq provinces sur huit, prirent la capitale, firent un immense carnage, et envoyèrent comme esclaves, au Japon, un nombre considérable de prisonniers.

La plupart de ces soldats japonais étaient chrétiens, car Taïko-Sama, qui avait secrètement résolu de faire disparaître du Japon la religion de Jésus-Christ, avait surtout employé pour cette expédition les princes et les seigneurs chrétiens. Il comptait, s'ils étaient vainqueurs, leur donner des apanages dans le pays conquis, et y transplanter de gré ou de force tous les chrétiens de son empire ; s'ils étaient vaincus, les abandonner sans secours et s'en débarrasser ainsi sans se donner l'odieux d'une persécution ouverte.

La guerre se prolongeant en Corée, les princes et les seigneurs chrétiens, et surtout Augustin Arimandono, roi de Fingo et grand amiral du Japon, le principal et le plus zélé d'entre eux, firent de vives instances auprès du supérieur de la mission du Japon pour obtenir un prêtre. Vers la fin de 1593, le vice-provincial de la Compagnie de Jésus leur envoya le P. Gregorio de Cespedes, et un frère japonais nommé Fouean Eion. Ce Père et son compagnon forcés d'hiverner dans l'île de Tsoutsima, après une navigation assez longue et remplie de dangers, arrivèrent en Corée au commencement de 1594,

 

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et gagnèrent la forteresse de Comangaï où résidait Augustin (1).

Pendant près d'un an, le P. de Cespedes exerça son ministère parmi les troupes japonaises. Mais un général païen, jaloux du prince Augustin, le dénonça à Taïko-Sama, prétendant que ses efforts et ceux du P. de Cespedes, pour la propagation de la foi chrétienne, cachaient une vaste conspiration contre le pouvoir de l'empereur. Averti à temps, Augustin renvoya immédiatement le prêtre au Japon, et y retourna lui-même peu après, pour se laver de l'accusation, et l'affaire n'eut pas de suites fâcheuses.

La lettre annuelle de la mission du Japon raconte que le prince de Tsoutsima envoya à sa femme Marie, fille d'Augustin, deux jeunes esclaves coréens, de famille noble. La princesse envoya immédiatement le plus âgé au séminaire des Jésuites, et garda l'autre chez elle jusqu'à ce qu'il pût y être envoyé à son tour (2).

Dans sa lettre de l'année suivante, le P. Louis Froês parle encore des Coréens. « Cette année, dit-il, on a instruit beaucoup d'esclaves coréens, tant hommes que femmes et enfants, qui demeurent ici à Nangasaki, et dépassent, dit-on, le chiffre de trois cents. Il y a deux ans qu'ils ont été baptisés pour la plupart, et le plus grand nombre s'est confessé cette année. On voit clairement par l'expérience, que c'est un peuple très disposé à recevoir notre sainte Foi; ils sont très affables, reçoivent le baptême avec allégresse, et sont heureux de se voir devenus chrétiens. Ils aiment à se confesser, et en très peu de temps, le plus grand nombre a appris la langue japonaise avec tant de facilité, que presque aucun d'eux n'a besoin d'interprète pour le faire. Le vendredi saint, aussitôt que la nuit se fit, pendant qu'on apprêtait l'église dont les portes étaient fermées, et qu'on disposait les fonts baptismaux pour le lendemain, un Père et quelques Frères qui dirigeaient les préparatifs, entendirent

 

1. Lettre annuelle du Japon, de mars 1593 à mars 1594, écrite par          

le P. Pierre Gomez au P. Claude Acquaviva, général de la Compagnie de Jésus. Milan, 1597. — p. 112 et suivantes.

2. Lettre annuelle du Japon pour 1595, du P. Louis Froës au P. C. Acquaviva. Rome, 1598, p. 32 et suivantes.     

 

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un grand bruit du dehors, près de la porte de l'église. Ils ouvrirent une fenêtre et demandèrent ce que c'était. Quelques hommes agenouillés avec une grande humilité répondirent : « Père, ce sont les pauvres Coréens. Parce que nous sommes esclaves, nous n'étions pas prêts hier pour la procession, mais nous voici maintenant venus tous ensemble, pour demander à Dieu miséricorde et pardon pour nos péchés. » En disant cela ils se flagellaient cruellement, et tous ceux qui les entendirent et virent la rigueur de leur pénitence, en versaient des larmes. Cette nation unit un bon jugement à une grande simplicité, et elle parait ne le céder en rien aux Japonais. Il a plu à Dieu Notre Seigneur de prendre ces prémices du royaume de Corée, à l'occasion de cette guerre, pour le plus grand bien de leurs âmes. L'opinion commune, dans les entretiens qu'ils ont entre eux, est que si la prédication de la loi évangélique pénétrait. une fois eu Corée (ce qui semble ne devoir pas être difficile par la voie du Japon), elle y serait très facilement reçue, et pourrait prendre dans ce royaume de grands développements (1). »

Ces belles espérances ne furent point réalisées. En 1598, Taiko-Sama, se sentant mourir, envoya à ses troupes l'ordre formel d'abandonner toutes leurs conquêtes, et de revenir tout de suite au Japon. Les tuteurs de son fils pressèrent l'exécution immédiate de cet ordre, et la Corée tout entière, sauf le poste militaire de Fusan-kai sur la côte sud-est, se retrouva sans coup férir sous l'autorité de son propre roi.

Les troupes japonaises, en quittant la Corée, y laissèrent-elles quelques germes de christianisme, et faut-il faire remonter à cette expédition la véritable origine de l'Église coréenne ? On ra dit et répété ; mais cette assertion ne soutient pas un examen sérieux.

L'an 1784, le jour du salut se leva enfin pour la Corés.

Le principal instrument dont la Providence se servit pour introduire l'Evangile en Corée fat Ni Tek tso, surnommé

 

1. Lettre annuelle du Japon pour 1595. Rome, 1599, p. 136 et suivantes.

 

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Piek-i. Il descendait de la famille des Ni de Kieng-tsiou, qui, depuis deux ou trois générations, s'était tournée exclusivement vers la carrière des armes. Le père de Piek-i voulut l'appliquer, dès son enfance, aux exercices de l'arc et de l'équitation, qui pouvaient plus tard rendre son avancement facile. Mais l'enfant refusa disant que, dût-il mourir, il ne s'y livrerait pas.

Son père lui donna ce surnom de Piek-i, pour désigner la ténacité de son caractère.

Avec l'âge, Piek-i devint un homme d'une haute stature et d'une force prodigieuse, « Il avait, disent les relations coréennes, une taille de huit pieds (1), et d'une seule main pouvait soulever cent livres. Son extérieur imposant attirait vers lui tous les regards ; mais il brillait surtout par les qualités de l'âme et les talents de l'esprit. Son élocution facile pouvait être comparée au cours majestueux d'un fleuve. Il s'appliquait à approfondir toutes les questions, et dans l'étude des livres sacrés du pays, il s'était fait, dès sa jeunesse, une habitude de creuser toujours les sens mystérieux cachés sous le texte. »

Piek-i cherchait tous les gens instruits. Il aimait la plaisanterie, et se souciait peu de l'étiquette coréenne ;

En 1777, le célèbre docteur Rouen Tsielsin-i, accompagné de Tieng Iak-tsien-i et de plusieurs autres nobles, s'était rendu dans une pagode isolée pour s'y livrer avec eux, sans obstacle, à des études approfondies. Piek-i, résolut d'aller se joindre à eux. On était en hiver, la neige partout, et la pagode à plus de cent lys de distance. Il part, la nuit le surprend, mais continuant sa route, il arrive vers minuit à une pagode où il apprend que la pagode qu'il cherche est située sur le versant opposé de la montagne ! Cette montagne est élevée, couverte de neige, et pleine de tigres. N'importe, Piek-i fait lever les bonzes, prend un bâton ferré pour se défendre, et poursuit sa route.

 

(1) Le pied coréen est plus petit que le pied français.

A ce propos, il est bon de rappeler au lecteur que les mémoires de Mgr Daveluy sur cette période primitive, ne sont le plus souvent que la traduction littérale des documents originaux coréens, ce qui explique l'emphase toute orientale de certaines descriptions d'hommes et de choses.

 

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L'arrivée de Piek-i et de ses compagnons répandit d'abord la frayeur parmi les habitants de cette demeure isolée. Mais bientôt la joie succéda à la crainte, et le jour parut.

Les conférences durèrent plus de dix jours. Pendant ce temps, on chercha la solution des questions les plus intéressantes sur le ciel, le monde, la nature humaine, etc. Toutes les opinions des anciens furent rappelées et discutées point par point. On étudia les livres de morale des grands hommes ; on examina quelques traites de philosophie, de mathématiques et de religion, composés en chinois par les missionnaires européens, et on chercha à en approfondir le sens. Ces livres étaient ceux qu'à diverses reprises les ambassadeurs coréens avaient rapportés de Péking. Un certain nombre de savants en avaient entendu parler, car dans les compositions littéraires qu'il est de mode d'échanger entre Coréens et Chinois, lors de l'ambassade annuelle, on voit, vers cette époque, qu'il est souvent fait allusion aux sciences et à la religion européennes.

Or, parmi ces ouvrages scientifiques, se trouvaient quelques traités élémentaires de religion. C'étaient les livres sur l'existence de Dieu, sur la Providence, sur la spiritualité et l'immortalité de l'âme, et sur la manière de régler ses moeurs en combattant les sept vices capitaux par les vertus contraires. Accoutumés aux théories obscurés et souvent contradictoires des livres chinois, ces hommes droits et désireux de connaître la vérité, entrevirent tout de suite ce qu'il y a de grand, de beau et de rationnel dans la doctrine chrétienne. Les explications leur manquaient pour en acquérir une connaissance complète ; mais ce qu'ils avaient lu suffit pour émouvoir leurs coeurs et éclairer leurs esprits. Immédiatement, ils se mirent à pratiquer tout ce qu'ils pouvaient connaître de la nouvelle religion, se prosternant tous les jours, matin et soir, pour se livrer à la prière. Ayant lu quelque part que, sur les sept jours, on doit en consacrer un tout entier au culte de Dieu, les septième, quatorzième, vingt-unième et vingt-huitième jours de chaque mois, ils laissaient toute autre affaire pour vaquer uniquement à la méditation, et, en ces jours, observaient l'abstinence ; tout cela dans le plus grand secret, et sans en parler à personne. On ignore pendant combien de temps ils continuèrent ces exercices,

 

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mais la suite des événements porte à croire que la plupart s'y furent pas longtemps fidèles.

Une semence précieuse avait été ainsi déposée dans le coeur de Piek-i, mais il sentait combien ces premières notions sur la religion étaient insuffisantes, et toutes ses pensées se portaient vers la Chine, où devaient se trouver les livres plus nombreux et plus détaillés nécessaires pour compléter son instruction. Se procurer ces livres était chose bien difficile, et plusieurs années s'écoulèrent en tentatives infructueuses. Il ne se décourageait pas cependant, et ne manquait aucune occasion d'approfondir et de discuter la doctrine chrétienne. Nous lisons, dans une des premières relations écrites par les chrétiens, qu'au commencement de l'été de 1783, le 15 de la quatrième lune, après avoir séjourné quelque temps à Ma-tsaï, dans la famille Tieng, à l'occasion de l'anniversaire de la mort de sa soeur, Piek-i monta sur un bateau avec les deux frères Tieng Iak-tsien et Tieng Iak-iong, pour se rendre à la capitale. Pendant le trajet, leurs études philosophiques habituelles furent le sujet de leurs conversations. Des dogmes de l'existence et de l'unité de Dieu, de la création, de la spiritualité et de l'immortalité de l'âme, des peines et des récompenses dans le siècle futur, furent examinés et commentés tour à tour. Les passagers, qui entendaient pour la première fois ces vérités si belles et si consolantes, en étaient surpris et enchantés. Il est très probable que de semblables conférences se seront souvent renouvelées, mais aucun autre détail ne nous a été conservé.

Dieu permit enfin la réalisation des voeux ardents de ces âmes droites qui cherchaient la vérité avec tant de zèle. Pendant l'hiver de cette même année1783, Ni Tong-ouk-i fut nommé troisième ambassadeur à la cour de Péking. Son fils Senghoun-i, l'un des amis intimes de Piek-i, devait l'accompagner dans ce voyage. Disons ici quelques mots de ce dernier qui, pendant plusieurs années, va jouer un rôle important dans L'histoire de l'Eglise coréenne.

Ni Seng-houn-i, appelé aussi Tsa-sieur-i, était de la noble famille des Ni de P'ieng-t'sang qui jouissait d'une haute réputation. Il naquit en 1756. A dix ans, sa capacité précoce s'était déjà Maillée, et à vingt ans il s'était fait un nom parmi les

 

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lettrés. Voulant marcher sur les traces des saints de son pays, il se lia avec les hommes les plus célèbres par leur science et leurs vertus. Il s'appliquait à régler ses moeurs autant qu'à se perfectionner dans les lettres et les sciences. A vingt-quatre ans, en 1780, il obtint le degré de docteur.

Piek-i fut comblé de joie en apprenant que Seng-houn-i devait suivre son père dans l'ambassade de Péking. Il alla aussitôt le visiter ; et voici, d'après les documents de l'époque, le discours qu'il lui tint : « Ton voyage à Péking est une occasion admirable que le Ciel nous fournit pour connaître la vraie doctrine. Cette doctrine des vrais saints, ainsi que la vraie manière de servir l'Empereur suprême, créateur de toutes choses, est au plus haut degré chez les Européens. Sans cette doctrine nous ne pouvons rien. Sans elle on ne peut régler son coeur et son caractère. Sans elle, on ne peut approfondir les principes des choses. Sans elle, comment connaître les différents devoirs des rois et des peuples ? Sans elle, point de règle fondamentale de la vie. Sans elle, la création du Ciel et de la terre, les lois des pôles, le cours et les révolutions régulières des astres, la distinction des bons et des mauvais esprits, l'origine et la fin de ce monde, l'union de l'âme et du corps, la raison du bien et du mal, l'incarnation du Fils de Dieu pour la rémission des péchés, la récompense des bons dans le ciel et la punition des méchants dans l'enfer, tout cela nous reste inconnu. » A ces paroles, Seng-oun-i qui ne connaissait pas encore les livres de religion, fut ému de surprise et d'admiration. Il demanda à voir quelques-uns de ces livres, et ayant parcouru ceux que Piek-i avait en sa possession, tout ravi de joie il demanda que faire : « Puisque tu vas à Péking, dit Piek-i, c'est une marque que le Dieu suprême a pitié de notre pays et veut le sauver. En arrivant, cours aussitôt au temple du Maître, du ciel, confère avec les docteurs européens, interroge-les sur tout, approfondis avec la doctrine, informe-toi en détail de toutes les pratiques de la religion, et apporte-nous les livres nécessaires. La grande affaire de la mort, la grande affaire de l'éternité est entre tes mains : va, et surtout n'agis pas légèrement. »

Ces paroles pénétrèrent profondément dans l'âme de Seng-houn-i.

 

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Il les reçut comme la parole du Maître, et promit de faire tous ses efforts pour réaliser leurs communs désirs.

Seng-houn-i partit donc pour Péking dans les derniers mois de 1783. Arrivé dans cette capitale, il se rendit à l'église du Midi (1), où il fut reçu par l'évêque Alexandre Tong auquel il demanda à s'instruire. — C'était le célèbre Alexandre de Govéa, Portugais, de l'ordre de Saint- François , l'un des plus doctes et. des plus grands évêques dont peut se glorifier l'église de Chine, et l'un de ceux qui ont le plus travaillé à ramener les chrétiens chinois à la stricte observation des décrets du Saint-Siège concernant les rites. — Les relations coréennes disent aussi que Seng-houn-i vit à Péking l'Européen Sak Tek-t'so, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, encore plein de santé et d'un extérieur très affable, et un jeune homme nommé Niang. Dans les quatre églises de la ville se trouvaient environ soixante personnes. Seng-houn-i se mit avec zèle à étudier la doctrine chrétienne, et fut bientôt en état de recevoir le baptême. Ce sacrement lui fut conféré avant son départ, et comme on espérait qu'il serait la première pierre de l'Eglise coréenne, on lui donna le nom de Pierre. Voici comment M. de Ventavon, missionnaire à Péking, écrivant en date du 25 novembre 1784, annonçait à ses amis d'Europe cet heureux événement :

« Vous apprendrez sans doute avec consolation la conversion d'une personne dont Dieu se servira peut-être pour éclairer des lumières de l'Evangile, un royaume où l'on ne sache pas qu'aucun missionnaire ait jamais pénétré ; c'est la Corée, presqu'île située à l'Orient de la Chine. Le roi de cette contrée envoie tous les ans des ambassadeurs à l'empereur de la Chine dont il se regarde comme vassal. Il n'y perd rien car s'il fait des présents considérables à l'empereur, l'empereur lui en fait de plus considérables encore. Ces ambassadeurs coréens vinrent, sur la fin de l'année dernière, eux et leur suite, visiter notre église ; nous leur donnâmes des livres de religion. Le fils

 

1. Il y avait alors dans Péking quatre églises, une à chacun des points cardinaux. Celle du midi était, et est encore, la cathédrale.

 

 

d'un de ces deux seigneurs, âgé de vingt-sept ans et très bon lettré, les lut avec empressement ; il y vit la vérité, et, la grâce agissant sur son coeur, il résolut d'embrasser la religion après s'en être instruit à fond. Avant de l'admettre au baptême, nous lui fîmes plusieurs questions, auxquelles il satisfit parfaitement. Nous lui demandâmes, entre autres choses, ce qu'il était résolu de faire, dans le cas où le roi désapprouverait sa démarche, et voudrait le forcer à renoncer à la foi ; il répondit, sans hésiter, qu'il souffrirait tous les tourments et la mort plutôt que d'abandonner une religion dont il avait clairement connu la vérité. Nous ne manquâmes pas de l'avertir que la pureté de la loi évangélique ne souffrait point la pluralité des femmes. Il répliqua : je n'ai que mon épouse légitime et je n'en aurai jamais d'autres. Enfin, avant son départ pour retourner en Corée, du consentement de son père, il fut admis au baptême que M. de Grammont lui administra, lui donnant le nom de Pierre ; son nom de famille est Ly (1). On le dit allié de la maison royale. Il déclara qu'à son retour il voulait renoncer aux grandeurs humaines, et se retirer, avec sa famille, dans une campagne pour vaquer uniquement à son salut. Il nous promit de nous donner chaque année de ses nouvelles. Les ambassadeurs promirent aussi de proposer à leur souverain d'appeler des Européens dans ses Etats. De Péking jusqu'à la capitale de Corée, le chemin par terre est d'environ trois mois.

« Au reste, nous ne pouvons nous entretenir que par écrit avec les Coréens. Leurs caractères et les caractères chinois sont les mêmes, quant à la figure et à la signification ; s'il y a quelque différence, elle est légère ; mais leur prononciation est tout à fait différente. Les Coréens mettaient par écrit ce qu'ils voulaient dire ; en voyant les caractères, nous en comprenions le sens, et ils comprenaient aussi tout de suite le sens de ceux que nous leur écrivions en réponse ... (2)»

Au printemps de 1784, Pierre Seng-houn-i rentra dans la capitale de la Corée, apportant des livres en grand nombre, des

 

1. Ly est la prononciation chinoise du mot coréen Ni.

2. Nouvelles lettres édifiantes. Paris, 1818, II, p. 20.

 

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croix, des images et quelques objets curieux qui lui avaient été

donnés à Péking. Il n'eut rien de plus pressé que d'envoyer à Piek-i une partie de son trésor. Celui-ci comptait les jours et attendait avec la plus vive impatience le retour de l'ambassade.

Dès qu'il eut reçu les livres envoyés par son ami, il loua une maison retirée, et s'y enferma pour s'appliquer entièrement à la lecture et à la méditation. Il avait maintenant, entre les mains, des preuves plus nombreuses de la vérité de la religion, des réfutations plus complètes des cultes superstitieux de la Chine et de la Corée, des explications des sept sacrements, des catéchismes, le commentaire des évangiles, la vie des saints pour chaque jour, et des livres de prières. Avec cela, il pouvait voir à peu près ce qu'est la religion, dans son ensemble et dans ses détails. Aussi à mesure qu'il lisait, sentait-il une vie nouvelle pénétrer dans son âme. Sa foi en Jésus-Christ grandissait, et avec sa foi grandissait également le désir de faire connaître le don de Dieu à ses compatriotes. Après un certain temps d'études, sortant de sa retraite, il alla trouver Senghoun-i et les deux. frères Tieng, Iak-tien et Iak-iong : « C'est vraiment une magnifique doctrine, leur dit-il, c'est la voie véritable. Le grand Dieu du ciel a pitié des millions d'hommes de notre pays, et il veut que nous les fassions participer aux bienfaits de la Rédemption du monde. C'est l'ordre de Dieu. Nous ne pouvons pas être sourds à son appel. Il faut répandre la religion et évangéliser tout le monde. » Pour sa part, il commença aussitôt à annoncer la bonne nouvelle. Plusieurs se rendirent presque immédiatement ; c'étaient entre autres T'soi T'sang-hien-i, T'soi In-kin-i, et Kim Tsong-kio. Piek-i prêcha aussi la religion à plusieurs nobles qui l'embrassèrent. Fidèle à sa mission, il ne se donnait pas de relâche ; il allait de côté et d'autre annonçant partout l'Evangile. Ses succès firent assez de bruit pour éveiller la susceptibilité des lettrés païens, qui comprenaient instinctivement que la nouvelle doctrine sapait par la base leurs croyances nationales. Plusieurs d'entre eux essayèrent tout d'abord de convaincre d'erreur les prédicateurs de l'Evangile, et de les ramener à la religion des lettrés. Le premier qui fit cette tentative fut Ni Ka hoan -i. Apprenant la propagation rapide

 

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de la religion, il dit : «C'est ici une très grande affaire. Quoique cette doctrine étrangère ne paraisse pas déraisonnable, ce n'est pas cependant notre doctrine des lettrés ; et puisque Piek-i veut par là changer le monde, je ne puis rester immobile. J'irai donc et je le ramènerai dans la bonne voie. » On fixa le jour de la conférence. Les amis des deux docteurs et une foule de curieux se réunirent chez Piek-i. Ka-hoanéi essaya tout d'abord de faire revenir Piek-i de ce qu'il appelait ses erreurs. Il se croyait sûr de la victoire, mais chacune de ses assertions était relevée par son adversaire qui les réfutait article par article, et qui, le poursuivant jusque dans les plus petits détails, détruisait et réduisait en poudre tout l'édifice de ses raisonnements. En vain s'épuisait-il à le relever, tous les coups de Piek-i frappaient juste. Toujours d'accord avec lui-même, il n'avançait rien sans le prouver. Sa parole claire et lucide, disent les relations coréennes, portait partout la lumière ; son argumentation était brillante comme le soleil ; elle frappait comme le vent, et tranchait comme un sabre.

Les discussions furent reprises pendant trois jours ; mais n'eurent pour résultat que de montrer la beauté et la solidité de la nouvelle doctrine. Alors Ka-hoan-i, entièrement vaincu, n'ayant plus aucun subterfuge à mettre en avant, dit ces mémorables paroles: « Cette doctrine est magnifique, elle est vraie; « mais elle attirera des malheurs à ses partisans. Que faire ? » Il se retira, et, depuis cette époque, n'ouvrit plus la bouche au sujet de la religion chrétienne, et ne s'en occupa aucunement.

Piek-i fit de nouvelles conversions, mais bientôt un nouvel adversaire entra en lice. C'était Ni Kei-iang-i. Piek-i, fort de la vérité qu'il annonçait, n'était pas homme à éviter cette rencontre. Il développa l'origine du ciel et de la terre, le bel ordre du monde dans toutes ses parties, et les preuves de la Providence. Il expliqua la nature de l'âme humaine et de ses différentes facultés, l'admirable harmonie des peines et des récompenses futures avec les actes de chacun pendant sa vie : enfin il démontra que la vérité de la religion chrétienne s'appuie sur des principes inattaquables. Kei-iang-i, ne pouvant soutenir la discussion, garda le silence. Il semblait

 

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croire au fond du coeur, mais il ne pouvait se décider à l'avouer franchement. Aussi, quand il se fut retiré, Piek-i dit en parlant de ces deux docteurs : « Ces deux Ni ne savent que répondre ; mais comme ils n'ont aucun désir de pratiquer la religion, il n'y a rien à en espérer. »

Cependant Piek-i, afin de favoriser la propagation rapide de l'Evangile et d'établir solidement la religion chrétienne dans son pays, songeait à lui donner pour appuis quelques personnages dont la science et la réputation pussent imposer le respect et captiver les esprits., Il jeta les yeux sur la famille Kouen de Iang-Keun, qui, auparavant, avait manifesté de bonnes dispositions. Kouen T'siel-sin-i, surnommé Nok-am, le promoteur des conférences de la pagode dont il a été question au commencement de cette histoire, et l'un des plus célèbres docteurs du temps, en était alors le chef. Il était l'aîné de cinq frères, tous renommés pour leur science et leur bonne conduite, parmi lesquels on distinguait surtout le troisième, Il-sin-i surnommé Tsik-am. Les cinq frères Kouen avaient un grand nombre de disciples, venus de toutes les parties, du royaume, Piek-i pensa donc qu'il serait très-utile de convertir ces savants et d'en faire les propagateurs et les soutiens de la religion.

A la neuvième lune de 1784, il se rendit dans leur maison à Kam-san, district de Iang-Keun. Dès son arrivée, les conférences sur la religion recommencèrent, et la vérité brilla. L'aîné, T'siel-sin-i, âgé d'environ cinquante ans, qui avait passé sa vie à approfondir la philosophie et la morale des livres sacrés des Chinois, hésita d'abord. Ce ne fut qu'un peu plus tard qu'il embrassa la religion, et fut baptisé sous le nom d'Ambroise. Mais le troisième frère Il-sin-i se convertit tout de suite, et se mit à instruire tous les membres de sa famille, et Dieu bénit tellement ses efforts, que le district de Iang-Keun peut, à juste titre, être considéré comme le berceau de la religion en Corée.

Ce fut vers ce temps que Pierre Seng -houn-i, qui avait reçu le baptême à Péking, conféra ce sacrement à Piek-i et à Il-sin-i. Le choix des noms de baptême ne se fit pas d'une manière indifférente. Piek-i s'appela Jean-Baptiste. Il-sin-i prit pour son patron saint François -Xavier. C'est sous ce nom que nous e désignerons désormais.

 

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Pierre, Jean-Baptiste et François -Xavier profitaient de toutes les occasions pour prêcher la foi à leurs compatriotes. Les contra-dictions commençaient à s'élever, faisant craindre de prochaines violences. Ces prévisions ne découragèrent pas nos trois prédicateurs. Ils continuèrent à annoncer Jésus-Christ, et la foi fit de grands progrès. Xavier Kouen surtout, par lui-même et par ses disciples, obtint des succès prodigieux.

La prédication passa de la capitale dans les autres parties de la Corée. ,

Il y avait alors dans la maison de Xavier un jeune homme nommé Ni Tan-ouen-i né dans le village de Ie-sa-ol, qui appartenait à une famille de cultivateurs. Les docteurs Kouen étaient alors en grande réputation. Tan-ouen-i se rendit auprès d'eux et se fit leur disciple, Xavier fut charmé du bon esprit et des belles qualités de son nouvel élève. Il lui donnait ses soins, déjà depuis un certain temps, lorsqu'il eut le bonheur de devenir chrétien. Aussitôt, il fit connaître la religion à Tan-ouen-i, s'appliquant à lui enseigner non seulement les principaux articles de la foi, mais surtout les devoirs de la vie chrétienne, et la manière de les remplir. Il réussit au delà de tonte espérance. Ni Tan-ouen-i fut baptisé sons le nom de Louis de Gonzague, et reçut de son maître la mission de retourner dans son pays pour y prêcher à son tour. Il revint donc dans sa province, et convertit en très peu de temps sa famille, ses proches, ses amis et une multitude de personnes que sa réputation de savoir et de vertu attirait de toutes parts. Ainsi furent jetés les premiers fondements de la célèbre chrétienté du Nad-po, qui a toujours été depuis une pépinière de fervents chrétiens et d'illustres martyrs.

A Xavier Kouen devait reveùir la gloire d'établir la chrétienté de la province de Tsien-la, en convertissant Niou Hang-kem-i, qui fut appelé Augustin au baptême. Il habitait à T'so-nam-i, au district de Tsien-tsiou. Ayant entendu parler de la nouvelle religion, il vint dans la famille Rouen. A peine en eut-il connu les principes qu'il voulut tout de suite la pratiquer. De retour chez lui, il instruisit sa famille, ses amis, voisins et connaissances.

Vers cette époque, Paul Tsi T'siong-i, demeurant dans la

 

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province de Tsien-la, au district de Tsin-sou, reçut la foi par le moyen de Kim Pem-ou.

Pour bien comprendre cette diffusion rapide de la doctrine

chrétienne, il n'est pas inutile de connaître la nature des relations habituelles de société dans ce pays. Les appartements des femmes, chez les nobles et les riches, se trouvant à l'intérieur et entièrement séparés, les rapports entre hommes n'en sont que plus libres et plus multipliés. Le devant de chaque maison, où réside habituellement le maître, est comme un salon de réception, toujours ouvert, où tous, amis ou étrangers, connus ou inconnus, peuvent entrer, s'asseoir, boire le thé, fumer et prendre part à la conversation. Les Coréens, naturellement flaveurs et bavards, sont continuellement par voies et par chemins. Ceux qui n'ont rien à faire chez eux, vont de salon en salon, en quête de nouvelles. S'occupant peu ou point de politique, ils parlent science, littérature, se communiquent le résultat de leurs études, comparent leurs travaux littéraires, etc. Il est facile d'imaginer combien la doctrine chrétienne, si étrange et si nouvelle pour eux, et prêchée par des docteurs si renommés, dut frapper la curiosité publique, et combien de personnes en parlèrent et en entendirent parler, dès son apparition en Corée.

Outre ceux dont nous avons donné les noms, beaucoup d'autres néophytes travaillèrent alors à faire briller aux yeux de leurs compatriotes la lumière qu'ils avaient reçue. Nous ne pouvons les désigner tous ici. Nous n'avons fait connaître que les plus célèbres.

Au commencement de l'année 1785, un an à peine depuis que l'Evangile avait été introduit en Corée, le ministre des crimes, Kim Hoa-tsin-i, voulut en arrêter les progrès par quelque coup d'éclat. N'osant s'attaquer directement aux chefs bien connus des chrétiens, il fit traduire à son tribunal Kim Pem-ou, nommé Thomas au baptême. Sommé de renoncer à sa religion, Thomas refusa d'apostasier. Il fut appliqué à diverses tortures, mais ne fléchit pas. Xavier Kouen ayant appris ce qui se passait, se rendit devant le ministre : « Tous, s'écria-t-il, nous professons la même religion que Kim Pem-ou. Nous « voulons partager le sort que vous lui réservez. » Le ministre

 

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ne crut pas prudent d'attaquer des personnages aussi puissants et aussi distingués. Il les fit renvoyer, sans les écouter, et continua de persécuter Thomas. Il le condamna à l'exil dans la ville de Tan-iang, où Thomas Kim continua à pratiquer publiquement sa religion. II faisait à haute voix ses prières, et instruisait tous ceux qui voulaient l'entendre. Son courage et sa patience ne se démentirent pas un seul instant. Il mourut des suites de ses blessures, quelques semaines après son arrivée à Tan-iang, selon les uns, ou selon d'autres, deux ans plus tard. Telle fut la fin du premier martyr qui, sur la terre de Corée, donna sa vie pour Jésus-Christ.

Cette affaire n'eut pas d'autres suites. Le T'aihak-swing (savant précepteur du roi) nommé Tsieng-siouk-i, publia une circulaire violente contre les chrétiens, engageant leurs parents et amis à rompre ouvertement et complètement avec eux. Ce document, daté de la troisième lune, 1785, est la première pièce publique connue, qui attaque officiellement le christianisme. Plusieurs familles firent tons leurs efforts, pour obtenir l'apostasie de ceux de leurs membres qui avaient embrassé la religion. Il y eut de glorieuses confessions et des défections déplorables, entre autres Pierre Seng-houn-i et Jean-Baptiste Piek-i. Celui-ci mourut l'année suivante sans qu'on sache s'il se repentit de sa défection.

Cependant la foi du petit troupeau, ébranlée un instant, n'était point anéantie. Les conversions se multipliaient. Louis de Gonzague, le disciple de Xavier, continuait à prêcher l’Evangile dans la plaine du Nai-po ; le nombre des chrétiens augmentait considérablement dans cette province. Ce n'étaient plus seulement des familles de nobles et de lettrés qui embrassaient la foi ; les cultivateurs, les hommes de labeur, les gens du bas peuple, les pauvres, recevaient, eux aussi, le don de Jésus-Christ. L'année suivante 1787, les clameurs contre la religion se calmèrent peu à peu, les contradictions furent moins vives, et plusieurs de ceux qui avaient cédé à l'orage, manifestèrent leur repentir. Pierre entre autres, qui avait succombé par faiblesse, revint de nouveau trouver François -Xavier et les frères Tieng, Iak-iong et Iak-tsien. Ceux-ci le reçurent à bras ouverts.

 

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C'est vers cette époque que, pour favoriser la propagation de l'Evangile, et confirmer dans la foi les néophytes, François -Xavier, Pierre, les frères Tieng et autres chrétiens influents formèrent le dessein d'établir entre eux la hiérarchie sacrée. Cette pensée, quelque étrange qu'elle semble, était néanmoins bien naturelle. N'ayant pas le bonheur, comme les chrétiens de Chine leurs modèles, de posséder des pasteurs 'venus de l'Occident, les chrétiens de Corée comprenaient cependant très bien qu'une église ne peut pas subsister sans chef. Dans leur ignorance sur la nature du sacerdoce, sur sa transmission par une chaîne non interrompue qui remonte jusqu'au souverain Prêtre Jésus-Christ, ils crurent ne pouvoir rien faire de mieux que de se créer à eux-mêmes des évêques et des prêtres.

Pierre avait vu à Péking la hiérarchie catholique en action : l'évêque, les prêtres et les autres clercs inférieurs. Il avait assisté aux saints mystères dans l'église de cette ville. Les sacrements avaient été administrés en sa présence. Il rappela tous ses souvenirs, et à l'aide des diverses explications qui se trouvent dans les livres liturgiques ou dogmatiques à l'usage des chrétiens, on arrêta un système complet d'organisation, et on procéda tout de suite à l'élection des pasteurs.

François -Xavier fut nommé évêque. Pierre Louis de Gonzague, Augustin, Jean T'soi Tsiang-hién-i et plusieurs autres; furent élus prêtres. On ignore s'il y eut quelque cérémonie, ressemblant à une consécration ou ordination. Chacun se rendit immédiatement à son poste, et ils commencèrent une sorte d'administration des chrétiens, prêchant, baptisant, confessant, donnant la confirmation, célébrant les saints mystères, et distribuant la communion aux fidèles. Ces sacrements sont les seuls que nous trouvions mentionnés dans les mémoires du temps. Le baptême donné par ces pasteurs était évidemment valide, et conférait la grâce de la régénération. Les autres sacrements qu'ils administraient étaient évidemment nuls. Néanmoins, il est certain que leur ministère réchauffa partout la ferveur, et donna un nouvel élan à la propagation de la foi dans tout le royaume. On parle encore de l'enthousiasme des chrétiens, de leur sainte ardeur pour assister aux cérémonies et pour recevoir les sacrements. La grand'mère du célèbre martyr

 

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André Kim, le premier prêtre indigène de la Corée, a raconté que Louis de Gonzague, son oncle, par qui elle avait été baptisée, se servait d'un calice d'or pour célébrer le sacrifice. Les ornements sacrés étaient confectionnés avec de riches soieries de Chine. Ils n'avaient pas la forme de nos chasubles, mais ils étaient semblables à ceux dont les Coréens font usage dans leurs sacrifices. Les prêtres portaient le bonnet usité en Chine, dans les cérémonies du culte catholique. Pour entendre les confessions des fidèles, ils se plaçaient sur un siège élevé sur une estrade, et les pénitents se tenaient debout devant eux. Les pénitences ordinaires étaient des aumônes, et pour les fautes les plus graves, le prêtre frappait lui-même le coupable sur les jambes avec une verge. Accoutumés, selon les lois de l'étiquette coréenne, à fuir la vue des femmes de condition, les prêtres refusèrent d'abord de les confesser ; mais les instances furent si vives qu'il fallut y consentir. Ils ne faisaient pas la visite des chrétientés, mais on venait auprès d'eux leur demander les sacrements. Ils voyageaient à pied, et s'excitaient toujours, à éviter le faste et l'orgueil.

A la capitale, Jean T'soi Koan-t'sien i loua une maison pour  l'administration des sacrements. Plein d'activité et doué d'une grande pénétration d'esprit, il réglait toutes les affaires, recevant les prêtres et préparant les chrétiens. Jour et nuit, il était occupé à ce ministère, sans redouter ni les embarras ni les fatigues ; il était comme le catéchiste général de la chrétienté. Son père, quoique ne pratiquant pas la religion, était loin de s'opposer aux nombreuses réunions qui se faisaient chez lui ; il les protégeait, au contraire, de tout son pouvoir.

Ce clergé coréen improvisé continua ainsi ses fonctions pendant près de deux ans, avec de grands succès et dans une parfaite bonne foi. Mais en l'année 1789, certains passages des livres de religion, examinés plus minutieusement, firent naître dans l'esprit des prêtres et de l'évêque des doutes sérieux sur la validité de leur élection et de leur ministère. Ils conclurent qu'il fallait tout de suite renoncer à toute administration comme à une entreprise téméraire, et prirent la résolution d'écrire à l'évêque de Pékin pour le consulter à ce sujet. Après s'être ainsi avancés devant toute la chrétienté, il dut leur en coûter beaucoup,

 

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 pour abandonner immédiatement leur position, au risque de s'exposer à la risée publique. Mais leurs intentions étaient droites, leur foi sincère, et ils ne voulurent, sous aucun prétexte, s'exposer à profaner les choses saintes. Ils reprirent donc immédiatement leur place parmi les simples fidèles, et ne s'occupèrent plus qu'à instruire les nouveaux chrétiens, et à prêcher la foi aux Gentils.

La lettre consultative à l'évêque de Péking ayant été rédigée par Pierre et François -Xavier, on chercha les moyens de la faire parvenir sûrement. L'ambassade annuelle offrait une occasion naturelle. Mais il fallait trouver un homme capable et dévoué qui voulût accepter la périlleuse mission d'établir des relations nécessairement secrètes avec l'Eglise de Chine. Il n'y avait pas de chrétien dans l'ambassade : il fallait yen faire entrer un à l'insu des païens. On jeta les yeux sur le catéchumène Paul Ioun Iou-ir-i, pour ce rôle important. Paul loin descendait d'une famille noble du district de Nie-tsiou. ll avait été disciple des Kouen, et François -Xavier l'avait instruit des vérités de la religion. Son caractère doux et affable et sa grande discrétion le rendaient propre à l'entreprise projetée. Il accepta la mission qu'on lui confiait, se chargea de la lettre à l'évêque, et déguisé en marchand, partit pour Péking. où il se rendit aussitôt auprès de l'évêque, lui remit la lettre dont il était porteur, et lui raconta dans le plus grand détail tout ce qui s'était passé en Corée, Mgr Govea, qui se hâta d'écrire une lettre pastorale à ces nouvelles ouailles que Dieu lui donnait.

Au printemps de l'année 1790, Paul reprit à la suite de l'ambassade la route de sa patrie. Il avait reçu à Péking les sacrements de Baptême, d'Eucharistie et de Confirmation (1). Il sut se tirer adroitement de tous les mauvais pas, passa la frontière sans exciter de soupçon et revint à la capitale.

 

1. Paul fut baptisé à Péking par M. Eaux, supérieur des missionnaires Lazaristes français en Chine, le 5 février 1790. Le frère Pansi fat son parrain, et peignit son portrait que l'on envoya à Saint-Laure. — Nouv. lettres édif , tome V, p. 321. — Ce frère, horloger et mécanicien habile, est nommé Paris dans d'autres documents. — Ann. de la Prop. de la Foi, t. X, p. 127.

 

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La réponse de l'évêque était écrite sur une pièce de soie, afin que Paul pût la cacher plus aisément dans ses habits, et l'introduire en Corée d'une manière plus sûre et plus facile. Elle était adressée à Pierre et à Xavier. Le prélat commençait par exhorter les néophytes à rendre d'immortelles actions de grâces au Dieu très bon et très grand, pour l'inestimable bienfait de la vocation à la foi. Il les excitait à la persévérance et à l'emploi des moyens nécessaires pour conserver la grâce de l'Evangile. Venait ensuite une exposition abrégée des dogmes et de la morale chrétienne. Pierre et François -Xavier étaient repris pour s'être ingérés témérairement dans le ministère sacerdotal. L'évêque leur expliquait qu'ils ne pouvaient nullement célébrer les saints mystères et administrer les sacrements à l'exception du baptême, parce qu'ils n'avaient pas reçu le sacrement de l'Ordre ; mais qu'ils faisaient une action très agréable à Dieu en instruisant et encourageant les chrétiens, et en convertissant les infidèles. Il les exhortait à persévérer dans cette con-

duite.

Cette réponse, attendue si longtemps, ne laissait plus aucun doute. Elle fut reçue avec une entière soumission, et chacun se félicita de la prudence qu'on avait eue d'interrompre les fonctions du saint ministère.

Cependant, les chrétiens coréens avaient un grand désir de recevoir les sacrements. Ils résolurent d'envoyer une nouvelle lettre à l'évêque de Péking, pour le supplier de leur envoyer des prêtres qui pussent les instruire par la prédication, et lés fortifier par l'administration des sacrements. L'occasion était favorable. Une ambassade extraordinaire allait partir pour féliciter l'empereur Kien-long, qui célébrait, au mois de septembre 1790, la quatre-vingtième année de son âge. Paul Ioun reprit donc le chemin de la Chine. Il était accompagné, dans ce second voyage, par un catéchumène nommé U, officier du roi de Corée, chargé par ce prince de faire quelques emplettes à Péking. Nos deux députés arrivèrent sans accident, et remirent à l'évêque la lettre de leurs compatriotes.

Outre les instantes prières des néophytes pour obtenir un pasteur, cette lettre contenait aussi plusieurs questions sur les contrats de leur pays, sur les superstitions, sur le culte des

 

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ancêtres, et sur quelques autres points difficiles. Après avoir pris sur des matières de cette importance l'avis de missionnaires savants et zélés, l'évêque répondit aux questions des Coréens, leur promit de leur envoyer un prêtre, et leur fit connaître â quelle époque et de quelle manière ce prêtre se présenterait à la frontière, afin qu'ils pussent préparer et faciliter son entrée.

Le catéchumène Ou fut baptisé, et reçut le nom de Jean-Baptiste. On lui remit un calice, un missel, une pierre sacrée, des ornements, et tout ce qui était nécessaire pour la célébration du saint sacrifice. On lui apprit aussi à faire du vin avec des raisins, afin que tout fût prêt, à l'arrivée du missionnaire.

Paul et Jean-Baptiste repartirent de Péking au mois d'octobre. Ils arrivèrent heureusement dans leur pays, et rendirent la lettre de l'évêque et les objets qui leur avaient été confiés. L'Eglise naissante tressaillit de joie, dans l'espérance de posséder bientôt un prêtre, mais la décision sur les superstitions et le culte des ancêtres fut, pour plusieurs, une pierre de scandale et une cause d'apostasie.

Jusqu'alors les néophytes coréens, assidus aux observances chrétiennes qu'ils connaissaient, n'en avaient pas moins cerne tinué le culte superstitieux rendu aux parents défunts. L'ignorance et la bonne foi pouvaient les excuser, mais dès ce moment toute participation à de semblables pratiques, sacrifices, cérémonies, prostrations, etc., devenait impossible. L'Eglise leur déclarait par la bouche de l'évêque de Péking que le culte des ancêtres est contraire au culte de Dieu. Cette déclaration, rendue publique, devait blesser à la prunelle de l'oeil tontes les classes de la population, car en Corée, la religion des lettrés ou le culte des ancêtres est la religion de l'Etat. Toute infraction à ce culte est reçue avec une violente répulsion par l'opinion publique dans le pays tout entier, et l'omission des cérémonies requises sévèrement punie. Ces usages traditionnels, dont l'origine remonte très haut, et qui ont été transmis fidèlement de génération en génération, sont aux yeux de tous la base de la société, le fondement de l'Etat, le point d'appui de tous les rapports naturels et malheur à celui qui a l'audace de les attaquer, même en paroles ! Il était dès lors facile de prévoir

 

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l'orage qui allait éclater, et le parti que les ennemis des chrétiens allaient tirer de leur conduite pour détruire et anéantir l'Eglise naissante.

Quelques chrétiens faibles en furent épouvantés, et cessèrent, dès ce jour, de pratiquer la religion. Parmi eux, nous avons la douleur de compter Pierre, que la crainte avait déjà fait tomber d'une manière si déplorable quelques années auparavant. Il se retira chez lui et n'eut plus aucun rapport avec les chrétiens. Malgré cette seconde chute d'un chef influent, la foi des néophytes ne paraît pas avoir été ébranlée, et le très grand nombre, soumis d'esprit et de coeur à la décision de l'Eglise, continua à pratiquer avec ferveur, et renonça à tons les actes superstitieux.

Xavier, resté seul des trois premiers fondateurs de la chrétienté, redoubla de zèle pour raffermir, diriger et augmenter le petit troupeau. Il fut en cela merveilleusement secondé par Jean T'soi, surnommé Koan-tsien-i, âgé alors de trente et quelques années. De leur côté, Louis de Gonzague au Naï-po, et Augustin Niou Hang-kem-i dans la province de Tsien-la, ne se découragèrent point, et continuèrent à travailler de toutes leurs forces au progrès de l'Evangile.

C'est dans cette année (1790) qu'eut lieu la conversion de T'soi Pil-kong i, appelé Thomas au baptême.

 

BIBLIOGRAPHIE. — Ch. DALLEY, Histoire de l'Église de Corée précédée d'une introduction sur l'histoire, les institutions, la langue, les moeurs et coutumes coréennes, avec carte et planches, 2 vol. in-8, Paris, 1874. 3e ne fais que citer et abréger — regret — cet ouvrage remarquable par sa science critique et le choix de documents qui en doublent la valeur. L'extraordinaire épisode de l'introduction et de l'établissement du christianisme en Corée justifie pleinement, je crois, la longueur de la notice qui précède.

 

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RELATION DE L'ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME dans le royaume de Corée, rédigée en latin par Mgr de Govéa, évêque de Péking, et adressée le 15 août 1797, d Mgr de Saint-Martin, évêque de Caradre et vicaire apostolique de la province du Sutchuen en Chine : traduite sur une copie reçue â Londres, le 21 juillet 1798.

 

MONSEIGNEUR,

 

Animé d'un zèle ardent pour les saintes missions, vous m'avez demandé une plus ample relation sur l'état du christianisme établi d'une manière si admirable, depuis peu d'années, dans le royaume de Corée, situé aux confins de mon diocèse, et dont j'avais recommandé les prémices à vos prières et à celles de votre Eglise. Pour me rendre à vos désirs, je tracerai en abrégé l'histoire de l'établissement et des progrès de l'Evangile dans ce royaume, d'après les connaissances que m'ont données les néophytes coréens, et d'après les informations contenues dans les dernières lettres que j'ai reçues cette année du missionnaire de la Corée.

La nouvelle Église de Corée doit son origine à la conversion d'un jeune homme, fils d'un ambassadeur du roi de Corée, appelé Ly, qui vint à Péking en 1784.

Ce jeune homme, grand amateur des mathématiques, s'adressa aux Européens pour leur demander des livres qui traitaient de cette science et en recevoir des leçons. Les missionnaires profitèrent de l'occasion pour lui présenter des livres sur la religion chrétienne, avec ceux des mathématiques, et lui insinuèrent peu à peu les principes du christianisme.

La grâce agissant sur le cœur du jeune Ly, la lecture des livres de religion, les conversations qu'il eut par écrit (1) avec les missionnaires européens, lui firent une

 

1. Les caractères ou lettres des Coréens sont les mêmes que ceux des Chinois ; mais la prononciation en est différente ; en sorte que les missionnaires et tous les Chinois qui connaissent les caractères chinois peuvent communiquer par écrit avec les Coréens qui se servent de ces mêmes caractères ; les Coréens sont aussi en état de lire et de comprendre les livres de la religion écrits en lettres chinoises par les missionnaires.

 

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vive impression : il se convertit à la foi ; et, instruit sur les articles qu'il est nécessaire de savoir, il fut baptisé sous le nom de Pierre. Il retourna la même année dans sa patrie, muni d'une bonne provision de livres qui traitaient de la religion chrétienne.

Ce nouveau disciple de Jésus-Christ fit part à ses parents et à ses amis des principes de la vraie foi qu'il avait appris des missionnaires de Péking et des monuments de la religion qu'il avait vus dans leurs églises. Il leur distribua des livres qu'il avait apportés. La lecture de ces livres et les prédications vives du néophyte amenèrent bientôt plusieurs Coréens à la connaissance du vrai Dieu : en peu de temps un grand nombre crurent en Jésus-Christ.

Quelques-uns même devinrent plus savants, plus zélés prédicateurs et promoteurs de la foi chrétienne que Pierre Ly. Il en baptisa beaucoup, et beaucoup d'autres furent baptisés par de nouveaux chrétiens qu'il avait établis catéchistes ; dans l'espace de cinq ans, le nombre des chrétiens s'accrut jusqu'à environ quatre mille.

La propagation de la nouvelle religion ne put être longtemps cachée aux ministres du roi de Corée. Plusieurs, tant de la noblesse que du peuple, la prêchaient avec la même sincérité qu'ils l'avaient embrassée, et Dieu donnait de l'efficacité à leurs paroles. Le gouverneur de la ville royale fit arrêter, en 1788, Thomas King, zélé chrétien, sous prétexte qu'il enseignait une religion et une doctrine étrangères auxquelles il attirait ses concitoyens. A cette nouvelle, plusieurs néophytes se présentèrent devant le gouverneur, déclarèrent qu'ils

 

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étaient chrétiens et prédicateurs du christianisme, et annonçaient en même temps Jésus-Christ avec zèle et avec force. Etonné de la multitude des chrétiens, ne connaissant pas d'ailleurs les intentions du roi touchant les partisans de la nouvelle religion, le gouverneur n'osa rien faire contre la multitude ; il ordonna aux chrétiens de retourner dans leurs maisons, et condamna à l'exil le seul Thomas King, comme perturbateur du repos public et enseignant des doctrines étrangères. Ce prédicateur de Jésus-Christ mourut glorieusement dans son exil la même année. Les autres chrétiens n'en devinrent que plus hardis ; ils annoncèrent le christianisme avec beaucoup de succès dans la ville royale et dans les provinces. Ils conduisaient à Pierre Ly et aux autres catéchistes ceux qu'ils jugeaient dignes de la grâce du baptême. Cependant, connaissant, par la lecture des livres, qu'il y avait dans la religion chrétienne plusieurs choses qu'ils ne pouvaient comprendre, et d'autres qu'il leur paraissait impossible de pratiquer, ils résolurent d'un commun accord d'envoyer un homme chargé de lettres, pour demander à l'église de Péking les instructions et les autres moyens d'entretenir et d'augmenter la foi parmi eux.

L'an 1790, Paul Yu vint à Péking à la suite des ambassadeurs coréens, et apporta les lettres des néophytes. Ils y exposaient l'état de la propagation de l'Evangile parmi eux, priaient qu'on leur envoyât les choses saintes, des livres de religion, et demandaient des instructions sur plusieurs objets.

L'arrivée de Paul Yu, à laquelle on ne s'attendait pas. fut le plus agréable des spectacles pour l'Eglise de Péking. Elle fut remplie de la joie la plus vive en apprenant la propagation admirable de la religion chrétienne dans un royaume où jamais aucun missionnaire n'était entré, où jamais le nom de Jésus-Christ n'avait

 

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été prêché. Quant à moi, après avoir lu les lettres de cette Église naissante et entendu le récit du néophyte, j'y répondis par une lettre pastorale dans laquelle j'exhortais ces nouveaux chrétiens à rendre d'éternelles actions de grâces au Dieu tout-puissant et infiniment bon, de l'ineffable bienfait de leur vocation à la foi, à persévérer dans cette même foi, et à employer tous les moyens nécessaires pour conserver la grâce de l'Evangile qu'ils avaient reçue.

Comme je voyais, par les questions posées dans leurs lettres, qu'il y avait parmi eux de l'ignorance, même sur les points essentiels, je leur enseignai en abrégé ce qu'ils devaient croire et pratiquer pour être vraiment chrétiens et mériter d'être regardés comme tels. Paul Yu, après avoir reçu les sacrements de confirmation et d'eucharistie, partit, plein de joie, au mois de février, pour sa patrie. La lettre que je lui remis était écrite sur de la soie, afin qu'il pût la cacher avec plus de facilité et de sûreté (1).

De retour en Corée. Paul Yu parla des églises qu'il avait vues à Péking, des missionnaires européens venus des extrémités les plus éloignées de la terre pour propager l’Evangile, des entretiens qu'il avait eus avec eux. des sacrements qu'il avait reçus, etc., etc. Enflammés à ce récit d'un nouvel amour pour la religion, instruits sur différents objets qui la concernaient, les néophytes déposèrent toute crainte et méprisèrent tout danger. Ils résolurent unanimement d'envoyer à Péking un courrier chargé de lettres pour me demander des missionnaires qui les instruiraient et les fortifieraient par la prédication

 

1. Les Chinois écrivent avec un pinceau sur la soie presque aussi facilement que sur le papier. La soie écrite peut se cacher plus aisément dans les habits:

 

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et l'administration des sacrements. Ils envoyèrent, dès la même année 1790, Paul Yu, dont je viens de parler, et un catéchumène nommé U. Ces deux députés vinrent à la suite des ambassadeurs extraordinaires que le roi de Corée envoya à l'empereur de Chine au mois de septembre (1) . Le catéchumène U était officier du roi, et avait été chargé par lui de quelques emplettes.

Arrivés à Péking, ils me remirent ces lettres de leur Eglise. Les chrétiens m'y priaient instamment de leur envoyer des missionnaires pour prendre soin de leurs tunes ; ils me faisaient aussi plusieurs questions sur les contrats, les superstitions de leur pays, etc. Après avoir pris sur des matières aussi importantes et d'une aussi grande conséquence l'avis de missionnaires savants et zélés, je répondis aux questions qui m'avaient été faites, et je promis d'envoyer un prêtre, en convenant du temps, de la manière et des moyens propres à faire réussir son voyage.

Le catéchumène U fut baptisé et reçut le nom de Jean-Baptiste : je lui remis un calice, un missel, une pierre sacrée, des ornements et les autres choses nécessaires pour célébrer le saint sacrifice de la messe. Je lui appris aussi à faire du vin avec des raisins, afin que tout fût prêt à l'arrivée du missionnaire. Ces deux courriers partirent de Péking au mois d'octobre ; ils arrivèrent heureusement dans leur patrie et remirent mes lettres et les effets que je leur avais confiés. Cette Eglise naissante en ressentit beaucoup de joie et de consolation.

 

1. Il est d'usage de célébrer solennellement chaque dixième année l'anniversaire de la naissance. L'empereur de la Chine célébrait, cette même année 1790, au mois de septembre, la quatre-vingtième année de son âge. Les ambassadeurs de presque toutes les provinces voisines de l'empire, et entre autres celui de Corée, se rendirent à cette fête.

 

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Jean Aremediis, prêtre séculier de Macao, que j'avais nommé missionnaire pour la Corée, partit de Péking au mois de février 1791. Après vingt jours de marche, il arriva aux frontières de ce royaume, précisément au temps dont on était convenu. Ce zélé missionnaire demeura, contre son attente, dix jours à l'endroit déterminé, sans pouvoir découvrir aucun chrétien de Corée. On avait décidé qu'on prendrait le temps de la foire qui se tient sur les confins de la Chine et de la Corée, et à laquelle se rendent en grand nombre les marchands des deux nations. Des chrétiens de Corée, que le missionnaire et ses conducteurs chinois auraient reconnus à certains signes devaient s'y trouver pour le recevoir et le conduire dans leurs pays. Le temps de l'ambassade et celui de la foire se passèrent sans que personne parût. Le missionnaire et les Chinois qui l'accompagnaient en ressentirent une douleur vive et revinrent à Péking.

L'année suivante 1792, nous ne reçûmes ni lettres ni nouvelles de Corée, parce qu'il ne vint aucun chrétien à la suite de l'ambassade ordinaire. Cependant, certains bruits que répandirent des païens de ce royaume nous firent comprendre qu'il y avait eu une persécution contre les fidèles, et qu'on en avait mis quelques-uns à mort pour cause de religion. Nous ne pûmes vérifier cette nouvelle qu'à la fin de l'année 1793. Ce fut alors qu'arrivèrent à Péking, à la suite des ambassadeurs, Sabbas, Chi, chrétien, et Jean Po, catéchumène, avec des lettres de l'Eglise de Corée. Les chrétiens y rendaient compte de la cruelle persécution excitée en 1791 et 1792, laquelle les avait mis dans l'impossibilité d'aller recevoir le missionnaire.

Voici quelle fut la cause de la persécution. Deux frères, Paul Yu et Jean Kuan, avaient refusé de faire les funérailles de leur mère chrétienne, selon les cérémonies du

 

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paganisme. Ils étaient d'une famille noble, d'une piété exemplaire, et d'un zèle ardent, à l'exemple de leur mère qui leur avait recommandé, à l'article de la mort, de ne point souffrir qu'on fît à ses obsèques des cérémonies superstitieuses et païennes. Selon l'usage établi par les lois de la Corée, les enfants sont obligés, à la mort de leurs parents, de faire ériger par l'autorité publique des tablettes sur lesquelles on écrit les noms des défunts, que l'on place et que l'on conserve très-religieusement dans une maison décente, appelée par cette raison : temple des ancêtres. Tous ceux qui descendent d'une même famille sont obligés de s'y rendre à certains temps de l'année pour y brûler des parfums, offrir des mets préparés, et pour faire plusieurs autres cérémonies superstitieuses. C'est en cela que les Coréens font principalement consister la piété filiale envers leurs ancêtres défunts.

Entre autres doutes et questions que l'Eglise naissante de Corée m'avait proposés en 1790, on m'avait demandé s'il était permis d'ériger les tablettes des ancêtres ou de conserver celles qui l'étaient déjà: Je répondis, conformément aux décisions très formelles du Saint-Siège, dans la bulle de Benoît XIV, Ex quo, et dans celle de Clé-ment XI, Ex illa die, que cela n'était point permis. Cette réponse fut une pierre de scandale pour plusieurs nobles Coréens. Instruits par ma lettre pastorale que les tablettes des ancêtres et autres cérémonies étaient condamnées comme superstitieuses par le Saint-Siège, ils aimèrent mieux renoncer à une religion, dont ils avaient reconnu la vérité, qu'aux mauvais usages de leur pays. Paul Yu et Jean Kuan ne furent point de ce nombre ; dès qu'ils eurent appris qu'il n'était pas permis d'ériger ni de conserver les tablettes des ancêtres, ils brûlèrent celles qu'ils avaient chez eux. A la mort de leur mère, leurs parents et alliés, presque tous païens, vinrent, selon

 

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la coutume du pays, pour assister à ses funérailles. Ne trouvant point les tablettes de leurs ancêtres à l'endroit où elles étaient ordinairement placées, ils entrèrent en fureur, se répandirent en injures contre la religion chrétienne et contre les deux néophytes, et exigèrent avec menaces qu'ils produisissent et remissent en place les tablettes qu'ils croyaient seulement cachées. Les deux frères ne se laissèrent point effrayer : « Nous sommes chrétiens, répondirent-ils avec franchise, notre mère l'était ; il ne nous est point permis d'allier le culte du vrai Dieu avec le culte faussement religieux des morts. Notre mère nous a défendu de souffrir qu'on fît à ses funérailles aucune cérémonie superstitieuse et contraire à la loi de Dieu : les tablettes ne sont point cachées ; nous les avons, de son avis, jetées au feu. Convaincus de la vérité de la religion chrétienne, de l'inutilité et de l'absurdité d'un culte rendu à des planches et à des cadavres, nous sommes prêts à souffrir toutes sortes de tourments, la mort même, plutôt que de violer la loi de Dieu en érigeant ou en conservant des tablettes qu'il déteste. » Ces paroles et autres semblables que Paul Yu, regardé parmi les siens comme un célèbre docteur, prononça avec force, mirent ses parents païens en fureur. Ils allèrent. d'un commun accord, dénoncer au gouverneur de la ville Paul Yu et Jean Kuan, comme coupables d'impiété filiale, et de professer une religion étrangère.

Les deux frères, appelés en jugement et interrogés par le gouverneur, confessèrent Jésus-Christ avec une noble sincérité. Paul Yu démontra la vérité de sa religion : il ne nia point qu'il eût brûlé les tablettes ; il prouva l'inutilité et l'injustice du culte superstitieux rendu aux défunts. Le gouverneur, ennemi de la religion chrétienne et de la famille de Paul Yu, saisit cette occasion de l'opprimer. Il écrivit aux ministres du roi pour leur faire

 

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part de l'accusation intentée contre les deux frères ; il exagéra le danger dont il prétendait que cette religion européenne menaçait le roi et le royaume : il lui reprochait de détourner les hommes du culte envers les esprits protecteurs du pays, de la vénération envers les ancêtres, de l'obéissance aux lois de l'Etat.

Les ministres informèrent le roi du crime des deux frères et des dangers qui menaçaient le royaume, si l'on n'en déracinait entièrement la religion. Ce prince, d'ailleurs ami de la paix, fut saisi de crainte, et établit un des grands du royaume inquisiteur contre les partisans de la religion chrétienne. Il lui ordonna d'apporter toute la diligence et tout le soin possible pour empêcher les progrès de cette religion, et pour obliger les enfants à rendre le culte ordinaire à leurs ancêtres.

Pour s'acquitter des fonctions de sa charge, ce grand inquisiteur excita une persécution générale contre la religion chrétienne. Il ordonna aux gouverneurs subalternes qui commandaient dans les villes, de mettre en prison tous les chrétiens qu'ils découvriraient, et de ne les en laisser sortir qu'après qu'ils auraient renoncé à leur foi et de vive voix et par écrit. Il fit amener les deux frères chargés de chaînes pour leur faire subir leur jugement. Aux différentes questions qu'on leur fit ils répondirent : « Nous professons la religion chrétienne, parce que nous en avons reconnu la vérité ; nous avons jeté au feu les tablettes des ancêtres, parce que nous les regardons comme des choses inutiles et exécrables devant Dieu : nous voulons vivre et mourir chrétiens selon qu'il plaira à Dieu. Au reste, nous sommes prêts à obéir au roi et aux lois de l'Etat en tout ce qui n'est pas contraire à la loi de Dieu. » Cette réponse, courte mais pleine de force, déplut à l'inquisiteur. Il donna ordre qu'on appliquât les deux frères à la torture jusqu'à ce qu'ils eussent renoncé à Jésus-Christ.

 

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Ces deux athlètes du christianisme ne devinrent, au milieu des cruels tourments, que plus fermes dans la foi. Après les tourments, on employa les caresses avec aussi peu de succès ; alors l'inquisiteur irrité prononça la sentence de mort, et les condamna comme partisans d'une religion étrangère, contempteurs de celle de leur pays, et comme coupables d'impiété envers leurs ancêtres. La sentence fut, selon l'usage du royaume, présentée au roi pour qu'il la confirmât. Ce prince en fut attristé ; il avait reconnu le génie et les belles qualités de Paul Yu, et il aimait sa famille : il envoya quelques personnes à la prison pour exhorter les deux frères à renoncer au christianisme et à ériger la tablette en l'honneur de leur mère et de leurs ancêtres, avec l'autorisation, s'ils y consentaient, de leur remettre la peine de mort. Ce fut inutilement ; les deux athlètes de Jésus-Christ témoignèrent la reconnaissance la plus vive pour la bonté et la clémence du roi à leur égard, mais ils répondirent qu'ils ne pouvaient renoncer à une religion qu'ils avaient reconnue pour être la seule véritable ni consentir à ériger des tables qu'ils savaient être une impiété contre Dieu. Irrité de cette réponse, le roi ordonna l'exécution de la sentence. Ces généreux athlètes furent aussitôt transportés de la prison au lieu du supplice, suivis d'une foule immense de païens et de chrétiens. Jean Kuan,

demi-mort des tourments cruels qu'on lui avait fait souffrir, pouvait à peine prononcer quelquefois les saints noms de Jésus et de Marie, mais Paul Yu s'avançait avec un air d'allégresse vers le lieu du supplice, comme

vers un festin céleste ; il annonçait Jésus-Christ avec tant de dignité, que les chrétiens et les païens étaient ravis d'admiration.

Arrivés au lieu du supplice, l'officier qui présidait à l'exécution leur demanda s'ils voulaient obéir au roi, rendre le culte ordinaire aux tablettes de leurs ancêtres,

 

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et renoncer à la religion étrangère. Sur leur réponse négative, l'officier commanda à Paul Yu de lire la sentence de mort confirmée par le roi, et écrite sur une planche, suivant l'usage du royaume. Paul Yu la prend, la lit à haute voix, ravi de joie, et aussitôt après l'avoir lue, il pose sa tête sur un gros billot de bois, prononce plusieurs fois les saints noms de Jésus et de Marie ; et d'un grand sang-froid, il fait signe au bourreau de faire son devoir. Le bourreau lui tranche la tête, et ensuite à Jean Kuan, qui, quoiqu'à demi mort, prononçait encore les saints noms de Jésus et de Marie. Ceci arriva le 7 décembre 1791, à trois heures après-midi. Paul Yu était àgé de trente-trois ans et Jacques Kuan de quarante et un.

Le roi se repentit d'avoir confirmé la sentence de mort et dépêcha l'ordre de les envoyer en exil, dans l'espérance qu'ils changeraient d'avis ; mais lorsque le message arriva, la sentence était exécutée. Les corps des deux martyrs restèrent neuf jours sans sépulture. Pour intimider les chrétiens, on mit des gardes sur la place. Le neuvième jour, les parents, qui avaient obtenu du roi la permission de les ensevelir, et leurs amis qui étaient venus à leurs funérailles, furent très étonnés de voir les deux corps sans aucune marque de corruption, vermeils et flexibles, comme s'ils eussent été décapités le même jour. Leur étonnement redoubla, lorsqu'ils virent le billot sur lequel ils avaient eu la tète tranchée, et la planche où la sentence de mort était écrite, arrosés d'un sang liquide et aussi frais que s'ils eussent été mis à mort un moment auparavant. Ces circonstances parurent d'autant plus surprenantes, qu'au mois de décembre les froids étaient si grands que tous les liquides et guides se gelaient, disent les Coréens, même dans les vases. Les païens, pleins d'admiration, se récrièrent contre l'injustice des juges, et proclamèrent l'innocence des

 

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deux frères ; quelques-uns, touchés du prodige qu'ils avaient examiné avec soin, se convertirent à la foi. Les chrétiens, dans leur admiration qui ne fut pas moins grande, louaient et invoquaient Dieu, en levant vers le ciel des yeux baignés de larmes que la joie leur faisaient répandre. ils trempèrent plusieurs mouchoirs dans le sang des martyrs, et m'en envoyèrent quelques morceaux, avec l'histoire circonstanciée de ce martyre, dont je n'écris qu'un abrégé pour n'être pas trop long.

Les néophytes disent dans leur narration qu'un homme abandonné des médecins et près de mourir fut guéri en un instant après avoir bu de l'eau en laquelle on avait trempé la planche arrosée du sang des martyrs : ils rapportent aussi que plusieurs moribonds, à qui l'on fit toucher un mouchoir teint de ce même sang, furent guéris sur-le-champ. Ces événements fortifièrent la foi chancelante de plusieurs néophytes, et firent embrasser le christianisme à un bon nombre de païens, en sorte que l'on peut dire que le sang de ces deux martyrs fut une semence de chrétiens.

Quant aux antres chrétiens, le grand inquisiteur avait recommandé aux gouverneurs subalternes dans les villes d'employer coutre eux les exhortations et les menaces, plutôt que les tourments et la peine de mort : « Il est certain, disait-il, que les chrétiens aiment à mourir pour leur religion, dans laquelle on leur rend ensuite gloire et honneur comme à des saints. On lit dans leurs livres que plus on en fait mourir, plus il y a de personnes qui embrassent leur religion. » L'inquisiteur lui-même, d'après ce principe, employa dans la capitale les exhortations, les caresses, les promesses de richesses et d'honneurs, et il réussit à en faire apostasier plusieurs, surtout des nobles. Il eut pourtant quelquefois recours à des tourments cruels. Dans les provinces, les gouverneurs des villes persécutèrent les chrétiens avec sévérité

 

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ou modération, selon leur disposition pour la religion. Cependant, les néophytes furent, généralement parlant, traités avec plus de rigueur dans les provinces que dans la capitale. Si nous avons à gémir sur l'apostasie de plusieurs, surtout d'entre les nobles, qui renoncèrent à Jésus-Christ de vive voix et par écrit, nous avons à nous réjouir de la persévérance d'un bien plus grand nombre, qui sacrifièrent à leur foi les honneurs, les biens et la paix de ce monde. Il est certain qu'un grand nombre résistèrent aux tourments jusqu'au dernier soupir; que beaucoup d'autres s'enfuirent dans les déserts et sur les montagnes, pour ne point exposer leur foi ; que des vierges et des veuves pieuses renoncèrent à des mariages avantageux, afin de pouvoir servir Jésus-Christ avec plus de sûreté et de facilité ; que quelques-uns, exilés pour l'Evangile, prêchèrent dans le lieu de leur exil la foi en Jésus-Christ avec la même ferveur qu'auparavant.

Instruit que le peuple murmurait de ce qu'on emprisonnait et tourmentait tant de personnes à cause de la religion chrétienne, le roi ordonna au grand inquisiteur, la seconde année de la persécution, de mettre en liberté les chrétiens prisonniers, en les exhortant à quitter la religion d'Europe, et à observer les coutumes et la religion de leur pays. Il enjoignit toutefois en même temps de veiller avec soin à ce que les chrétiens n'allassent point en Chine, d'où leur était venue leur religion. Ce décret du roi mit fin à la première persécution générale contre les fidèles de Corée ; les chrétiens furent renvoyés chez eux, et les gouverneurs des villes cessèrent de les molester.

La persécution finie, les plus fervents chrétiens envoyèrent à Péking, Sabbas Chi et Jean Po, dont j'ai parlé ci-dessus, avec des lettres pour en rendre compte et demander des missionnaires. Je conféra avec ces

 

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deux néophytes des moyens de faire parvenir un prêtre en Corée. Le prêtre Jean A remediis, que j'avais d'abord destiné à cette mission, étant mort, je choisis Jacques Vellozo, prêtre chinois, le premier élève du séminaire épiscopal de Péking, âgé de vingt-quatre ans, qui joint à la piété et à une connaissance suffisante dans les matières ecclésiastiques, une connaissance profonde des lettres et des sciences chinoises, et qui d'ailleurs a la physionomie assez semblable à celle des Coréens: Ce missionnaire partit de Péking, au mois de février 1794, muni de tous les pouvoirs ordinaires et extraordinaires, pour exercer le ministère apostolique.

Après vingt jours de marche, il arriva aux confins des deux royaumes, et y trouva des chrétiens de Corée avec lesquels il délibéra sur le temps, la manière et la route à prendre pour entrer dans leur patrie. Comme les gouverneurs coréens redoublaient alors de vigilance sur les frontières, à cause de quelques persécutions locales, ils convinrent que l'entrée serait différée jusqu'au mois de décembre En attendant, il visita et parcourut les missions que nous avons en Tartarie, dans le voisinage de la Corée, comme je lui en avais donné la commission, dans - Le cas où son entrée dans ce royaume serait différée.

Au mois de décembre de la même année, le missionnaire revint sur les frontières où il trouva Sabbas Chi et d'autres chrétiens disposés à l'introduire dans leur pays. Il quitta son costume chinois, 'prit celui de Corée et entra dans ce royaume vers le milieu de la nuit du 23 décembre il arriva heureusement, après douze jours de marche, dans la ville capitale, appelée Kim-ki-tao.

Son arrivée causa une joie et une consolation indicibles à cette Eglise naissante ; elle le reçut et l'honora comme un ange descendu du ciel. Il prépara sans délai tout ce qui était nécessaire à la célébration du Saint Sacrifice, et se livra tout entier à l'étude de la langue

 

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coréenne, afin de commencer, le plus tôt possible, à exercer le saint ministère. Le samedi saint 1795, il administra le baptême à quelques adultes, suppléa les cérémonies de ce sacrement à quelques autres, et reçut quelques confessions par écrit ; le saint jour de Pâques, il célébra la sainte messe, et donna la communion aux personnes qui s'y étaient préparées. Jamais jusque-là le sacrifice de la loi évangélique n'avait été offert dans ce royaume. Le missionnaire ne fut point troublé jusqu'au mois de juin ; il profita de cette tranquillité pour administrer le baptême à quelques personnes, et pour en suppléer les cérémonies à un grand nombre qui avaient été baptisées par des chrétiens.

Une femme, qui venait de recevoir les Sacrements, avertit, à son retour chez elle, son frère qui était catéchumène, de l'arrivée et de la prédication du missionnaire, etc. Cet homme, qui, dans la persécution précédente, avait renoncé à Jésus-Christ, feignit un désir ardent de faire pénitence et de recevoir le baptême, et courut à la maison du prêtre ; il lui fit et à son conducteur beaucoup de questions sur la religion et sur son arrivée dans le pays. Après une longue conversation, il sort de la maison, va droit au palais du roi, et informe les ministres de l'Etat de l'arrivée d'un étranger, de sa demeure, de ceux qui l'ont amené, etc.

Ceci arriva le 27 juin 1795. A cette dénonciation était présent un gouverneur militaire, chrétien apostat, qui détestait sincèrement son crime, et désirait ardemment un prêtre pour se confesser ; mais les autres chrétiens ne lui avaient point fait part de l'arrivée du missionnaire, dans la crainte qu'il ne le trahît. Instruit, par la dénonciation de l'autre apostat qui était aussi un officier militaire, de la demeure du prêtre, il y courut, l'avertit de l'accusation intentée contre lui, du danger qui le menaçait et qui menaçait aussi la religion, lui conseilla de

 

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sortir au plus tôt, et s'offrit de le conduire ailleurs. Le missionnaire se rendant à cet avis, il le conduisit au même instant dans la maison d'une veuve chrétienne, riche et noble, qui le reçut et le garda chez elle jusqu'à ce que l'orage fût passé. Le missionnaire y était en sûreté. Selon l'usage du royaume, il n'était permis à personne d'entrer dans cette maison, parce qu'il n'y avait point d'hommes. Le même jour, les ministres du roi, après avoir tenu conseil, envoyèrent deux bandes de soldats, l'une à la maison de Mathias Xu, où le missionnaire avait demeuré, l'autre à la poursuite des conducteurs de l'étranger, avec ordre de les amener tous au tribunal criminel souverain. Les soldats, obéissant à ces ordres, entrèrent avec impétuosité dans la maison de Mathias Xu, le saisirent et l'amenèrent devant le tribunal. On arrêta à peu près dans le même temps les deux principaux introducteurs du missionnaire, Sabbas Chi et Paul Yu, et cinq autres chrétiens qu'on croyait avoir servi de conducteurs. Ces cinq derniers soutinrent qu'ils ne savaient rien de l'entrée d'un étranger dans le royaume. On employa, pendant quinze jours, les coups et les tourments pour les forcer à renoncer à Jésus-Christ : ils souffrirent sans être ébranlés : on les renvoya après ce temps, et ils s'en allèrent louant et bénissant le Dieu qu'ils avaient généreusement confessé.

Quant aux trois autres chrétiens, Mathias Xu, l'hôte du missionnaire, Sabbas Chi et Paul Yu, ses introducteurs, ils furent présentés devant le tribunal la nuit même de leur arrestation. Par leur silence, leur patience et leur constance, ils fatiguèrent et déconcertèrent la méchanceté, la cruauté et les ruses des juges. Interrogés s'ils professaient la religion chrétienne, et s'ils adoraient un homme crucifié, ils répondirent avec courage qu'ils professaient la religion chrétienne, et qu'ils adoraient l'Homme-Dieu, crucifié pour le salut des hommes. A

 

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l'ordre de maudire et de blasphémer Jésus-Christ, ils répondirent qu'ils ne le pouvaient pas, et assurèrent qu'ils étaient prêts à mourir mille fois, plutôt que de proférer des injures et des blasphèmes contre Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Rédempteur. Le président du tribunal ordonna de les frapper, de leur donner des soufflets, de leur écraser les genoux. Ce fut sans succès : ces trois hommes persévérèrent unanimement dans la confession de la foi, sans hésiter ni montrer aucune faiblesse. Ensuite, on les interrogea sur l'étranger qu'ils avaient amené de Chine, sur les complices de leur prétendu crime, sur le chemin qu'ils avaient pris pour se rendre à la capitale, sur les maisons où ils avaient reçu l'hospitalité dans leur route, sur les noms, la qualité et la patrie de l'étranger qu'ils avaient amené ; on leur fit encore beaucoup de questions minutieuses sur leur voyage. La profession de foi fut leur unique réponse ; et comme s'ils eussent été sourds et muets, ils gardèrent un profond silence sur toutes les questions dont nous venons de parler. Les juges, le président même, employèrent les caresses et les menaces pour les engager à répondre à leurs interrogations : ce fut en vain. Après avoir passé une bonne partie de la nuit sans pouvoir rien obtenir, le président ordonna qu'on leur fît souffrir des tourments encore plus cruels pour les forcer à ré-pondre. On employa contre eux toutes les espèces de tortures en usage dans la Corée, les soufflets, les coups, la question des mains, des pieds et des genoux qu'on leur écrasait. Au milieu de tant d'horribles supplices, ces courageux athlètes de Jésus-Christ ne prononçaient autre chose que les saints noms de Jésus et de Marie. S'imaginant enfin que ces trois hommes se moquaient d'eux, et désespérant de leur arracher un seul mot sur l'arrivée de l'étranger, les juges entrèrent en fureur et ordonnèrent qu'on leur fît souffrir tontes les espèces de

 

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tourments jusqu'à ce qu'ils mourussent. L'ordre tut exécuté, et les trois confesseurs de Jésus-Christ rendirent l'esprit à peu près dans le même instant ; ils invoquèrent Jésus-Christ jusqu'au dernier moment, et ils avaient un visage serein, indice de la douceur spirituelle dont ils jouissaient au milieu des tourments qu'ils enduraient pour l'amour de Jésus-Christ et pour la conservation de la religion chrétienne. Ce martyre arriva le 28 juin 1795. Sabbas Chi était âgé de vingt-neuf ans, Paul Yu de trente-six et Mathias Xu de trente et un.

Ces trois martyrs s'étaient distingués par de belles actions depuis leur baptême ; l'Eglise de Corée en fait de grands éloges. Il est certain qu'ils ont été de zélés propagateurs de l'Evangile, et qu'ils ont travaillé avec ardeur à procurer la gloire de Dieu. On en voit une preuve indubitable dans le courage avec lequel ils ont méprisé et bravé les grands dangers qu'ils avaient à courir en introduisant le missionnaire dans un royaume dont l'entrée est strictement défendue à tout étranger. Sans autre vue que la gloire de Dieu et le salut de leurs compatriotes, ils conduisirent sain et sauf, jusqu'à la ville capitale de la Corée, le premier missionnaire de la religion chrétienne, malgré les périls, les craintes, les embarras inséparables de cette action. Il paraît qu'on peut avec raison regarder la grâce du martyre qu'ils ont souffert si glorieusement comme une récompense de la peine qu'ils avaient prise et des dangers qu'ils avaient courus pour la gloire de Jésus-Christ. Cette grâce du martyre est aussi une preuve non équivoque qu'ils jouissent du bonheur céleste auquel sont appelés ceux qui meurent pour Jésus-Christ.

Au reste, l'Église de Péking et moi avons été témoins de la piété et de la dévotion de Paul Yu, dans les deux voyages qu'il fit à Péking, en 1790. Il y reçut les sacrements de confirmation, de pénitence et d'eucharistie avec

 

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une ferveur si frappante, que plusieurs chrétiens ne purent retenir leurs larmes de joie et d'admiration de trouver dans ce néophyte, l'extérieur, les discours, les vertus exemplaires d'un ancien disciple de Jésus-Christ, consommé dans la pratique des maximes évangéliques.

En 1793, nous fûmes aussi témoin de la piété de Sabbas Chi, pendant les quarante jours qu'il passa à Péking. Les fidèles de cette ville furent édifiés de la dévotion sensible, de la grande ferveur et de l'effusion de larmes avec lesquelles il reçut le sacrement de confirmation, de pénitence et d'eucharistie. Pour ce qui est de Mathias Xu, nous n'avons pas été témoins oculaires, parce qu'il n'est pas venu à Péking, mais j'ai appris, par le missionnaire de Corée, que ce chrétien a été un des premiers catéchistes choisis par Pierre Ly pour la propagation de la foi, et qu'il s'est distingué par sa ferveur, sa piété et son zèle à étendre la gloire de Dieu.

Après la mort des trois martyrs, on sollicita le roi, à plusieurs reprises, d'ordonner, par un décret public, des recherches contre la religion chrétienne. Ce prince, naturellement pacifique, craignant d'ailleurs une sédition populaire, ne voulut point exciter, par un édit public, une persécution générale contre le christianisme ; mais il ôta leurs charges à quelques officiers militaires et civils, il en dégrada quelques autres seulement en partie, parce qu'ils étaient chrétiens. Pierre Ly fut envoyé en exil, après avoir été dépouillé de sa charge. Ensuite, le roi enjoignit très fortement à tous les gouverneurs du royaume de veiller, avec la plus grande exactitude, à ne point laisser propager la religion d'Europe, d'exhorter le peuple à ne point abandonner celle du pays pour en embrasser une étrangère. Si le peuple n'obéit pas, ils doivent en donner avis au tribunal criminel suprême, afin que ce tribunal prenne des précautions efficaces, après avoir demandé les instructions particulières du roi. Ce prince

 

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recommanda surtout aux gouverneurs placés sur les frontières et aux ambassadeurs qu'on enverrait désormais à Péking, de veiller à ce qu'aucun chrétien ne sortît du royaume et qu'aucun Chinois n'y entrât.

Si cette ordonnance du roi empêcha une persécution générale contre la religion, elle donna occasion aux gouverneurs des villes de vexer les chrétiens par des recherches rigoureuses . La seule différence qu'on aperçoive entre cette inquisition et une persécution ouverte, c'est que la plupart des gouverneurs ne faisaient point mourir les chrétiens, et ne leur faisaient point souffrir les plus cruels tourments. Il y en eut cependant qui, sous le pré-texte de la vigilance recommandée par le roi, les firent tourmenter jusqu'à la mort. Un grand nombre de néophytes abandonnèrent leurs demeures, et se sauvèrent dans les déserts et sur les montagnes pour se soustraire à leur tyrannie : beaucoup d'autres périrent de faim et de misère dans les prisons ; il y en eut beaucoup qui, faibles dans la foi, préférèrent les biens périssables de ce monde à ceux du ciel, et tergiversèrent au lieu de confesser leur foi d'une manière claire et ouverte. Cependant, par un effet de la divine Providence, au milieu de dangers si grands et si multipliés, le missionnaire fut conservé sain et sauf pour le salut de plusieurs. Les vexations s'étant un peu ralenties, et cette Eglise naissante commençant à respirer un peu, un grand nombre d'apostats le recherchèrent avec empressement, pour détester à ses pieds le crime d'apostasie, que la crainte ou la faiblesse leur avait fait commettre, et pour en obtenir l'absolution. Ceux qui n'avaient point fléchi le genou devant Baal trouvèrent la force et la consolation dans la réception des sacrements.

La mort des trois martyrs dont nous venons de parler, et les recherches que firent ensuite les gouverneurs, furent cause que je ne pus recevoir des nouvelles et des lettres du missionnaire que deux ans après son entrée

 

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dans la Corée. Nous étions convenus qu'au printemps après son arrivée, il enverrait aux frontières un courrier coréen, pour remettre ses lettres à un Chinois que j'enverrais de mon côté, afin que je puisse connaître au juste sa situation et l'état de la mission qui lui était confiée. Contre mon attente, le courrier que j'avais envoyé au temps convenu ne vit aucun chrétien de Corée pendant tout le temps de la foire. Son retour à Péking sans lettres nous jeta dans une grande inquiétude sur l'état et le sort du missionnaire et de la mission de Corée. Elle s'augmenta beaucoup lorsque un courrier que j'envoyai au commencement de l'année suivante, me dit à son retour qu'il n'avait vu aucun néophyte coréen ; et que, ayant sondé un marchand païen de ce pays-là, il en avait appris qu'on y avait fait mourir des hommes à cause de la religion chrétienne. Cette nouvelle fut confirmée par quelques païens de Corée, au temps de l'ambassade annuelle. En combinant ces différents rapports, il y avait lieu de craindre que le missionnaire n'eût été pris et mis à mort.

Les recherches des gouverneurs sur les frontières s'étant un peu ralenties, le missionnaire put enfin, au bout de deux ans, envoyer un chrétien à Péking pour porter ses lettres et donner des détails sur cette nouvelle Église. Ce pieux et fervent chrétien s'appelle Thomas Vang. Quoique de famille noble, il feignit d'être un homme du peuple, pour venir à Péking, comme domestique de l'ambassadeur. Il avait acheté à prix d'argent cette fonction humiliante d'un véritable domestique des ambassadeurs. Son arrivée à Péking, le 28 janvier de cette année 1797, nous a comblé d'une joie d'autant pins vive que nous ne l'espérions plus. Les lettres du missionnaire, qu'il m'a remises, étaient en latin et datées du 14 septembre précédent; celles des chrétiens étaient en caractères chinois, et à peu près de la même date.

 

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Elles étaient écrites sur de la soie, et le porteur les avait cachées dans ses habits pour échapper à la vigilance et aux recherches des officiers. J'ai connu à fond par ces lettres l'état de la religion en Corée, et j'ai vérifié les détails que j'avais reçus les années précédentes, touchant l'origine et les progrès de la prédication évangélique. les persécutions et les obstacles de la part des païens. J'y ai vu que le missionnaire avait couru en 1795 les dangers les plus pressants, auxquels il n'avait échappé qu'avec bien de la peine. Il me marque, ainsi que je lui en avais donné commission, les dangers dont il est environné dans l'exercice du ministère apostolique, à cause des recherches continuelles que font les gouverneurs ; il m'informe que le culte superstitieux que les Coréens rendent aux morts et aux tablettes des ancêtres est un grand obstacle aux progrès de l'Evangile, et que la défense de ce culte, que j'avais signifiée dans ma lettre pastorale, a fait retourner en arrière un grand nombre de nobles chrétiens et de catéchumènes. Il me parle du roi comme d'un prince naturellement bon et pacifique, qui ne persécute ceux qui suivent la religion chrétienne que parce qu'il y est forcé par ses ministres et qu'il craint quelque révolution dans son royaume. Enfin il entre dans plusieurs détails sur le caractère de cette nation (1), ses moeurs, ses coutumes, ses lois, son gouvernement temporel, sa religion, et autres choses semblables dont la connaissance peut être utile à ceux qui seront chargés du soin de l'Église de Corée, pour la bien gouverner.

 

1. Les Coréens ont les mêmes moeurs et usages que les Chinois, dont ils descendent, et dont ils ont fait partie autrefois ; ils adorent les mêmes fausses divinités ; ils suivent les mêmes maîtres, Confucius et les autres docteurs chinois. La forme de leur gouvernement est la même quant à la substance; il n'y a de différence que dans un petit nombre d'objets que les Chinois modernes ont introduits sous la dynastie tartino-chinoise actuellement dominante.

 

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Parmi les moyens que le missionnaire et les chrétiens du pays proposent pour y conserver et augmenter la religion chrétienne, voici celui qui leur paraît le meilleur et préférable à tous les autres : ce serait de supplier très instamment la reine de Portugal d'envoyer au roi de Corée un ambassadeur, accompagné de missionnaires instruits dans les mathématiques et la médecine, pour saluer ce prince et lui proposer un traité d'alliance. Il arriverait, disent les Coréens, que le roi de Corée, naturellement bon, passionné pour les mathématiques et la médecine, flatté d'ailleurs et reconnaissant de l'envoi d'un grand ambassadeur européen, honorerait la religion de cet ambassadeur, la permettrait dans son royaume, traiterait favorablement les missionnaires et les souffrirait auprès de lui, au grand profit et à la grande sûreté ; de la religion chrétienne.

Voilà, monseigneur, l'histoire abrégée de l'Église naissante dans le royaume de Corée, sur lequel Dieu infiniment bon a jeté des yeux de miséricorde dans ces derniers temps, en éclairant des hommes assis dans les ténèbres, et les conduisant dans la voie de la paix et du salut, par des moyens d'autant plus admirables qu'ils paraissent moins efficaces aux yeux des hommes.

Quand je pense à la conversion extraordinaire d'une partie de cette nation, aux moyens par lesquels environ 'quatre mille hommes sont parvenus à la connaissance de la vérité ; quand je réfléchis à la vertu courageuse, à la constance héroïque avec laquelle ces hommes ont embrassé et conservé leur religion au milieu de tant de secousses violentes et de contrariétés, mon esprit se rappelle aussitôt ces paroles de l'Exode : Le doigt de Dieu est ici, et ces autres de l'Apôtre : O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Quel autre, en effet, que l'esprit de Dieu peut opérer un changement si subit dans les coeurs, que des hommes

 

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depuis si longtemps assis dans les ténèbres et les ombres de la mort se lèvent tout à coup à la vue de la lumière et la suivent ? Quel autre que l'esprit de Dieu peut opérer de si grandes merveilles de toute-puissance avec de si faibles instruments, qu'un jeune homme à peine instruit des choses nécessaires pour recevoir le baptême, devienne le prédicateur et l'apôtre de ses compatriotes, et ait la force d'attirer à la foi une grande multitude d'hommes ? Quel autre enfin que l'esprit de Dieu peut tellement fortifier par sa grâce les coeurs des faibles, qu'ils résistent aux attraits du monde et se laissent mettre à mort au milieu des tourments horribles, plutôt que d'abandonner le Dieu qu'ils ont commencé d'adorer ? C'est donc une oeuvre vraiment divine que la propagation de l'Evangile et ses progrès dans le royaume de Corée. Elle peut être comparée à la primitive Eglise, cette Eglise dès sa naissance en butte aux orages des persécutions, arrosée du sang de cinq martyrs, affermie par les vertus d'un grand nombre de confesseurs ! Fasse le Dieu tout bon et tout-puissant, qu'à l'exemple de la primitive Eglise, celle de Corée voie le nombre de ses enfants augmenter de jour en jour et croître en vertus, et qu'elle recueille ainsi les fruits de la bénédiction céleste ! Le Souverain Pontife, le Pasteur de l'Eglise universelle, Pie VI, a confié à mes soins et à ma direction cette nouvelle Eglise, fille de celle de Péking (1).

 

1. Son Eminence le cardinal Antonelli, dans la lettre qu'il m'a écrite en 1792, m'a fait part de la joie et du plaisir que le Souverain Pontife Pie VI a ressenti en apprenant que le christianisme venait de s'établir dans le royaume de Corée. « Notre excellent Souverain Pontife, me marque-t-il, a lu avec la plus grande avidité l'histoire que vous avez tracée de ce très heureux événement. Il en a répandu des larmes de joie, et a éprouvé un plaisir ineffable de pouvoir offrir à Dieu ces prémices de contrées si éloignées. » Ce même cardinal ajoute peu après les paroles suivantes : « C'est pourquoi Sa Sainteté aime avec une tendresse toute paternelle ces nouveaux « enfants, ces illustres athlètes de Jésus-Christ. Elle désire leur accorder toutes sortes de biens spirituels. Quoique absente de corps, elle les voit des yeux de l'esprit, les embrasse cordialement, et leur « donne de tout coeur la bénédiction apostolique. »

 

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Je la recommande à vos saints sacrifices, à vos ferventes prières et à celles de votre Église, dans lesquels j'ai la plus grande confiance. J'espère qu'ils me seront d'un grand secours. Adieu, très illustre prélat. Conti-

nuez de m'aimer à votre ordinaire et de prier pour moi. Je suis, Monseigneur,

Votre très dévoué ami et très affectionné serviteur,

 

Signé : F. R., évêque de Péking.

 

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LE MARTYRE
DE PAUL IOUN ET DE JACQUES KOUEN.
A TSIEF-TSIOU, LE 8 DÉCEMBRE 1791.

 

 

Après le martyre de Thomas Kim, la persécution ouverte cessa, mais non la malveillance. En 1791, une circonstance servit de prétexte à de nouvelles violences ; la mère de Paul Ioun mourut, et ce chrétien refusa de faire les sacrifices accoutumés.

Paul Ioun était né en 1759 ; en 1783, il obtint le grade de licencié ; pendant l'hiver de l'année suivante il connut Thomas Kim et lui emprunta deux livres de religion ; trois ans plus tard environ, il embrassa le christianisme. C'était un esprit modéré et un tempérament calme. La lettre de l'évêque de Péking le trouva obéissant ; il brûla les tablettes des ancêtres. A la mort de sa mère, il marqua sa douleur par ses sentiments, mais s'abstint des rites idolâtriques. Les murmures éclatèrent ; il n'en tint compte et se trouva mis au ban de la société. Un ennemi du chrétien Hong Nak-an-i adressa une pétition au premier ministre T'sai, demanda la peine capitale contre le réfractaire. Une visite domiciliaire prouva que les tablettes avaient été détruites ; aussitôt Paul Ioan et son cousin Jacques Kouen furent l'objet d'un mandat d'arrêt. Les deux prévenus vinrent eux-mêmes se livrer entre les mains du mandarin Sin Sa-Ouen-i à Tsin-san. Les interrogatoires commencèrent tout de suite. En voici le récit par Paul Ioun.

BIBLIOGRAPHIE. — Ch. DALLLEY, Histoire de l'Eglise de Corée,

1874, t. I, p. 40-56.

 

MARTYRE DE PAUL IOUN ET DE JACQUES KOUEN.

 

« Vers le soir du vingt-sixième jour de la dixième lune (1791), j'arrivai à la préfecture de Tsin-san, et aussitôt

 

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après le souper je fus cité devant le mandarin. — En quel état te vois-je, s'écria-t-il, et comment en es-tu arrivé là ? — Je ne comprends pas très bien ce que vous me demandez, lui répondis-je. — Je dis qu'il circule contre toi des bruits très graves. Se pourrait-il qu'ils soient fondés ? Est-il vrai que tu sois perdu dans des superstitions ? - Je ne suis nullement perdu dans des superstitions ; seulement, il est vrai que je professe la religion du Maître du ciel. — Et n'est-ce pas là une superstition ? — Non, c'est la véritable voie. — S'il en est ainsi, tout ce qui s'est pratiqué depuis Pok-hei jusqu'aux grands hommes de la dynastie Siong, tout est donc mensonge ? — Dans notre religion, parmi les commandements, se trouve celui qui nous défend de juger et de condamner autrui. Pour moi, je me contente de suivre la religion du Maître du ciel, sans songer ni à critiquer personne, ni à faire des comparaisons. — Tu refuses d'offrir des sacrifices aux ancêtres ; mais l'animal Sei-rang ne fait-il pas lui-même preuve de reconnaissance envers les auteurs de ses jours ! Certains oiseaux savent aussi faire les sacrifices ; à plus forte raison, l'homme doit-il en agir ainsi (1). N'as-tu pas lu le passage des livres de Confucius où il est dit : Celui qui, pendant la vie de ses parents, les a servis selon toutes les règles, qui, après leur mort, a fait leurs funérailles selon toutes les règles, enfin offert les sacrifices selon les rites prescrits, celui-là seulement peut dire qu'il a de la piété filiale. — Tout cela, répondis-je, n'est pas écrit dans la religion chrétienne. — Alors le mandarin, citant d'autres passages des livres sacrées de Confucius, m'exhorta vivement à changer de conduite, et me dit en soupirant : —

 

1. Ancien proverbe coréen fondé sans doute sur quelque histoire fabuleuse.

 

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Quel dommage ! Depuis tant de générations la renommée de ta famille est allée en grandissant jusqu'à toi ; la voilà entièrement ruinée. Tu avais toi-même la réputation d'un lettré plein de talent ; mais ton esprit man-quant de maturité et de réflexion, tu en es venu au point d'abandonner le culte de tes pères. Si j'avais su plus tôt que tu agissais ainsi, je serais allé tout de suite t'exhorter, te faire ouvrir les yeux, et je t'aurais empêché d'arriver à cette extrémité. Cependant, tout n'est pas perdu. Il y a eu, par le passé, de grands hommes qui sont revenus, après avoir été longtemps égarés par les doctrines de Fo et de Lao-tse. Si donc, dès maintenant, tu songes à changer, tu peux encore marcher sur leurs glorieuses traces. — S'il y avait encore pour moi possibilité de changer, je l'aurais fait tout d'abord, et je ne serais pas venu jusqu'ici. — Il n'y a donc plus rien à tenter pour t'amener à de meilleurs sentiments 1 Pour moi, je ne veux ni décider ton sort ni t'interroger minutieusement. Arrivé devant le tribunal criminel, tu auras à rendre compte de toute ta conduite. Ce corps que tu as reçu de tes parents, tu veux donc follement lui faire souffrir les supplices et la mort ? De plus, tu es cause que ton oncle est emprisonné dans sa vieillesse ; est-ce. là remplir le devoir de la piété filiale ? — Acquérir la vertu en dépit des supplices et de la mort, est-ce manquer de piété filiale? Aussitôt que j'ai appris l'incarcération de mon oncle, sans même faire halte la nuit, je suis accouru me livrer entre vos mains ; n'est-ce pas là remplir les devoirs de la piété ?

« Le mandarin ordonna alors de me traiter selon la loi, et aussitôt on me passa au cou une lourde cangue, puis il me dit en soupirant : — Dans quel accoutrement te voilà ! Mourir sous la cangue et dans les fers, c'est mourir en criminel. — Il me fit conduire à la prison ; mais la chambre qui m'était destinée étant en ruines, et

 

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n'ayant pas encore pu être restaurée, je fus déposé dans une autre pièce. Ainsi se termina la journée.

« Le 27 se passa sans aucun incident remarquable. Le 28, à l'heure du déjeuner, je vis entrer dans la prison mon cousin Jacques Kouen. Il venait de subir son interrogatoire. On lui avait fait les mêmes questions, et il y avait répondu de la même façon gale moi. A midi, le mandarin fit appeler mon oncle ; et, après lui avoir adressé de longues condoléances : — Ne pouviez-vous donc pas, lui dit-il, faire comme tel et tel, que vous connaissez, et empêcher ces jeunes gens de se livrer aux pratiques mauvaises ? — Mon oncle ne répondit pas un seul mot, sortit du tribunal ; et fut, je crois, relâché à l'heure même. Vers la chute du jour, nous fûmes cités de nouveau, mon cousin et moi ; la grande cangue nous fut enlevée et fut remplacée par la petite : — Vous allez, nous dit le mandarin, partir pour Tsien-tsiou, résidence du Tsieng-min-si, gouverneur de la province. Mais quelle conduite tenez-vous donc ? ne pas suivre, avec la doctrine des lettrés, une voie de plaisirs, et s'attirer soi-même les malheurs, qu'est-ce que cela signifie ? Puis, regardant mon cousin Kouen il lui dit : — Toi qui as vécu au milieu de tous tes parents, as-tu répandu ces superstitions parmi eux ? — Nous gardâmes tous les deux le silence, et le mandarin, ne recevant pas de réponse, nous renvoya. Nous étions accompagnés du prétorien préposé aux affaires criminelles, d'un satellite et d'un geôlier. Ils avaient reçu l'ordre de nous faire partir sur l'heure, mais la nuit étant déjà venue quand nous sortîmes du tribunal, il fut impossible de se mettre en route, et nous couchâmes chez le correspondant du canton (1).

 

1. On appelle ainsi le représentant que chaque mandarin inférieur, ou mandarin d'un canton, doit avoir à la capitale.

 

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« Le 29, au premier chant du coq, nous étions en route. Nous fîmes une première halte à l'auberge de Sinkeren pour déjeuner, et plus tard une deuxième, à Kaipa-hai, pour faire manger les chevaux. A la chute du jour, après avoir passé près de l'hôtel de voyage des dignitaires à An-tek, et franchi un petit monticule, nous rencontrâmes les satellites du tribunal criminel qui venaient nous chercher. De nombreux valets étaient sur pied et s'avançaient en poussant de grandes clameurs, et en faisant un tel vacarme, que notre prise ressemblait à celle d'insignes voleurs. On nous conduisit à la préfecture, en dehors de la porte du sud, et, comme les ténèbres étaient déjà complètes, et la nuit avancée, on alluma des torches à notre droite et à notre gauche, et l'on nous plaça près des gradins du tribunal. Le juge criminel nous dit : — Quels sont vos noms et prénoms ? — Nous les déclinons. — Connaissez-vous le crime dont vous êtes accusés ? — J'ignore ce dont il est question. Notre gouverneur nous ayant envoyés au juge, nous sommes venus sur son ordre, et contre toute attente, nous avons été, en route, saisis comme des voleurs. Quelles sont vos occupations habituelles ? — Je me livre à l'étude. — A quelles études ? — A l'étude de la religion. — En quel endroit vous étiez-vous retirés chacun séparément ? — J'ai été à Koang-tsiou, répondis-je. — Et moi à Han-sou, dit mon cousin Jacques Kouen. Ayant appris, chacun de notre côté, l'ordre du mandarin, nous sommes revenus tout de suite, sans même faire halte la nuit, pour nous livrer entre ses mains. — Nous répondîmes ainsi franchement. Peu après, on passa au cou de chacun de nous une grande cangue du poids de dix-huit livres ; on nous attacha en outre au cou une chaîne de fer, et par un croc en bois on nous fixa la main droite contre le bord de la cangue.

« Le juge ayant donné l'ordre de nous emmener à la prison, on nous y conduisit. Là, nous nous assîmes sur

 

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le plancher en dehors de la porte. Puis, quand tout le monde se fut retiré, on nous fit passer à la salle où se trouvaient les voleurs, et nous fûmes bien obligés de prendre place parmi eux. Heureusement, le geôlier vint bientôt après nous faire entrer dans la chambre des gardiens. Cet appartement avait le désagrément d'être peu éloigné de la prison des brigands, mais en revanche il était élevé et le sol un peu chauffé. C'était comme une chambre ordinaire. Nous y passâmes la nuit, tantôt étendus à terre et sommeillant, tantôt assis. Le 30, à la pointe du jour, on nous fit encore changer d'habitation, et quand le jour fut tout à fait levé, on nous conduisit à la prison du gouverneur, qui nous cita à sa barre après midi, et nous fit subir l'interrogatoire suivant : — Quel est celui d'entre vous qui se nomme Ioun ? et quel est celui qui s'appelle Kouen ? — Chacun de nous répondit en déclarant son nom. — Quelle est votre occupation ordinaire ?— Dans ma jeunesse, lui répondis-je, je me suis appliqué à la littérature afin de passer les examens ; depuis quelque temps, je me livre aux études qui règlent le coeur et la conduite de l'homme. —- Tu as étudié les livres classiques des lettrés ? — Je les ai étudiés. — Si tu veux régler top coeur et ta conduite, nos livres sacrés ne suffisent-ils pas, et pourquoi aller te perdre dans des superstitions ? — Je ne suis nullement perdu dans les superstitions ? — Et la religion qu'on appelle du Maître du ciel, n'est-ce pas une superstition ? — Dieu est le père suprême, créateur du ciel, de la terre, des anges, des hommes et de toutes les créatures ; son service se peut-il appeler superstition ? — Donne-moi un simple sommaire de cette doctrine. — Le lieu où nous sommes convient pour examiner les causes criminelles et non pour développer une doctrine. Ce que nous pratiquons se réduit aux dix commandements et aux sept vertus capitales. —- De qui as-tu reçu tes livres ? — Je pourrais

 

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bien l'indiquer, mais quand on me prêta ces livres, la défense du roi n'existait pas, et par suite, celui qui les prêtait n'était pas coupable. Aujourd'hui qu'il y a défense rigoureuse, si je le désignais, il serait exposé, sans aucune culpabilité de sa part, à de violents supplices ; comment pourrais-je m'y résoudre ? ce serait enfreindre le précepte qui nous défend de nuire au prochain, je ne puis donc le dénoncer. — Il n'en est pas ainsi ; quand même tu le déclarerais, cet homme qui t'a prêté ces livres avant la prohibition, n'en deviendra certainement pas coupable. Ne sois donc pas retenu par cette vaine crainte. Le roi ayant ordonné de faire des informations exactes, si tu ne déclares rien, comment pourrai-je faire un rapport ? Ce serait enfreindre l'ordre du roi, ce qui, sans contredit, n'est pas permis. Déclare-le donc et n'attends pas les tortures pour le faire.

« Je restai longtemps dans un silence complet, et, comme mon cousin Jacques me pressait de répondre, je dis d'abord : — C'est une chose qui date de loin et il m'est difficile de m'en bien souvenir. — Puis j'ajoutai : Dans l'hiver de 1784, j'allai par hasard chez Kim Pemou, de la classe moyenne, et y trouvant ces livres, je les empruntai, les copiai et les renvoyai tout de suite à leur propriétaire. Quand ensuite j'appris la prohibition du roi, je brûlai ce qui était sur papier de Chine et lavai ce qui se trouvait sur papier coréen. Ily a déjà plusieurs années que les deux traités des dix commandements et des sept vertus capitales ne se trouvent plus chez moi. — L'ordre du roi porte que, s'il y a des livres, on doit les brûler. Si donc tu en as quelque autre, il est juste de le livrer tout de suite. — Le mandarin de mon district a visité toute ma maison, et n'y a pas trouvé une seule page. — Vous êtes coupables d'un péché que le ciel et la terre ne pourraient contenir, et l'ordre du roi portant qu'il faut examiner les choses à fond, voici des questions auxquelles vous

 

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devez répondre franchement, article par article. — Alors le gouverneur fait déposer devant nous une liste de questions dont voici à peu près le contenu. « Vous autres qui ne suivez pas la vraie voie et ajoutez follement foi à des aroles trompeuses, vous infatuez le monde, et débauchez le peuple, vous détruisez et faussez les relations naturelles de l'homme. Déclarez donc quels livres vous étudiez, et ceux avec qui vous le faites. Malgré une sévère défense, vous osez vous livrer à une grande licence d'idées, et vous joignez plus follement encore la pratique à la théorie. C'est une grande impiété. Mais cette faute serait relativement légère. Il est dit dans la dépêche du roi que vous ne faites plus les sacrifices. Ce n'est pas tout : vous brûlez les tablettes et empêchez d'entrer chez vous les visiteurs qui viennent payer leurs devoirs aux défunts. Enfin vous ne rendez pas même à vos parents les honneurs de la sépulture, et cela sans rougir et sans vouloir revenir à de meilleurs sentiments. Cette conduite est digne de la brute. Livrez tout de suite vos livres, et déclarez tous vos coreligionnaires. De plus, on dit qu'il y a parmi vous des évêques qui vous dirigent en secret, et répandent cette religion ; vous ne pouvez ne pas les connaître, déclarez donc tout, sans rien déguiser. »

Après avoir lu ce réquisitoire jusqu'au bout, je répondis : — J'ai, il est vrai, omis les sacrifices, j'ai aussi détruit les tablettes, mais j'ai reçu les visiteurs qui venaient faire leurs condoléances, et ne les ai pas empêchés d'entrer. J'ai aussi rendu à mon père et à ma mère tous les honneurs de la sépulture. Pour les livres, je viens d'expliquer ce qu'il en était ; je n'en ai point à livrer. Je n'ai pas non plus de compagnons à déclarer. Pour ce qui regarde les évêques, ce nom même n'existe pas ici. En Europe, cette dignité existe, et l'on dit qu'ils traitent les affaires de la religion. Si vous voulez en demander, c'est en Europe qu'il faut le faire. Enfin dans

 

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la religion, il n'y a pas de maître, ni de disciple, dans le sens que l'on y attache ici . — Le gouverneur se tournant alors Jacques Kouen : — Et toi, lui dit-il, quels livres as-tu étudiés ? — J'ai étudié le livre de la vraie notion de Dieu, et celui des sept vertus capitales. — D'où les as-tu reçus ? — Je les ai lus avec mon cousin Ioun Tsi-t'siong-i qui les avait empruntés. — Les as-tu aussi copiés? — Je ne l'ai pas fait. — As-tu omis aussi les sacrifices ? — Je les ai omis. — Et brûlé les tablettes ? — J'ai encore chez moi les boîtes que le mandarin a notées lors de sa visite. — Le gouverneur l'interrogea ensuite sur sa parenté avec divers personnages, et continua : — Un de tes parents, à la capitale, a répandu le bruit que tu avais brûlé les tablettes, que faut-il en croire ? — Depuis que j'ai omis les sacrifices, mes parents me regardent comme un ennemi, et me réprimandent en disant : « Cet être-là en viendra sûrement à brûler les tablettes. » Leurs paroles de blâme, en se répandant, ont fait du bruit, et c'est ainsi qu'on a conclu sans doute que je les avais détruites (1). — Le gouverneur, s'adressant à moi de nouveau, me dit : — Connais-tu Hong Nak-ani ? — Je le connais de nom, mais ne l'ai jamais vu. — Hong Nak-ani et ses amis ont fait un rapport au ministre contre vous, et celui-ci m'a envoyé des ordres. Telle est la cause de toute cette affaire. Mais le

 

1. En cet endroit, ainsi que dans les deux défenses écrites qui suivent, les confesseurs affectent de cacher le fait d'avoir brûlé les tablettes de leurs ancêtres, avant de les enterrer. C'était 'un acte passager de faiblesse, causé sans doute, par un reste de respect mal entendu pour les préjugés de leur nation. Plus loin, nous les verrons avouer courageusement qu'ils les ont brûlées, et aller au supplice par suite de cet aveu. Ces passages du récit de Paul, tout à son désavantage, montrent avec quelle loyauté et quelle exactitude il raconte ce qui s'est passé.

 

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bruit qui court que tu n'as pas enterré tes parents doit avoir un fondement quelconque ; comment pourrait-on dire en l'air de telles paroles ? — J'ignore vraiment la cause de ces bruits. Au moment de l'enterrement, la peste était dans ma maison, mes parents et amis ne vinrent pas, et ne pouvant avoir de rapports avec les étrangers, je fis toute la cérémonie funèbre avec les hommes du village seulement. Est-ce de là que ce bruit s'est répandu ? Vraiment j'en ignore la cause. — Parmi vous, il y a certainement des maîtres avec lesquels on discute et que l'on interroge, qui sont-ils ? — Dans la religion, comme je l'ai déjà dit, il n'y a ni maître ni disciple, comme on l'entend ici ; à plus forte raison dans ce royaume, où personne n'a pu faire autre chose que lire quelques livres, quel est celui qui oserait se vanter d'avoir le mieux approfondi la doctrine et voudrait se donner pour maître ? — Quel être étonnant es-tu donc pour savoir sans avoir appris ? — Comme je connais quelques caractères, il me suffit d'avoir ouvert un livre et de l'avoir lu. — Es-tu licencié tsinsa ? — Je le suis. — En quelle année l'es-tu devenu ? — Au printemps de l'année 1783. — Ensuite, après m'avoir interrogé sur ma parenté avec diverses personnes, il me dit : — On prétend que dans votre religion, vous vous réjouissez des souffrances et des supplices, et vous aimez à mourir sous le glaive : est-ce croyable ? — Désirer de vivre, et craindre la mort, est un sentiment commun à tous ; comment pourrions-nous être comme vous le dites ?

            « Nous fûmes renvoyés, et quand nous arrivâmes à la prison, il faisait déjà nuit.

            « Le 1er de la onzième lune, au point du jour, notre propre mandarin nous appela, nous fit asseoir dans une espèce de vestibule, et commanda à un prétorien de nous faire réciter les dix commandements et les sept vertus capitales. Nous les récitâmes; il prit nos paroles par

 

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écrit et les envoya au gouverneur. Peu de temps après, ce mandarin nous fit rappeler et, après quelques exhortations, il nous dit : — Ce que vous avez déclaré hier n'est pas la vérité et ne suffit pas pour porter un jugement. Et puis, cette religion, malgré ses dix commandements, ne renferme pas les rapports de roi à sujet. C'est ce que l'on appelle une doctrine sans roi, ou qui méconnaît le roi. — Il n'en est pas ainsi, lui répondis-je, le roi est le père de tout le royaume, et le mandarin, le père de son district ; on doit donc leur rendre les devoirs de la piété ; or tout cela est compris dans le quatrième commandement. — S'il en est ainsi, il faut mettre des notes dans ce sens au quatrième commandement, et le présenter annoté. La religion des Européens n'est à nos yeux qu'une superstition. Mais, vous autres, si vous la suivez parce que vous la croyez vraie, et parce que vous savez qu'elle n'est pas semblable à celle de Fo qui méconnaît les parents et le roi, quelle raison avez-vous de ne pas ériger les tablettes, et de ne pas faire les sacrifices aux parents ? Quand même vous n'offririez pas de nourriture, vous avez sans doute quelque autre moyen de témoigner votre piété filiale. Si tout cela existe parmi vous, il faut l'indiquer en détail. De plus, hier tu disais que le désir de la vie, et la crainte de la mort, gent des sentiments communs à tous ; il est donc juste de réfléchir et, en faisant tes déclarations, de mettre en avant des principes de fidélité au roi et de piété filiale, afin de trouver par là des moyens de te conserver la vie.

« Le mandarin de Lim-p'i, chargé d'examiner l'affaire, vint aussi près de moi, et me parla d'un ton calme, et par manière de conseil. Je lui répondis : — Tout ce que vous me dites entre dans mes désirs, seulement je ne puis de vive voix tout expliquer clairement. Si vous voulez me donner un prétorien et des pinceaux, je ferai écrire le tout en détail. Alors il me fit passer dans un autre appartement,

 

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avec ordre d'écrire une défense et de la présenter. Je m'assis, ef dictai ce qui suit.

« Pour la cause de l'accusé Ioun. De bonne heure, je me livrai au travail pour me préparer aux examens, dans la pensée de remplir des charges publiques. Mes humbles désirs se bornaient à tâcher de satisfaire aux devoirs de dévouement envers le roi, de piété envers mes parents, et d'amitié envers mes frères. Au printemps de l'année Kiei-mio (1783), j'obtins le diplôme de licencié tsin-sa. L'année suivante, m'étant rendu pendant l'hiver à la capitale, j'allai par hasard chez Kim Pem-ou, de la classe moyenne, au quartier Mieng-nieipang- kol. Il y avait dans cette maison deux livres intitulés, l'un: Véritables principes sur le Maître du ciel, et l'autre : les sept Vertus capitales. En les parcourant,j'y entrevis que le Maître du ciel est notre père commun, créateur du ciel, de la terre, des anges, des hommes et de toutes choses. C'est celui que les livres de Chine appellent Siang-tici. Entre le ciel et la terre l'homme naquit, et quoiqu'il reçoive de ses parents la chair et le sang, au fond c'est Dieu qui les lui donne. Une âme est unie à son corps, mais celui qui les a unis, c'est encore Dieu. La base d u dévouement au roi, c'est l'ordre de Dieu, la base de la piété envers les parents, c'est aussi l'ordre de Dieu. En comparant le tout avec la règle donnée dans les livres sacrés de la Chine, je servis le Siang-tici de tout coeur et avec le plus grand soin, je crus y voir beaucoup de conformité, La pratique est renfermée dans les dix commandements, et les sept vertus capitales. Les dix commandements sont : 1° Adorer un seul Dieu au-dessus de toutes choses. 2° Ne pas prendre en vain le nom de Dieu pour faire de faux serments. 3° Observer les jours de fête. 4° Honorer ses père et mère. (La glose dit que le roi étant le père de tout le royaume, et les mandarins, pères des peuples de leur district, il faut les honorer également.) 5° Ne pas commettre d'homicide,

 

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6° Ne pas commettre l'impureté. 7° Ne pas voler. 8° Ne pas porter de faux témoignages. 9° Ne pas désirer la femme de son prochain. 10° Ne pas désirer injustement le bien d'autrui. Ces dix commandements se rapportent en somme à deux points qui sont : aimer Dieu par-dessus toutes choses,et aimer tous les hommes comme soi-même. Les sept vertus capitales sont : 1° L'humilité, pour combattre l'orgueil. 2° La charité, pour combattre la jalousie. 3° La patience. pour combattre la colère. 4°La générosité dans l'aumône, pour combattre l'avarice. 5° La tempérance, pour combattre la gourmandise. 6° La répression de la concupiscence, pour combattre la luxure. 7° L'assiduité au bien, pour combattre la paresse. Tout ceci étant clair, précis et facile pour aider à la pratique de la vertu,. j'empruntai ces deux livres, je les mis dans ma manche et, de retour chez moi, en province, je les copiai

« Au printemps de l'année eul-sa (1785), je les renvoyai à leur propriétaire. C'est seulement trois ans après, qu'ayant étudié et médité ces livres, je me mis à les pratiquer sérieusement. Deux ans plus tard, j'appris que cette doctrine était sévèrement prohibée, je brûlai ou lavai ces volumes et ne les conservai pas chez moi. Je n'ai donc appris la doctrine chrétienne de personne, comme aussi je ne l'ai communiquée à personne Mais,après avoir une fois reconnu Dieu pour mon père, je ne pouvais me dispenser de suivre ses ordres. Or, les tablettes en usage chez les nobles, étant prohibées par la religion du Maître du ciel, puisque je suis cette religion je ne pouvais faire autrement que de me conformer à ce qu'elle prescrit. Le quatrième commandement nous ordonnant d'honorer ses père et mère, si, par le fait, nos parents étaient réellement dans ces tablettes, tout homme qui professe la religion devrait les honorer. Mais ces tablettes sont faites de bois. Elles n'ont avec moi aucun rapport de chair, de sang, ou de vie. Elles n'ont eu aucune part aux

 

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labeurs de ma naissance et de mon éducation. L'âme de mon père ou de mon grand-père une fois sortie de ce monde, ne peut plus rester attachée à ces objets matériels. Or, la dénomination de père et de mère étant quelque chose de si grand et de si vénérable, comment pourrais-je oser prendre un objet fabriqué et arrangé par un ouvrier, en faire mon père et ma mère, et l'appeler réellement ainsi ? Cela n'est pas fondé sur la droite raison, aussi ma conscience n'a pu s'y soumettre ; et quand bien même je devrais, par là, selon vous, déroger à ma noblesse, je ne veux pas me rendre coupable envers Dieu. J'ai donc enterré mes tablettes sous le sol de ma maison. Le bruit s'est répandu que je les avais brûlées, mais la religion ne nous faisant point, à ce sujet, un précepte formel, j'ignore quelles lèvres ont formulé l'accusation, et quelles oreilles l'ont entendue.

« Quant à l'offrande de vin et de nourriture aux morts ou à leur tablettes, c'est aussi une chose défendue par la religion du Maître du ciel, et ceux qui la suivent doivent se conformer à ses lois. En effet, lorsque le Créateur a disposé les différentes espèces de créatures, il a voulu que les créatures matérielles usent de choses matérielles, et les créatures immatérielles de choses immatérielles. C'est pourquoi la vertu est la nourriture de l'âme, comme les aliments matériels sont celle du corps. Eût-on d'excellent vin et des mets délicieux, on ne pourrait en nourrir l'âme, par la raison qu'un être immatériel ne peut être nourri de choses matérielles. Les anciens ont dit : « On doit servir les morts de même que quand ils étaient vivants, » et vous admettez que c'est là une maxime fondamentale des livres de ce pays. Or, puisque, pendant la vie, leur âme n'a jamais pu se nourrir de vin et d'autres aliments, à plus forte raison ne le peut-elle pas après la mort. Quelque pieux que soit un homme envers ses parents, il ne leur offre pas de nourriture pendant leur

 

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sommeil, parce que le sommeil n'est pas un temps où l'on puisse manger. De même et à plus forte raison, quand ils sont endormis du long sommeil de la mort, leur offrir des aliments serait une chose vaine et une pratique fausse. Or, comment un enfant pourrait-il se résoudre à honorer ses parents défunts par des pratiques vaines et fausses ? Ainsi, mettant de côté l'emploi des aliments qui n'ont nul parfum véritable pour les parents, s'appliquer de toutes ses forces à la pratique de la vertu pour en faire parvenir les effets jusqu'à eux, et en même temps, nourrir notre âme, voilà la vraie voie, la droite doctrine. Et, je le répète, dussé-je en la professant déroger à ma noblesse, je ne veux pas me rendre coupable envers Dieu. De plus, considérez que le peuple qui n'érige pas. les tablettes, n'est pas pour cela en opposition avec le gouvernement, que les nobles qui, à cause de leur pauvreté, ne font pas tous les sacrifices selon les règles, ne sont pas repris d'une manière sévère. Il me semble donc, dans mon humble pensée, que ne pas ériger de t blettes et ne pas offrir les sacrifices aux défunts, tout en étant chez moi la fidèle observation de la religion du Maître du ciel, n'est nullement une violation des lois du royaume.

« On m'accuse encore de prohiber les condoléances après la mort des parents. Faire et recevoir des visites. de condoléances en pareil cas, est un devoir d'humanité. Comment un enfant bien né pourrait-il s'y opposer ? Si vous ne me croyez pas, il y a des personnes qui sont venues me faire des visites de ce genre, vous n'avez qu'à ordonner une information, et vous reconnaîtrez la vérité de ce que je dis.

« On ajoute que je,n'ai pas inhumé mes parents. La mort de ma mère a eu lieu cette année à la cinquième lune, et j'ai fait les cérémonies de l'enterrement le dernier jour de la huitième lune. Quant à ce qui concerne la

 

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sépulture, le cercueil, les pleurs, les habits de deuil, etc., la religion chrétienne nous recommande de tout faire avec le plus grand soin. J'ai fait ces cérémonies et choisi un lieu convenable, comme le font tous les autres. La peste étant alors dans ma maison, je n'ai pu, il est vrai, me mettre en rapport avec les étrangers, et mes parents et amis n'ont pu tous assister au convoi, mais tous les gens du village, grands et petits, y sont venus et y ont pris part. Ici encore vous n'avez qu'à prendre des informations pour voir que les bruits répandus sont faux et calomnieux. Ce mot : religion chrétienne, est un instrument dont on se sert pour soulever tous les blâmes. L'un en parle à l'autre, celui-ci à un troisième ; un mensonge en fait répandre un autre, et c'est ainsi que peu à peu on en est venu jusqu'à dire que je refuse de recevoir les condoléances habituelles, que même je n'enterre pas mes parents. L'accusation d'avoir brulé mes tablettes, est aussi faite en l'air et sans preuve ; on s'en sert pour me charger encore. On prétend de plus que je suis évêque des chrétiens. Dans tous les royaumes d'Europe il y a bien, il est vrai, la dignité d' évêque, mais on ne la donne pas à des enfants ou novices, encore moins la donnerait-on à moi qui ai vécu dans un lieu retiré, au fond d'une province, qui n'ai rien vu ni entendu, qui seul, par le moyen de deux ou trois volumes, ai travaillé à ma sanctification personnelle, qui n'ai reçu de leçons de personne, et n'ai nulle part propagé cette doctrine, Dire que je suis évêque, c'est par trop ridicule, et je n'ai pas de réponse à faire. Né de parent nobles, ayant enfin à peu près découvert l'origine du ciel et de l'homme, et les commandements du dévouement au roi et de la pitié filiale, mes faibles désirs se sont bornés à cultiver la vertu, et à tâcher de servir Dieu convenablement. Hors de là, je n'ai plus rien à exposer.

« Pour la cause de l'accusé Kouen. Etant cousin germain

 

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de Ioun Tsi-tsiong-i par sa mère, et demeurant dans le; voisinage, j'ai vu chez lui, et je lui ai emprunté les livres intitulés : Véritables principes sur Dieu et Traité des sepf vertus capitales. Il y a de cela nombre d'années. C'était: avant que Tsi-tsiong-i eût brûlé ou lavé ces livres, je ne les copiai pas et je ne fis qu'en prendre lecture. J'ai, il, est vrai, cessé d'offrir les sacrifices, mais je n'ai ni brûlé ni détruit les tablettes, les boîtes en sont encore chez, moi, et le mandarin de Tsin-san ayant tout noté dans l'inventaire qu'il a fait, il m'est inutile d'en parler clavaire tage. Depuis le moment où je commençai à pratiquer la religion, tous mes proches me regardèrent d'un mauvais oeil, et déversèrent sur moi toute sorte de blâme. Puis, voyant que je ne faisais plus les sacrifices, ils dirent tous d'une voix : « Puisqu'il ne fait plus les sacrifices, les tablettes deviennent inutiles, et assurément il finira par les brûler. » A cette parole jetée en l'air, chacun ajouta encore et la répandit partout, et voilà pourquoi je suis aujourd'hui prisonnier. Du reste, ayant perdu mon père et ma mère de bonne heure, je n'ai pas eu lieu, depuis que je pratique la religion, de faire les cérémonies d'enterrement de mes parents. Hors de là, tout ce que je pourrais dire n'est pas différent de ce qu'a déclaré Tsi-tsiong-i, et je n'ai rien de plus à exposer.

« Par le moyen du prétorien, je fis présenter ces deux défenses au mandarin de Lim-p'i. Il les lut attentivement, les mit dans sa manche, et se rendit au tribunal criminel du gouverneur, donnant des ordres pour qu on nous fit attendre à la porte. Il était environ midi, et nous nous assîmes en attendant. Longtemps après on nous appela, et le gouverneur dit d'abord à Jacques Kouen : — As-tu vraiment conservé tes tablettes ? Tout à l'heure tu disais les avoir, et cependant le mandarin de Tsin-san, dans son rapport, dit n'avoir vu que quatre boîtes vides et pas de tablettes ; qu'est-ce que cela ? — Jacques répondit : —

 

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Quand je vins de Tsin-san, près du gouverneur, on me dit qu'il fallait tout déclarer, comme il était marqué dans le rapport du mandarin. Craignant donc, si j'en disais trop, que le mandarin ne fût lésé à cette occasion, j'ai dit simplement au gouverneur que les boîtes des tablettes étaient encore chez moi ; mais, par le fait, mes tablettes n'y sont plus, je les ai enterrées.— Où les as-tu enterrées ? demanda le gouverneur. Jacques indiqua l'endroit, mais ajouta qu'un éboulement ayant eu lieu depuis, on ne pourrait pas sans doute retrouver la place. — Tu ne les as pas enterrées seul, j'imagine ; il y a eu un homme qui a creusé la terre, il doit servir de témoin. — Comme, dans cette affaire, je craignais d'être vu de qui que ce fût, je n'ai fait venir personne, et je les ai enterrées de ma propre main. Le gouverneur, s'adressant à moi, me dit : — Et toi, comment as-tu agi ? — J'ai tout déclaré dans ma défense écrite, veuillez bien ne plus m'interroger. —As-tu enterré les tablettes entières ou seulement après les avoir brûlées ? Selon que tu les auras brûlées ou non, ta culpabilité sera plus ou moins grave. En tout cas, il me suffira d'un délai de peu de jours polir savoir ce qu'il en est, quel avantage y auras-tu? — Je les ai brûlées, puis enterrées. — Si tu les as honorées comme tes parents, passe encore de les enterrer, mais les brûler! Cela peut-il jamais se faire ? — Si j'avais cru que c'étaient mes parents, comment aurais-je pu me résoudre à les brûler ? Mais sachant très clairement qu'en ces tablettes il n'y a rien de mes parents, je les ai brûlées. D'ailleurs, qu'on les enterre ou qu'on les brûle, elles retournent toujours en poussière ; il n'y a donc rien qui rende un de ces actes plus grave que l'autre.

Le gouverneur, après nous avoir ordonné de monter et de nous asseoir sur la planche à supplices, nous fit signer notre jugement et me dit : — Reconnais-tu être condamné justement pour avoir brûlé les tablettes des

 

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défunts ? — Si j'avais brûlé quelque tablette, pensant que les parents y sont renfermés, les supplices seraient justes ; mais comme je l'ai fait, sachant très clairement qu'il n'y a là rien de mes parents, quelle, faute puis-je avoir commise ? — Situ étais en Europe, tes paroles pourraient être justes, mais étant dans notre royaume, tu dois être puni selon la loi. Dans notre pays, après cinq générations, tous, même les nobles, enterrent les tablettes, les punissez-vous sévèrement pour cela ?

D'après la décision des saints, c'est à ce terme de cipq générations que finissent pour l'homme les devoirs de parenté. A ces mots, le gouverneur ayant commandé de me battre, je reçus dix coups. Le gouverneur dit ensuite : — Toi qui es noble, ne souffres-tu pas dans ce supplice ? — Comment pourrais-je ne pas souffrir, puisque je suis de chair comme vous ? — N'as-tu pas de regret ? — Comme la religion chrétienne n'ordonne pas précisément de brûler une tablette, je pourrais, à la rigueur, regretter de l'avoir fait légèrement; hors de là, je n'ai rien que je puisse regretter. Le gouverneur ordonne à un autre valet de me battre, et l'on me donne encore dix coups. Puis le gouverneur me dit: — Quand tu devrais mourir sous les coups, il faut que tu abandonnes cette religion. — Si je venais à renier mon Père suprême, vif ou mort, en quel lieu pourrais-je jamais aller ? — Si tes parents ou le roi te pressaient, ne te rendrais-tu pas à leur voix ? A cette question je ne fis pas de réponse.— Pour toi, tune connais ni parents, ni roi.— Je connais très bien et parents et roi. »

Ici se termine le récit de Paul. Il ne répondit point à l'avant-dernière question pour ne point blesser les usages de ce pays qui ne permettent pas une réponse négative quand le roi est mis en cause. Du reste, son silence fut compris des juges. Aussi le gouverneur lui fit donner dix autres coups ; ce qui faisait les trente coups fixés par la loi.

 

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Après cela, Paul et Jacques furent ramenés et renfermés dans la prison. La nuit était venue. A la suite de ces interrogatoires, le gouverneur envoya son rapport au roi Tsieng Tsiong. Il était âgé de quarante ans, et il y avait quinze ans qu'il gouvernait le royaume. L'histoire le représente comme un prince sage, modéré, prudent, ami de la science et juste appréciateur du mérite de ses sujets. Il reçut le rapport du gouverneur, mais il ne paraissait nullement disposé à pousser les choses à l'extrémité. Cependant les ennemis de la religion chrétienne se montraient de plus en plus menaçants : de tous côtés arrivaient des adresses au roi, des pétitions aux ministres, demandant la punition des coupables et l'extirpation de cette nouvelle doctrine, qui renversait tous les fondements de la société. Plus de trente pièces de ce genre parurent du neuvième au douzième mois de cette année. Effrayé de ces manifestations, le premier ministre Tsai, quoique loin d'être personnellement hostile aux chrétiens, entra dans les vues de leurs plus violents accusateurs, et pressa le roi de condamner Paul Ioun et Jacques Kouen à la peine capitale. Cette conduite surprit beaucoup de monde, car le ministre appartenait au parti Nam-in, aussi bien que les principaux d'entre les chrétiens, et de plus, il était lié par le sang ou l'amitié avec la plupart d'entre eux. Mais, la crainte de perdre son crédit et peut-être sa dignité, le désir de conserver sa fortune et celle de sa famille, le rendirent persécuteur.

Cédant aux instances de son ministre, le roi signa le décret qui condamnait Paul Ioun et Jacques Kouen à être décapités. Leurs têtes devaient être exposées en public pendant cinq jours, afin d'effrayer les populations voisines, et de les empêcher de suivre la nouvelle religion. Le décret, revêtu de la sanction royale, fut expédié au gouverneur de Tsien-tsiou. A la réception de la sentence,

 

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les deux confesseurs furent aussitôt conduits de la prison au lieu du supplice. Une foule immense de païens et de chrétiens les suivait. Jacques, affaibli par les coups, se contentait de prononcer de temps en temps les noms de Jésus et de Marie. Paul, plus robuste, s'avançait avec un air d'allégresse, prêchant Jésus-Christ.

Arrivés au lieu de l'exécution, l'officier qui présidait leur demanda s'ils voulaient obéir au roi, rendre le culte ordinaire aux tablettes de leurs ancêtres, et renoncer à la religion étrangère. Sur leur réponse négative, l'officier commanda à Paul Ioun de lire la sentence de mort, confirmée par le roi, et écrite sur une planche, suivant l'usage du royaume. Paul la prit aussitôt et la lut à haute voix. Il posa ensuite sa tête sur un gros billot, répéta plusieurs fois les saints noms de Jésus et de Marie, et, avec le plus grand sang-froid, fit signe au bourreau de frapper. Le bourreau lui trancha la tête d'un seul coup. Puis vint le tour de Jacques, qui ne cessait, lui aussi, d'invoquer Jésus et Marie. Il eut la tête tranchée immédiatement après son cousin. II était trois heures de l'après-midi, le treizième jour de la onzième lune de l'année sin haï (8 décembre 1791). Paul Ioun était âgé de trente-trois ans, et Jacques Kouen de quarante et un ans.

Le roi cependant s'était repenti d'avoir cédé aux instances de son ministre. Il prévoyait que, d'après les moeurs et coutumes du pays, ce premier acte deviendrait loi de l'Etat, et que dans la suite on continuerait à mettre à mort ceux qui suivraient la religion nouvelle. Un courrier extraordinaire fut envoyé en toute hâte au gouverneur de Tsien-tsiou pour faire surseoir à l'exécution. Mais il était trop tard ; Paul Ioun et Jacques Kouen avaient déjà obtenu la couronne du martyre.

Comme le roi l'avait prévu, les ennemis de la religion s'appuyèrent toujours depuis sur cette sentence,

 

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pour faire considérer la condamnation à mort des chrétiens comme loi de l'Etat, et la première exécution publique fut la principale et souvent l'unique cause d'un grand nombre de celles qui suivirent. Les corps des deux martyrs restèrent neuf jours sans sépulture. Pour intimider les chrétiens, on plaça sur le lieu du supplice des satellites chargés de les garder jour et nuit.

 

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MARTYRE DE PIERRE OUEN.
LE 17 JANVIER 1793.

 

L'Eglise de Corée traversait une persécution dans laquelle tous ses membres ne furent pas également héroïques. François -Xavier Kouen n'avait pas été inquiété en 1785 ; en 1791 on le relança, il fut arrêté et traduit devant le tribunal des crimes. Ni menaces ni supplices ne purent venir à bout de sa constance ; il fut donc exilé, mais, avant son départ, on parvint à obtenir de lui une formule équivoque qu'on se hâta d'interpréter comme d'une soumission formelle et en conséquence sa peine fut mitigée. Il mourait quelques jours plus tard sans qu'on puisse savoir le fond de cette intrigue qui se joua autour de lui. Il semble d'ailleurs que la tactique des persécuteurs de Corée ait été identique à celle des empereurs et des préfets de Rome ; quand ils ne pouvaient arracher une apostasie ils se contentaient d'une soumission qui a pu n'avoir parfois rien de volontaire chez celui qui était censé l'avoir consentie. Une grâce éclatante donnait lieu de croire à la chute du chrétien dont les protestations étaient étouffées administrativement et l'exemple colporté partout pouvait aider à ébranler et à entraîner des fidèles peu attachés à leur croyance ou mal instruits de leurs obligations.

 

Un grand nombre de chrétiens arrêtés, vers la même époque, se délivrèrent de la persécution, par l'apostasie. Nous pouvons citer parmi les principaux : Tsoi-Il-tsiel-i, Tsieng Inhiek-i, Son Kieng-ioun-i, Sang Tak-nioun-i, T'soi In-kir-i, T'soi Pil-tie-i, etc., qui tous eurent plus tard le bonheur de souffrir le martyre.

Dans le Nai-po, nous rencontrons les mêmes faiblesses.

 

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Au district de Koang-tsiou, apostasie de Marcellin T'soi et de ses nombreux compagnons d'emprisonnement ; au district de Hong-tsiou, apostasie de la famille de Seng-hoa ; au district de Tang tsin, apostasie  de François Pai et de beaucoup d'autres. Marcellin T'soi et François Pai lavèrent plus tard cette faute dans leur sang. Enfin la défection la plus triste, la plus humiliante pour les chrétientés du Nai-po, fut celle de leur apôtre, Louis de Gonzague Ni Tan-ouen-i. Connu de tous, païens et chrétiens, il ne put longtemps éviter les embûches des persécuteurs. Il fut pris et enfermé à Kong-tsiou. Nous ne connaissons pas ses supplices ; mais il paraît certain qu'il se laissa ébranler. Une lettre du gouverneur de Kong-tsiou, Pak Tsong-ak-i, du 2 de la douzième lune, annonça au roi la soumission de Tan-ouen-i. « Il a apostasié, dit ce document, de la manière la plus formelle, a témoigné sa douleur de s'être laissé entraîner dans une mauvaise doctrine mêlée de magie, et s'est engagé avec serment à aller dissuader tous ceux qu'il avait endoctrinés, afin de les ramener dans la voie véritable. » Le roi répondit par un ordre de ne relâcher le coupable qu'après un retour positif et complet, car sa conversion était bien récente. Toutefois il fut mis en liberté, le 5 de cette même lune, et put retourner chez lui. Le rapport du gouverneur de Hong-tsiou est évidemment empreint d'une monstrueuse exagération. Quels qu'aient pu être les torts de Louis, sa faiblesse n'a pu aller jusqu'à s'en-gager par serment à faire apostasier les chrétiens. La meilleure preuve, c'est qu'aussitôt mis en liberté, il re-commença à pratiquer tous les devoirs de la religion. Mais comme il était trop connu dans le Nai-po, il prit le parti d'émigrer pour être moins exposé à de nouveaux périls. Dans la nuit du dernier jour de cette année (1791), il fit ses adieux à son frère aîné. Non seulement plus de trente familles de sa parenté qui habitaient en ce lieu,

 

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mais encore tous les habitants du village, composé de plus de trois cents maisons, s'étaient réunis autour de lui. C'était lui qui leur avait tait connaître Jésus-Christ, lui qui les avait convertis et baptisés ; aussi semblait-il que chacun perdît un père, un frère, un ami. Son départ fut une scène déchirante. Il alla s'établir au district de Hong-san, et recommença à travailler à la prédication de l'Evangile, quoique avec beaucoup moins d'éclat et de publicité jusqu'au jour de son martyre.

De grands et glorieux exemples de fidélité vinrent consoler l'Eglise naissante de Corée. Dans le district de Mien-tsien, où les arrestations avaient été très nombreuses, Laurent Pak, voyant les chrétiens emprisonnés depuis plusieurs mois, avait eu le courage d'aller souvent les consoler dans leurs cachots. Un jour, pendant que les prisonniers prenaient leur repas du matin, il alla frapper à la porte du mandarin, entra hardiment, et, se tenant debout en face de ce magistrat, s'écria : « Battre  avec violence des hommes innocents, les tenir en pria son pendant des mois entiers, n'est-ce pas là un crime horrible ? » Le mandarin, en colère, demanda quel était cet homme. On lui répondit que c'était un habitant de Hong-tsiou, frère de Pak Il-tenk-i, alors en prison pour cause de religion. Laurent fut saisi aussitôt. On lui passa une lourde cangue au cou et on le battit violemment. Loin de se laisser ébranler, « cette cangue de bois « est trop légère, disait-il au mandarin, faites-m'en « mettre une de fer. » La position du mandarin devenait difficile : toute la ville était en émoi et les murmures commençaient. à se faire entendre, car Laurent Pak était très populaire. N'osant pas le condamner, il s'en débarrassa en l'envoyant ailleurs. Laurent comparut successivement devant les tribunaux criminels de Hai-mi et de Hong-tsiou. Dans ce dernier, il fut soumis à une cruelle flagellation, mais -son courage ne se démentit

 

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pas. Il y avait un mois et quelques jours qu'il était emprisonné, lorsqu'une dépêche de la cour arriva ordonnant de le relâcher.

Kim Pié, l'aïeul du premier prêtre indigène de la Corée, le vénérable André Kim, montra la même constance devant les juges ; néanmoins, il ne put pas obtenir la couronne du martyre.

Pierre Ouen Si-tsiang-i fut plus heureux. Il était originaire du village de Eug-tsien-i, au district de Hongtsiou, et descendait d'une famille honnête et jouissant d'une belle fortune. La violence sauvage de son caractère l'avait fait surnommer le Tigre. En 1788 ou 1789, il était âgé de plus de cinquante-cinq ans, lorsqu'il entendit parler de la religion chrétienne. Par une grâce extraordinaire de Dieu, il se convertit à l'instant, mais sans en parler à personne, et un jour il quitta sa maison, en disant : « J'ai vécu inutilement plus de cinquante années, quand je reviendrai, on saura la cause de mon départ. Soyez sans inquiétude et surtout ne m'attendez pas. » Il partit à l'instant, et, pendant plus d'un an, on ne put en avoir aucune nouvelle. Enfin, Pierre ayant reparu, ses parents et ses amis accoururent près de lui, lui faisant mille questions, auxquelles il répondit en souriant : « Pendant plus de cinquante ans, j'ai failli bien des fois mourir, mais maintenant j'ai une médecine qui assure la vie pour des milliers d'années, je vous expliquerai cela demain. » Le lendemain, en effet, il réunit tous ses parents, et se mit à leur développer l'origine et la fin de ce monde, l'existence d'un Dieu créateur et conservateur de toutes choses, le péché originel, l'Incarnation, les commandements de Dieu, le ciel et l'enfer, enfin, tout ce qu'il savait de la religion chrétienne. « Voilà, ajouta-t-il, pour quiconque a bonne volonté, le moyen de vivre éternellement. O vous tous, recevez mes paroles comme mes vœux testamentaires, et embrassez

 

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comme moi cette religion divine. » La grâce accompagnait ses paroles, tous promirent de se mettre, dès ce jour, au service du grand roi et père commun de tous les hommes.

Mais ce qui, plus que tous les discours, donnait à Pierre une force convertissante, c'était son bon exemple, c'était le triomphe qu'il avait remporté sur lui-même. Lorsqu'il revint chez lui, il avait tout à fait dompté son caractère, et montrait dans les diverses circonstances de la vie une inaltérable douceur. On admirait aussi son zèle ardent pour soulager les, pauvres en leur faisant part de ses biens, et pour exhorter les païens de sa connaissance dont il convertit plus de trente familles. Sa ferveur était si grande que, même en présence des païens, il accomplissait toujours ses exercices religieux.

 

BIBLIOGRAPHIE. — A. DALLET, Histoire de l'Eglise de Corée, t. I, p . 61-66.

 

MARTYRE DE PIERRE OUEN.

 

Environ deux ans après sa conversion, le bruit que sa famille était tout entière chrétienne arriva jusqu'aux oreilles du mandarin. Celui-ci envoya des satellites pour saisir un cousin de Pierre nommé Jacques ; mais, sur l'avis de ses amis, Jacques avait pris la fuite. Ses satellites s'adressèrent à Pierre : « Où est allé votre cousin ? — Il s'est caché par crainte de la mort; comment voulez-vous que je sache où il est ? — Nous avons ordre du mandarin de l'arrêter comme chrétien ; mais, puisqu'il n'est pas ici, nous allons vous prendre en sa place. — Soit, » répondit Pierre, et aussitôt il fut pris et conduit au prétoire devant un officier subalterne qui lui dit : « Où est allé votre cousin ? — Je l'ignore. — On dit que votre cousin pratique la religion chrétienne ; la

 

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pratiquez-vous aussi ? — Je la pratique. — Promettez de ne plus la pratiquer, reniez Dieu, et j'avertirai le mandarin que tous ces bruits sont une pure calomnie, vous serez relâché tout de suite. — Je ne puis renier Dieu. » On l'enferma dans une chambre, et pendant plusieurs jours on ne cessa de le presser d'apostasier. Mais Pierre s'y refusant toujours, l'officier en colère l'envoya au mandarin. « Est-il vrai, lui dit ce magistrat, que tu suis la religion du Maître du ciel ? — Cela est vrai. — Renie ton Dieu, dénonce tes complices, et dis-moi que tu ne la suivras plus, je te relâcherai aussitôt. — Renier Dieu ! jamais ! Je ne puis non plus dénoncer d'autres chrétiens. —- Ne veux-tu pas dénoncer tes complices et déclarer les livres que tu as chez toi ? — Cela m'est impossible. » Le mandarin furieux lui fit subir le supplice de l'écartement des os, et le fit battre de soixante-dix coups de la planche à voleurs. Mais Pierre souffrait tout patiemment, ne cessant d'exposer la vraie doctrine, sur Dieu, sur les devoirs de l'homme envers Dieu et les parents, sur la vanité des superstitions païennes, etc... Renvoyé à la prison, il comparut encore le lendemain, et aux mêmes questions du juge, fit les mêmes réponses.

Il subit de nouveau le supplice de l'écartement des os et fut frappé, plus cruellement que la veille, avec la planche à voleurs. Ses chairs étaient en lambeaux, ses deux épaules brisées, et les os du dos, tout meurtris, restaient à nu. C'est dans ce triste état qu'on le reconduisit à la prison Malgré ses souffrances, son visage respirait le contentement et la joie. Il se mit à prêcher les geôliers, prétoriens et satellites, et peu de jours après, un chrétien étant venu le voir à la prison, il reçut de lui le baptême, car jusqu'à ce moment il n'était que catéchumène. Cependant le mandarin, ayant fait un rapport au gouverneur de la province, en reçut l'ordre de faire mourir Pierre sous les coups. Au troisième interrogatoire devant

 

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le juge criminel, on déploya un appareil formidable, et un grand nombre de satellites furent placés autour du confesseur pour l'effrayer. Le juge lui dit: « Le désir de te sauver la vie m'a fait employer tous les moyens pour te faire revenir à de meilleurs sentiments ; mais comme tu ne voulais rien écouter et que tu t'obstinais à désirer la mort, j'ai averti le gouverneur, et j'en ai reçu l'ordre de te faire périr sous les coups ; sache donc que cette fois tu vas mourir. » Pierre répondit : « C'est mon voeu le plus ardent. » A ces mots, on serra ses liens, et on commença à lui faire subir des tortures affreuses qui durèrent tout le jour. Pierre les supporta courageusement, mais il eut le corps tellement broyé qu'il ne pouvait plus faire usage de ses membres. On dut l'emporter à la prison, et lui faire mettre dans la bouche les aliments qu'il ne pouvait plus prendre lui-même.

Enfin le juge criminel et le mandarin réunis firent un dernier effort pour le gagner, en lui parlant de ses enfants, qui sans cesse l'attendaient et l'appelaient. s Ceci me touche vivement, répondit Pierre, mais c'est Dieu lui-même qui m'appelle, comment pourrais-je ne pas répondre à sa voix ? » Alors ils lui firent donner le régal ordinaire des condamnés à mort. Puis on se mit à le battre avec plus de rage qu'auparavant, de manière à le tuer aussi vite que possible. Mais il ne mourait pas. Le mandarin, les satellites et les bourreaux, épuisés de fatigue, se dirent alors : « Ce coupable ne sent pas les coups, il n'y a pas moyen d'en finir. » — « Je sens les coups, répondit Pierre, mais Dieu est là qui me parle et me fortifie lui-même. » En entendant ces paroles, le mandarin dit : « Ce coquin-là a sans doute le diable à ses ordres, » et il fit frapper plus fort, mais inutilement. A la fin, désespérant de le tuer ainsi, le mandarin commanda de le lier et de l'exposer couvert d'eau au froid de la nuit, pour le faire geler. Pierre fut donc attaché avec

 

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de grosse corde et on lui versa de l'eau sur tout le corps. Bientôt, il fut entièrement couvert de glace. Dans ce supplice, il ne pensait qu'à la passion du Sauveur, et répétait : « O Jésus flagellé pour moi par tout le corps, « couronné d'épines pour mon salut, voyez la glace dont « mon corps est couvert, pour l'honneur de votre nom » ; puis il offrait sa vie à Dieu avec action de grâces. Au second chant du coq, il rendit le dernier soupir. C'était le 17 de la douzième lune de l'année im-tsa (janvier 1793). Pierre avait alors soixante et un ans.

 

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MARTYRE DE NI TOKEI, DE LAURENT PAK ET DE QUELQUES AUTRES, EN CORÉE, 1797 à 1800.

 

En 1790, l'évêque de Péking avait promis aux députés de l’Eglise coréenne, Paul Ioun et Jean-Baptiste Ou, de leur envoyer bientôt un pasteur, et au mois de février 1791, Jean dos Remedios, prêtre séculier de Macao, partit de Péking. Tous les ans, lorsque l'ambassade coréenne rentre dans le royaume, une foire se tient sur les frontières de la Chine et de la Corée, et nombre de marchands s'y rendent. Il était entendu que le prêtre viendrait à la foire. Des chrétiens coréens, reconnaissables à certains signes, s'y trouveraient pour l'introduire en Corée. Après vingt jours de marche, Jean dos Remedios arriva au rendez-vous, mais les chrétiens coréens, empêchés par la persécution, ne parurent pas. Dix jours s'écoulèrent, la foire se termina, l'ambassade rentra en Corée, et le missionnaire fut obligé de revenir à Péking.

Après le retour du P. dos Remedios, l'évêque fut trois années sans nouvelles de Corée. Ce silence était de mauvais augure. D'ailleurs, quelques mots prononcés par des personnes de la suite de l'ambassade, en 1792, avaient fait soupçonner une persécution et permis de comprendre pourquoi nul n'était venu au rendez-vous. Ce ne fut qu'un an plus tard, à l'arrivée de Paul Ioun et de Sabas Tsi, que l'on connut les détails de cette première persécution. Il fallait à tout prix, et le plus tôt possible, porter secours à cette Eglise désolée. Jean dos Remedios était mort. Pour le remplacer, l'évêque choisit un jeune prêtre chinois, Jacques Tsiou, que les Portugais ont toujours désigné sous le nom de P. Jacques Vellozo. Il n'avait alors que vingt-quatre ans ; mais sa piété, son habileté dans la littérature chinoise et dans les sciences ecclésiastiques, sa physionomie assez semblable

 

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à celle des Coréens, décidèrent l'évêque de Péking à le choisir pour cette belle et périlleuse mission.

Le P. Jacques Tsiou partit de Péking (février 1794). Après vingt jours de marche, il arriva aux frontières de la Corée où des chrétiens l'attendaient, mais comme la surveillance était alors très sévère, il fut convenu que son entrée serait différée jusqu'en décembre. En attendant l'époque fixée, le missionnaire visita les chrétientés de la Tartarie.

Au mois de décembre, le P. Tsiou revint à Pien-men, où Sabas Tsi et d'autres chrétiens s'étaient rendus, pour lui servir de guides. Le prêtre changea d'habits, arrangea ses cheveux à la Coréenne, et, vers le milieu de la nuit du 23 décembre 1794, franchit le fleuve Apno, la terrible barrière qui le séparait de la Corée. D'autres chrétiens l'attendaient sur la rive coréenne, à Ei-tsiou, vis-à-vis Pien-men, et le conduisirent jusqu'à la capitale, où il parvint au commencement de l'année 1795 et fut logé dans la maison préparée par Mathias T'soi au quartier nord de la ville. Il commença par faire préparer tout ce qui était nécessaire pour la célébration du saint sacrifice, et se livra tout entier à l'étude de la langue coréenne. Le Samedi-Saint, il baptisa plusieurs adultes, suppléa les cérémonies de ce sacrement à quelques autres, et reçut quelques confessions par écrit Enfin, le jour de Pâques, il célébra la sainte messe et donna la communion à ses pénitents de la veille.

Tout alla bien jusqu'au mois de juin. Les chrétiens voulaient tous voir le prêtre ; bientôt l'affluence fut extrême. Le P. Tsiou, peu au courant des coutumes du pays, recevait facilement tous les visiteurs. Un bachelier nommé Han leng-ik-i, chrétien depuis quelques mois et d'une foi peu solide, parvint à se faire introduire auprès du prêtre, puis dalla trouver le frère de Ni Piek-i, ennemi déclaré de la religion, et alors en faveur à la cour. Il lui apprit qu'un prêtre chrétien, Chinois de nation, résidait dans la capitale, lui fit connaître la maison où il était caché, et lui donna son signalement. Le premier ministre et le roi furent bientôt informés de tout. Ordre fut donné au grand juge criminel T'sio Kiou-tsin-i, d'envoyer à l'instant saisir sans esclandre l'étranger. C'était le 27 juin. Heureusement, les chrétiens, qui se défiaient du traître, avaient épié ses démarches

 

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et connu à temps ses dénonciations et les ordres de la cour Le P. Tsiou, averti, s'était réfugié chez un autre chrétien. Mathias Tsoi resta seul dans la maison menacée. Il eût pu fuir, mais afin de mettre le prêtre en sûreté, il voulut se faire passer pour le Chinois qu'on cherchait. Etant d'une famille d'interprètes et parlant le chinois, il espérait réussir dans son dessein. Il se coupa les cheveux pour mieux contrefaire l'étranger, et attendit les satellites. Ceux-ci, arrivés à la maison, se précipitèrent sur lui, en criant : « Où est, le Chinois ? — C'est moi, » répondit Mathias avec calme. Il fut traîné devant le juge. Mais on ne tarda pas à s'apercevoir de la méprise.. Le prêtre chinois portait une barbe assez fournie, et Mathias était imberbe: On se mit donc de nouveau à la recherche du prêtre, et il n'eût probablement pas échappé longtemps aux poursuites* si le roi, qui craignait de faire souffrir beaucoup d'innocents, n'eût ordonné de procéder dans cette affaire avec plus de modération.

Cependant Paul Ioun et Sabas Tsi, les deux introducteurs du P. Tsiou, avaient été arrêtés le même jour, et réunis à Mathias T'soi. La nuit de leur arrestation ils furent conduits devant le tribunal. Des professions de foi claires et généreuses étaient leur seule réponse aux questions. sur le prêtre étranger, son arrivée, son séjour dans la capitale. Pour leur arracher des aveux, on les. mit plusieurs fois à la torture, on les roua de coups, on leur disloqua bras et jambes, on leur écrasa les genoux, rien ne put. les fléchir. Enfin le roi, cédant aux ennemis de la religion, signa leur arrêt de mort. La sentence fut exécutée cette nuit-là même dans la prison, et les corps des martyrs furent jetés dans le fleuve. C'était le 12 de la cinquième lune (28 juin 1795). Sabas Tsi était âgé de vingt-neuf ans, Paul Ioun avait trente-six ans, et Mathias T'soi trente et un ans.

Telle fut la récompense de ces trois généreux chrétiens qui méritèrent ce bel éloge de l'évêque de Péking : « L'Église de Péking et moi, écrivait-il en 1797, avons été témoins de la piété et de la dévotion de Paul Ioun dans les deux voyages qu'il fit à Péking en 1790. Il y reçut les sacrements de Confirmation, de Pénitence et d'Eucharistie, avec une ferveur si frappante, que plusieurs de nos chrétiens ne purent retenir leurs larmes, dans

 

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la joie et l'admiration qu'ils éprouvaient de trouver chez ce néophyte, la modestie, les paroles, les vertus exemplaires d'un vieux chrétien consommé dans la pratique de l'Evangile. En 1793, nous fûmes aussi témoins de la piété de Sabas Tsi, pendant les quarante jours qu'il passa à Péking. Les fidèles de cette ville furent édifiés de sa dévotion, de sa grande ferveur, et de l'effusion de larmes avec lesquelles il reçut les sacrements de Confirmation, de Pénitence et d'Eucharistie. Quant à Mathias T'soi, nous n'avons pas été témoins oculaires de sa foi, parce qu'il n'est pas venu à Péking, mais j'ai appris par le missionnaire de Corée que ce chrétien a été un des premiers catéchistes, et qu'il s'est distingué par sa ferveur, sa piété et son zèle à étendre la gloire de Dieu (1) ».

Cinq autres chrétiens avaient été arrêtés avec nos trois martyrs, et accusés comme eux de s'être faits les introducteurs du prêtre étranger dans la Corée ; mais ils soutinrent, avec raison, n'y avoir pris aucune part. On voulut les faire apostasier. Ils confessèrent leur foi au milieu des supplices. Après quinze jours de tortures, ils furent mis en liberté, et s'en allèrent 4oyeux, louant et bénissant Dieu. Cependant le P. Tsiou était caché dans le bûcher d'une chrétienne, Colombe Kang Oan-siouk-i. Comme elle a joué un grand rôle dans l'histoire de la chrétienté à cette époque, nous allons raconter sa vie avec quelque détail. Elle était née dans le Nai-po, d'une famille païenne de demi-nobles, ou, selon l'expression coréenne, de nobles bâtards. On nomme ainsi les familles issues d'une mésalliance. Dès son enfance, Colombe montra une pénétration d'esprit remarquable, un cœur droit, ferme et courageux. Elle ne se permettait point d'actions mauvaises etc supportait avec patience le caractère acariâtre de sa mère. Son âme élevée aspirait déjà à quelque chose de grand. Elle pratiquait les maximes de la religion de Fo, et avait formé, dit-on, le dessein de quitter le monde, pour se livrer aux exercices religieux de cette secte.

Colombe fut mariée à un demi-noble du district de Tek-san,

 

1. Nouvelles Lettres édif., V.

 

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nommé Hong Tsi-Teng-i, veuf et entièrement dépourvu d'intelligence, avec lequel Colombe avait peine à vivre en bonne harmonie, et qui lui causait beaucoup de chagrins. Colombe était mariée depuis quelque temps, quand elle entendit un parent de, son mari, nommé Paul, parler de la religion du Maître du ciel. Ce mot la frappa. « Le Maître du Ciel, se dit-elle, ce doit être le a maître du ciel et de la terre. Le nom de cette religion est a juste, et sa doctrine doit être vraie. » Elle demanda des livres, et leur lecture lui révéla la vérité évangélique. Elle s'attacha à la religion et, dès ses premiers pas dans la vie chrétienne, aspira aux vertus héroïques. Son assiduité à tous ses devoirs, sa ferveur, sa mortification étaient admirables. Elle s'appliqua à convertir sa maison, ses parents et ses amis, et son zèle s'étendit jusqu'aux villages voisins. Son mari fut le principal objet de sa sollicitude. Quand elle l'exhortait à se faire chrétien, il disait : « C'est vrai, c'est vrai, a mais quand ensuite les ennemis de la religion la décriaient, il branlait la tête en signe d'approbation. Sa femme le réprimandait, il versait des larmes et regrettait ses torts, puis de mauvais amis revenaient le voir, et il agissait comme auparavant. Colombe n'aboutissait à rien et voyait qu'elle ne pourrait parvenir à lui faire pratiquer la religion.

Elle s'appliqua à convertir sa belle-mère. Celle-ci commença à servir Dieu et à réciter les prières chrétiennes, mais ne pouvait se résoudre à abandonner le culte des ancêtres. Colombe l'exhortait sans cesse et priait pour obtenir sa conversion. Ses prières furent enfin exaucée' g. Après cette victoire, Colombe convertit encore son père et sa mère, qui moururent tous deux d'une manière édifiante.

En 1791, lorsque la persécution éclata, Colombe secourut les confesseurs de la foi, préparant leur nourriture et la leur portant dans les prisons. Elle fut arrêtée et conduite devant le gouverneur de Hong-tsiou. Nous ignorons les détails de son interrogatoire, mais il paraît qu'elle fut remise en liberté sans subir de tourments et sans avoir apostasié. Peu après elle se sépara de son mari auquel elle confia le soin de ses terres, et accompagnée de sa belle-mère, de sa fille et de Philippe Hong, fils que son mari avait eu d'un premier mariage, elle vint résider

 

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à la capitale. Le motif de cette conduite ne nous est pas connu. Les uns disent que ce fut le désir de vivre dans la continence ; d'autres assurent qu'elle cherchait seulement à se trouver au milieu de chrétiens plus fervents ; enfin, d'après la sentence rendue plus tard contre elle, elle aurait été chassée par son mari. Celui-ci, effrayé par la persécution, et n'ayant nulle envie de pratiquer la religion, aura pu lui ordonner de se retirer. Cette dernière explication est beaucoup plus probable.

Colombe était donc à la capitale, lorsque le P. Tsiou y arriva. Le prêtre la distingua bien vite entre entre toutes les chrétiennes qu'il put voir. Ravi de joie de trouver, dès son arrivée, une auxiliaire si dévouée, il la baptisa et lui donna la fonction de catéchiste chargée de tout ce qui concernait l'instruction des femmes. Lorsque le missionnaire fut trahi, Colombe voulut le sauver. Elle le cacha dans le bûcher de sa maison, et l'y nourrit trois mois à l'insu de tous, et même de sa belle-mère et de son fils Philippe. Elle était cependant très-affligée de ne pouvoir offrir au prêtre un asile plus commode, mais elle n'osait pas sé confier à sa belle-mère, qu'elle voyait bien éloignée de ses généreuses dispositions. Elle entreprit cependant de toucher son coeur. Elle se mit à pleurer et à gémir presque continuellement : elle ne mangeait et ne dormait presque plus. Sa belle-mère, craignant de la perdre, voulut savoir la cause de son chagrin. Colombe lui dit : « Le prêtre est venu ici, au péril de « sa vie, pour sauver nos âmes, et nous n'avons rien fait pour « reconnaître ses bienfaits, et il est aujourd'hui sans asile. A moins d'être de pierre ou de bois, comment ne serais-je pas vivement affligée à cette pensée ? Je vais donc m'habiller en homme, et parcourir le pays pour tâcher de le trouver et de le secourir. — La belle-mère répondit en pleurant : — Si vous agissez ainsi, qui aurai-je pour appui ? Je vous suivrai donc et je mourrai avec vous. — Vénérable mère, reprit Colombe, je suis bien consolée de voir à quel degré de vertu vous êtes arrivée. Je ne craindrais certainement pas d'exposer ma vie pour sauver le missionnaire, mais dans des circonstances si difficiles, nous ne pourrions pas le trouver, et nous nous exposerions inutilement. Le Seigneur du ciel qui sait tout, et qui pénètre le coeur des hommes, voit notre bonne volonté, et

 

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il permettra peut-être que le Père vienne près de nous. S'il se présentait, oseriez-vous le recevoir ? Si vous me donnez l'assurance de votre consentement, votre fille aura aussitôt l'âme en paix. Elle reprendra sa joie première et s'acquittera envers vous jusqu'à la mort des devoirs de la piété filiale. — La mère répondit : Je ne veux pas me séparer de vous, faites tout ce que vous voudrez. » — Aussitôt Colombe tressaillant de joie courut à la cachette du prêtre, et l'introduisit dans la salle d'honneur. Ce fut là que le P. Tsiou, protégé par l'usage coréen qui interdit aux étrangers l'entrée des maisons nobles, fit sa résidence habituelle pendant trois ans.

Au mois de septembre 1796, le,P. Tsiou écrivit à l'évêque de Péking, pour lui faire connaître sa position et l'état de la chrétienté coréenne. Les continuelles perquisitions de la police, et le redoublement de surveillance, surtout aux frontières, ne lui avaient pas permis de le faire l'année précédente. Thomas Hoang Sim-i, né à Siong-meri, au district de Tek-san, et l'un de ceux qui avaient attendu le prêtre sur la frontière en 1795, fut choisi pour courrier. Il dut acheter une place de domestique d'un des membres de l'ambassade. Ayant caché soigneusement dans ses habits les deux morceaux de soie sur lesquels étaient écrites la lettre Iatine du P. Tsiou, et la lettre des chrétiens en caractères chinois, il se mit en route, et, le 28 janvier 1797, arriva à Péking. L'évêque Govea passa de l'extrême inquiétude à la joie la plus vive, en lisant les lettres du missionnaire et des chrétiens. Dans sa lettre, le prêtre parlait des moyens de pro-curer la paix à l'Eglise coréenne. Le meilleur à ses yeux eût été de demander à la cour de Portugal, un ambassadeur qui viendrait saluer le roi de Corée, et faire alliance avec lui. Avec cet ambassadeur, on eût envoyé des prêtres savants dans les mathématiques et dans la médecine, qui auraient pu s'établir dans le pays, et que le gouvernement coréen eût traité favorablement, par égard pour le roi de Portugal. Nous ignorons si la demande de cette ambassade fut faite. Ce qui est certain, c'est que jamais personne ne fut envoyé.

Aussitôt que le P. Tsiou connut suffisamment la langue coréenne et les usages du pays, il s'occupa de l'administration des chrétiens. Lorsqu'il sortait, Colombe seule savait où il

 

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allait. On cachait soigneusement toutes ses démarches ; il n'avait de rapport qu'avec les chrétiens les plus sûrs, et le plus grand nombre, surtout dans les provinces, soupçonnaient à peine qu'il y eût un prêtre en Corée. Il ne se montrait même pas à tous les membres des familles qui le recevaient, et plusieurs fois des serviteurs même chrétiens purent seulement deviner sa présence, qui n'était publiquement avouée de personne. L'extrait suivant d'une lettre écrite par un chrétien de l'époque, va nous donner une idée de la rigueur avec laquelle le secret était gardé.

L'auteur de cette lettre est Pierre Sin Tai-po, martyrisé en 1839. Il l'écrivit dans sa prison en 1838, sur un ordre de M. Chastan, qui recueillait avec soin tous les souvenirs des vieillards concernant les premiers temps du christianisme en Corée. Jean Ni Ie-tsin-i, dont il est ici question, est le même que nous verrons plus tard renouer les communications avec Péking.

« Mon parent Jean Ni Ie-tsin-i et moi étions chrétiens depuis cinq ans, mais assez peu fervents. Nous désirions vivement voir le prêtre, et depuis longtemps je fatiguais de questions un chrétien de mes amis, fonctionnaire public. Une nuit, je couchai chez lui, et, le matin, en réponse à mes instances, il se leva, tira de son armoire une paire de bas d'enfants, et me donna ces bas en me disant de les chausser. Les ayant regardés, il me parut qu'un enfant lui-même ne pouvait les mettre, et tout étonné je dis : « Ceci est une mauvaise plaisanterie. Pourquoi engagez-vous une grande personne à mettre des bas d'enfant ? » — Il me répondit : « La religion étant très équitable, il n'y a, vis-à-vis d'elle, ni grands ni petits, ni nobles ni roturiers. —C'est à peu près comme ces bas qui, souples et élastiques, vont aux grands pieds comme aux petits Dans la religion, avec de la ferveur, on peut voir le prêtre, comme ces bas avec un peu d'efforts chaussent bien, même un grand pied. » En effet, je parvins à les mettre. C'étaient des bas venus d'Europe qui, travaillés avec de la laine, s'élargissaient autant qu'on voulait. Je multipliais mes questions, mais inutilement, je n'obtins pas un mot de plus. Je revins dix ours plus tard, j'interrogeai d'autres chrétiens, j'envoyai

 

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Jean Ni à son tour. Partout silence absolu. En somme, Jean Ni et moi fîmes successivement sept ou huit voyages à la capitale, dont notre demeure était éloignée de cent quarante lys, et toujours sans succès. Jean Ni laissa même sa famille pour venir se fixer à Séoul afin de saisir plus facile-ment une occasion favorable... Malgré tout, nous n'eûmes jamais la consolation de voir le prêtre. La nouvelle de sa mort nous arriva plus tard, et ne fit qu'augmenter nos regrets. »

Le P. Tsiou étant environné d'un tel mystère, il ne faut pas s'étonner que la tradition coréenne ne nous apprenne presque rien sur ses travaux apostoliques. Ou sait seulement qu'à la capitale il allait quelquefois chez Augustin Tieng Iak-tsiong, chez Alexandre Hoang Sa-ieng-i et chez Antoine Hong An-tang. Il visita aussi plusieurs fois le palais Iang-tsiei-kong ou Pieikong, et probablement y séjourna quelque temps. Ce palais appartenait à un frère bâtard du roi nommé Ni In ou Il-oangsou, dont le fils Tam avait été mis à mort, comme coupable de conspiration. Les grands eussent voulu aussi qu'on fît mourir le père, mais le roi ne l'avait pas permis, et s'était contenté de l'exiler dans l'île de Kang-hoa. Il n'était resté dans son palais Piei-kong que deux femmes, l'épouse du prince

exilé, et sa belle-fille, veuve de Tam. Une chrétienne, ayant pitié de leur infortune, leur parla de religion vers l'année 1791 ou 1792. Le malheur avait préparé. leurs âmes, elles se convertirent, mais personne n'osait avoir de rapport avec elles sous le prétexte que cela pourrait attirer de fâcheuses affaires. Seule, la généreuse Colombe alla voir les deux princesses, leur conduisit le prêtre et leur fit recevoir les sacrements. La femme de Ni In s'appelait Marie Song, et sa belle-fille Marie Sin. Elles devinrent toutes deux très ferventes, convertirent plusieurs de leurs esclaves, et s'agrégèrent à la confrérie Mieng to, ou de l'instruction chrétienne. Lorsqu'il se trouvait dans leur palais il était caché dans une chambre séparée, attenante à la maison de Hong An-tang, et communiquant avec cette dernière par un trou secrètement pratiqué dans la muraille. Le prince exilé eut connaissance de ce qui se passait dans son palais, et n'y mit aucun obstacle. Cependant lui-même ne se fit jamais chrétien.

 

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La P. Tsiou fit plusieurs tournées dans les provinces. Il alla au district de Nie-tsiou, dans la famille du martyr Paul loun, son introducteur. Il résida quelque temps chez Augustin Niou Hang-kem-i, à Tso-nam-i, district de Tsien-tsiou, province de Tsien-la- On sait aussi qu'il passa dans les districts de Ko-san, Nam-po, Kong-tsiou, On-iang, et dans le Nai po. Mais à quelle époque précise fit-il ces différentes excursions ? avec quel succès ? nous l'ignorons. Les mémoires du temps ne nous ont laissé aucun détail. Ce qui est certain, c'est que la plupart des fidèles ne purent alors participer à la réception des sacrements, à cause du secret inviolable qui devait partout protéger le missionnaire, et des autres difficultés de tout genre, causées par la persécution.

Les chrétiens sont du reste unanimes à faire l'éloge du Père Tsiou. Ils nous le représentent infatigable au travail, se réservant à peine le temps nécessaire pour manger et pour dormir. La nuit, il exerçait le saint ministère ; le jour, il traduisait des livres ou en composait de nouveaux. Il jeûnait, se mortifiait et se sacrifiait tout entier à son devoir. Il semble même que Dieu voulut rehausser par des miracles l'éclat des vertus de -son serviteur. Une tradition respectable rapporte qu'un jour, pendant son séjour à la capitale, un incendie éclata au quartier T'sangkol. Le feu durait depuis vingt-quatre heures, lorsque le prêtre, désolé de ses affreux ravages, et ne pouvant aller lui-même sur les lieux, envoya le jeune Song, fils de Philippe Song, avec ordre de jeter de l'eau bénite sur les flammes. Le jeune homme s'acquitta de la commission, pendant que le P. Tsiou demeurait en prière, et presque aussitôt le vent changea, et poussa les flammes du côté où il ne restait plus que des ruines.

La prudence du prêtre, disent les relations coréennes, ses talents, son zèle, ses vertus, le mettaient au-dessus du commun des hommes. Il était environné de danger; néanmoins, semblable au koue (1) dont ou a réussi à cacher les angles, en l'environnant de cent pointes différentes, il sut, à force de précautions

 

1. Le Koue est une tranche d'ivoire avec laquelle on représente les mandarins des anciennes dynasties.

 

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et d'expédients, se sauver de tous les mauvais pas. Lors-qu'il entra en Corée, la sainte religion du Maître du ciel ne faisait encore que de naître. L'éclat de sa doctrine était comme voilé par la grande ignorance des chrétiens. Pour remédier à ces maux, il ne se contenta pas de composer des livres, et de répandre lui-même l'instruction, mais il corrigea les abus, d'une main ferme et sage, et parvint à faire observer fidèlement par tous les pratiques de la foi. Il institua, sur le modèle d'une association semblable depuis longtemps établie à Péking, le Mieng-to ou confrérie de l'instruction chrétienne, que nous avons mentionnée plus haut. Le but des associés était de s'encourager et de s'aider mutuellement, d'abord à acquérir eux-mêmes une connaissance approfondie de la religion, et ensuite à la répandre parmi leurs amis chrétiens et païens. Augustin Tieng Iak-tsiong fut établi président de cette confrérie. Le P. Tsiou désigna ensuite les lieux de la ville où devaient se tenir les assemblées, nomma les chefs qui devaient y présider, statua que les hommes y assisteraient séparés des femmes, en un mot, il régla tout avec poids et mesure. Echauffés par son zèle, tous les confrères s'empressaient de venir recevoir le billet que les chefs distribuaient mois par mois, à chacun des membres, leur assignant pour patron un des saints honorés par l'Eglise durant ce mois ; c'est ce qu'on appelait le billet du patron . Cette pratique se répandit peu à peu dans tout le royaume, et produisit des fruits merveilleux.

Dans tous ses efforts, le prêtre était très efficacement secondé par Colombe Kang. A l'intérieur de sa maison, elle prenait soin du prêtre, et lui fournissait tout ce qui lui était nécessaire ; à l'extérieur, elle était mêlée à toutes les affaires importantes, et Dieu bénissait ses entreprises en les faisant toujours réussir. Comme elle joignait à une instruction solide, une grande facilité d'élocution, elle convertit beaucoup de personnes de son sexe, parmi lesquelles un certain nombre de femmes de la plus haute noblesse. La loi du royaume n'infligeant aucun supplice aux femmes nobles, hors le cas de rébellion, ces néophytes ne s’inquiétaient pas de la prohibition du gouvernement.

Colombe réunissait aussi un grand nombre de jeunes filles

 

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et les instruisait solidement. Elle fut aidée dans cette bonne ouvre par la vierge Agathe Ioun, qui s'était retirée auprès d'elle et dont nous parlerons plus tard. Ces jeunes filles, après leur mariage, devenaient autant d'apôtres zélés, prêchaient la foi chrétienne dans leurs nouvelles familles, et souvent convertissaient leurs parents et connaissances. Douée d'une énergie et d'une activité extraordinaire, aidée par une grâce particulière d'en haut, Colombe animait et dirigeait toutes les oeuvres de charité. Tous les chrétiens l'aimaient et l'admiraient. « Elle exhortait tout le monde, disent-ils, avec autant de fermeté que de prudence, et disposait, pour ainsi dire, de tous à son gré. Quoiqu'il y eût. parmi les hommes, beaucoup de chrétiens fervents, tous subissaient volontiers son influence, et se conformaient à ses vues avec la même précision que le son d'une cloche suit le coup du marteau. Elle gagnait les coeurs par son ardente charité, comme le feu embrase la paille. Dans les affaires compliquées et les grandes difficultés, elle tranchait avec la même dextérité qu une main sûre coupe et divise une touffe de racines entrelacées. » Aussi doit-on, en toute justice, lui attribuer une grande partie des progrès que fit la religion à cette époque. Ces progrès furent très considérables, et nous pouvons les résumer en un mot. Avant l'arrivée du P. Tsiou, les chrétiens de Corée étaient environ quatre mille ; quelques années après, leur chiffre s'élevait à dix mille.

 

BIBLIOGRAPHIE. — A DALLET, Histoire de l'église de Corée, t. I, p. 69-81.

 

MARTYRE DE NI TOKEI, DE FRANÇOIS PAK
ET DE QUELQUES AUTRES

 

La mort des trois introducteurs du prêtre étranger n'avait pas fait cesser la persécution. Les ennemis de le religion sollicitaient le roi d'ordonner de nouvelles poursuites contre les chrétiens, et ce prince, malgré sa modération, s'y crut obligé. Tieng Iah-iong, qui avait une position élevée à la cour, fut disgracié et envoyé

 

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comme surveillant des portes, à Kim-tseng. Il avait déjà apostasié une fois, et lorsqu'il fut arrivé dans son gouvernement, il eut la lâcheté de tourmenter quelques chrétiens lui-même. Poursuivi malgré tout, il finit par présenter au roi une adresse dans laquelle sa défection était clairement exprimée, ce qui lui permit de respirer un peu.

Pierre Seng-houn-i avait depuis longtemps abandonné la religion, et fait connaître son apostasie par un écrit public. II fut néanmoins exilé à Niei-san, où il demeura une année. Là, il publia encore une apologie de sa con–duite, protestant de sa rupture avec les chrétiens, mais il était si méprisé que personne ne voulut le croire. Ni Ka-hoan-i lui-même, chef du parti Nam-in, ancien ministre des travaux publics, fut aussi disgracié et nommé mandarin de la ville de T'siong-tsiou. C'est celui que nous avons vu, dans les premières années de l'établissement de la religion en Corée, entrer en conférence avec Piek-i, reconnaître la vérité de la religion, mais refuser de se convertir. Jamais Ni Ka-hoan-i ne fut du nombre des fidèles. Au contraire, il s'était fait leur persécuteur, lorsqu'il était mandarin à Kang-hoa, et, dans son nouveau gouvernement de T'siong-tsiou, il suivit la même ligne de conduite. On raconte qu'il choisissait les jours d'abstinence des chrétiens, pour réunir chez lui les lettrés, et qu'il leur faisait servir de la viande, afin de reconnaître s'ils pratiquaient ou non la religion. Les trois villes, que nous venons de nommer, Kim-tseng, Nieisan et T'siong-tsiou, avaient été, avec intention, choisies pour la résidence de ces dignitaires disgraciés. On savait que les chrétiens y étaient comparativement fort nombreux, et on voulait les effrayer et mettre obstacle à la conversion des gentils.

La disgrâce de ces trois hommes influents, dont deux apostats et un païen, montre bien clairement que les

 

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ennemis des chrétiens voulaient, non seulement détruire la nouvelle religion, mais aussi abattre le parti Nam-in, dans la personne de ses principaux chefs. Quant à la conduite du roi en cette circonstance, elle nous est expliquée comme il suit, dans les mémoires du martyr Alexandre Hoang :

« Le feu roi, dit-il, n'était pas sans craintes du côté de la Chine. La présence d'un prêtre de cette nation en Corée pouvait lui attirer des difficultés avec la cour de Péking, difficultés d'autant plus graves qu'il lui eût été impossible de prétexter son ignorance du fait, puisque des preuves certaines en avaient été données devant les tribunaux. D'un autre côté, il répugnait, par caractère, aux mesures violentes. Jamais il n'avait voulu consentir à une persécution générale, et ce n'était qu'à force d'instances qu'on lui avait arraché, dans quelques cas particuliers, la signature des sentences de mort. Il eût désiré se débarrasser sans bruit du prêtre, et amener les chrétiens à l'apostasie par les séductions ou les menaces, plutôt que par les supplices. Il démêlait très bien d'ailleurs les haines politiques qui, chez ses ministres, se déguisaient sous l'apparence de zèle pour la religion nationale, mais il n'avait pas la force d'y résister, et le plus souvent fermait les yeux sur les excès commis en son nom contre les chrétiens, par les différents mandarins des provinces. La plupart de ceux-ci, se sentant appuyés à la cour, donnèrent libre carrière à leur rapacité et à leurs rancunes. »

Une de leurs premières victimes fut Thomas Kim, connu aussi sous le nom de Kim P'ong-heu (c'est-à-dire chef de canton ou collecteur d'impôts). Né dans la province de T'siong-t'sieng, au district de T'sien-iang, d'une famille du peuple, il avait reçu quelque instruction.

on Caractère droit et ferme lui avait attiré l'estime de Ion concitoyens, et c'est sur la demande du peuple qu'il

 

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avait été fait chef de canton. Devenu chrétien, il continua l'exercice de sa charge. Il pratiquait avec ferveur la religion, se livrait avec assiduité à la prière et aux lectures pieuses, instruisait avec soin sa famille et vivait en parfaite harmonie avec tout le monde. En l'année 1796, il fut arrêté et conduit à la préfecture de T'siengiang où il eut à supporter les plus violents supplices. On en vint jusqu'à lui brûler de la feuille d'armoise sèche sur l'anus, mais rien ne put lui faire renier sa foi. On fit rougir au feu un soc de charrue, et on lui ordonna de quitter sa chaussure et de marcher dessus. Il allait obéir quand on l'arrêta en disant qu'il était fou ; c'était la sainte folie de la croix. Thomas fut condamné à mort. Trois jours avant l'exécution, on lui barbouilla le visage avec de la chaux, et on lui fit faire trois fois le tour du marché au son du tambour. Sur ces entrefaites, le mandarin de T'sieng-iang ayant été cassé, l'affaire fut différée jusqu'à l'arrivée de son successeur, malgré les instances de Thomas qui demandait l'exécution de la sentence. Le nouveau mandarin, après avoir examiné les pièces du procès, fit sortir de prison le confesseur, en le plaçant sous caution dans la maison d'un particulier, et quelques jours après, lui fit ordonner de sortir du territoire de sa préfecture. Thomas, désolé de n'avoir pu obtenir la couronne du martyre, s'en alla en gémissant, et répétant à tous qu'il n'avait pas eu de bonheur, et que désormais, pays, maison, famille, n'étaient plus rien pour lui. Il habita successivement dans les districts de Pou-ie, de Keum-san et de Ko-san, s'appliquant à l'instruction des chrétiens, et vivant dans un dénûment complet de toutes choses. Si les fidèles lui donnaient des habits ou des souliers neufs, il disait que les beaux habits entretiennent l'orgueil, et changeait de vêtements avec le premier pauvre qu'il rencontrait. Il ne faisait souvent qu'un repas par jour, et sa nourriture était des plus grossières.

 

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En l'année 1801, la persécution étant devenue plus violente, Thomas conduisit sa famille dans les montagnes : « Attendez là, dit-il, l'ordre de la Providence. Pour moi, j'ai toujours dans le coeur le regret de n'avoir pas souffert le martyre. L'occasion est belle, je vais me livrer. » On lui représenta que sans lui, toute sa famille mourrait de faim, et que, d'ailleurs, lui aussi devait attendre l'ordre de Dieu. Ce fut à grand'peine qu'on parvint à le retenir. Il conservait toujours l'espoir d'obtenir la grâce du martyre, mais Dieu exauça ses voeux d'une autre manière. Quelques jours après, à la septième lune de cette même année 1801, il tomba malade à Han-ko-ki, au district de Liong-tam. La veille de sa mort, il prédit qu'il mourrait le lendemain. Le moment étant venu, il se fit porter dans la cour de la maison qu'il habitait, s'agenouilla, et dans cette humble posture, rendit paisiblement le dernier soupir.

Tous les chrétiens, cependant, ne montraient pas un aussi grand courage. En 1797, Luc Hong Nak-min-i, qui avait une dignité assez élevée à la cour, fut chargé d'office de présenter un rapport au roi sur les affaires de la religion. Il fut assez faible pour le rédiger en termes ambigus, et sans se prononcer ni pour ni contre, mais il n'eut pas lieu de se féliciter de sa lâcheté. Le roi, qui le connaissait comme chrétien, lui reprocha son peu de droiture et de franchise, ajoutant qu'un dignitaire public doit toujours parler au prince selon sa pensée. Au lieu de recevoir ces paroles comme un avertissement de Dieu, Luc Hong, dans sa réponse, en vint jusqu'à répéter au roi les odieuses calomnies répandues contre la religion, et à le prier de poursuivre les chrétiens. Le roi fut très mécontent et, dans la suite, ne manqua pas une occasion de faire sentir à l'apostat son déplaisir et son mépris. Luc eut le bonheur d'obtenir de Dieu son pardon et la grâce du martyre.

 

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En cette même année 1797, Han Ion-hoa, gouverneur de la province de T'siong-t'sieng résidant à Kong-tsiou, donna ordre à tous les mandarins de sa province d'emprisonner les chrétiens et d'anéantir à tout prix leur religion. Cette mesure violente donna lieu à de nombreuses arrestations, mais Dieu seul aujourd'hui sait le nom de ceux qui souffrirent alors pour sa gloire. Les mémoires du temps ne nous ont conservé le nom et l'histoire que d'un de ces martyrs, celui qui est resté le plus célèbre,

Paul Ni To-kei.

Paul, né dans le district de Tsien-iang, province de T'siong-t'sieng, n'avait pas étudié les lettres, mais à l'école de l'Esprit. Saint, il avait appris l'amour de Dieu et la pratique sincère des vertus chrétiennes. Sa petite for-tune fut, par lui, employée tout entière à la conversion des païens. Son zèle ayant attiré sur lui l'attention des ennemis de notre sainte religion, il dut cinq ou six fois changer de résidence, et chacun des lieux où il se retira, devint bientôt une fervente chrétienté. Enfin il s'établit dans une fabrique de poteries, du district de Tieng-san, et y vécut d'un petit commerce. Or, tous ceux qui l'entouraient étaient païens ; il s'appliqua à leur faire connaître le vrai Dieu, et y réussit si bien, qu'en peu de temps, tout le village fut converti. Quand parut l'ordre du gouverneur, un païen nommé Kim, qui vivait dans le voisinage, menaça Paul de le dénoncer comme chef des chrétiens: Sa femme, effrayée, l'engageait à fuir, mais il refusa, dans la crainte d'aller contre la volonté de Dieu et de scandaliser les néophytes qui avaient mis en lui leur confiance. Seulement, il cacha ses livres et ses objets de religion, et attendit.

Le huitième jour de la sixième lune (1797), il était chez lui, occupé à son travail, quand tout à coup des hommes armés se présentèrent, demandant à travers la haie de son jardin, s'il était à la maison. « J'y suis, répondit-il,

 

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qui m'appelle ? » Aussitôt il sortit au-devant d'eux, les introduisit dans sa maison, les fit asseoir, et s'informa du motif qui les animait. « Nous sommes, dirent-ils, des gens du prétoire, occupés à rechercher un esclave de la préfecture qui s'est enfui. Ayant appris que tu as un calendrier, nous avons voulu le voir pour faciliter nos perquisitions. » Le calendrier chinois dont on fait usage en Corée, contient des paroles superstitieuses pour retrouver les objets perdus. Paul répondit : « J'ai bien un calendrier, niais il n'indique que la suite du temps » ; et il l'apporta. « Lis pour moi, dit le chef des satellites. — Je ne sais pas lire les caractères chinois. — Tu ne sais donc pas lire que les livres de la religion du Maître du ciel?» Et, sans attendre de réponse, il donna ordre de l'arrêter. Aussitôt une dizaine d'hommes se jetèrent sur lui et le garrottèrent étroitement. On fouilla la maison, où l'on découvrit un crucifix et quelques livres. On l'entraîna dans un bois voisin, et pendant qu'on le frappait de verges, le chef l'interrogeait, pour apprendre de lui la retraite du prêtre et l'obliger à dénoncer les chrétiens, mais ce fut en vain.

La nuit venue, on le conduisit, ainsi que d'autres chrétiens pris avec lui, dans une pauvre auberge, dont le maître, touché de compassion, obtint qu'on relâchât leurs liens qui les faisaient beaucoup souffrir ; mais arrivés à la ville, lui et ses compagnons de souffrances furent chargés de fers.

Après avoir examiné le crucifix et les livres, le mandarin fit comparaître les prisonniers et interrogea d'a-bord Paul : « Quelle est ta demeure ? — J'ai demeuré d'abord à Tsieng-iang, j'habite maintenant Tien-san. — Qui t'a instruit et quels sont tes disciples ? — Je n'ai ni maîtres ni disciples. — Tu es un être digne de mort. Si tu n'as ni maîtres ni disciples, d'où viennent ces livres et cette image? Paul ne répondit rien. On le reconduisit en

 

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prison, les mains et les pieds enchaînés, et la cangue au cou. Ses compagnons firent ce que voulut le mandarin, à l exception d'un seul qui fut aussi mis en prison.

Le lendemain, le mandarin les menaça de les faire conduire tous deux au marché qui se tenait à six lys (environ trois quarts de lieue) de la ville, et de les exposer à tous les outrages de la ;multitude. — « C'est pour la cause de Jésus-Christ, répondit Paul, nous ne pourrons jamais assez reconnaître un pareil honneur. — La doctrine de Confucius, dit le mandarin, ou bien celle de Meng-tse, ou bien celle de Fo, sont véritables. Pour vous, refusant de vous en instruire, où êtes-vous allés chercher cette fausse doctrine que vous suivez, et pourquoi voulez-vous en infester tout le pays ? Votre secte ne connaît ni roi, ni parents ; vous vous livrez aux plus monstrueux penchants, et vous suivez cette doctrine, malgré la défense du roi. C'est là un grand désordre, et vous êtes dignes de mort.»

« Ignorant comme je suis, répondit Paul, je ne connais pas la doctrine de Confucius ni celle de Meng-tse qui sont réservées aux seuls lettrés. Celle de Fo ne regarde que les bonzes. Mais la religion chrétienne est faite pour tous les hommes ; votre serviteur va vous en dire quelque chose. Au commencement, Dieu seul existait ; c'est lui qui a créé tout ce qui existe. Après la création, il y eut des époux et des familles, puis des rois et des sujets. Fo, Confucius, Meng-tse, les rois et les sujets sont postérieurs à la création du ciel et de la terre. Dieu est le vrai roi du ciel et de la terre, le maître et le conservateur de toutes choses, le vrai père de tous les peuples, la source véritable de la piété filiale et de la fidélité aux princes. La piété filiale et la fidélité aux princes sont ordonnées par le quatrième des dix commandements. Pourquoi donc nous reprocher si injustement de ne connaître ni les parents ni le roi ? » — « S'il en était ainsi,

 

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reprit le mandarin, le roi, la cour et les mandarins le sauraient, et c'est d'eux que le peuple l'apprendrait ; au contraire, ils prohibent votre religion parce qu'elle porterait malheur à la Corée. Et vous, peuple stupide, qui refusez d'obéir et de dénoncer vos maîtres, vous méritez la mort. » — « Mourir pour Dieu, dit Paul, c'est assurer à son âme une gloire éternelle. »

On les fit alors sortir du tribunal. Les satellites les accablaient d'injures, en leur donnant des soufflets ou des coups de pied, les couvrant de crachats, ou pesant de tout leur poids sur les cangues des confesseurs. Les uns disaient : « Aujourd'hui, après vous avoir fait faire le tour du marché, on vous tuera. — Ces coquins-là vont monter au ciel », s'écriaient les autres. Enfin, on leur barbouilla la figure avec de la chaux ; on leur attacha une inscription sur la tête, et sur le dos, un énorme tambour. Le mandarin monta à cheval, et, à coups de fouet, on força les deux confesseurs à courir devant lui jusqu'au marché. Pendant le trajet, une foule considérable se pressait sur leur passage, attirée par les cris des satellites, et les coups redoublés du tambour. Il était environ neuf heures du matin. Lorsqu'ils furent arrivés, le mandarin prit la parole : « Ces deux misérables, dit-il, sont chrétiens, et leur crime est celui des rebelles. Ils ne servent pas le roi, ne respectent pas leurs parents, et enfreignent la loi naturelle. Lorsqu'ils auront fait le tour du marché, on les fera mourir. » Il leur fait ensuite donner dix coups de planches, en leur commandant d'apostasier. a J'ai déjà répondu à toutes vos accusations, dit Paul, je n'ai rien à ajouter. » On lui frappa les côtés avec la pointe de plusieurs bâtons à la fois, en répétant le même cidre. Quand je devrais mourir dix mille fois, reprit le courageux chrétien, je ne puis apostasier. » — Le peuple admirait sa fermeté et disait : « Certainement, celui-là n'abjurera point. » Il était sept heures du soir, lorsqu’on

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les reporta en prison, après un supplice de plus de douze heures. Les satellites essayèrent encore d'ébranler Paul, en lui représentant que, s'il n'obéissait au mandarin, il ne pouvait éviter la mort. Il se contenta de répondre qu'il le savait bien. « Quel rebelle obstiné ! » disaient les soldats avec dépit.

Quatre jours après, le geôlier vint les prévenir que le mandarin avait ordonné pour le lendemain un grand repas sur la place publique. Les apostats devaient y prendre part avec lui ; les confesseurs, au contraire, s'ils persistaient dans leur résolution, devaient être mis à mort. Le compagnon de Paul, ne comprenant pas bien ces paroles, croyait que la paix serait peut-être rendue aux fidèles. « Il n'en est rien, dit celui-ci. Ne nous laissons pas aller à un vain espoir, qui nous rendrait les supplices plus pénibles. Pour moi, je veux demeurer en prison, et si le mandarin m'obligeait à en sortir, loin de fuir, je resterais dans la ville. » Son compagnon, saisi de crainte, se cachait la tête entre les mains, et gardait le silence. « Qu'as-tu ? demanda Paul. — Vraiment je ne sais comment supporter les supplices ; que faire ? — Il est vrai que, moi aussi, je souffre beaucoup, et comme je suis plus vieux que toi, mon âge me rend les tortures encore plus pénibles ; mais le ciel s'achète-t-il à vil prix? Les souffrances sont la monnaie avec laquelle on achète le bonheur éternel. Prends courage et souffre encore quelques instants. »

Le lendemain, on les conduisit sur la place du marché. Là s'élevait une grande tente, et, sous cette tente, le tribunal du mandarin, environné de plusieurs sièges, où prirent place les apostats revêtus de beaux habits. Le festin commença, pendant que les deux prisonniers se tenaient au lieu du supplice. Le mandarin leur dit : « Le vrai paradis, c'est d'avoir ici-bas une bonne nourriture, une belle musique et tout ce que l'on souhaite. Vous qui

 

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voulez monter au ciel, comment ferez-vous pour en escalader les trente-trois étages ? Abjurez et vous serez traités comme ceux-ci ; sinon, je vous déférerai au grand tribunal, et vous serez mis à mort, — J'ai déjà répondu, dit Paul, mais j'ajouterai encore une parole : Dieu est le seul maître de tout, de la vie et de la mort ; comment pourrais-je le renier ? » — Mais son compagnon, moins courageux, n'osa résister au juge, et eut la faiblesse de faire un signe d'apostasie. Encouragé par ce succès, le mandarin dit alors : « Allons ! toi aussi, injurie le maître du ciel. » — « Quand le roi porte une loi, reprit Paul, on la transmet au peuple, et vous, loin de la violer, vous veillez à son exécution. Comment donc, aujourd'hui, osez-vous ordonner au peuple de maudire son véritable père ? Chez nous, on n'a pas coutume de maudire ses parents. » — Le mandarin, en colère, ordonna de brûler les livres saisis chez Paul, et de faire circuler le crucifix dans le marché, en disant : « Cet homme fait son Dieu de celui que vous voyez ; n'est-ce pas affreux ? » — Il était alors midi. Tout à coup, le temps devient sombre, le tonnerre gronde, le vent, soufflant avec violence, enlève la tente et renverse presque le mandarin. Les apostats, qui se réjouissaient et faisaient bonne chère, sont effrayés et prennent la fuite. Le peuple s'émeut, et dit qu'on ferait bien de relâcher le chrétien. Mais le mandarin, furieux de ce contre-temps, fait frapper de nouveau le confesseur. Ce ne fut que vers le soir qu'on le reconduisit en prison, si épuisé qu'il tomba par terre, et qu'on fut obligé de le porter ; ce qui n'empêcha pas de le charger d'une lourde cangue. Malgré tant de tortures, il était calme et ne cessait de prier.

A l'automne il subit un nouvel interrogatoire, et fut de nouveau frappé de la planche. Ceux qui le voyaient. disaient : « Il mourra sous les coups. — Mourir sous les verges ou sous la planche, disait Paul, tout vient de

 

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l'ordre de Dieu ; qu'il soit béni de tout ! » Et il demandait sans cesse la grâce du martyre.

Il souffrait souvent de la faim, et ses vêtements s'étant usés, le froid augmentait encore ses douleurs. Sa femme ramassa un peu d'argent, et lui rapporta du vin et de la viande; il refusa d'abord : « La sainte Vierge, disait-il, m'ayant placé sur la croix, il n'est pas convenable que je mange cela. J'ai bien entendu dire que Jésus, sur la croix, n'avait eu que des souffrances, mais je n'ai pas vu qu'il ait pris rien de délicat. Moi aussi, je suis sur la croix; je dois faire comme lui. » — Il dut néanmoins céder à ses instances, et accepter ce soulagement. Ordinairement assis ou couché, il pensait sans cesse à Dieu, et en recevait d'abondantes consolations. Un jour, il entendit une voix qui lui disait ces paroles de la Salutation angélique: « Le Seigneur est avec vous » ; et il se sentit tout rempli de joie. (Le texte coréen donne à entendre, sans néanmoins le dire formellement, que c'était une voix miraculeuse.) Il semblait aussi avoir reçu une intelligence surnaturelle et goûtait la beauté des prières chrétiennes mieux que les plus instruits. Pendant les plus froids de l'hiver, ses blessures le faisaient beaucoup souffrir, et le jour de Noël, ayant subi un cruel interrogatoire, il fut pris d'une fièvre brûlante : «Voyez, disait-il,le Seigneur, par une faveur spéciale, afin que mon âme ne se refroidisse pas, me réchauffe au moyen des coups. »

Après le nouvel an, il fut mis par trois fois à la question. La troisième fois, le mandarin lui dit : « Si tu veux abjurer, je te donnerai du riz, je ferai soigner tes plaies, et je te procurerai une place de chef de canton qui suffira pour te remettre à l'aise.» Il répondit : « Quand vous me donneriez tout le district de Tieng-san, je ne pourrais jamais renier Dieu. — Tu prétends, ajouta le mandarin, que les chrétiens honorent leurs parents, mais tes quatre enfants ne sont pas venus te voir une seule fois depuis

 

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que tu es en prison. A-t-on jamais vu des coeurs aussi dénaturés ? — Obéir à ses parents, répliqua Paul, n'est-ce pas les honorer ? Or, j'ai maintes fois recommandé à mes enfants de ne pas venir près de moi, de peur que cela ne fût plus nuisible qu'utile aux uns et aux autres : c'est cette défense qui les empêche de venir. »

Pendant la cinquième lune, les satellites venaient souvent le voir, et ne gardaient pas beaucoup la porte, semblant l'inviter à s'enfuir : mais il ne voulut pas le faire. Lorsqu'on l'y engageait, il répondait : « C'est le mandarin qui m'a fait mettre en prison, je ne puis en sortir que sur son ordre. » Des chrétiens vinrent le voir, et lui dirent que la conduite des satellites ne pouvant qu'être dictée par le mandarin, il ne devait passe faire scrupule de s'enfuir. Il réfléchit un peu et répondit : « Si nous nous laissons prendre aux pièges du démon, nous courons risque de perdre notre âme avec tout ce qu'elle a pu acquérir de mérites. Ma maison est si pauvre qu'il ne m'est pas difficile de rester dans cette prison, où je suis en paix. Tout ce que les miens font pour moi me fait peine. » — Puis il dit à sa femme : « Tous ceux qui prient pour moi, s'ils le font pour me faire jouir encore des choses de ce monde, doivent cesser leurs prières : mais s'ils prient pour mou âme, pour mon éternité, pour que je n'oublie pas les souffrances de Jésus-Christ et ses mérites, recommande-moi à eux, afin qu'ils prient sans cesse. J'espère que c'est de la sorte que ma famille prie pour moi. Quant à ma nourriture, apporte-moi, selon tes moyens, une écuelle de riz par jour ou tous les deux jours, et quand tu ne le pourras pas, ne t'en inquiète nullement. Si je ne puis sortir d'ici, mon cadavre en -sortira bien. Dorénavant, quand on te chargera de me dire quelque chose, même de la part des chrétiens, si cela tend à m'ébranler, ne me le rapporte pas : mon coeur pourrait être faible. »

 

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A partir de ce jour, quand sa femme venait lui apporter quelque chose, il refusait de la voir, et se contentait de lui adresser de loin quelques mots. Quelques jours après, le mandarin lui dit : « Tu as été trompé ; en Chine, Ni-Matou (1) a séduit le peuple par sa science ; comment ne vois-tu pas que ce sont des fourberies ? — Ni-Matou, reprit Paul, est un homme comme les autres ; mais la doctrine qu'il a répandue en Chine et ailleurs, n'est pas la sienne ; c'est celle du grand Roi du ciel et de la terre, à plus forte raison les ordres de Dieu qui sont plus terribles, plus redoutables et plus aimables en même temps que ceux des rois de ce monde. Il est le Tout-Puissant, le Très-Haut ; il est dix mille fois plus admirable que tous les princes. Quand il ordonne, comment pourrait-on prêcher négligemment la religion, la recevoir froidement, avec indifférence ? Voilà pourquoi, soutenu par la grâce, je dois supporter et ie supporterai patiemment tous les tourments, mais jamais je ne consentirai à l'apostasie. » — Le mandarin le fit battre plus qu'à l'ordinaire, et le renvoya en prison.

Deux jours après, c'est-à-dire le troisième jour de la sixième lune, sa femme vint à la prison s'informer de son état, et des choses dont il pouvait avoir besoin. — « Je ne souffre pas, dit-il, je ne sens pas la faim ; j'ignore de combien de coups on m'a frappé. II me suffira d'avoir des provisions jusqu'au 10 de ce mois. » — Il ne s'expliqua pas davantage ; mais il est facile de comprendre qu'il avait reçu d'en haut la connaissance de son prochain martyre.

Le 8, le mandarin le fit amener et lui répéta les ordres

 

1. C'est la manière dont les Coréens prononcent le mot chinois le Mateo, nom du père Matthieu Ricci, le grand apôtre de la Chine au XVIe siècle.

 

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qu'il avait reçus de le faire mourir s'il persistait dans son refus d'apostasier. « Depuis plusieurs années que je connais la religion, répondit Paul, je sais qu'il est juste de mourir pour Dieu ; n'espérez donc pas me voir l'abandonner. » — On le tortura et il fut reconduit en prison. Le lendemain, sa femme et trois ou quatre chrétiens étant venus le trouver, il les pria de se retirer, de peur que leur présence ne fit sur son coeur une impression qu'il redoutait. Comme ils demeuraient, il insista. u Pourquoi ne faites-vous pas ce que je vous dis ? Si le Seigneur me soutient, les tourments les plus cruels sont faciles à supporter ; s'il m'abandonne, les moindres souffrances sont insupportables. Si j'étais livré à ma propre faiblesse, il me serait impossible de demeurer ferme ; mais Jésus et Marie me soutenant, rien ne me fait peur. Je vous conjure de me quitter. » — Ils se retirèrent alors, pour ne pas l'affliger.

Le 10, au matin, les satellites vinrent l'avertir que le our de sa mort était arrivé ; il tressaillit de, joie, et son visage parut tout rayonnant. — « C'est étonnant, disaient les gens du prétoire, depuis que cet homme est en prison, quand il n'est pas torturé il est maigre, pâle et abattu ; les tourments au contraire semblent lui rendre la vie, et aujourd'hui qu'on lui annonce sa mort, il semble plus radieux que jamais. » C'était l'anniversaire du jour où on lui avait fait faire le tour du marché. On lu mit une petite cangue et il s'avança vers la place, entouré de satellites qui portaient les instruments de supplice, et suivi du mandarin. Celui-ci descendit de cheval, et commanda de le torturer ; alors on le coucha à plat ventre, la tête assujettie par ses longs cheveux, et les deux bras liés à une grosse pierre. On serra la cangue jusqu'à l'étouffer, et plusieurs bourreaux le frappèrent avec un morceau de bois triangulaire, sorte de hache dont chaque coup fait une plaie. Le mandarin lui

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demanda de nouveau s'il ne voulait pas apostasier. Paul épuisé ne put répondre. — Alors un satellite s'approcha et lui dit : « Si tu veux abjurer, il est encore temps. » Le martyr ramassa ce qui lui restait de forces pour crier : « Jamais ! » Ses lèvres étaient noires et desséchées, à peine semblait-il lui rester un souffle de vie. Quelques minutes après, il leva la tête, regarda le ciel, et dit : Je vous salue, Marie, puis il retomba comme mort.

Cependant les païens disaient « C'est à cause de lui que la sécheresse nous désole, et que nous mourons de faim ; il faut l'achever à coups de pied. » La foule se pressait autour de lui. Sa femme voulut s'approcher pour le soulager ; les clameurs s'élevèrent contre elle, et repoussée, maltraitée, battue, foulée aux pieds, elle fut emportée évanouie. Paul ayant repris connaissance, le mandarin le fit frapper pour la troisième fois. Ses jambes avaient été cassées au-dessous du genou on voyait à nu les os brisés, et la moelle coulait jusqu'à terre. Lorsqu'on le défia, il resta étendu sans mouvement. Sans lui ôter sa cangue, me le jeta sur une natte, et quatre satellites le rapportèrent à la prison, qui fuit fermée avec soin. Le mandarin dit : « Si quelqu'un lui donne seulement un verre d'eau, je le fais mourir comme lui. » Pendant deux jours, le martyr ne reçut aucun soulagement, et personne ne put savoir s'il était mort ou vivant. Le 12, vers le soir, le mandarin dit à ses gens « Allen à la prison, tirez ce chrétien dehors, voyez son visage, tâtez-lui le pouls, et s'il vit encore, achevez-le, et venez m'en rendre compte .» Les satellites exécutèrent cet ordre, et, à coups de pierres et de bâtons le mirent dans untel état que, sauf la paume des mains, aucune partie du mye n'était sans blessure ; toutefois, il lui restait encore me souffle de vie. Les bourreaux le dirent au mandarin, qui leur répondit en colère : « Si vous ne l'achevez pas, je vous fais tous assommer. » Ils retournèrent donc à la

 

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prison, et, cette fois, ne mirent de bornes à leur fureur que lorsque l'âme du martyr se fut envolée au ciel. Cependant le mandarin, craignant qu'il ne revînt encore à la vie, fit continuer le supplice sur le cadavre. Un des satellites lui appuya le bout de la cangue sur la poitrine, et monta dessus ; les côtes se brisèrent et le sang coula à flots. Le corps n'avait plus forme humaine. On le couvrit d'une natte, et on le garda pendant la nuit. Le lendemain, il fut enterré par ordre du mandarin ; mais sept ou huit jours après, des chrétiens éloignés d'environ dix lieues, vinrent le prendre pour l'ensevelir honorablement chez eux. Paul était âgé de 56 ans. Son martyre arriva l'an de Jésus-Christ 1798, le 12 de la sixième lune. Pour consoler sa veuve le geôlier lui dit : « Ne vous affligez pas trop, car le 12, pendant la nuit, j'ai vu une grande lumière environner le corps de votre mari. »

Vers le même temps, dans une autre province, Laurent Pak donnait aux fidèles l'exemple du même courage et de la même persévérance. Nous l'avons vu, pendant la persécution de 1791, intervenir hardiment en faveur des chrétiens, et souffrir la flagellation pour sa foi. En 1797, lorsque la persécution éclata de nouveau dans le district de Hong-tsiou, ordre fut donné aussitôt de le saisir. Laurent, par une humble défiance de ses propres forces, se cacha d'abord Mais son jeune fils ayant été emmené captif à sa place, sa mère lui dit , « Maintenant tu ne peux te dispenser de te livrer. » Il vit dans cette parole la volonté de Dieu, et, comptant sur le secours d'en haut, se rendit de lui-même à la préfecture, le 19 de la huitième lune. Le mandarin lui reprocha de s'être enfui,; mais Laurent répondit : « J'étais parti avant que votre ordre ne me fût parvenu. A la nouvelle que vous aviez fait saisir mon fils, et sur l'ordre de ma mère, je suis venu ; de quoi s'agit-il ? — Pourquoi, lui dit le mandarin, suis-tu une mauvaise doctrine, prohibée par le rois

 

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le roi et ses mandarins ? — Je ne suis pas une mauvaise doctrine, j'observe seulement les dix préceptes de la vraie religion, qui enseigne à adorer Dieu, créateur de toutes choses. J'honore ce Dieu, puis le roi, les mandarins, mes parents et autres supérieurs ; j'aime mes amis, mes bienfaiteurs et mes frères, et tous les autres hommes. — Tu as des parents et des frères ? On dit aussi que tout ton village suit la religion chrétienne, dénonce-moi tout exactement. — Je n'ai que ma mère et pas de frère cadet ; dans tout le village, je suis seul à pratiquer la religion. — Tu méconnais tes parents, le roi et ses mandarins, tu abuses des femmes des autres, tu dissipes ton bien en futilités, et ne fais pas les sacrifices aux parents ; pourquoi violer ainsi les principes naturels ? », Puis, se tournant vers les satellites : « Liez-moi cet homme, cria le mandarin, frappez-le et mettez-le à la question. » — « Le quatrième précepte, répondit Laurent, nous ordonne d'honorer nos parents, nos supérieurs, le roi et les mandarins, et d'aimer nos frères et nos proches : ne sont-ce pas là les vrais principes naturels ? Mais les parents, après leur mort, ne pouvant plus venir manger ce qu'on leur offre, nous ne leur offrons pas de nourriture, car la vraie doctrine rejette les choses vaines et ne s'attache qu'aux réalités. Du reste, nous faisons la sépulture des morts selon toutes les règles et convenances. Le sixième commandement nous défend même toute espèce d'impuretés, et le neuvième nous défend même de désirer la femme du prochain. Le peu que j'ai, je l'emploie à soulager ceux qui sont nus ou dans le besoin ; ce n'est pas là dissiper son bien en futilités. »

Le mandarin commanda de lui mettre la cangue, et dit : « Par qui as-tu été instruit ? qui a copié tes livres, et qui sont tes complices ? — J'ai été instruit par Tsihong-i, de la capitale, qui a été décapité pour la religion. C'est de lui aussi que me viennent les livres, il est juste

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que je meure. — Voudrais-tu par hasard mourir comme Tsi-hong-i ? Qu'y a-t-il donc de si beau à mourir ? — Dieu m'a comblé de bienfaits sans bornes, et mes péchés sont sans nombre ; il est bien juste que je meure. — Quels péchés as-tu commis ? — Je n'ai pas observé dans leur intégrité les dix commandements. » Le mandarin le fit reconduire alors à ta prison Les geôliers, pour lui extorquer quelque argent, lui mirent les pieds dans des entraves, le couchèrent sur des morceaux de tuile, et lui firent souffrir toute espèce d'avanies. Laurent répondit qu'il était disposé à mourir pour la justice, mais que s'il avait voulu donner de l'argent, il ne serait pas venu jusqu'à la prison. Ces paroles augmentèrent la rage des bourreaux, et il fut accablé de coups.

Au second interrogatoire, le mandarin le fit placer sur la planche à tortures, puis flageller, puis tirailler avec des pinces. — « T'obstineras-tu encore à méconnaître parents, roi et mandarins ? Brûle tes livres, croix, médailles et images, toutes ces choses-là sont mauvaises. — Quand je devrais mourir, reprit Laurent, comment pourrais-je brûler des livres si précieux ? » la ajouta quelques mots sur l'Incarnation de Jésus-Christ, sur les mérites de sa passion, sur sa résurrection, son ascension et son second avènement, ce qui lui valut une volée de coups sur les jambes.

Il y avait trois mois qu'il portait la cangue, quand des chrétiens de différents lieux, étant venus pour le voir, obtinrent du geôlier, à prix d'argent,. qu'elle lui fût enlevée dans la prison. Le troisième interrogatoire, comme ensuite tous les autres, commença par des menaces de mort. Puis le mandarin lui dit « Toi, enfant de la Corée, pourquoi t'obstines-tu à faire ce que tous nos saints et hommes célèbres n'ont jamais fait ? Qu'as-tu à gagner en violant la loi du royaume ? Ta conduite n'est pas raisonnable. — Le roi, répondit

 

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Laurent, peut bien être maître du corps, mais Dieu seul est maître de l’âme ; il a établi des récompenses et des peines après la mort, et personne ne peut les éviter. S'il faut mourir, que m'importe? Cette vie n'est-elle pas semblable à la rosée qui se dissipe. La vie est un pèlerinage, la mort n'est qu'un retour vers la patrie. »

Sept mois après, le quatrième interrogatoire officiel eut lieu, à l'arrivée d'un nouveau mandarin. Celui-ci dit à Laurent : « Pourquoi, après d'aussi violents tourments, persistes-tu dans ton obstination ? Et puis, ta mère vivant encore, comment peux-tu vouloir mourir ? décidément, tu es devenu insensé. — « La mort, répondit le confesseur, est de toutes les misères de ce monde la plus grande ; le désir de la vie et l'horreur de la mort sont des sentiments communs à tous. Mais Dieu étant le premier père de tous les hommes est le souverain maître de toutes choses, dussé-je mourir, je ne le renierai pas. — Il n'y a rien à faire avec cet être-là, » dit le mandarin, et il le fit battre cruellement, puis. l'envoya à la préfecture de Hai-mi.

Devant ce nouveau tribunal, aux mêmes accusations ridicules du juge, Laurent fit les mêmes réponses aux tortures de tout genre, il continua d'opposer une patience inflexible. — « Quel est ce Dieu dont tu parles, disait le mandarin, où est-il ? que fait-il ? Peux-tu le connaître, toi, quand nos savants l'ignorent ? Si cette doctrine était vraie, le roi, la cour et ses mandarins ne la suivraient-ils pas ? — Dieu est au ciel, d'où il fait connaître ses ordres ; si vous les exécutez, il vous fera monter près de lui ; si vous lui résistez, il vous précipitera dans les enfers. C'est une peine un million de fois plus forte qu'on ne peut l'imaginer ici-bas. Aucun être n'est en dehors de ses bienfaits ; mais puisqu'une pauvre créature telle que moi en a reçu plus que tous mes supérieurs, dussé-je mourir, je ne le renierai pas. — Après ton supplice,

 

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ta mère aussi sera mise à mort à de cause de toi. — Après ma mort, ma mère restera entre vos mains, mais elle aussi a été créée par Dieu, Dieu pensera à elle. — Est-ce par crainte de l'enfer que tu agis ainsi ? Oui, c'est par crainte de l'enfer ; mais, en tout cas, je ne puis renoncer à mon Dieu. » Le juge le fit battre de quinze coups de la grosse planche, puis reconduire en prison.

A l'interrogatoire suivant, Laurent développa avec plus d'énergie la doctrine chrétienne sur le ciel et sur l'enfer. « Puisque vous voulez aujourd'hui même me mettre à mort et que vous traitez ma religion de vaine superstition, je ne puis me taire. Sachez-le donc : à la fin du monde, après l'anéantissement de tous les royaumes, tous les hommes de tous les âges, grands et petits, rois et peuples, seront réunis devant le Fils de Dieu, descendu du ciel et porté sur les nues, et il jugera les hommes des temps passés et présents. Les bons seront portés au ciel avec le Seigneur Jésus et ses saints, et jouiront d'un bonheur dix millions de fois plus grand que toutes les gloires et tous les plaisirs du monde. Les méchants seront engloutis dans l'enfer, par la terre qui s'ouvrira sous leurs pieds, et souffriront des peines dix millions de fois plus fortes que les douleurs de ce monde, plongés dans un feu ardent qui ne s'éteindra jamais. A ce moment-là, tout regret sera tardif et inutile ; chacun recevra selon ses oeuvres. Puisque vous voulez me faire mourir, retournez maintenant mon corps, et, me frappant sur la gorge, tuez-moi tout de suite. — Tu mourras sous les coups du bâton des voleurs, » repartit le mandarin qui le fit frapper de vingt coups.

Au sixième interrogatoire, le mandarin s'écria : « C'est à cause des scélérats qui suivent cette mauvaise doctrine, que la famine et la sécheresse sévissent dans le royaume, et que tout le peuple va périr. Déclare les lieux où vous vous réunissez pour pratiquer votre religion,

 

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fais connaître les chefs des chrétiens. On dit qu'ils sont réunis dans les montagnes, dénonce tout. — Nous n'avons pas de chefs ; que les chrétiens soient dans les montagnes, c'est ce que j'ignore ; si vous le savez, pourquoi le demander ? » Le mandarin furieux s'adresse à un bourreau : « Brise les os de la jambe à ce coquin-là, et bats-le à mort pour qu'il ne sorte pas d'ici. » Cet ordre fut aussitôt exécuté, puis on le traîna à la prison.

Quelques jours après, le gouverneur de la province, dont le mandarin avait demandé les ordres, répondit : « La doctrine des Européens est sale, mauvaise et horrible : frappez ces gens-là sur les jambes, et si, au quatorzième coup, ils ne se rendent pas, défaites-vous-en en les tuant. » Lecture de cet édit fut faite à Laurent en plein tribunal, au milieu de tous les instruments de supplice. Puis le mandarin ajouta : « Ne désires-tu pas voir ta mère ? Qu'y a-t-il de si bon à mourir ? — Mon désir de voir ma mère est inexprimable ; mais dussé-je mourir, je ne puis apostasier. Faites ce que vous voudrez, je n'ai plus rien à dire. — Mais les autres chrétiens ont obéi au roi. — J'ignore ce que d'autres ont fait : je n'ai pas à scruter leurs actions. Je ne réponds que de moi-même. » Le mandarin lui fit infliger une horrible torture. Pendant plusieurs mois, il fut tous les huit ou dix jours ramené devant le mandarin et remis à la question. La cruauté des satellites s'ingéniait à augmenter ses souffrances, et plus d'une fois ils le laissèrent nu et meurtri dans la boue, exposé la nuit entière au froid et à la pluie.

C'est vers cette époque qu'il trouva le moyen d'écrire à sa mère la lettre suivante : « A ma mère, moi Laurent, fils ingrat, de ma prison, je vous adresse l'expression de mes sentiments. J'avais toujours fait résolution d'être dévot envers Dieu, pieux envers mes parents et mes frères, et d'accomplir les ordres de Dieu dans toutes

 

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mes pensées, paroles et actions. Mais, hélas r j'ai pécha envers Dieu, et je n'ai pas rempli tous mes devoirs envers mes parents et mes frères. N'ayant pu vaincre nos trois ennemis (les trois concupiscences), mes péchés sont sans nombre. Ma mère, pardonnez-moi mes désobéissances ; mon oncle, mon frère, ma belle-soeur, pardonnez-moi de ne pas vous avoir mieux traités, et priez Dieu de me remettre mes péchés et de sauver mon âme ; par là Dieu vans remettra aussi tous vos péchés. Le printemps et l'automne passent comme le cours des eaux, le temps est comme l'étincelle qui jaillit du caillou sous les coups du briquet; il n'est pas long. Surtout soyez sur vos gardes, et fidèles aux ordres de Dieu. Environ deux mois après mon arrivée en prison, je cherchais ce que je devais faire pour obtenir la grâce de Dieu. Un jour, pendant mon sommeil, j'entrevis la croix de Jésus, qui me dit : Suis la croix. Cette vision était un peu confuse; néanmoins je n'ai jamais pu l'oublier. » Le 25 de la deuxième lune de 1799, il écrivit encore : « Je suis inquiet en pensant que ma mère, ma femme et mes enfants auront de la peine à se conformer à l'ordre de Dieu. Si vous vous y conformez bien, je serai moi-même dans la joie. »

Cependant, l'heure du triomphe approchait pour Laurent. Deux jours après avoir écrit ces dernières lignes, à son quinzième ou seizième interrogatoire, il fut frappé de nouveau de cinquante coups de planche, et pour accélérer sa mort, le mandarin fit verser de l'eau sur lui, pendant qu'on le battait. C'est un raffinement de torture que l'on dit insupportable. Son corps était dans un état affreux. Il avait reçu en tout plus de quatorze cents coups de planche ou de bâton, et depuis huit jours entiers il n'avait pas pris une goutte d'eau. Le geôlier le crut mort, et après l'avoir emporté sur son d'os à la prison, le dépouilla de ses vêtements, lui lava le dos avec de l'eau froide, et le jeta dehors.

 

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Laurent cependant n'était pas mort. Pendant la nuit, des c'hrétiens purent pénétrer en secret auprès de lui et lui faire prendre quelque nourriture, sans que le geôlier s'y apposât. Le lendemain, 28 de la deuxième lune„nouvelle comparution devant le mandarin, et nouvelle flagellation.. Le juge, les bourreaux, les spectateurs étaient stupéfaits de le voir vivant. On l'emporta évanoui, sans connaissance et sans mouvement. Onze chrétiens qui étaient alors enfermés dans la même prison, le virent -quelques heures après se lever seul, déposer lui-même sa cangue, entrer dans la salle et se coucher. Le geôlier furieux accabla les chrétiens d'injures, croyant que ceux-ci l'avaient aidé. Mais Laurent lui dit : «Je ne mourrai ni de faim, ni sous les coups, je serai étranglé. »

Le lendemain, le juge ayant appris que Laurent respirait encore, fit donner la bastonnade au geôlier, et le menaça de le faire tuer lui-même. Celui-ci, aidé de son fils, revint frapper le martyr, jusqu'à ce que le croyant mort, il tomba de fatigue et s'endormit. Pendant qu'il dormait, les prisonniers chrétiens s',approchèrent de Laurent, .et quel ne fut pas leur étonnement quand il se luit à causer tranquillement avec eux. Toutes ses plaies étaient miraculeusement guéries, on n'en voyait pas même la trace. Il dut sortir un instant, et le geôlier s'étant réveillé, courut après lui, le saisit, et pour en finir avec ce qu'il croyait Être une puissance magique, l'étrangla avec une corde de paille, il était onze heures du matin, le 29 delà deuxième lune de 1799.

Ainsi ,mourut, à l'âge d'environ trente ans, ce glorieux serviteur de Jésus-Christ. Pendant les dix-huit mois que dura son martyre, chacun de ses jours fut marqué par quelque torture, chacun de ses pas laissa des traces ensanglantées. Il semble impossible qu'un corps humain puisse résister si longtemps aux supplices. Mais Dieu,

 

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par des motifs dignes de sa sagesse et de sa miséricorde voulait donner un grand exemple, et, de fait, le lieu où Laurent a souffert, est, toujours demeuré une de nos plus ferventes chrétientés. Son sang a été littéralement une semence de chrétiens.

Laurent Pak avait trois amis intimes, nommés Jacques Ouen, Pierre Tsieng et François Pang. La tradition rapporte que tous les quatre, dans un élan de zèle peu éclairé, s'étaient promis de se dénoncer mutuellement, afin d'être martyrisés ensemble. Il ne paraît pas cependant qu'ils l'aient fait ; mais Dieu, pour récompenser leur bonne volonté, permit qu'ils tombassent entre les mains des mandarins l'un après l'autre, à peu près à la même époque, quoique dans des districts différents, et tous les quatre eurent l'honneur de verser glorieusement leur sang pour la foi. Nous recueillons ici ce que les mémoires du temps et les traditions locales nous ont conservé de leur histoire.

Il est très probable qu'ils souffrirent dans cette même année 1799, et c'est la date que nous avons adoptée. Cependant le fait n'est pas absolument certain, car les premiers chrétiens de Corée qui prenaient un grand soin de marquer exactement le jour de la mort des martyrs, afin de célébrer leur anniversaire, n'ont pas observé la même exactitude dans la désignation des années, ce qui cause quelquefois une certaine confusion dans la suite des faits d'ailleurs les plus authentiques.

Jacques Ouen était le cousin germain et l'aîné de Pierre Ouen, martyrisé en 1793. Ils vivaient ensemble au village de Eug-trien-i, district de Hong-tsiou, et-tous deux furent en même temps instruits de la religion. Jacques était doux, facile, droit et ouvert, et, dans un si bon fonds, la foi fit promptement germer toutes sortes de vertus. Dès qu'il fut chrétien, il fit serment de consacrer sa fortune, qui était considérable, au soulagement

 

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des indigents, et son occupation journalière fut de les chercher pour leur faire du bien. Afin d'expier ses anciens péchés de gourmandise, il jeûnait tous les vendredis. Son zèle à répandre la religion parmi les païens le portait à aller les trouver de côté et d'autre pour les prêcher. Non content de cela, les dimanches et jours de fête il faisait préparer des aliments en grande quantité, il invitait tout le monde à y prendre part. Quand on était réuni il disait : « C'est aujourd'hui le jour du Seigneur, il faut le célébrer avec une sainte joie, et aussi remercier Dieu de ses dons en faisant part des biens qu'il nous a donnés. » De là il prenait occasion d'expliquer divers articles de la religion.

Sa réputation se répandit bientôt et, en 1792, le mandarin envoya des satellites pour le saisir. Mais il avait eu le temps de se cacher, et réussit cette fois à se sauver. Lorsqu'il apprit le martyre de son cousin, sa ferveur redoubla, et, regrettant de n'avoir pas été martyr avec lui, il se dit : « Si je pratique ma religion publiquement, le mandarin en aura bientôt vent, et me fera saisir. » Il se mit donc à faire des prières et exercices de dévotion au milieu des païens, soit le jour, soit la nuit, pendant plusieurs années ; il alla même s'installer sur le grand chemin. Les satellites le savaient et quelquefois même le voyaient, néanmoins il ne fut pas inquiété.

Ayant appris l'entrée du P. Tsiou en Corée, il alla tout de suite le trouver et témoigna le désir de recevoir les sacrements. Le prêtre lui dit : « Tout homme qui a deux femmes est rejeté par l'Eglise. sors tout de suite et ne te représente plus. devant moi. » Jacques sortit et, pendant trois jours et trois nuits, il ne fit que pleurer et gémir sans vouloir prendre de nourriture. On alla avertir le prêtre, qui permit de le laisser entrer, et lui dit : « Aussitôt après ton retour, chasseras-tu ta concubine ? Sur ta promesse formelle, je pourrai te donner les sacrements ;

 

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sinon, tu ne pourras plus même me voir. » Jacques répondit: « En vérité, j'ignorais qu'il fût défendu par la loi chrétienne d'avoir femme et concubine ; vos ordres me le faisant connaître, je promets de chasser tout de suite, à mon retour, ma concubine ; veuillez m'accorder les sacrements. » Il les reçut, et de retour chez lui, il dit à cette femme : « Un chrétien ne peut pas avoir de concubine, et une chrétienne ne peut pas être concubine. » Et sur-le-cliamp il la répudia.

Une étroite amitié l'unissait à Laurent Pak ; ils se voyaient mutuellement et s'excitaient sans cesse à la pratique des vertus et au désir du martyre. Jacques avait ainsi passé plusieurs années. lorsqu'en 1798, il fut saisi par les satellites de Tek-san, et conduit à la prison, où il resta plus d'un mois sans qu'il fût question de l'interroger. Pensant alors que c'était la faute des satellites, il les pressa vivement de le faire comparaître devant le mandarin ou de le mettre en liberté. Cité enfin au tribunal, à cette question du mandarin : Est-il vrai que tu pratiques la religion du Maître du ciel ? — Oui, répondit-il, je la pratique en effet, afin de servir Dieu et de sauver mon âme. — Dénonce tes complices. — Il y a, reprit-il, trois autres personnes animées comme moi du désir de servir Dieu et de donner leur vie pour lui. » Jacques paria ainsi, conformément à la promesse mutuelle que lui-même, Laurent Pak, François Pang et Pierre Tsieng se seraient faite de se dénoncer l'un l'autre, afin de souffrir ensemble le martyre. Toutefois on ne voit pas que Jacques ait fait de dénonciation bien positive. « Explique-toi plus clairement. — Quand je devrais mourir dix mille fois, je ne puis en dire davantage. » Le

alors le soumit aux divers supplices de l'écartement ais. os, de la puncture, des bâtons et de la flagellation, mais inutilement. Jacques fut ensuite transféré au tribunal criminel de Hongsiou, où il développa à

 

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plusieurs reprises les vérités de la religion, et subit deux ou trois fois d'affreuses tortures. On le renvoya à Teksan, où il fut encore cruellement battu, et eut les jambes entièrement brisées.

Enfin sur un ordre spécial du gouverneur, on l'expédia à Tsieng-tsiou, chef-lieu militaire de la province. Le jour de son départ, sa femme, ses enfants et quelques amis le suivaient en pleurant. Il les fit approcher et leur dit : e Lorsqu'il s'agit du service de Dieu et du salut de l'âme, il ne faut pas écouter l'affection naturelle; supportez bien tantes les peines et les souffrances, et nous nous retrouverons dans la joie, auprès de Dieu et de la bonne Vierge Marie. Votre présence ne peut que m'ébranler et m'être très nuisible. Ainsi donc, soyez raisonnables, et ne vous montrez plus devant mes yeux.» Puis il les congédia. Son ancienne concubine aussi lui envoya un exprès, demandant à le voir une dernière fois, mais il refusa en disant : Pourquoi vouloir manquer la grande affaire ? » Arrivé à Tsieng-tsiou, il subit un interrogatoire. Le juge voulait le faire apostasier en lui promettant la vie, mais Jacques répondit : « Il y a neuf ans que je désire mourir martyr pour Dieu. » Le juge, en colère, lui fit souffrir de cruelles tortures durant tout le jour. Le lendemain on recommença, et ainsi de suite chaque jour, pendant près d'un mois. Les verges, les bâtons et planches de supplice, l'écartement des os, tout fut mis en oeuvre, jusqu'à ce qu'il mourût sous les coups, le 13 de la troisième lune de l'an kei-mi (1799). Il avait alors soixante-dix ans. Après sa mort, son corps parut enveloppé d'une lumière extraordinaire. Une foule de païens furent témoins du prodige, et près de cinquante familles se convertirent à cette occasion.

Pierre Tsieng, d'une famille honnête du district de Tek-san, était, avant sa conversion, redouté de tous à cause de son caractère violent et de sa force

 

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extraordinaire. Il eut le bonheur de se faire chrétien et de recevoir le baptême des mains du P. Tsiou ; dès lors, il devint humble, doux et affable. On croit qu'il resta quelque temps au service du prêtre. Plus tard, nommé catéchiste dans le Ne-po, il se montra assidu à la prière et aux lectures pieuses, s'occupant sans cesse à instruire et à exhorter ceux qui lui étaient confiés. En l'année 1798 ou 1799, il fut pris et conduit à la ville de Tek-san, où il eut à subir bien des interrogatoires et des tortures; il confessa Dieu généreusement, et signa sa sentence sans laisser paraître sur son visage la moindre émotion. Dans la prison, il encourageait les chrétiens, ses compagnons de captivité, et, le jour du supplice, quand on lui apporta le repas des condamnés à mort, il les invita à le partager avec lui. disant : « Pour la dernière fois, il faut manger avec actions de grâces les aliments que Dieu a créés pour l'homme, et ensuite nous irons au ciel jouir du bonheur éternel. » Il eut la tête tranchée. On croit qu'il avait alors de cinquante à soixante ans.

François Pang, né au village de le, district de Mien-tsien, était pit-siang, c'est-à-dire intendant du gouverneur de la province. On ignore entièrement de quelle manière et à quelle époque il se convertit. Il se distinguait par une ferveur extraordinaire, et désirait vivement le martyre. En l'année 1798, il fut pris à Hong-tsiou, et eut à subir, pendant six mois, des supplices fort nombreux, dont les détails ne nous sont pas parvenus. On rapporte seulement qu'il y avait alors dans la prison deux autres. chrétiens comme lui condamnés à mort, qui, lorsqu'on leur apporta, selon l'usage, le dernier repas des condamnés, se mirent à verser des larmes ; mais François , d'un visage rayonnant de joie, remercia Dieu et la vierge Marie, et dit à ses compagnons: « La création et la conservation sont des bienfaits de Dieu, mais un si généreux traitement, de la part du mandarin, n'est-il pas

 

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aussi un bienfait de la Providence : pourquoi êtes-vous tristes et abattus ? C'est là une tentation du démon. Si nous perdons une aussi belle chance de gagner le ciel, quelle occasion attendrons-nous désormais ? » Dieu rendit efficaces ses exhortations et ses encouragements ; ses deux compagnons, regrettant leur faiblesse, partagèrent bientôt la sainte joie de son cœur. Ils furent tous trois martyrisés dans cette même ville de Hong-tsiou. On ne sait pas si François mourut sous les coups ou fut étranglé. C'était le 16 de la douzième lune (janvier 1799).

A la suite de Laurent Pak et de ses trois amis, mentionnons un autre martyr qui souffrit à la même époque et dans la même province.

François Pai Koan-kiem-i, né au village de Tsin-mok, district de Tang-tsin, avait embrassé la religion dès qu'elle fut prêchée par Piek-i. Arrêté une première fois en 1791, il eut, comme nous l'avons dit, la faiblesse d'apostasier devant le mandarin. Mais bientôt après, touché d'un sincère repentir, il se remit à servir Dieu avec ferveur. Obligé de quitter son district, il s'était d'abord retiré dans celui de Sie-san. Plus tard, en compagnie d'autres chrétiens, il vint s'établir à Iang tel, district de Mien-tsien, et c'est làqu'en 1798, lui et ses compagnons préparèrent un oratoire, dans l'espérance d'y recevoir le prêtre. Quelque temps après, un apostat, nommé T'sio Hoa-tsin-i, les trahit près du mandarin, et amena lui-même les satellites dans le village. François Psi fut arrêté, le 3 de la dixième lune, et conduit à Hong-tsiou. On voulut le forcer à faire connaître les autres chrétiens et à livrer ses livres de religion ; mais les plus violents supplices ne purent lui arracher une dénonciation. Pendant plusieurs mois il fut mis fréquemment à la question, puis on le transféra à Tsieng-tsiou, chef-lieu militaire et criminel de la province, où il partagea les souffrances de Jacques Ouen et des autres chrétiens prisonniers. On n'a

 

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pas de détails sur les derniers mois qu'il passa en prison. On sait seulement qu'il supporta les tortures avec une patience héroïque. Toute sa chair était en lambeaux, ses membres brisés, et les os mis à nu. Il expira enfin sous les coups, à l'âge d'environ soixante ans, La tradition de sa famille fixe la date de son martyre au 13 de la douzième lune de l'année kei-mi (1799).

 

C'est à cette même année, croyons-nous, qu'il faut aussi rapporter le martyre de François Ni Po-hien-i et celui de Martin In Eun-min-i, morts sous les coups, le 15 de la douzième lune.

François descendait d'une famille honnête et riche de Hoang-ma-sil, au district de. Tek-san. Dès l'enfance, son caractère ferme et quelque peu opiniâtre le faisait remarquer entre ses compagnons. La mort de son père, qu'il perdit jeune encore, en le laissant maître de ses volontés, fit qu'il lâcha la bride à toutes ses passions, et devint si violent que personne ne pouvait le contenir. Mais à l'âge de vingt-quatre ans, instruit de k religion par Thomas Hoang, il se convertit et arriva en très peu . de temps à tellement se réformer et à si bien dompter son tempérament naturel, que sa conduite calme et réglée fit bientôt l'édification de tous. Quoiqu'il n'eût lui-même aucun désir de se marier, il le fit néanmoins pour obéir à sa mère.

De jour en jour sa ferveur augmentait, et il s'appliquait avec zèle aux exercices de la pénitence et de la mortification. On dit même qu'il quitta quelque temps son pays pour aller dans les montagnes ; et là, vivant de légumes, il répétait : « Pour servir Dieu et sauver son âme, il faudrait ou pratiquer la continence, ou donner sa vie parle martyre ; c'est le seul moyen de devenir un véritable enfant de Dieu. »

Quand on commença à persécuter les chrétiens, François ,

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loin d'en concevoir aucune crainte, ne cessait d'exhorter sa famille, et les chrétiens de son village. Il discourait chaque jour sur la passion de Notre-Seigneur, et les engageait à ne pas laisser échapper une aussi belle occasion de confesser la foi et de gagner le ciel. Prévoyant qu'il ne serait pas longtemps en paix, il fit un jour préparer une grande quantité de vin ; « c'est, disait-il, pour faire une dernière fête, et régaler tout le village, mais il faut le faire promptement. » Deux jours après, les satellites se présentèrent en effet, et lui demandèrent : « Es-tu chrétien ? — Non seulement je le suis, répondit-il, mais, depuis dent jours, j'attends que vous arriviez pour me prendre. » Puis il traita les satellites libéralement, après quoi, il fut arrêté et conduit au mandarin. «Es-tu chrétien, lui demanda celui-ci, et de quel pays es-tu ? — Je suis chrétien, et originaire de Tek-san. — Quel a été ton précepteur, quels sont tes complices, et quels livres as-tu en ta possession ? — Mon maître et mes coreligionnaires sont dans mon pays. Quant aux livres, j'en ai bien quelques-uns, mais ils traitent tous de choses très importantes, et je ne puis vous les remettre. — Quelle est donc cette chose si importante que tu ne puisses me montrer ces livres ? — Comme ils parlent de Dieu, te souverain maître de toutes choses, je ne puis inconsidérément vous les mettre entre les mains. » Piqué de cette réponse, le mandarin le fit battre violemment, puis reconduire à la prison.

Cependant, le juge criminel ayant reçu avis de cette affaire, et ordonné de transférer François à sa ville natale, on le conduisit à Haï-mi, dont le mandarin gérait alors les deux préfectures. Ce nouveau juge lui dit : « Pour quelle raison, abandonnant tes parents et le tombeau de tes pères, vas-tu t'établir à 500 lys dans un autre district? Pourquoi aussi fais-tu ce que le roi défend, en suivant cette détestable doctrine ?» — François répondit : «Pourquoi

 

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quoi qualifiez-vous si injurieusement une religion sainte, que le roi et les mandarins ne connaissent pas ? D'où les hommes tirent-ils leur origine ? Si c'est Dieu qui, au commencement, leur a donné l'être, comment ne pas honorer Celui qui est notre Père suprême et notre grand Roi ? — Le roi et les mandarins valent-ils moins que toi, pour dire qu'ils sont dans l'ignorance ? Et puis, pourquoi suivre une doctrine étrangère ? Si elle était bonne, le roi et les mandarins, qui te valent bien, la pratiqueraient. Tu n'es qu'un grand rebelle qui méconnais les principes. » Puis, faisant approcher les valets et préparer les divers instruments de supplice, sil répéta d'un ton de colère : « Dénonce tout sans déguisement » ; et sur son refus, lui fit infliger la puncture des bâtons. — « Partout, dit François , il y a des maîtres et des disciples, mais si je les dénonçais, vous les traiteriez comme moi ; dussé-je donc mourir moi-même, je ne puis rien dire. » En vain les bourreaux, excités par le juge furieux, redoublèrent de cruauté et lui firent subir plusieurs fois l'écartement des os François demeura ferme. « Non, cent mille fois non, répétait-il je ne veux rien dénoncer. » Pendant plus d'une demi-journée, toutes les tortures imaginables furent mises en oeuvre, et bien des fois François perdit connaissance, mais sans se laisser vaincre. A la fin, on le chargea d'une lourde cangue, et on le conduisit à la prison. Quoique tout son corps ne fût qu'une plaie, il avait le coeur content et joyeux, priait, exhortait les autres prisonniers, et,. selon son habitude, leur expliquait le mystère de la passion de Jésus-Christ.

Au deuxième interrogatoire, le mandarin, qui avait déployé un appareil de tortures effrayant, lui dit : « Cette fois, tu ne peux échapper, dénonce donc tout et renie le Dieu des chrétiens. — Pourquoi m'adressez-vous encore de telles paroles ? répondit François ; si un sujet renie son roi, lui impose-t-on des punitions, ou lui donne-t-on

 

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des récompenses ? Vous, mandarin, payé parle roi, traitez-moi selon la loi. » Stupéfait de tant de constance, le mandarin fit son rapport au juge criminel, en demandant ce qu'il y avait à faire. Celui-ci répondit de tuer François sous les coups, s'il s'obstinait à ne rien dénoncer. Le confesseur fut donc mené de nouveau au tribunal, et subit encore toute la série des supplices. Enfin, ne pouvant rien gagner sur lui, le mandarin lui présenta sa sentence, qu'il signa d'un air si satisfait, que tous les assistants se regardaient, muets d'étonnement. Il fut reconduit à la prison et dès le lendemain on lui servit le repas des condamnés, qu'il prit joyeusement ; puis, après lui avoir fait faire le tour du marché, on commença à le battre. Les bourreaux, ayant lié chacun devant soi une natte grossière en guise de tablier, s'évertuèrent longtemps à frapper ; puis, comme leur victime tardait à rendre le dernier soupir, ils le retournèrent sur le dos, lui enfoncèrent leurs bâtons dans les parties naturelles, et l'achevèrent ainsi. François avait alors vingt-sept ans. Quelques jours après, on recueillit son corps, et tous les habitants du village purent constater de leurs propres yeux que sa figure était toute fraîche et souriante. Plusieurs païens, dit-on, se convertirent à cette vue.

François eut un digne compagnon de son triomphe dans Martin In Eun-min-i, jeune noble qui vivait à Tsiourai, district de Tek-san. D'un caractère à la lois doux et ferme, Martin avait fait d'assez bonnes études, et s'était lié avec le licencié Alexandre Hoang, qui l'instruisit de la religion. A peine fut-il converti, qu'il enferma les tablettes de ses ancêtres dans un vase, et les jeta à l'eau. Ensuite, il gagna la capitale, où il fut baptisé par le P. Tsiou. Il laissa près du prêtre son fils aîné, nommé Joseph, et maria son second fils dans une famille qui avait alors beaucoup de réputation parmi les chrétiens ; puis, abandonnant sa maison et ses biens, il émigra au district

 

 

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de Kong-tsiou. Ses parents païens ne pouvant comprendre la raison d'une aussi étrange conduite, il la leur déclara franchement, et leur développa la religion, sans réussira gagner leurs coeurs. Arrêté par les satellites du  mandarin de Kong-tsiou, il déclara sans détour qu'il était chrétien et voulait donner sa vie pour Dieu. Envoyé à Tsieng-tsiou, il y subit de si violentes tortures, qu'il fut mis hors d'état de marcher. Renvoyé à Hai-mi, tribunal criminel de son district natal, il dut être transporté, de relais, sur les chevaux du gouvernement. Sa constance ne se démentit pas un seul instant, et le juge, poussé à bout, le condamna à mourir, comme François , sous les coups. On lui servit le repas d'usage, puis une vingtaine de satellites le prirent et procédèrent à l'exécution de la sentence. Pendant le supplice, Martin répéta plusieurs fois : « Oh ! oui, c'est de bon coeur que je donne ma vie pour Dieu ! » A la fin, un des bourreaux, saisissant une énorme pierre, le frappa plusieurs fois sur la poitrine. La mâchoire inférieure se détacha, les os de la poitrine furent broyés, et le saint confesseur expira dans ce supplice, à l'âge de soixante-trois ans.

Cependant, malgré ces exécutions et d'autres encore qui ensanglantèrent diverses chrétientés des provinces, on peut dire qu'il n'y eut pas en Corée, pendant le règne de Tieng-tsong tai-oang, de persécution officielle et générale. Comme nous l'avons déjà remarqué, ce prince, d'un caractère assez modéré, ne voulait point verser le sang-Il avait en grande estime quelques chrétiens illustres du parti Nam-in, et sachant que beaucoup d'hommes éminents embrassaient la nouvelle religion, il voulait examiner les faits par lui-même, et avec calme. Plusieurs fois, il présida en personne aux interrogatoires des chrétiens. Le martyr Pierre Sin, cité plus haut, nous a conservé, dans ses lettres, un fragment curieux d'un de ces Interrogatoires, probablement celui que Thomas T'soi

 

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Pil-kong-i eut à subir, à la troisième lune de l'année kei-uni (1799). En voici la traduction littérale

Le roi. — Moi aussi, j'ai lu les livres de religion, mais comment te semble cette doctrine, comparée à celle de Fo ? — Le chrétien. — La religion de Jésus-Christ ne doit pas être comparée à celle de Fo. Le ciel, la terre, les hommes, tout ce qui est, n'existe que par un bienfait de Dieu, et ne se conserve que par un autre bienfait, c'est-à-dire par l'Incarnation et la Rédemption de ce même Dieu très haut et très grand, père et gouverneur de l'univers. Comment oser mettre en comparaison avec cette religion une doctrine dénuée de sens et de principes ? Ici est la véritable voie, la véritable science. — Mais comment, dit le roi, celui que tu appelles très bon et très grand maître de toutes choses, a-t-il pu venir dans ce monde s'y incarner, et qui plus est, le sauver par la mort infâme que les méchants lui ont fait subir ? Cela est bien difficile à croire. — Nous lisons dans l'histoire de la Chine, reprit le chrétien, que le roi Seng-t'ang, voyant tout son peuple réduit à le mort par la sécheresse de sept années, ne put y rester insensible. Il se coupa les ongles, se rasa les cheveux, se revêtit de paille, et se retira dans le désert de Sang lin. Là il se mit à pleurer et à faire pénitence, puis chantant une prière qu'il avait composée, s'offrit lui-même en sacrifice et en victime. Sa prière n'était pas achevée, qu'une pluie abondante tomba sur un espace de plus de deux mille lys ; c'est depuis ce temps que le peuple, dans sa reconnaissance, l'a appelé le saint

roi (1).

«Or, combien plus grand est le bienfait de la Rédemption ! Tous les peuples anciens, présents, futurs, toutes

 

1. Peut-être s'agit-il de l'empereur Suenvang, dont il est parlé dans le Chi-king. — Duhalde, t. III, p. 15.

 

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les choses du monde sont imprégnées de cette rédemption, et ne subsistent que par elle. Voilà pourquoi, sire, je ne puis comprendre que vous trouviez ceci difficile à croire. Mais la doctrine de Fo, non plus, ne doit pas être traitée légèrement. Le nom seul de Fo signifiant celui qui sait et comprend tout, est un nom sans égal, comment oserais-tu en parler avec mépris ? — Si ce n'était ce nom, de quoi eût-il pu se couvrir ? Aussi l'a-t-il volé. Mais par le fait, ce roi Siek-ka-ie, que vous appelez Fo, n'est qu'un homme, fils du roi Tsieng-pou et de la dame Mai-ia. Il a dit en montrant de la main droite le ciel, et de la main gauche la terre: « Moi seul je suis grand. » N'est-ce pas là un orgueil ridicule ? Quelle vertu, quelle sainteté a-t-il eue, pour que ce soit un crime de le mépriser ? — La vérité, reprit le roi, se soutient par elle-même, et chaque chose à la fin tourne du vrai côté ; nous verrons la suite. » Puis, sans rien décider, il fit reconduire le chrétien à sa prison. Devant un tribunal inférieur, ce confesseur aurait expié sa franchise par une dure flagellation, peut-être même par le dernier supplice,mais le roi rejeta les adresses des ministres qui voulaient le faire condamner à mort, et, quelque temps après, le fit relâcher.

Pendant l'été de cette même année 1799, le taisa Kan Sin-heulso présenta une requête contre Ambroise Kouen T'siel-sin-i et Augustin Tieng Iak-tsiong, qu'il représentait comme les chefs et les soutiens des chrétiens. Le roi se fâcha contre l'auteur de la requête, le cassa de sa dignité, et défendit de donner suite à cette affaire.

Ces faits et plusieurs autres analogues donnaient à bien des chrétiens l'espoir de faire triompher enfin la vérité. Malgré l'opposition secrète des ministres, et la cruauté de quelques gouverneurs de provinces, l'Evangile se répandait parmi les païens ; les conversions se multipliaiēnt, surtout à la capitale. Mais la mort soudaine du

 

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roi laissa bientôt le champ libre alii persécuteurs. Ce prince mourut d'une tumeur sur le dos. Un coup de lancette donné à temps eût pu le sauver, mais une loi inflexible de l'étiquette coréenne défend de toucher le corps du roi, même en cas de maladie, et pour le guérir. Cette tumeur dégénéra en une large plaie, et il expira le 28 de la sixième lune de 1800, après vingt-quatre ans de règne.

 

RELATION DES PROGRÈS ET DE LA FIN DE LA PERSÉCUTION EXERCÉE DANS LE TONG-KING CONTRE LES MISSIONNAIRES ET LES CHRÉTIENS, depuis le mois d'août 1798 jusqu'au mois de juillet 1902.

 

La violente persécution qui éclata au Tong-king, dans le mois d'août 1798, commença à s'y ralentir vers le mois de juin 1799, et même plus tôt en quelques endroits. La plupart des mandarins n'envoyaient plus faire de perquisitions pour découvrir les missionnaires ou sur prendre les chrétiens faisant des actes de leur religion : mais, comme il y avait toujours une multitude d'espions répandus partout, quoique la plupart fussent envoyés plus pour rechercher les malfaiteurs, ou découvrir les complots qui pouvaient se tramer contre le gouvernement, que pour surveiller les démarches des chrétiens et chercher les ministres de Jésus-Christ, néanmoins on était toujours obligé de prendre beaucoup de précautions. Les prêtres indigènes du pays pouvaient aller assez librement partout exercer leurs fonctions à petit bruit et sans éclat ; et même dans les provinces extérieures qui ressortent de la ville royale, les missionnaires européens, quoique cachés, pouvaient administrer les sacrements à un grand nombre de chrétiens, qui venaient secrètement

 

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les trouver dans leur asile, et quelques-uns pouvaient visiter les chrétientés dont les habitants avaient le courage de les recevoir ; mais ils ne pouvaient aller que de nuit, et étaient obligés de prendre beaucoup plus de précautions qde les prêtres tong-kinois. M. Lepavec, qui était dans la province de l'Ouest, laquelle est toute montagneuse,eut plus de facilité pour visiter ses ouailles qu'aucun autre ; même pendant les premiers temps de la persécution, il travailla presque autant que pendant la paix. Il resta une bonne partie de l'année 1799 caché dans un village chrétien, où les néophytes des autres endroits venaient recevoir les sacrements, et apportaient leurs malades. C'était une chose bien digne de compassion, et en même temps un grand sujet d'édification, de voir des vieillards de l'un et de l'autre sexe faire deux ou trois journées de chemin pour venir trouvēr leur père spirituel, et fondre en larmes en le voyant. Les malades munis des sacrements, soupiraient après la mort, dans la crainte d'être privés de ce secours dans leurs derniers moments, si leur vie était prolongée. Le chrétien qui donnait l'hospitalité à M. Lepavec l'édifia singulièrement par sa patience dans une maladie qui dura plus de six mois. Au milieu des douleurs les plus aiguës, ce bon chrétien s'écriait : Encore plus, mon Dieu, afin que mes péchés soient effacés et expiés : il vaut mieux faire pénitence dans ce monde qu'en enfer, où l'on souffre inutilement. Plusieurs autres malades priaient ce missionnaire de demander à Dieu la prolongation de leur maladie, afin qu'ils puissent satisfaire plus amplement à la justice divine.

Le père Thuân, qui avait été arrêté, conduit à la ville royale et emprisonné au mois d'avril 1799, fut mis en liberté le 7 juillet, moyennant environ trois cents piastres. Ce prêtre avait horriblement souffert d'une cangue énorme, qu'il avait été condamné à porter, et des corps

 

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et autres mauvais traitements qu'il avait reçus. Il fat presque toujours malade dans sa prison, et en sortit à peu près hors d'état de rendre aucun service à la mission. Il mourut au commencement de 1802, après avoir beaucoup langui. Le Père Heuyên, antre prêtre tongkinois, qui, au mois d'avril 1799, avait échappé comme par miracle aux recherches des persécuteurs, mourut au mois de juillet suivant, du choléra-morbus. Au mois d'août de la même année, un acolyte et trois écoliers fissent arrêtés : quelques jours après, on leur rendit la liberté, moyennant une somme d'argent, sans exiger d'eux aucun acte contraire à la religion.

Vers ce même temps, les évêques et les missionnaires du Tong-king et de la Cochinchine firent, par l'entremise et la protection de personnages puissants à la cour, quelques tentatives pour obtenir la révocation de l'édit de persécution ; mais elles furent inutiles. Le jeune tyran ne voulut même pas lire une requête apologétique qui lui fut présentée au nom des principaux chrétiens voisins de sa cour. Une victoire qu'il remporta à la fin de 1798 contre le fils de son oncle Thai-duc, qui s'était révolté pour rentrer en possession des Etats de son père, lui avait enflé le coeur, au point qu'il regardait ce succès comme le fruit et la récompense des efforts qu'il faisait pour extirper le christianisme, et de la mort qu'il avait fait subir aux deux prêtres tong-kinois : il se flattait de pouvoir terrasser le roi légitime de Cochinchine, s'il pouvait faire mourir quelques missionnaires européens. Mais Dieu, qui veille sur les siens et abaisse les superbes, humilia son orgueil. Au mois d'août de la même année 1799, il perdit la citadelle de Qui-phu, la plus forte de ses Etats. Peu de temps après, soupçonnant la fidélité de deux grands mandarins qui commandaient ses armées, il alla lui-même livrer bataillai au roi légitime, mais il fut battu et obligé de revenir

 

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promptement à Phu-xuan, capitale de ses Etats. A peine y était-il, qu'il y fut bloqué par les deux commandants de son armée, forcé de leur mettre toute l'autorité en main, et de leur livrer trois des cinq premiers mandarins membres de son conseil : les deux autres se sauvèrent par la fuite. Ce fut précisément un an après le martyre du vénérable serviteur de Dieu Emmanuel Triêu, que notre jeune tyran essuya cet affront.

En 1800, M. Le Roy, supérieur du séminaire, profita du ralentissement de la persécution pour rassembler une partie de ses élèves et reprendre ses leçons de théologie, dans une baraque qui avait pour rempart un petit nombre de cabanes de pauvres chrétiens. M. de la Bissachère, qui était dans la province de Nghê-an, rassembla aussi autour de lui quelques sujets de cette province, pour leur enseigner la théologie. Mais en 1801, la crainte des espions qui rôdaient sans cesse autour du village où il était, l'obligea de renvoyer ses élèves, qui allèrent se réunir à ceux qu'enseignait M. Le Roy. Le collège établi pour enseigner le latin et former des sujets pour le séminaire, avait aussi été dispersé : on y suppléa en établissant de petits collèges en quatre ou cinq endroits.

La persécution, quoique bien diminuée dans les autres provinces, continuait toujours à se faire sentir avec violence dans la province de Nghê-an et dans le Bô-chinh, qui en fait partie. Le gouverneur de Bô-chinh renouvela, au commencement de l'année 1800, les mauvais traitements qu'il avait exercés contre eux l'année précédente, dans la même circonstance, pour les forcer à planter devant leurs maisons un piquet avec l'étendard de leur idole. Ceux qui refusèrent furent mis à l'amende, et si inhumainement frappés, que plusieurs restèrent presque morts sous les coups, et d'autres moururent après avoir gardé le lit plusieurs mois. Les soldats, en

 

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les frappant, n'avaient égard ni au sexe ni à l'âge. Plu-sieurs chrétiens se rédimèrent de ces vexations, en offrant de l'argent aux soldats chargés de faire exécuter l'ordre impie. Quelques-uns, qui, au seul bruit de l'ordre donné, y avaient lâchement obéi, furent aussi maltraités et mis à de plus grosses amendes que les autres. Malgré les recherches continuelles que ce mandarin faisait faire, M. Guérard visitait et administrait les chrétiens de cette contrée, allant tantôt à pied pendant la nuit, tantôt en barque le long des fleuves ; car, dans le Bô-chinh, il y a plusieurs milliers de chrétiens marchands ou pêcheurs, qui n'ont d'autres habitations que leurs barques.

Aucun mandarin ne montra tant d'acharnement à persécuter les chrétiens et à rechercher les missionnaires, que le gouverneur de la province de Nghê-an. Non seulement il n'y avait plus de maisons pour les personnes attachées au service de la mission, plus de maisons de religieuses ; les chrétiens ne pouvaient plus s'assembler nulle part pour faire leurs prières en commun : ils ne pouvaient même les réciter à voix haute dans leurs maisons. Des espions couraient jour et nuit, et mettaient aux défenses. Mgr l'évêque de Castorie fut plusieurs fois exposé à tomber entre les mains des persécuteurs. Les néophytes du village dans lequel il demeura caché pendant presque tout lé temps de la persécution, et où il n'était pas très en sûreté, n'osant plus le garder chez eux, il fui obligé, en 1802, de fuir de nouveau dans les forêts. Après être resté pendant plusieurs jours exposé aux injures de l'air et à être dévoré par les bêtes féroces, il put trouver un asile dans une chrétienté: où il resta jusqu'à la fin de la persécution, qui cessai bientôt.

M. de la Bissachère, après être demeuré sept à huit mois sur un rocher situé en pleine mer, était revenue; se tenait caché dans un petit village tout chrétien, mais

 

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isolé et tout entouré de villages idolâtres ; ce qui fait qu'il lui était impossible de sortir de là pour passer dans quelque autre chrétienté. Il fut dénoncé au gouverneur, qui envoya plusieurs fois des soldats pour le prendre ; mais Dieu le préserva de tomber entre leurs mains. Il avait fait creuser une fosse, dans laquelle il se renfermait, quand il y avait quelque danger. Un chrétien rapportait lui avoir vu la tête toute couverte de fourmis, lorsqu'il sortait de cette retraite souterraine. Plusieurs néophytes du village où ce missionnaire était caché eurent à souffrir de cruelles tortures, pour n'avoir pas voulu déclarer l'endroit où il était. Aux uns, on leur brûla le doigt index jusqu'à la main ; à d'autres, on leur découvrit les os des jambes avec des sabres plusieurs eurent les mains liées avec une telle violence, que le sang jaillissait. Dieu les soutint dans ces tourments ; ils ne dirent rien qui pût faire découvrir le missionnaire. Les prêtres indigènes avaient eux-mêmes bien de la peine à trouver un lieu de sûreté.

Un clerc qui avait été attaché au service de Mgr l'évêque de Castorie, mais qu'il avait renvoyé, parce qu'il lui avait découvert un fond d'ambition qui le portait à former des projets vains et imprudents, fut arrêté le 19 mars 1802. Son crime capital était qu'on avait trouvé sur lui une patente du roi légitime de Cochinchine. On lui proposa de renoncer à la foi, et de déclarer où étaient les maîtres de la religion ; mais il aima mieux souffrir une rude question que d'être apostat et perfide. Le gouverneur s'était radouci à son égard ; mais il le fit ensuite exécuter. On peut présumer qu'il expia, par sa fermeté dans la confession de la foi, et par la mort qu'il reçut avec de si beaux sentiments, les fautes que son ambition lui avait fait commettre.

Au mois de mai 1801, le même gouverneur fit décapiter deux néophytes, frères, qui n'avaient pu s'exempter

 

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d'accepter une dignité militaire au service du tyran. Tout leur crime était d'avoir donné avis de la persécution à Mgr l'évêque de Castorie, de l'avoir soustrait aux recherches des soldats envoyés pour le prendre, et de l'avoir conduit en lieu sûr. Dès lors, le gouverneur avait fait emprisonner le frère cadet et la femme de l'aîné ; celui-ci était allé à la cour, réclamer la protection du mandarin supérieur qu'il avait servi. Ce grand mandarin reprit fortement le gouverneur et lui ordonna de relâcher les deux prisonniers. Il lui fallut obéir; mais il conserva de la haine contre ces deux frères. Lorsque leur protecteur fut parti pour la guerre, le gouverneur, n'ayant plus rien à craindre de sa part, fit emprisonner les deux néophytes, qu'on avait de nouveau accusés de savoir certainement où était le maître de la religion, de l'avoir visité plusieurs fois, et de lui avoir fait des présents. Il les fit cruellement frapper, fit écraser les deux poignets au jeune, fit fendre le gras de la jambe à l'aîné jusqu'à l'os ; il les fit ensuite coucher sur le dos, les pieds attachés en l'air, et leur fit verser de l'eau dans la bouche et sur tout le visage. Ces pauvres patients vomissaient le sang, à force de se contraindre, pour ne pas être suffoqués par l'abondance de l'eau. Pendant qu'ils étaient dans cet état, le gouverneur leur adressait ces paroles : « Où avez-vous conduit l'Européen ? Où est-il caché ? Si vous le déclarez, je vous donnerai la liberté. » Ils le savaient, mais ils ne voulurent rien déclarer. « Si vous voulez abandonner votre religion, continuait le gouverneur, vous aurez votre grâce ; si vous refusez, je vous ferai trancher la tête. » « Notre religion est la véritable, répondirent les deux généreux athlètes ; nos parents nous l'ont laissée, nous l'avons gravée dans le coeur; plutôt mourir que d'y renoncer jamais. » Sur leur refus d'apostasier, ils eurent la tête tranchée sur la place publique. La femme de l'aîné vint

 

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enlever le corps de son mari, et dit hautement, devant tous les mandarins et les soldats : « Mon mari est mort ; je perds tout mon bonheur en ce monde ; mais je n'en ai nul regret : plût à Dieu que je pusse mourir comme lui ; tout mon regret est de ne pas  jouir du même bonheur. »

Un autre chrétien, qui malheureusement ne l'était que de nom, ayant été accusé d'avoir pris parti pour le roi légitime de Cochinchine, fut lié attaché à un poteau, et, par ordre du gouverneur, déchiqueté tout vivant et mangé par les soldats, qui tous, depuis les enfants du gouverneur jusqu'aux balayeurs des écuries des éléphants, en tenaient un morceau et le mangeaient. Un autre mandarin avait eu ordre de se laver bien proprement pour subir le même sort, auquel il échappa parce qu'il fut réclamé par la femme du grand mandarin, dont il a été parlé ci-dessus. C'était la rage contre le nom chrétien, qui portait ce gouverneur à un tel excès de férocité ; car tous ceux qui, sans être chrétiens, étaient condamnés à mort, pour avoir eu quelque intelligence avec le roi légitime, avaient simplement la tête tranchée.

La persécution s'était ralentie dans les provinces extérieures en 1799 et 1800 ; mais elle sembla s'y ranimer vers la fin de 1801 et au commencement de 1802. M. Lepavec, dans la province de l'Ouest, fut pris par des païens quelques jours avant Noël de l'année 1801. Quelque temps auparavant, il avait été sur le point d'être noyé. Il allait, dans une petite barque de bambou, pour administrer des malades ; une vague renversa cette barque légère. Ceux qui accompagnaient ce missionnaire se sauvèrent à la nage, et tirèrent ensuite de l'eau tout ce qu'ils purent d'effet. M. Lepavec ne pouvait point nager; on le croyait noyé: heureusement qu'il avait saisi une traverse de bois qui était attachée à l'intérieur de la barque ; mais, comme la barque s'était éloignée du

 

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rivage, on ne pouvait l'avoir qu'avec un bateau. On fut quelque temps à se le procurer. Dieu donna au missionnaire la force de tenir la traverse pendant tout ce temps et de ne point perdre la respiration : enfin, les néophytes joignirent la barque ; quelle fut leur joie, quand ils virent que leur bon pasteur n'avait point péri ! Quand on le retira de l'eau, il était extrêmement faible et presque sans connaissance. Quelques secours qu'on lui administra le mirent en état de continuer sa route dans la même barque; mais il lui en restait encore une grande faiblesse, lorsque peu avant les fêtes de Noël des païens s'attroupèrent, et vinrent, pendant la nuit, armés de piques, de sabres, de fusils, bloquer la maison où il était : ils le saisirent, le lièrent, le bafouèrent, le maltraitèrent et l'accablèrent de coups et d'injures. A la corde qui le tenait lié, les mains derrière le dos, ils en avaient attaché une autre, par laquelle un satellite le traînait derrière lui ; un autre le poussait avec une pique ; un troisième ne cessait de lui donner des coups de plat de sabre pour le faire avancer. Il ne resta que trois heures entre leurs mains. Les chrétiens des environs, armés de bâtons, vinrent tomber sur les satellites, et les frappèrent avec tant de force, qu'ils les étendirent par terre : ensuite, ils emportèrent le missionnaire dans une maison de religieuses située dans les bois. « Si j'étais resté deux jours entre les mains de ces satellites furieux, dit ce missionnaire dans une de ses lettres, vu le traitement qu'ils me faisaient endurer, j'aurais eu le bonheur de mourir pour la foi. » Les satellites, et surtout le mandarin qui les avait envoyés, cherchèrent à tirer vengeance de cette démarche; ils arrêtèrent plusieurs chrétiens ; mais ceux-ci s'adressèrent à un mandarin supérieur, qui réprimanda les satellites de ce que, sous prétexte de persécuter la religion chrétienne, ils allaient piller les villages. Ainsi finit cette affaire, qui coûta aux chrétiens prés de 3.000 francs,

 

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Au mois d'avril et de mai 1802 un Père Dominicain espagnol et trois prêtres du pays furent arrêtés; mais ils ne restèrent que peu de jours entre les mains des persécuteurs, qui consentirent à les relâcher, moyennant des sommes d'argent très considérables. L'un d'eux fut cruellement tourmenté pendant huit jours qu'il resta au pouvoir de ses persécuteurs. Pendant le jour, ils le laissaient exposer à toute l'ardeur d'un soleil brûlant, et, pendant la nuit, ils le tenaient enfermé dans un coffre, où il ne pouvait respirer faute d'air, ayant en outre les jambes serrées dans des ceps, qui lui causaient de très grandes douleur.

Pendant cette cruelle persécution, un grand nombre de chrétiens se distinguèrent par des traits frappants de courage et de fermeté. Outre les exemples déjà cités; en voici encore quelques autres rapportés par M. Lepavec. Les païens d'un village voulaient forcer les chrétiens du même village à renoncer au christianisme, pour obéir aux ordres du roi ; une jeune femme leur répondit, avec courage : « Le roi a le pouvoir en main ; il peut nous défendre de professer la religion du Seigneur du ciel et de la terre, de qui il tient la vie, la puissance et tout ce qu'il possède : mais, avec tous ses édits, il ne réussira pas à nous faire renoncer à ce créateur du ciel et de la terre, et à son fils Jésus-Christ, qui a souffert la mort la plus ignominieuse pour nous délivrer de l'esclavage du démon. Sachez que nous n'avons rien de plus cher que notre âme : si le village ne nous laisse pas observer notre religion, nous lui abandonnerons nos biens, pour aller chercher ailleurs un lieu où nous puissions l'observer.

Quelques mandarins troublaient une bonne femme, pendant qu'elle récitait ses prières avec ses enfants. « Je crois, leur dit-elle, que vous autres mandarins et  le roi, avez renoncé au bon sens : car, si vous en aviez

 

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un peu, comment pourriez-vous proscrire une religion qui ordonne d'adorer le seul vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre, qui commande d'honorer les pères et mères, de respecter les rois, les princes, les  mandarins, tous les supérieurs, et de leur obéir ; qui fait un devoir d'aimer tout le monde comme soi-même, de prier pour ses ennemis, de leur rendre le bien pour le mal, etc. ? Comment oseriez-vous exiger que nous abandonnions une religion aussi sainte, pour adorer des idoles de bois, de pierre ou de bronze, qui ont des yeux et ne voient point, qui ont une bouche et ne parlent point, des oreilles et n'entendent point, etc.? Maudit  soit celui qui ose abandonner le seul vrai Dieu        pour de pareilles idoles. » Les mandarins étonnés cessèrent d'inquiéter cette bonne femme et ses enfants. Un bon chrétien, qu'on voulait forcer de contribuer aux superstitions, répéta plusieurs fois devant tout son village : « Vous pouvez m'assommer ; mais vous ne réussirez point à me faire donner de l'argent pour des sacrifices à vos dieux sourds et muets. » Son courage désarma tous les païens. Le chef d'un village chrétien dit à un mandarin qui voulait forcer les néophytes à apostasier : « Vous croyez donc que nous craignons la mort ? Vous vous trompez : nous ne désirons rien tant que de répandre notre sang pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a répandu tout le sien pour nous et pour vous. » Un mandarin, qui voulait forcer une petite chrétienté de renoncer à la religion, après avoir employé inutilement les caresses et les menaces, eut recours aux coups de verge, de bâton et de sabre ; mais plus il maltraitait les néophytes, plus ils confessaient à l'envi le nom de Jésus-Christ. Les enfants eux-mêmes, depuis l'âge de sept ans jusqu'à quinze, ne cédaient point en courage aux grandes personnes ; ils étaient les premiers à crier : Vive Jésus, pour lequel nous avons le bonheur

 

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de souffrir. Une femme, âgée de soixante ans, se leva au milieu de la bande et dit au mandarin : « Que voulez-vous faire de nous ? Nous sommes cinquante-deux chrétiens ; quand vous en tuerez cinquante-un, le cinquante-deuxième n'aura pas peur de vous, et vous ne  viendrez jamais à bout de lui faire abandonner sa religion. » Le mandarin, voyant qu'il perdait son temps, se détermina à les laisser tranquilles.

Dieu, après avoir fait passer les missionnaires et les chrétiens du Tong-king par cette cruelle épreuve, eut enfin pitié d'eux et leur rendit la paix au mois de juillet 1802, époque à laquelle il exerça contre les ennemis de son nom et les persécuteurs de ceux qui l'adorent une vengeance éclatante. Déjà sa main vengeresse s'était appesantie sur plusieurs de ceux qui avaient persécuté et fait mourir le serviteur de Dieu, M. Jean Dat. Le petit mandarin qui le décolla mourut, peu de temps après d'un choléra morbus. Le grand mandarin qui avait donné le signal pour trancher la tête au serviteur de Dieu, et un autre mandarin qui l'avait gardé pendant sa prison, moururent aussi misérablement : ce qui frappa, dit-ou, tellement un des frères du tyran, qu'il proposa de faire des sacrifices aux mânes du martyr. Tel est l'aveuglement de ces pauvres infidèles. Un païen plus sensé, après avoir entendu un court exposé de la religion chrétienne, s'écria : « Qu'est-ce qui peut porter le roi à persécuter une religion aussi belle ? » Un grand lettré païen, qui connaît la doctrine et les pratiques du christianisme, disait : « Si les prêtres et les chrétiens ne priaient pas pour ce royaume, le Seigneur du ciel et de la terre ne le laisserait pas subsister : tant on y commet de péchés et d'injustices. » Le jeune tyran, si acharné à persécuter les chrétiens, pensait bien autrement, puisqu'il attribuait d'abord à son zèle persécuteur les succès qu'il remporta vers la fin de 1798 contre son cousin germain, mais il

 

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ne tarda pas non plus longtemps à éprouver les effets de la vengeance céleste.

Au mois d'août 1799, le roi légitime reprit la ville de Qui-phu, située dans la province de Qui-nhon, au centre de la Cochinchine ; et en 1800 le même prince brûla dans le port de Cho-gia la flotte qui avait apporté, par mer, la moitié de l'armée ennemie, qui faisait le siège de la ville de Qui-phu. Le roi légitime n'ayant pas réussi à faire lever le siège, conduisit, en 1801, par mer, toute sou armée à Phu-xuân, la capitale de la Cochinchine, qui était la résidence du jeune tyran, fils de I'usurpateur Quand-trung. Cette ville était absolument sans défense : toutes les forces du tyran avaient été envoyées contre Qui-phu. Le roi n'éprouva donc aucune résistance à Phu-xuân ; il n'eut qu'à se présenter pour devenir maître de cette place et de tous les trésors que Qangtrung et son fils y avaient amassés. Le peu de troupes qui y restaient pour la garde du jeune tyran prirent la fuite. Il s'échappa lui-même sans oser rien emporter, et n'ayant pour compagnons de sa fuite que deux de ses frères, un grand mandarin de son conseil, et trois petits officiers. Ils passèrent au Tong-king, déguisés, marchant jour et nuit, chacun de son côté, et évitant de se faire connaître, dans la crainte d'être mis à mort, si l'on avait reconnu le jeune tyran. Ce n'est qu'après douze jours de marche, lorsqu'il fut arrivé en Thang-hoa, où l'un de ses frères commandait, qu'il se fit connaître. Il y resta jusqu'à ce que son autre frère, qui commandait à la ville royale du Tong-king, vint, avec des troupes le chercher, et le conduire avec quelque appareil à la ville royale. Le roi de Cochinchine s'empara de la petite province du Bôchinh, et n'osa pour lors s'avancer plus loin, parce qu'il craignait que l'armée ennemie qui assiégait Qui-phu, et qui était commandée par les deux meilleurs généraux: de son adversaire, ne fût venue fondre sur la ville royale

 

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de Cochinchine, pendant qu'il eût été au Tong-king. Il retourna donc sur ses pas pour se préparer à défaire cette armée, avant de faire la conquête du Tong-king. A peine arrivé à la capitale du Tong-king, le jeune tyran changea son nom de Canh-thing en celui de Bang-hung, suivant une croyance et pratique superstitieuse des empereurs de Chine et des rois du Tong-king, qui s'imaginent qu'un tel changement leur portera bonheur. Il leva une nouvelle armée très nombreuse, renouvela sa marine, et partit au mois de février 1802, avec les deux plus âgés de ses frères, et tout ce qu'il avait de forces de ;terre et de mer, pour attaquer le roi du côté du nord, tandis que les deux généraux avec l'armée qui était devant Qui-phu, devaient venir l'attaquer du côté opposé. Le plan du jeune tyran était si bien formé, et son armée si formidable, qu'il se flattait qu'en très peu de temps il redeviendrait maître de la Cochinchine : mais Dieu en décida autrement. Le roi connut, par une lettre interceptée, tout le plan de son ennemi. Il défit d'abord l'armée navale du tyran. L'armée de terre, qui s'était avancée jusqu'à la muraille appelée Luy-sây, qui est au nord de la Cochinchine, à quelque distance des frontières du Tong- king, ayant appris la déroute de l'armée navale, se débanda aussitôt, et tous les braves qui la composaient, princes, mandarins, soldats, s'enfuirent avec précipitation ; les uns coururent le plus vite qu'ils purent pour repasser le fleuve qui coule dans la province du Bô-chinh, avant que la flotte du roi n'y entrât pour leur couper la retraite, d'autres s'enfuirent dans les forêts ; quelques-uns, qui étaient de ce pays, se retirèrent dans leurs foyers : d'autres, enfin, en assez grand nombre, se rendirent au roi. Malgré une victoire si complète, le roi voulut, avant de venir faire la conquête du Tong-king, délivrer la province du Qui-nhon. L'armée ennemie de l'intérieur qui y était encore cantonnée, et était rentrée

 

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en possession de la citadelle de Qui-phu depuis quelques mois, car cette place ne pouvant plus tenir, faute de vivres et de provisions, le commandant la livra aux ennemis pour sauver la vie des soldats, et se brûla ensuite. Le roi défit, dans plusieurs batailles, cette dernière armée, et les deux généraux s'enfuirent par les montagnes avec environ mille hommes, pour venir au Tong-king se réunir au maître qu'ils servaient. A peine y arrivèrent-ils, qu'ils furent pris par l'armée du roi, qui, étant maître de toute la Cochinchine, vint, au mois de juin, s'emparer du Tong-king. Il en fit la conquête en moins d'un mois de temps : car, quoique son ennemi eût levé de nouvelles troupes, fait construire un grand nombre de forts, et fait barrer les fleuves avec des chaînes, néanmoins l'armée du roi n'eut presque partout qu'à paraître pour vaincre. Le peuple, las des vexations qu'il éprouvait de la part des usurpateurs, soupirait après le roi comme après son libérateur ; beaucoup de militaires même étaient dans son parti. Aussitôt que son armée parut, on se souleva de tous côtés ; les troupes du tyran se dispersèrent ; il prit lui-même la fuite avec ses frères, emportant une partie de ses trésors, dans le dessein de passer en Chine : mais à quelques journées de la ville royale, le peuple les arrêta et les livra aux officiers du roi. Tous les grands mandarins, les gouverneurs des provinces et autres officiers civils et militaires, tombèrent au pouvoir du vainqueur. L'armée du roi entra à la ville royale le 18 juillet, et le roi y arriva peu de jours après. Avant d'entrer au Tong-king, il avait témoigné le désir de voir des missionnaires, surtout des Européens. Lorsqu'il passa par la province de Nghé-an, Mgr l'évêque de Castorie, coadjuteur du vicaire apostolique du Tong-king occidental, et M. de la Bissachère, furent admis à son audience, et il les traita avec distinction. Dès le jour de son arrivée à la ville royale,

 

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Mgr l'évêque de Gortyne, vicaire apostolique du Tong-king occidental, lui envoya quelques petits présents, auxquels il témoigna être sensible. Le 29 juillet, le même prélat et M. Eyot lui furent présentés ; il leur fit un accueil très honorable, les fit asseoir, quoique tous les mandarins fussent debout, et leur fit servir du thé. Il leur fit, relativement à la religion chrétienne, plusieurs questions qui les étonnèrent, et il leur promit de donner un édit favorable à ceux qui la professent et l'observent. Peu de jours après, il donna en effet une ordonnance qui défendait aux païens de forcer les chrétiens à faire des actes d'idolâtrie. Ce fut à l'occasion d'un meurtre commis par les païens d'un village de la province du Midi. Les chrétiens du même village refusant de contribuer an culte des idoles, les païens, dans la dispute, tuèrent nn chrétien, et renversèrent l'autel de l'idole, afin d'accuser les chrétiens de l'avoir renversé. Les villages voisins, aussi ennemis de la religion chrétienne, refusèrent de dresser procès-verbal du meurtre, comme ils y étaient obligés par les lois du royaume. Dans un autre village, les gentils, animés de fureur contre les chrétiens, qui refusaient de participer à leurs superstitions, voulaient les précipiter dans le fleuve. Le gouverneur de la province, qui était païen, mais franc et droit, instruit de ces faits, eut compassion des chrétiens, porta l'affaire au conseil du roi, et plaida vivement leur cause. Dans un premier mouvement de colère, le roi menaça de détruire les temples des idoles, et loua les chrétiens, des services qu'ils lui avaient rendus. Dans l'ordonnance qu'il donna à cette occasion, il les appelle les disciples de Jésus et les adorateurs du Seigneur du ciel. « Les chrétiens, y est-il dit, ne sont-ils pas une partie du peuple ? ne paient-ils pas les tributs comme les autres ? Si certaines gens croient à des esprits et les honorent ; si ces esprits peuvent secourir leurs adorateurs, ce culte ne

 

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leur est point défendu par la loi du royaume ; on leur laisse la faveur des esprits; mais il paraît injuste de forcer à ce culte ceux qui n'ajoutent aucune foi à ces esprits. »

Pendant que les missionnaires et les chrétiens, par un effet admirable de la bonté de Dieu et la protection du nouveau monarque, se voyaient délivrés du terrible fléau qui, depuis quatre ans, affligeait l'Eglise du Tong-king, et commençaient à respirer et à recouvrer la liberté, les uns de prêcher, les autres de pratiquer l'Evangile, le bras vengeur de Dieu s'appesantissait de la manière la plus sensible et en même temps la plus épouvantable sur les ennemis de son nom, qui avaient fait une guerre si

cruelle à sa religion sainte, et persécuté avec tant de violence ses ministres et ses serviteurs. Le petit tyran et ses frères, tous les grands mandarins, et plusieurs gouverneurs de provinces, furent chargés de chaînes. Les autres mandarins furent dépouillés de leurs dignités, et condamnés aux travaux les plus pénibles et les plus humiliants, comme de couper et porter de l'herbe aux chevaux, aux éléphants, de balayer leurs écuries. Le roi fit transporter tous ceux qui étaient dans les fers à la ville royale de Cochinchine ; et au commencement de l'année suivante, lorsqu'il y fut de retour lui-même, il fit mettre à mort le jeune tyran et ses frères, plusieurs femmes et enfants de leurs familles et plusieurs grands mandarins. Le jeune prince fut écartelé par cinq éléphants ; ses frères et les mandarins eurent la tête tranchée. La femme du généralissime qui commandait l'armée du tyran, dans la Cochinchine, fut foulée aux pieds des éléphants ; c'est elle qui avait excité le tyran, au commencement de 1802, à faire une tentative pour reprendre la capitale de la Cochinchine ; elle avait elle-même commandé un corps de troupes et combattu dans cette dernière affaire. Une chose digne de remarque, c'est que tous les gouverneurs

 

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de provinces qui avaient le plus vexé et molesté les chrétiens pendant la persécution, perdirent tous la vie, tandis que ceux qui s'étaient comportés envers eux avec modération, ou même leur avaient été favorables, perdirent leurs dignités et leurs trésors, mais eurent la vie sauve ; en sorte qu'un très grand nombre de païens ne pouvaient s'empêcher de reconnaître la puissance et la providence du Dieu que les chrétiens adorent. Plût à Dieu que la vue de la protection que Dieu accorde à ses adorateurs, après avoir permis qu'ils eussent été éprouvés par la persécution, et de la vengeance rigoureuse qu'il exerce dès ce monde contre ceux qui font des efforts pour détruire sa religion, après les avoir laissés exercer pendant quelque temps leur fureur et leur rage, eût enfin dessillé tout à fait les yeux de ces pauvres aveugles, et les eût déterminés efficacement à abandonner leurs vaines et impuissantes idoles, et leurs superstitions ridicules et extravagantes, pour embrasser une religion aussi belle et aussi salutaire, la seule véritable, la seule qui puisse lés conduire au vrai bonheur.

La persécution a ralenti, mais non arrêté complètement, les progrès du christianisme. On en peut juger par le nombre des adultes qui ont été baptisés dans le Tong-king occidental pendant ces cinq dernières années. En 1798, on en baptisa quatre cent quarante-huit ; la plupart reçurent le baptême avant que la persécution commençât. On en a baptisé cent trente-sept en 1799 ; trois cent soixante, en 1800; deux cent quatre-vingt-un, en 1801 ; trois cent dix-neuf, en 1802.

 

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RELATION DU MARTYRE DU R. P. EMMANUEL TRIEU, prêtre, mort pour la foi, en Cochinchine, le 17 septembre 1798, écrite en 1803 par Mgr Labartette, évêque de Veren, vicaire apostolique de Cochinchine.

 

Emmanuel Triêu naquit à Phu-xuân, où réside la cour du roi de Cochinchine. Ses parents étaient chrétiens et d'une extraction noble. Triêu fut le seul fruit de leur mariage. Son père, qui était mandarin, périt dans un combat contre les rebelles. Triêu était encore alors fort-jeune. Comme ses ancêtres étaient originaires du même lieu que les ancêtres du roi de Cochinchine, dans le royaume du Tong-king, et que, suivant les coutumes du royaume, tous les descendants mâles de ces sortes de personnes doivent entrer dans la compagnie des gardes-du-corps du roi, le jeune Emmanuel fut obligé, dès l'âge de quinze ans, de suivre la cour et de s'enrôler dans cette compagnie. Dans la suite, il fut obligé d'aller à la guerre contre les rebelles appelés Tây-son. Quelques années après, la Cochinchine fut usurpée partie par les rebelles, partie par les Tong-kinois, et le roi fut obligé de s'enfuir à Dông-nai, avec toute sa famille et les principaux mandarins. Très peu de soldats suivirent le roi dans sa fuite. Le plus grand nombre abandonna ce prince, et resta dans la partie de Hué, dont les Tong-kinois s'emparèrent peu après : Emmanuel fut de ce nombre. Vers le même temps, la Cochinchine fut affligée, pendant trois ans, d'une famine la plus cruelle qu'on ait vue, et qui se fit sentir à Hué plus que partout ailleurs. Emmanuel, se voyant sans ressource, s'attacha au service d'un grand mandarin tong-kinois. Peu de temps après, ce mandarin retourna au Tong-king ; le jeune Emmanuel l'y suivit,

 

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dans la crainte de mourir de faim, s'il restait dans son pays.

Dès son arrivée au Tong-king, il commença à faire de sérieuses réflexions sur le néant des choses d'ici-bas, et, touché de la grâce, il prit la résolution de quitter le monde. Il se mit d'abord sous la conduite d'un ex jésuite, appelé le Père Joseph, et, quelque temps après, il alla demeurer chez l'évêque Dominicain espagnol, vicaire apostolique du Tong-king oriental, qui, ayant reconnu en lui d'assez bonnes dispositions, lui fit étudier la théologie, et l'ordonna prêtre au bout de six ans. Aussitôt après qu'il fut prêtre, son évêque l'envoya prendre soin de quelques-unes des chrétientés qui avaient autrefois été dirigées par les Pères Jésuites, et qui étaient alors sous la direction du vicaire apostolique. Après y avoir exercé son ministère pendant cinq ou six ans, il obtint de son évêque la permission de venir à Phu-xuân visiter sa mère, qui était fort âgée, infirme, et si pauvre qu'elle demeurait chez une personne qui la logeait comme par charité. Le Père Emmanuel, en arrivant en Cochinchine, alla d'abord saluer Mgr l'évêque de Veren, alors coadjuteur de Mgr l'évêque d'Adran, vicaire apostolique de la mission de Cochinchine. Il rencontra ce prélat, à deux journées de distance de Phu-xuân. Il lui exposa le motif de son voyage, et lui remit les lettres de recommandation que les vicaires apostoliques des deux missions du Tong-king lui avaient données. L'évêque de Veren l'accueillit favorablement et approuva le motif de son voyage. Après avoir demeuré deux jours chez ce prélat, il partit pour Phu-xuân. Il y trouva sa mère, qu'il n'avait pas vue depuis très longtemps. La pauvreté à laquelle il la trouva réduite le toucha de compassion :.il résolut de lui bâtir une petite maison où elle pût demeurer tranquille, avec quelques nièces qui l'auraient aidée. A peine cette maison était-elle finie, que le roi Canh-Ahanh,

 

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fils du fameux conquérant Quan-trung, usurpateur de la Cochinchine septentrionale et de tout le royaume du Tong-king, donna à quelques-uns des principaux mandarins des ordres secrets pour persécuter notre sainte religion, sans qu'on ait jamais pu savoir le vrai motif de cette persécution.

On envoya donc, le même jour et à la même heure, trois compagnies de soldats, qui se distribuèrent dans trois chrétientés peu éloignées du palais, distantes les unes des autres d'environ une demi-lieue. Leur dessein était de se saisir d'un missionnaire européen, croyant que, immanquablement, il yen avait dans un de ces trois endroits. Ils furent trompés dans leurs espérances ; ils ne trouvèrent aucun missionnaire européen, mais seulement le Père Emmanuel, dont ils se saisirent sans savoir qui il était. Il fut pris dans la chrétienté de Tho-due, dans la maison d'un ancien et vénérable confesseur de la foi, nommé Ong-cuyên, qui avait autrefois souffert pour elle en plusieurs occasions, et qui, par une providence bien spéciale, était absent ce jour-là. Dès que les satellites se furent saisis du Père Emmanuel, ils lui demandèrent qui il était. Rien ne lui était plus facile que de cacher sa qualité de prêtre ; son extérieur n'indiquait nullement qu'il le fût; mais il ne voulut rien cacher, et dit tout naïvement aux satellites qu'il était prêtre de la religion chrétienne. Ceux-ci eurent d'abord de la peine à ajouter foi à ce qu'il leur disait ; mais, comme il persistait à le leur affirmer, ils le crurent, le fouettèrent rudement à deux reprises, et à la seconde fois ajoutèrent deux grands coups de bâton, qui lui firent beaucoup de mal. C'est le 8 août, vers midi, qu'il fut arrêté.

Il y avait, proche de la maison où ce prêtre fut pris, une maison de religieuses Amantes de la Croix; elles étaient près de trente, vivant en communauté. Les satellites s'y rendirent sur-le-champ, et investirent toute la maison.

 

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Toutes ces religieuses, à l'exception de une ou deux qui purent s'échapper, furent arrêtées. Les soldats lièrent les mains à neuf ou dix d'entre elles, qui étaient les plus jeunes, et se mirent en devoir de les conduire au palais, laissant les plus âgées à la maison sous une garde. La supérieure, personne très vénérable, âgée d'environ soixante-douze ans, qui avait gardé la virginité toute sa vie, se leva et s'opposa de toutes ses forces à ce qu'on emmenât ses jeunes soeurs, disant que jamais elle ne permettrait une pareille séparation ; qu'il fallait que toutes allassent ensemble au palais, ou qu'aucune n'y irait. Elles furent ainsi gardées pendant deux jours. Sur ces entrefaites, des parents de quelques-unes de ces religieuses, qui avaient du crédit auprès des mandarins, intercédèrent pour leur délivrance, et l'obtinrent à peu de frais ; mais on leur enleva tout ce qu'elles avaient, et toutes leurs maisons furent détruites de fond en comble, ainsi que la maison où le Père Emmanuel avait été pris.

Le soir du jour de son arrestation, ce prêtre fut garrotté, ainsi que deux élèves qui l'accompagnaient, et plusieurs catéchistes des chrétientés voisines. Ils furent tous conduits au palais du roi, et mis en prison. Le grand mandarin, chargé de l'instruction de cette affaire, fit venir devant lui le Père Emmanuel, et lui dit, avec un ton de mépris et de menaces : « On dit que tu es un Tong-kinois, que tu es venu ici pour ensorceler le peuple, et lui enseigner la religion chrétienne. Cela est-il vrai?»

« Le Père Emmanuel répondit : « Je ne suis point Tongkinois mais bien Cochinchinois, natif de Phu-xuân. Mon père s'appelait Ong-cai-luong ; il était mandarin au service de l'ancien roi Chua-nguyên. Dans le temps de la grande famine, il y a environ vingt ans, je fus obligé de quitter ma patrie et d'aller au Tong-king. J'y étudiai sous un maître de la religion chrétienne, qui, quelques années après, m'ordonna prêtre, et m'envoya

 

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prêcher cette même religion. Ayant quitté ma patrie depuis tant d'années, je n'y suis revenu que depuis environ trois mois, pour visiter ma mère qui est très avancée en âge. » Le mandarin lui demanda, d'un ton moqueur : « As-tu femme et enfants ? sont-ils ici ou au Tong-king ? Je n'ai jamais eu ni femme ni enfants, répondit le Père Emmanuel, parce que, dès ma jeunesse, j'ai pris le parti d'abandonner le monde et de garder la virginité toute ma vie. »

Alors le mandarin ordonna qu'on lui mît une cangue au cou. Comme celle qu'on lui avait mise d'abord était très grande et très pesante, on craignit, au bout de quelques jours, qu'il ne mourût accablé sous son poids; en conséquence, on ordonna de la lui ôter, et de lui en mettre une plus petite et plus légère, garnie en fer. On lui mit aussi les fers aux pieds. Il fut détenu en prison pendant quarante jours, durant lesquels il fut encore flagellé trois fois très rudement, et reçut vingt coups de bâton sur les os. On lui servait à manger dans des écuelles ou sur des assiettes qui faisaient bondir le coeur, tant elles étaient malpropres, ou quelquefois sur des écorces d'aréquier très sales (1). On ne le faisait asseoir que sur des nattes

 

1. L'aréquier est un arbre de l'espèce des palmiers, qui produit le fruit nommé aréque, que les Indiens mâchent avec le bétel ; ce fruit est gros comme une noix, et en a à peu près la forme. Un aréquier produit chaque année quatre ou cinq grosses grappes, dont chacune a plusieurs centaines de fruits. Ces grappes sont attachées au tronc de l'arbre, immédiatement au-dessous des feuilles. Avant de fleurir, elles sont renfermées dans une espèce de sac ou d'enveloppe aplatie, longue d'un pied et demi ou deux pieds, et large de près d'un pied. Au moment où les fleurs sont prêtes à éclore, cette écorce ou enveloppe se fond d'un côté dans sa longueur, et tombe au bout de quelque temps ; son épaisseur est celle d'une feuille de carton, ses fibres ,sont ligneuses, mais pliantes ; on l'emploie à divers usages, surtout à faire des enveloppes.

 

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déchirées et dégoûtantes par leur puanteur. Dès les premiers jours de sa détention, le Père Emmanuel, considérant la manière dure dont on le traitait, vit bien qu'il n'échapperait point à la mort. Il le dit plusieurs fois, en gémissant, à ses écoliers et au catéchiste compagnons de sa prison. De temps en temps, lorsqu'il pensait à tous les mauvais traitements et avanies qu'on lui faisait, et surtout à la mort, qui l'attendait, il sentait d'abord une grande crainte, qui causait une révolte dans la partie inférieure de son âme ; mais, un moment après, il rentrait eh lui-même, et se sentait parfaitement résigné à suivre la sainte volonté de Dieu. Cela paraissait principalement lorsque les mandarins venaient l'interroger sur divers points de notre sainte religion, ou sur son état : il leur répondait, d'un ton assuré, sans tergiversation, sans flatterie, sans témoigner la moindre crainte. A le juger par son extérieur, on ne l'aurait pas cru ce qu'il était : mais quand l'occasion se présentait, on voyait qu'il avait beaucoup de courage et une grandeur d'âme peu ordinaire.

Pendant tout le temps que le Père Emmanuel demeura en prison, il était presque toujours occupé à méditer ou à réciter des prières. Quelquefois il entendait les confessions des compagnons de sa prison.

Enfin, le 17 septembre, il fut cité de grand matin devant le grand conseil. On dit que, dès qu'il y parut, les grands-mandarins lui parlèrent ainsi : « Hé bien ! maître, voulez-vous renoncer à aller prêcher la religion, et rentrer dans le monde, pour y exercer quelque autre profession à votre choix ? Si vous le promettez, nous allons supplier Sa Majesté de vous pardonner ». On dit que le Père Emmanuel leur répondit, d'un ton hardi, mais respectueux, qu'il aimait mieux mourir que de consentir à ne plus prêcher la religion, et qu'aussitôt il fut condamné à mort, sans antre formalité. On condamne

 

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en même temps au dernier supplice six voleurs, qui étaient en prison depuis longtemps. A peine l'arrêt eut-il été prononcé, que le bruit s'en répandit partout. Alors les chrétiens accoururent en foule aux portes du palais ; mais ils ne purent y entrer, parce que les gardes qui étaient aux portes avaient des ordres très sévères de ne laisser entrer personne.

Vers les dix heures du matin du même jour, le Père Emmanuel s'étant aperçu qu'on était sur le point de se mettre en marche pour le conduire au lieu du supplice, fit ses adieux et ses remercîments aux soldats qui l'avaient gardé dans la prison jusqu'à ce jour. Aussitôt il fut livré à d'autres soldats, chargés de le conduire à la mort. Lorsqu'il fut sorti du palais, on permit aux chrétiens de s'approcher de lui et de le conduire jusqu'au lieu du supplice.

Il marchait d'un pas grave et majestueux, ayant la joie peinte sur son visage, sans la moindre altération qui pût annoncer qu'il craignait la mort. Selon les lois du royaume, lorsqu'on condamne un criminel à mort, on doit faire connaître au public la cause de son supplice: C'est pourquoi un des soldats chargés de le conduire avec les six voleurs dont il a été fait mention ci-dessus, marchait derrière le Père Emmanuel, et portait une tablette sur laquelle était l'inscription suivante : « Il faut que le public sache qu'un individu, appelé Triêu, de la famille Nguvên-vandang,   originaire du village de Bui-xa, Nha-miêu Ngoai-trang, dans le bailliage de   Tong-son, au royaume du Tong-king, fait profession d'enseigner la religion chrétienne, et d'exhorter le peuple à embrasser cette religion, qui est la plus détestable qu'on puisse imaginer : c'est pourquoi son crime mérite qu'il ait la tête coupée. »

Lorsque le Père Emmanuel fut arrivé au lieu du supplice, les bourreaux ôtèrent sur-le-champ les fers qu'il

 

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avait aux pieds; et, aussitôt après il se mit à genoux pour prier. Alors, le mandarin qui présidait à l'exécution fit donner à chacun des condamnés. à mort une ligature de deniers (c'est-à- dire six cents deniers percés au milieu, enfilés et liés ensemble:une ligature vaut environ une demi-piastre). Le Père Emmanuel ne voulut pas prendre sa part de cet argent. Le mandarin insista, et dit que c'était un don du roi qu'il ne convenait pas de le refuser. Néanmoins le Père Emmanuel persistait dans son refus, disant qu'il était très reconnaissant envers le roi, mais qu'il n'avait pas besoin d'argent, devant mourir l'instant d'après. « N'importe, reprit le mandarin; il faut toujours prendre cet argent, puisque c'est la coutume » (1). Alors, le Père Emmanuel dit : «Qu'on le prenne, à la bonne heure, mais qu'on le donne aux pauvres ». En ce moment un soldat s'approcha de lui, tenant à la main un sabre, qu'il maniait devant lui. Un autre soldat lui donna un grand coup de poing sur le visage. Le mandarin qui présidait à l'exécution gronda beaucoup ce soldat, est luit dit : « Comment ! l'heure n'est pas encore venue, et tu maltraites ainsi le Maître » ? Puis se tournant du côté du Père Emmanuel :

«Maître, lui dit-il, asseyez-vous ; l'heure n'est pas encore venue.»

Alors le Père Emmanuel s'abaissa, se tenant toujours sur ses deux genoux, ayant les yeux fixés vers le ciel, et priant continuellement.

 

(1) La raison pour laquelle le roi fait ainsi donner de l'argent aux criminels, avant de les faire mourir, est pour qu'ils puissent se procurer quelque chose qui les fortifie, afin qu’ils subissent la mort avec force et courage. Pour l'ordinaire les criminels achètent du vin pour s'enivrer et ne point sentir la mort. Le Père Emmanuel était bien éloigné de suivre la coutume des criminels : il voulut boire le calice que Dieu lui uvale réservé dans toute son amertume, le suçant même jusqu’à la lie.

 

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Vers midi,le mandarin s'approche du Père Emmanuel, et lui dit d'un ton respectueux : « Maître,l'heure est venue »; aussitôt le Père Emmanuel se relève sur ses genoux pour s'offrir à Dieu. Au même instant, un soldat s'approche, et, d'un seul coup de sabre, lui met la tête à bas. Alors les chrétiens accoururent en très grand nombre pour enlever son corps et sa tête. Ils prirent aussi toute la terre qui reçut son sang : en sorte qu'on voit encore aujourd'hui un grand trou dans l'endroit où le martyr de Jésus-Christ fut décapité.

Comme on était encore au plus fort de la persécution, les chrétiens emportèrent ce précieux dépôt en cachette, et l'enterrèrent, sans aucune cérémonie ecclésiastique, dans un lieu inconnu aux païens, en attendant un temps plus tranquille, qui permit de l'ensevelir avec les honneurs qui• lui étaient dus. On l'a ainsi caché pendant cinq ans, après lesquels, le roi légitime ayant exterminé tous les rebelles, et rétabli la paix dans son royaume, Mgr l'évêque de Veren a donné ordre de retirer ce précieux dépôt de l'endroit où il était caché, et de l'enterrer dans une nouvelle église, qui venait d'être bâtie dans une chrétienté appelée Duong-sen. Cela a été exécuté en 1803, avec tout l'appareil et les honneurs proportionnés aux circonstances du temps. Le R. P. Emmanuel Triée rendit son âme à son créateur, le 17 septembre 1798 ; il était dans la quarante-deuxième année de son âge.

Quant aux catéchistes qui furent arrêtés et mis en prison avec le Père Emmanuel, ils n'y restèrent pas longtemps. Après une quinzaine de jours, ils furent tous renvoyés. chez eux. Dans les premiers jours, on les mit à la question, et ils furent un peu molestés. Les deux écoliers du Père Emmanuel furent détenus en prison, jusqu'à la mort de leur maître; mais, dès que celui-ci eut été décapite, on les renvoya au Tong-king, leur patrie.

 

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LE MARTYRE D'ALEXANDRE HOANG. LE 10 DÉCEMBRE 1801.

 

Le 4 novembre 1801 Alexandre Hoang fut arrêté sur le territoire de Tsiei-tsien et amené prisonnier à la capitale. C'était, malgré sa jeunesse un des chefs les plus influents de la chrétienté de Corée. Tout lui présageait une brillante carrière lorsqu'il épousa la fille d'un des Tieng de Ma-tsai et entendit pour la première fois parler du christianisme. Il l'embrassa aussitôt et devint un catéchiste zélé.

Ses parents et amis païens l'accablèrent de reproches et de mauvais traitements, sans pouvoir ébranler sa constance. Quand le roi apprit la conversion d'Alexandre, il en fut affligé, mais ne l'inquiéta nullement. Admis à la réception des sacrements, Alexandre ne mit plus de bornes à sa ferveur, et travailla de tout son pouvoir à seconder le prêtre dans l'exercice de son ministère, et des bonnes oeuvres.

En 1798 et 1799, il vint demeurer à la capitale, dans le quartier nommé Ai-o-kai. Là, il s'occupait à enseigner les lettres à quelques jeunes gens chrétiens, et à transcrire des livres de piété. Il logea souvent chez lui le Tsioue soit pour le cacher, soit pour faire recevoir les sacrements à d'autres fidèles. Dénoncé nommément dès les premiers jours de la persécution, il se rappela le conseil du Sauveur : « Lorsqu'on vous persécutera dans une

 

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ville, fuyez dans une autre », et prit ses mesures en conséquence. Pour ne pas être reconnu, il coupa tout d'abord sa longue et belle barbe, ornement viril assez rare en Corée, et dont naturellement les possesseurs sont très jaloux : il revêtit des habits de deuil, dont la forme est parfaitement propre à déguiser les personnes, puis, comprenant l'insuffisance de ces précautions, quitta la capitale, vers le 15 de la deuxième lune.

Il séjourna quelque temps dans le district de Nieitsien, province de Kieng-sang, puis sur les limites de la province de Kong-ouen, et enfin finit par se fixer dans une fabrique de poteries, au village de Pai-ron, district de Tsiei-tsien. Tous les ouvriers étaient chrétiens. On prépara pour le recevoir une espèce de chambre souterraine, dont les avenues étaient couvertes par tous les grands vases de terre que l'on fabriquait dans l'établissement. Les chrétiens du village eux-mêmes ignorèrent longtemps sa présence ; le maître de maison était seul du secret, avec sa femme et la mère de Grégoire Han, qui venait souvent le voit. Alexandre avait près de lui deux hommes de confiance : Pierre Kim Hanpin-i et Tho-mas Hoang lesquels allaient sans cesse de côté et d'autre s'enquérir des nouvelles, le tenaient au courant de la marche de la persécution, et lui rapportaient les principaux événements qui intéressaient la chrétienté.

C'est dans sa retraite de Pai-ron qu'Alexandre Hoang composa une longue lettre adressée à l'évêque de Péking. Ce document, précieux à tous égards, a été heureusement conservé. Alexandre y raconte d'abord, dans tous ses détails, l'histoire des premiers martyrs de cette persécution. Ses informations sont généralement exactes. Sur un certain nombre de points cependant, il avoue lui-même n'avoir pas eu des renseignements suffisants ; et plusieurs fois, nous avons dû, après examen et comparaison d'autres documents, rejeter des faits qu'il avait

 

 

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avancés trop légèrement sur un simple ouï-dire. Dans la seconde partie de sa lettre, il expose le triste état de le chrétienté, et fait un éloquent appel à l'évêque, pour qu'il prenne leur sort en pitié, et s'efforce de faire sortir l'Eglise coréenne de ses ruines. Nous en citons ici un long fragment, qui fera connaître la position physique et morale des chrétiens, vers la fin de la persécution.

« Le prêtre ayant été dénoncé par un traître, dès son entrée dans le pays, et le feu roi ayant connu sa présence, il fallait sans cesse être sur ses gardes, et prendre les plus grandes précautions. De là, beaucoup ne purent prendre part aux sacrements, et parmi ceux qui les reçurent, la moitié étaient des femmes. Parmi les chrétiens de la province et le peuple de la capitale, un grand nombre, quoique très fervents, n'y furent pas admis. Tous avaient supporté de grandes souffrances, et espéré bien des serrées dans le secret ; mais depuis qu'ils ont vu le prêtre devenu la proie des méchants, et sa tête publiquement exposée, toutes les souffrances et tous les efforts de dix années se trouvent en un instant devenus inutiles. Corps et âmes, tout est sur le penchant de la ruine ; pendant la vie et au moment de la mort, les voilà sans aucun soutien ; aussi leur coeur faiblit, leurs idées sont toutes bouleversées, et ils ne savent plus que devenir. Nous leur disons bien, pour les consoler,que le prêtre étant venu dans le seul but de sauver les âmes, désirait sans doute se répandre partout et les sauver toutes, mais que de grands empêchements s'étant rencontrés, il a dû comprimer son affection pour eux, et ne pas la laisser se produire au dehors ; que maintenant qu'il a été martyrisé et se trouve près de Dieu, sa protection devra avoir plus de force que lorsqu'il était sur la terre ; que nous devons avoir pleine confiance en Dieu, espérer pins que par le passé dans sa miséricorde infinie, et ne pas nous-laisser aller à des tentations de désespoir. Quelques-uns

 

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nous croient, d'autres sont dans le doute; lies uns sont rebutés, les autres semblent un peu consolés ; jamais en aucun temps se trouva-t-il une aussi terrible position ?

« En Europe, les anciennes persécutions ont bien pu être plus violentes que celle de Corée, mais les prêtres s'y étant succédé sans interruption, la religion n'a pu être anéantie, et les âmes ont toujours trouvé leur salut. Ici, en Corée, la situation est toute différente, et nous ne pouvons avoir le même espoir. Que de faibles agneaux perdent leur berger, il reste des moyens de les nourrir et de les élever ; qu'un enfant à la mamelle perde sa mère, il y a encore espoir de le voir survivre ; pour nous, nous avons beau y réfléchir, vraiment aucun espoir de vie ne nous reste. Nés dans un pays reculé, et heureusement devenus les enfants de Dieu, nous avions la ferme pensée de consacrer toutes nos forces à faire glorifier son saint nom, nous voulions essayer par là de payer du moins la dix-millième partie de ses bienfaits ; qui aurait pu penser qu'à mi-route nous tomberions dans un aussi triste état ?

Nous avons bien entendu dire que le sang versé des martyrs est une semence de chrétiens, mais notre royaume a malheureusement pour voisin., à l'est, le Japon qui, par ses cruelles exécutions, a anéanti la religion, et les projets de notre gouvernement sont de le prendre pour modèle. Comment ne serions-nous pas dans l'alarme? Il est vrai qu'en Corée, les hommes étant naturellement faibles, et la législation moins rigide, on ne voudra pas y aller aussi violemment qu'au Japon ; mais aujourd'hui, parmi nous, il ne reste pour ainsi dire plus aucun homme capable et ferme. Les ignorants, les gens de basse condition, les femmes et les enfants peuvent bien y être encore au nombre de plusieurs milliers, mais personne pour les diriger, personne pour les instruire, comment pourraient-ils se conserver longtemps? N'y eût-il plus de

 

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persécution, qu'avant dix ans, la chrétienté sera d'elle-même réduite à néant (1). Quelle douleur ! Mais tant que nous serons en vie, comment pourrions-nous voir ainsi la ruine complète de la Religion ?

« Ayant échappé aux malheurs de cette année, nous en sommes encore tout émus et tremblants, et tout en rendant grâces à Dieu pour le bienfait qui nous a conservé la vie, nous sommes attristés de n'avoir pas, comme nos frères, été jugés dignes du martyre. Au moins, pendant ce reste de notre existence, nous désirons vraiment supporter toutes les peines et braver toutes les difficultés pour servir la cause de Dieu, mais non seulement nos expédients sont à bout, nos ressources aussi sont épuisées. Faut-il donc que notre désolation nous accompagne dans la tombe ! Au milieu de tous ces malheurs, qui aura pitié de nous? qui nous consolera ? Nous voudrions bien aller déposer nos pleurs et nos demandes aux pieds de votre bonté, mais empêchés par la distance, nous ne pouvons faire que des voeux, et rien de plus. Quelle tristesse ! quelle angoisse ! que deviendrons-nous ?

a Quand nous apprîmes que le prêtre s'était livré, outre le saisissement et la douleur causés par un aussi triste événement, nous avons conçu encore un sujet de crainte. Lorsqu'on connaîtra à Péking tout ce qui vient de se passer, ne sera-ce pas une cause d'abandon pour notre

 

1. Le gouvernement coréen comprenait parfaitement la vérité de ces considérations ; aussi, comme le fait remarquer Alexandre dans un autre endroit de cette lettre, chercha-t-il toujours à mettre à mort les chrétiens de haute classe, les hommes qui s'étaient livrés à l'étude des lettres ou de la philosophie, tous ceux, en un mot, qui auraient pu diriger les affaires en l'absence du prêtre. Quant aux ignorants et aux gens du peuple, au contraire, la tactique était de les laisser de côté, autant que possible, ou bien, si on les arrêtait, de les traiter en général avec beaucoup moins de rigueur.

 

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Église ? S'il en était ainsi, aucune espérance ne resterait pour la religion en Corée. C'est ce danger imminent, et non point notre péril personnel, qui fait jour et nuit le sujet de nos craintes et inquiétudes. Si, par bonheur, on ne fait pas de perquisitions ultérieures, nous autres étant encore en vie, et Jean (1) aussi ayant été conservé, comme vous resterez sans doute chargé de la Corée, nous ferons tous nos efforts pour rétablir les relations avec vous, et par là avoir part aux bienfaits de Dieu ; daignez donc écouter nos paroles et y réfléchir profondément.

« La Corée est le plus pauvre des royaumes du monde, et les chrétiens y sont les plus pauvres de tous. Parmi eux, c'est à peine aujourd'hui si l'on peut compter dix familles qui n'aient pas à souffrir de la faim et du froid. En 1794, quand on reçut le prêtre, on ne put rien préparer à l'avance. Ce ne fut qu'après son arrivée qu'on disposa à la hâte les choses les plus nécessaires, et encore d'une manière bien mesquine et bien incomplète. Cela provient en partie sans doute de notre inhabileté et ignorance des affaires, mais la cause en fut aussi dans notre pauvreté; nos forces ne purent y suffire. Plus tard le nombre des chrétiens ayant augmenté, on fut moins à la gêne, toutefois nous ne pûmes arranger les choses convenablement.

« Après la persécution de cette année, tous sont entièrement ruinés. Ceux-là même qui ont voulu par l'apostasie éviter la mort, sont sortis des prisons nus et spoliés, ne conservant que le souffle de la vie. Notre pauvreté est donc plus grande encore qu'en 1794, et eussions-nous même quelque bon expédient, nous ne pourrions le mettre à exécution. Malgré tous les

 

1. Probablement Jean T'soi.

 

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désastres de la chrétienté, si nous avions quelques ressources, il semble que nous pourrions maintenant essayer quelque chose. Voici pourquoi. Depuis 1795, il y avait deux causes continuelles de persécution : l'une, que le feu roi, soupçonnant et craignant le prêtre, voulait absolument le trouver ; l'autre était la haine qui poussait les No-ron à anéantir les Nam-in. Or, d'un côté, le prêtre ayant été saisi, et, de l'autre côté, les Nam-in, poursuivis par les No-ron, ayant vu périr tous leurs hommes les plus remarquables, on peut désormais espérer un peu de calme. Il est vrai que la loi sur les cinq maisons. solidaires l'une de l'autre dure encore, mais elle n'est exécutée que dans les quartiers où se trouvaient les chrétiens ; dans les autres endroits, elle n'existe que de nom, tout y est tranquille, et on peut aller s'y établir.

« Pour ce qui concerne les routes, dans les provinces de Kieugkei, T'sieng-tsieng et Tsien-la où il y avait beaucoup de chrétiens, et dans celles de Kieng-sang et Kang-ouen où les chrétiens fugitifs se sont retirés depuis quelques années, les voyageurs sont, à chaque instant, soumis à des perquisitions. Mais dans les provinces de Hoang-hai et P'ieng-an, où il n'y avait pas de chrétiens avant la persécution, et où depuis nul n'a cherché refuge, on ne parle de rien, et les soupçons ne sont pas éveillés. A Pienmen même, sur la frontière de la Chine, quoiqu'on exerce encore maintenant une assez rigoureuse surveillance, dans un ou deux ans, tout sera passé, et on pourra risquer quelque tentative. Nous devrons aussi changer notre manière d'agir. Jusqu'ici on s'était surtout efforcé de répandre la religion parmi les païens, et de la rendre libre ; maintenant que c'est devenu impossible, il faut tâcher de la conserver par la prudence. Il faut s'appliquer à raffermir tous ceux qui pratiquaient le christianisme, à bien instruire ceux qui ne faisaient que commencer, et quant aux autres, prier Dieu en secret, pour

 

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leur conversion, et attendre en silence. Par là, on pourra se conserver sans inquiétude.

« En 1795, les chrétiens, joyeux de l'arrivée du prêtre et se félicitant de leur bonheur, n'ont pas su craindre et n'ont pas pris de précautions suffisantes. Mais maintenant, instruits par :l'expérience et se servant du passé comme d'un miroir, ils prendront toutes les précautions convenables, et il n'y a pas de raison pour que la persécution s'élève de nouveau. Nous ne pouvons attendre la mort sans rien faire, mais rien ne se peut qu'avec des ressources. Il est difficile de croire que l'existence et la ruine de la religion dans un royaume, la vie et la mort des âmes, dépendent du Mammon d'iniquité, et cependant, faute de ressources, la chrétienté de Corée va être anéantie, et les âmes sont condamnées à la mort.

« C'est pourquoi nous osons vous en prier, et nous espérons que vous voudrez bien implorer des secours dans tous les royaumes de l'Europe pour nous, quoique nais ne soyons que de misérables pécheurs, afin de soutenir notre Eglise persécutée, et de nous procurer le moyen de sauver nos âmes. De notre côté, nous nous disposerons, formerons nos plans, et après avoir tout préparé sûrement, nous vous demanderons le bienfait d'une seconde vie ; de grâce, ayez pitié de nous. Nous savons qu'il y a une sorte :d'imprudence à faire une pareille demande. Néanmoins, considérant que sans votre secours, nous sommes condamnés à une mort éternelle, nous osons maintenant ouvrir la bouche, et si, après avoir demandé, nous n'obtenons rien, nous n'emporterons pas du moins dans la tombe le regret de n'avoir rien essayé. Isolés et sans aucun appui comme nous sommes, nous vous en conjurons avec instance, daignez, à l'exemple du Dieu tout bon et tout miséricordieux, penser à des enfants pauvres, misérables et faibles, et ranimer nos espérances en comblant nos voeux. Quel plus grand bien

 

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pour l'Église ? quel plus grand bien pour nous, que de nous ouvrir le chemin d'une seconde vie ?

« De notre côté, nous tâcherons d'y répondre ; mais il ne s'agit pas de choses réalisables en quelques jours ou en quelques mois. Rien ne peut se faire en moins de deux ou trois ans. L'entrée d'un prêtre en Corée rencontre deux grandes difficultés, les cheveux et le langage (1). Les cheveux peuvent croître assez facilement, mais le langage ne se change pas aussi vite. Si le prêtre pouvait bien parler, la plus grande difficulté disparaîtrait. Dans notre humble pensée, il serait bon d'envoyer à l'avance un Coréen à Péking, pour enseigner la langue coréenne aux prêtres que vous auriez désignés. Si vous le permettiez, nous conviendrons secrètement d'un signe et nous nous disposerions pour le passage, soit de l'hiver, soit du printemps, selon qu'il vous serait plus commode. Il serait aussi très avantageux qu'un chrétien Chinois fervent et fidèle vînt s'établir secrètement à Pien-men. Il ouvrirait une auberge pour défrayer les voyageurs, et nos communications en deviendraient beaucoup plus faciles. »

Vient ensuite l'exposition détaillée de divers plans qu'Alexandre, dans sa cachette solitaire, avait imaginés pour faire obtenir la liberté de la religion à ses frères persécutés. Le premier eût été de faire écrire par le Pape à l'Empereur de Chine, pour lui donner ordre de laisser les chrétiens en paix, et de recevoir les missionnaires. La foi naïve du néophyte ne pouvait s'imaginer qu'un

 

1. On sait que les Chinois se rasent la tête,excepté le sommet,et portent la queue. Mais les Coréens n'ont jamais voulu admettre cette réforme, introduite par les empereurs tartares Mandchoux. Ils conservent tous leurs cheveux et les nouent sur la tête, comme le pratiquaient, il y a quelques années, les insurgés de Chine, pour se distinguer des impériaux.

 

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potentat, quel qu'il fût, même païen, osât refuser d'écouter la voix du souverain Pontife, vicaire de Dieu sur la terre. La liberté de la religion une fois accordée en Chine, elle devait tout naturellement, par contre-coup, l'être aussi en Corée ; et si le gouvernement coréen faisait des difficultés, il serait facile à l'Empereur chinois de l'y contraindre par la force des armes. Enfin, dans le cas où ce plan eût rencontré des obstacles insurmontables, Alexandre proposait à l'évêque de Péking de faire appel aux nations chrétiennes de l'Europe, de les supplier d'envoyer une armée de soixante ou soixante-dix mille hommes pour conquérir la Corée, et s'il était impossible de réunir tant de troupes, d'essayer au moins avec sept ou huit mille, chiffre qui, dans son opinion, eût été suffisant à la rigueur. La lettre se termine ainsi :

« Pour nous, les jours sont comme des années. Nous voudrions faire quelque chose, mais cela nous est actuellement impossible ; nous ne pouvons qu'espérer. Nous désirons ardemment que vous ayez pitié de nous, et veniez à notre aide sans retard. Après la violente persécution de cette année, peu de chrétiens ont échappé, et tous doivent se tenir cachés, et laisser croire qu'ils sont entièrement anéantis. C'est le seul moyen de conserver ici les restes de la chrétienté. Les uns se sont faits marchands ambulants, les autres, forcés d'émigrer, se trouvent sur les routes; nous demandons dispense des jeûnes et abstinences pour tous ceux qui sont en voyage.

« An de Jésus-Christ 1801, 29 octobre, le lendemain de la fête des apôtres saint Simon et saint Jude, nous pécheurs Thomas et autres, vous saluons de nouveau en envoyant ces détails. »

Cette lettre était écrite sur une pièce de soie, avec de l'encre sympathique, qu'on ne pouvait lire sans en connaître le secret. Thomas Hoang voulut s'adjoindre, pour la porter à Péking, un chrétien de la province de P'ieng-an,

 

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nommé Ok Tsien-hei, qui avait, lui aussi, fait le voyage de Chine plusieurs fois pour les lettres et commissions du P. Tsiou. Il y avait encore été pendant l'hiver de 1800 à 1801, et ayant appris, à son retour, que la persécution venait d'éclater avec violence, était re-tourné tout de suite à Pien-men, sur la frontière chinoise, pour tâcher d'informer les chrétiens de Chine du véritable état des choses.

Thomas réussit à trouver Ok Tsien-hei, l'amena à Alexandre pour se concerter avec lui, et tous deux pro-mirent de partir à la fin de l'année, avec l'ambassade annuelle, pour remettre la lettre entre les mains de l'évêque de Péking. Mais la Providence en avait décidé autrement, et la lettre ne devait pas arriver à sa destination. Elle était datée du 27 octobre ; le 2 novembre Thomas Hoang fut arrêté.

Effrayé outre mesure de se voir en prison, s'imaginant que, lui saisi, aucun chrétien ne pouvait échapper, espérant peut-être, par des aveux, faire cesser la persécution, il découvrit le lieu où Alexandre était caché. Nombre de chrétiens prétendent qu'il avait reçu d'Alexandre lui-même l'ordre de le dénoncer, si les choses en venaient à l'extrémité. Les satellites arrivés en toute hâte à Pai-ron, ne pouvaient trouver celui qu'ils cherchaient ; enfin le bruit sourd que rendaient les grands vases de terre, quand on marcha sur la cave, attira leurs soupçons et il fut rencontré. Alexandre les vit arriver à lui sans s'effrayer. Il ordonna de ne pas toucher la main que le roi avait jadis serrée, et où se trouvait le cordon signe de la faveur royale, et cet ordre fut respecté. On le conduisit, chargé de fers, à la capitale, et la fameuse lettre fut trouvée sur lui, roulée dans ses vêtements. Nous ignorons comment les juges purent en prendre lecture. Une tradition rapporte qu'un chrétien, menacé de mort, s'offrit à en donner la clef, ce qui fut accepté ; mais ce fait est

 

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loin d'être prouvé. Quoi qu'il en soit, la lettre fut lue, et jeta l'épouvante à la cour. Le complot d'appeler les Européens dans le pays, au secours des chrétiens, était évident ; on en avait en main la preuve authentique. Il en fallait dix fois moins, avec un gouvernement aussi soupçonneux et aussi jaloux des étrangers que le gouvernement coréen, pour faire traiter les prisonniers en criminels d'État.

En même temps, et probablement sur les indications fournies par Thomas Hoang, les deux autres associés d'Alexandre, Ok Tsien-hei et Pierre Kim Han-pin-i, furent saisis et jetés dans la même prison. On leur adjoignit bientôt un cinquième chrétien, de la classe des interprètes, nommé Hien Kiei-heum-i, ou Hien Sa-si-ou, le père du catéchiste Charles Hien, décapité pour la foi en 1846.

Hien Kiei-heum-i s'était d'abord réfugié en province, mais toute sa parenté s'étant trouvée compromise, et exposé à de continuelles vexations à cause de sa fuite, on lui écrivit de se livrer, ce qu'il fit. On l'accusait de s'être rendu à bord d'un navire européen qui, en 1799, avait, pendant quelques jours, mouillé en rade de Tong-nai, et d'avoir rapporté qu'un seul navire comme celui-là pourrait facilement détruire plus de cent navires de guerre coréens ; ce qui, aux yeux des juges, prouvait manifestement sa participation au complot. Il fut donc à tort ou à raison impliqué dans le procès d'Alexandre. Tous ces accusés eurent des tortures extraordinaires à supporter, et tous le firent en héros. La pensée de renier leur foi ne leur vint pas un seul instant, et ils furent bientôt condamnés.

Voici le texte officiel de sentence de Thomas Hoang ; celles de ses compagnons sont analogues.

« Le 24 de la dixième lune, tribunal du Keum-pou. Le coupable Hoang Sim-i, être vil et méprisable,

 

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perdu dans la mauvaise religion, a parcouru la capitale et les provinces, a consacré toutes ses forces et s'est beaucoup remué pour la secte impie et ignoble. Ayant été secrètement , dans un pays étranger, il a reçu un nom dans l'Eglise des Européens. Il a fait divers voyages pour Tsiou Moun-mo (le P. Tsiou), et a transmis ses lettres. Dans tout ce que les adeptes de la mauvaise religion ont tramé, il n'est rien qu'il n'ait su à l'avance. Il s'est lié à la vie, à la mort avec Sa-ieng-i (Alexandre Hoang), puis ayant appris que celui-ci, pour se derober à la justice, était allé à Tsiei-tsien, il est allé à dessein l'y trouver ; ils ont partagée le même oreiller, et, pendant la nuit, il a lu de ses yeux son affreuse lettre, qui, par son atrocité, n'a rien d'égal sous le ciel dans les temps anciens ou modernes. La plume se refuse à en écrire les horreurs, car jamais rien de semblable n'a été vu ni entendu. Il a comploté impudemment avec lui, et S'est engagé à envoyer cette lettre aux étrangers, pour faire venir les grands vaisseaux, et mettre le royaume en péril. Mais ses noirs desseins ont été découverts. C'est un rebelle, un scélérat. Qu'il soit conduit dehors de la porte de l'Ouest ; qu'il sait coupé en six, et décapité. »

Le 24 de la dixième lune (29 novembre), Thomas, qui avait signé la lettre, fut décapité et coupé en six morceaux, selon la sentence. Pierre Kim Han-pin-i l'accompagna au supplice, mais fut seulement décapité. Thomas avait alors quarante-cinq ans et Pierre trente-huit ans. Le 10 décembre vint le tour de leurs trois compagnons. Alexandre Hoang, condamné comme auteur de la lettre, monstre dénaturé, coupable de lèse-majesté divine et humaine, fut décapité et coupé en six. Les deux autres eurent simplement la tête tranchée, comme les criminels ordinaires. Alexandre n'était âgé que de vingt-sept ans ; Ok Tsien-hei avait environ trente-cinq ans

 

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et Hien Hiei-heum-i trente-neuf. En même temps la maison et les biens d'Alexandre furent confisqués, sa mère exilée à l'île Ke-tsiei, sa femme à Tsiei-tsiou (Quelpaert) et son fils Kieng-hen-i à l'île Tsiou-tsa-to.

Quelques jours plus tard on fit le procès à deux chrétiens de Pai-ron, qui pour avoir caché dans leur maison Alexandre Hoang, avaient été saisis et emprisonnés avec lui. L'un fut condamné à l'exil sans doute après apostasie; l'autre, nommé Kim Koui-tong-i, montra plus de courage. Né dans le district du Nai-po, il avait, afin de pratiquer librement sa religion, quitté ses biens, sa famille, son pays et s'était retiré à Pai-ron, où il gagnait sa vie en fabriquant des poteries. Après de longues tortures, le juge lui promit sa liberté s'il voulait apostasier ; mais il s'y refusa constamment, et déclara vouloir mourir avec les autres chrétiens. Il fut, dit-on, envoyé à la ville de Hong-tsiou, son propre district, où il eut la tête tranchée, le 2 février 1802.

Ainsi se termina cette affaire, malheureusement trop célèbre, et dont les suites ont été si fâcheuses. Que les projets enfantés par l'imagination exaltée d'Alexandre Hoang fussent chimériques, surtout à cette époque, c'est évident. Qu'ils fussent imprudents, dangereux, nous le reconnaissons volontiers. Que les passions politiques, les irritations du Nam-in vaincu contre les No-ron vainqueurs aient été pour quelque chose dans cet appel à l'intervention étrangère, c'est probable. Mais qu'au fond, ses intentions fussent droites, qu'il eût principalement en vue la délivrance des chrétiens, le triomphe de l'Evangile sur le paganisme, de Dieu sur l'enfer, cela nous semble hors de doute.

Du reste, qu'on le juge comme on voudra, la lettre où il expose ses plans, est un fait personnel à lui et aux trois compagnons de sa retraite. Aucun des chrétiens

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d'alors ne l'a connue, ni n'a pu la connaître, puisque les dates prouvent qu'elle était à peine rédigée, quand ses auteurs furent saisis. Le gouvernement coréen prétendit voir dans ce document la preuve manifeste d'une conspiration générale des chrétiens. Il fit publier partout qu'ils avaient déjà ramassé l'argent nécessaire, et enrôlé un grand nombre de soldats. Mais les faits démentent ces accusations. Les faibles sommes recueillies par les chrétiens n'étaient nullement destinées à seconder l'invasion étrangère, puisqu'elles suffisaient à peine pour faire face aux dépenses du prêtre et de ses employés, puisque, dans sa lettre même, Alexandre constate, à plusieurs reprises, la pauvreté et le dénuement de ses coreligionnaires. L'inculpation d'avoir levé des troupes est encore plus ridicule, puisque Alexandre, caché dans son son terrain, n'avait pu avoir ni le temps ni les moyens de former même une bande de dix personnes. Or, c'est dans sa retraite, au temps même où il rédigea sa lettre, qu'il songea à implorer l'appui des Européens, et la preuve en est que, jamais auparavant, aucun chrétien n'avait entendu parler d'une intervention à main armée. Ils y pensaient si peu, qu'à l'époque du procès, et jusque dans ces derniers temps, ils étaient unanimes à ne voir dans ces imputations qu'une calomnie odieuse, inventée par les juges. Les missionnaires européens eux mêmes n'ont pu savoir ce qu'il en était, qu'après avoir obtenu, à grand'peine, une copie authentique de la lettre.

Quoi qu'il en soit, l'effet produit fut déplorable. Aux ,deux causes de persécution jusque-là existantes, et que nous avons expliquées plus haut, savoir : la haine instinctive des païens contre le christianisme et les rancunes acharnées des partis politiques, vint dès lors s'en joindre une troisième, aussi puissante que les autres : le sentiment de l'indépendance nationale. On a toujours

 

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affecté depuis de regarder les chrétiens comme les ennemis naturels du pays et de la dynastie. Cette opinion, habilement entretenue par les ennemis de la religion, a été le prétexte, sinon la cause, de persécutions et de vexations sans nombre ; et malheureusement, de nos jours, diverses interventions avortées n'ont servi qu'à confirmer les craintes jalouses du gouvernement et à faire couler, plus abondants que jamais, les flots de sang chrétien.

Pendant que le tribunal suprême instruisait le procès d'Alexandre Hoang et de ses compagnons, arriva l'époque du départ de l'ambassade annuelle pour Péking. Les événements qui venaient d'avoir lieu étaient trop considérables, les exécutions de grands personnages avaient été trop nombreuses, pour qu'il fût possible de les passer entièrement sous silence. Il fallait aussi mentionner et excuser la sentence de mort portée et exécutée contre un sujet chinois, à l'insu de l'Empereur. Les artifices et les mensonges habituels de la diplomatie vinrent en aide à la régente, pour donner aux faits la couleur voulue. Voici le texte de la lettre écrite au nom du jeune roi et daté de la sixième année de Kia-King, le 20 de la dixième lune (25 novembre 1801) (1) :

« Le roi de Tchao-hien ( Corée) expose respectueusement à Sa Majesté Impériale, l'origine et la fin des troubles, que le petit royaume (2) a eu le malheur d'éprouver

 

1. Cette lettre ayant été écrite en chinois, les noms propres de personnes ou de lieux s'y trouvent avec la prononciation chinoise, très différente de la prononciation coréenne, à ce point que plusieurs noms sont tout à fait méconnaissables. Nous avons mis entre parenthèses la prononciation coréenne pour les plus importants.

2. « Petit royaume » signifie ici « mon royaume », la politesse voulant qu'un inférieur appelle petit tout ce qui le regarde, lorsqu'il parle à son supérieur.

 

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prouver de la part d'une secte de brigands, dont il a fait justice en les mettant à mort.

« Sa Majesté Impériale sait que depuis le jour. où les débris de l'armée des Yn (1) ont passé à l'Orient, le petit royaume s'est toujours distingué par son exactitude à remplir tout ce que prescrivent les rites, la justice et la loyauté, et en général par sa fidélité aux devoirs. C'est une justice que lui a toujours rendue la cour du Milieu (la cour de Chine). Ce royaume, qui a toujours. conservé la pureté de ses moeurs, n'estime rien tant que la doctrine des Iou (la doctrine des lettrés); Tous les livres autres que ceux de Tchou-chu, de Ming ou de Lo (2) n'ont jamais été admis par les lettrés et les mandarins de ce royaume ; à plus forte raison, n'ont-ils Jamais eu cours parmi eux. Il n'est pas jusqu'aux femmes et aux enfants des carrefours et des chaumières, qui ne soient familiers avec les cinq devoirs fondamentaux et les trois grands câbles, appuis de la société (3), et qui n'en fassent la règle ordinaire de leur conduite. Toute

 

1. Iiy-sse (Kei-tsa), que les historiens chinois et coréens regardent comme le fondateur ou le législateur de la Corée, avait été exilé par son neveu l'empereur Tcheou-ouang, le Néron de la Chine, qui ne voyait en cet oncle sage qu'un censeur de ses crimes. Mais Ou ouang ayant délivré l’empire de son tyran et mis fin à la dynastie des Yn, rappela Ky-sse de l'exil, l'etablit roi de Corée, où le nouveau souverain se rendit, l’an 1122 avant Jésus-Christ, avec le reste des troupes qui avaient servi la dynastie des Yn. C'est à ce trait d'histoire que fait ici allusion le roi de Corée.

2. Les livres de Tchou-cha, de Ming, de Lo, signifient la doctrine de Confucius. Tchou-cha est l'endroit où enseigna ce philosophe ; Ming et Lo sont la patrie de deux commentateurs célèbres de sa doctrine, Tchung-tse et Tcheou-tse, sous la dynastie des Sung.

3. Les cinq devoirs fondamentaux sont ceux : 1° du prince et des sujets ; 2° du père et des enfants ; 3° de l'aîné et des cadets ; 4. du mari et de la femme ; 5° des vieillards et des jeunes gens. — Les trois grands câbles sont : l'autorité du prince, celle du père et celle du mari.

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autre doctrine. est étrangère au petit royaume et l'erreur n'y a jamais, pénétré.

« Mais, depuis environ une dizaine d'années, il a paru une secte de  monstres, de barbares et d'infâmes, qui s'affichent pour les sectateurs d'une doctrine qu'ils disent apportée d'Europe, qui blasphèment contre. le ciel n'affectent que du mépris pour les sages, se révoltent contre leur prince,. étouffent tout sentiment de piété filiale, abolissent les sacrifices des ancêtres, et brûlent leurs tablettes ; qui, prêchant un paradis et un enfer, fascinent et entraînent à leur suite le peuple. ignorant et imbécile ; quia parle moyen d'un baptême, effacent les atrocités de leur secte ; qui recèlent des livres de corruption, et avec des. sortilèges semblables à ceux des Foutehan (bonzes, sectateurs de Fo), rassemblant des femmes de toutes parts, vivent comme les brutes et les ciseaux de basse-cour.. Les uns se disent pères spirituels (prêtres), d'autres se donnent pour dévoués à la religion (chrétiens). Ils changent leurs, noms pour se donner des titres, et des surnoms, à l’exemple. des brigands Fading et Houang-kin (1). Ils s'adonnent à la divination répandent en forcenés l’erreur et le trouble depuis la capitale jusqu’aux provinces. Tchung-sing et Tsuen-lo (Tsiong-tsieng et Tsien-la), Leur doctrine se communique avec la rapidité du feu, leurs sectateurs se multiplient d'une manière effrayante.

« Défunt Kung-huen-ouang (le  roi précédent Tieng-tsangtai-oang), ayant pris une connaissance exacte de tous ces désordres, et prévoyant les suites, donna les ordres les plus sévères, et prit les mesures les plus efficaces

 

1. Houang-kin est le nom d'une secte de révoltés qui parut. sous la dynastie des Han ; Pe-Ting, te nom d'une société secrète qui trouble la Chine jusque dans les derniers temps.

 

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pour arrêter le cours du mal. En l'année sin-hay de Kien-long (1791), Yn-tchi-chung et Tsiuen-cheng-ien (Paul Ioun Tsi-tsiong-i et Jacques Kouen Siang-ien-i), avec d'autres, ayant supprimé les sacrifices et détruit tous les objets qui y étaient destinés, furent tous punis de mort. Tout jeune encore, je reçus l'inauguration pour lui succéder (1). Ces brigands corrompus, étouffant tout sentiment d'égards et de bienséance, se dirent que l'instant était favorable. Dès lors, entre eux une correspondance plus active et plus suivie, une union plus étroite ; bientôt c'est un torrent qui déborde, un incendie qui ravage tout. Leurs complices croissent tous les jours en nombre de la même manière qu'un bourgeon, qui, sortant d'un arbre, en donne lui-même plusieurs autres, lesquels, produisant de la même manière, en très peu de temps se multiplient à l'infini.

« A la troisième lune de cette année, on a intercepté à Hantchung, ville du premier ordre, les lettres de ces brigands corrupteurs, de même que les livres de leur doctrine perverse : c'est d'après ces pièces qu'on a entamé leur procès.

« Alors j'assemblai, pour délibérer sur cette affaire, les grands de Y-tchung (Ei-tsieng, Conseil des ministres), les mandarins de Y Kin-fou, Sse Kien-fou, Sse Kien-yuen (le Keum-pou et les autres tribunaux). On commença par l'examen des livres. Il conste qu'ils ont été composés par Ting-io-tchung (Augustin Tieng Iak-tsiong); or, selon la déposition de celui-ci , Ly-tchung-hieun (Pierre Ni Seng-houn-i), de retour d'une ambassade à la suite de son père Ly-tung-yu, avait rapporté des livres qui

 

1. Dans l'original, il n'y a pas : Je reçus, etc. Le roi, comme inférieur, ne parle de lui-même qu'à la troisième personne : Celui qui régit, etc.

 

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renfermaient une doctrine d'Europe ; il avait reçu ces livres des Européens de Péking, avec lesquels il s'était lié pendant son séjour en cette capitale. Il communiqua d'abord ces livres à Ly-niée (Ni Piek-i), ensuite à Yn-tchi-tchung son frère, à Ting-io-tsuen, Ting-io-yung, Lykia-houen et autres (Tieng Iak-tsien, Tieng Iak-iong, Ni Kahoan-i). Ils étudiaient ces livres, les discutaient ensemble et en faisaient la règle de leur conduite. Par suite, ils renoncent à leurs propres parents pour se faire une secte et des disciples, pensant par ce moyen changer les moeurs de ce royaume ; mais les lois étant très strictes et sévères, leur dépit s'exhale en murmures, ils maudissent, blasphèment, résistent en face, ne méditent rien moins qu'une révolte. Il y a déjà du temps que Ly-niée est mort, mais les dépositions de Ting-io-tsuen, Ting-io-yung, Ly-kia-houen, Ting-io-tchung, Ly-tchung, s'accordent toutes parfaitement.

« Cependant Ly-kia-houen étant fort habile dans la littérature et les arts libéraux (1), avait obtenu un mandarinat du second ordre ; aussi ces sectaires le prenaient-ils pour leur appui et lui étaient-ils soumis en tout. Il mit en langage vulgaire les livres corrupteurs qu'avait apportés Ly-tchung-hieun, et était à la tête de tous pour les répandre au loin. Ting-io-tchung avait pour principaux complices Hung-io-ming, King ting-chouun, Tsouitchang-hien, Ly-si-yng, Hung-py-tcheou, Tsoui-py-kung et autres ( François -Xavier Hong Kio-man-i, Sabas Tsi Tsiang-hong-i, Paul Ioun Tsi-tsiong i, Thomas T'soi Pil-kong-i, etc...) Toutes leurs dépositions sont claires et s'accordent. Outre ces hommes de lettres et de grande

 

1. Les six arts libéraux des Chinois sont : la civilité, la musique, le calcul, tirer de l'arc, écrire en beaux caractères et conduire un char avec adresse, surtout dans les combats.

 

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famille, quelques centaines et plus d'un rang inférieur, parmi les marchands et le simple peuple, s'étaient réunis au parti. Tous se plient et se replient, s'entrelacent ensemble comme le serpent, et se nouent comme une corde. D'un autre côté, les femmes séduites et entraînées dans le parti, ont à leur tête Kiang-ouau-chou, mère de Hungpytcheou (Colombe Kang Oan-siouk-i et son fils Philippe Hong).

« Déjà auparavant Ly-yen (Ni In), prince de la famille royale, avait été coupable de trahison et de révolte. Le roi défunt, par affection et bienveillance pour un membre de sa propre famille, ne put se résoudre à le faire mourir ; il fut relégué dans une île. Cependant la famille de Ly-yen et tous ses gens s'accordaient secrètement avec Kiang-ouan-chou, pour répandre cette perverse doctrine et ils ourdissaient ensemble la trame de leurs criminels projets. En ce même temps, Ly-yen s'échappa de l'île à la faveur de la nuit. Quand l'affaire fut sur le point d'éclater, l'année pingchen de Kien-long (1776), Hung-yoien, sujet allié à la famille royale et neveu de Hung-linghan, coupable de trahison, révolte et brigandage, s'accorda avec Hung-tsi-nung et autres pour amener une rébellion, mais le roi défunt ne voyant en eux que des parents égarés, dissimula pour leur faire grâce. Cependant, Hung-yo-ien n'en devint que plus acharné à poursuivre ses projets criminels : il se lia plus étroitement que jamais avec Ly-kiahouen, et tous deux avaient le même but. Yn-sing-you, ministre d'Etat, favorisait de tout son pouvoir les crimes de Hung-yo-ien, faisait traîner les procès en longueur et, en opposition formelle aux lois du royaume, s'efforçait de tout troubler et de faire prendre le change à la multitude. Il paraît bien que ces brigands corrupteurs, ayant étouffé tout sentiment naturel, voulaient s'élever ouvertement contre l'Etat. Déjà depuis longtemps se préparait, en secret, le ferment terrible qui

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devait produite l'explosion ; se contentant à l'extérieur de faire parade de leur doctrine perverse, ils recelaient intérieurement leurs désastreux desseins, se parant de. belles règles de conduite, qui n'étaient que des moyens. d'exciter le trouble; or Ly-yen était leur merveille et leur

trésor.

« Ce fut bien longtemps après que cette secte obtint et. reçut d'un commun accord Tchena-ouen-mo, (le P. Jacques Tsiou), qu'ils qualifiaient du titre de père spirituel La maison de Kiang-ouanchou lui servait comme de caverne pour se cacher. Interrogé sur son nom et sa demeure il me répondait que par des équivoques et des tergiversations, s'enveloppant de mille fermes différentes pour cacher ses crimes. Quoiqu'il fût frappé à plusieurs reprises, rien ne put vaincre son obstination à tergiverser. Or, ce Tcheouen-mo était, à la tête de tous leurs plans, le centre de leur correspondance; ils se ralliaient tous autour de lui et auraient voulu mourir tous ensemble pour lui seul. On tremble encore à la pensée du danger qu'a couru le royaume, placé ainsi à deux doigts de sa perte, et n'ayant plus qu'un souffle de vie.

« Il n'y avait pas de temps à perdre pour remédier au mal et en extirper la racine. Ly-yen, Hung-yo-ien, Ynsing-you ont eu la permission de s'étrangler eux-mêmes (1) ; Tcheou-auen-me a eu la tête tranchée, avec Ting-io-tebung, Li-tchung-hieun, Hungyo-naing, etc.... Ly-kia-honen est mort. sous les coups de bâton. Ting io-tsuen, Ting-ira-yang et autres ont été punis à raison de la part qu'ils avaient prises aux crimes.

« Quant à la trame des complots et des intrigues

 

1. C'est l'usage de ce pays pour les criminels de très haut rang. Communément le Bourreau suit la corde qu'on leur envoie, et. assiste à l'exécution.

 

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ourdies par ces brigands, un des leurs, appelé Houang-sseyung (Alexandre Hoang Sa-ieng-i), en tenait le fil. Prévoyant l'orage, il s'était dérobé par la fuite à la poursuite des mandarins. Ce n'est qu'à la neuvième lune qu'il fut pris et interrogé pour la première fois. Or, selon ses dépositions, après que Ly-tchung-hieun eut rapporté la doctrine d'Europe, ces brigands continuèrent à correspondre avec les Européens de Péking. Kin-you-chan, Houang-sin, Ouang-tsien-sy (Thomas Hoang Sim-i, Ok Tsien-hei, etc...), s'acquittaient de cette commission à chaque ambassade qui allait à Péking. Ils en tiraient des plans de corruption et des moyens relatifs. à leurs fins.

« Celui qu'ils nomment Tcheou-ouen-mo, ayant pris le costume d'un homme du commun, eut un rendez-vous sur les frontières, et après avoir marché jour et nuit, il entra furtivement dans ce royaume au printemps de l'année y-mao (1795). Il y resta plusieurs années caché, en qualité de maître et de chef de parti. Tcheou-ouen-mo est de Sou-tchéou, ville du premier ordre dans la province de Kiang-nan. On saisit une de ses lettres écrite sur la soie, que Houang-sin et Ouang-tsien-sy étaient convenus de porter secrètement aux Européens en la cousant dans leurs habits ; mais elle fut prise avant leur départ. Houang-sin, qui en était chargé, se disait lui-même To-mo (1). Cette lettre contenait deux projets atroces proposés aux Européens pour renverser le petit royaume. Le premier consistait à écrire à tous les royaumes de la grande Europe, pour leur proposer de venir par mer, avec quelques centaines de vaisseaux, portant cinquante à soixante mille hommes, de gros canons et

 

1. To-mo était son nom de baptême Thomas, prononcé à la chinoise. Par hasard ces deux caractères : To mo, signifient beaucoup de vues, de nombreux projets.

 

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d'autres armes terribles, pour conquérir et détruire le petit royaume.

« Le second projet était d'introduire sur les frontières un homme de leur religion, qui s'y établirait sous prétexte de commerce, ferait passer les lettres, et serait une voie sûre pour communiquer les plans et les résultats des délibérations du parti. Les dépositions de Kin-youchan, Houang-sin, Ouang-tsien-sy et d'autres, s'accordent sur ces deux articles. De plus, selon les dépositions de Lieou-hung-leen, Yn-tchi-hien (Augustin Niou Hang Kem-i, François Ioun Tsi-hen-i), et autres membres de cette secte perverse, il existait un complot pour inviter une flotte européenne. C'était un parti pris irrévocable-ment ; Ly-kia houen et autres étaient chargés des frais nécessaires pour amener la révolte en secret. C'est aussi ce que dépose Houang-sse-yung. Hélas ! les royaumes d'Europe n'ont avec le petit royaume aucun rapport de haine ou de bienveillance. Si l'on consulte la raison et le cours ordinaire des choses, est-il possible qu'ils aient le coeur de venir à travers les mers, de dix mille lieues de distance, pour renverser le petit royaume ?

« Ainsi cette détermination vient sans doute uniquement de ce que les brigands, au désespoir de se trouver sans ressource, réduits à chercher du secours au bout du monde, ont conçu le dessein d'inviter au delà des mers des armées européennes, se proposant de leur ouvrir eux-mêmes les portes et de leur livrer le royaume. Moi, mes mandarins, mon peuple, saisis de crainte, tout tremblants, l'indignation dans le coeur, en fûmes pénétrés jusque dans les os, et je fis aussitôt décapiter Houangsin, Kinyou-chan, Ouang-tsien-sy, Houang-sse-yung et Lieou-hung-leen.

« Toutefois, considérant que le petit royaume, pays méprisable, situé à un coin de la mer, comblé des bienfaits de Sa Majesté, lui offre chaque année le tribut d'usage,

 

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comme s'il était dans l'intérieur même de l'empire; considérant que, quand il survient quelque grande affaire dans un royaume quelconque, on doit aussitôt faire partir des serviteurs pour la communiquer fidèlement à Sa Majesté Impériale ; considérant que le royaume vient d'être purgé de ces brigands qui l'ont précipité sur le bord de sa ruine, qu'il a échappé à cet épouvantable danger, et jouit maintenant de la paix et de la tranquillité ; considérant, de plus, comment le génie de Sa Majesté pénètre tout, embrasse tout, je présente à Sa Majesté Impériale les détails de cette affaire.

« Quoique tous ces brigands aient été exterminés, il peut se faire que d'autres tentent de relever cette secte abattue. On ne peut donc s'empêcher de prendre des précautions pour l'avenir, de crainte qu'ils ne se cachent et qu'ils ne se dérobent aux recherches des mandarins. Si quelques-uns de ces brigands corrupteurs passaient furtivement par la porte des frontières, Sa Majesté Impériale est suppliée d'ordonner aux mandarins de s'en saisir et de les rendre. En m'accordant cette grâce, La Majesté Impériale qui, par elle-même, imprime la crainte et le respect, sera employée à consolider la paix et la tranquillité parmi les vassaux de l'empire. Plein de confiance en la très grande bienveillance de Sa Majesté, dont je me regarde comme le petit enfant, je prends la liberté de la molester par ces détails. Cette supplique de renvoyer les transfuges, importune et contraire au respect dû à l'Empereur, dont elle offense la Majesté, a été commandée par un excès de crainte et de saisissement.

« Quant à Tcheou-ouen-mo, pendant le cours de son procès, il ne parut rien qui pût le faire reconnaître pour étranger. Ses habits, son langage, tout son extérieur n'annonçaient rien qui pût le faire distinguer des hommes de ce pays-ci. Aussi ne vit-on en lui qu'un chef de corrupteurs, et c'est comme tel qu'il fut jugé et exécuté.

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« Quant aux dépositions de Houang-sse-yung, elles ne sont pas absolument certaines, peut-être aura-t-on manqué de la pénétration et de la sagacité nécessaires pour distinguer le vrai du faux. Mais que les paroles de l'homme du royaume supérieur (du missionnaire qui était chinois) soient vraies ou fausses, de même que les dépositions de tous ces brigands, il n'est pas moins certain que, selon les règles de la prudence, vu les raisons que le petit royaume a de craindre, je ne pouvais m'exposer à laisser ces brigands impunis, comme aussi, en qualité de prince vassal de l'empire, je ne pouvais me dispenser d'en informer l'Empereur.

« Quoique tout ce verbiage semble annoncer l'importunité et le manque de respect, c'est la droiture et la franchise même. Tourné vers le nord, je tiens mes yeux fixés sur le ciel enveloppé de nuages, qui, j'espère, sera favorable à ce qui est en bas (1).

«Telle est l'origine et la fin des malheureux troubles qui ont eu lieu dans le petit royaume à l'occasion d'une secte de brigands corrupteurs qui ont été punis de mort.

« J'envoie, comme il est de règle, un de mes grands mandarins, appelé Tsao-youn-ta (Tso-ioun-tai), qui a la charge de Pan-tchung-chou-fou-cby. Le second se nomme Sin-moi-siou ; il a la charge de Ly-tsao-pan-chou. Ils se rendront à la capitale mère, portant ces dépêches  qu'ils feront passer à l'honorable tribunal, le priant de les communiquer à l'Empereur.

 

1. Tourné vers le nord, signifie : prosterné devant le trône impérial, parce que le trône faisant face au midi, le sujet, en parlant à l'empereur, regarde le nord. Le Ciel signifie la Majesté impériale ; l’empereur se dit lui-même fils du Ciel. Ces nuages font allusion à la sévérité du souverain, dont les bienfaits, au contraire, sont une douce pluie, etc.

 

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« Adressé au tribunal des Rites, la sixième année de Kiaking, le 20 de la dixième lune. »

 

A cette lettre, l'Empereur fit la réponse suivante :

« Le Tribunal des Rites a représenté que l'ambassadeur de la Corée appelé Tsao-youn-ta, et autres mandarins de l'ambassade, étant venus à Péking apporter le tribut, étaient chargés d'un placet, dont ce même tribunal a tiré une copie, qui m'a été présentée.

« Il appert de cet écrit que le roi qui a été établi par moi pour gouverner à titre de vassal de l'empire, étant encore fort jeune, des mauvais sujets de ce royaume ont voulu profiter de cette occasion, et ont tenté d'exciter des troubles. Le roi s'étant aussitôt mis à la tête de ses mandarins, s'est défait des chefs, a éteint l'incendie et rétabli la paix. A peine cette affaire est terminée, qu'il était ici pour m'en rendre compte, m'en exposer l'origine, la fin et la manière dont elle a été traitée. Tout cela est dans l'ordre. Mais quant à ce qu'il dit de Kin-you-chah, Houangsin, Ouang-tsien-sy et autres, qu'à chaque ambassade ils communiquaient secrètement avec les Européens, dont ils tiraient des moyens de corruption, cela est faux. Les Européens ont été placés dans la capitale mère, parce que communément ils entendent le calcul et qu'on les applique à compter le temps et observer le ciel : ils ont leur emploi au tribunal des Mathématiques ; il ne leur est pas permis de communiquer avec les étrangers. Ces mêmes Européens traversant les mers pour se rendre à Péking, savent tous se soumettre à l'ordre public et obéir aux lois. Depuis plus de cent ans qu'ils sont ici, ils n'ont jamais prêché furtivement la religion, et jamais personne n'a été séduit par eux.

« Quant à ce que dit ce roi que les mauvais sujets de son royaume, venant ici à chaque ambassade, en tiraient

 

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la religion qu'ils prêchaient : c'est une calomnie, sans ombre de doute. Ces mauvais sujets ayant tiré d'ailleurs des livres et une doctrine de corruption, l'auront répandue par toute sorte de menées et d'intrigues ; et après avoir été découverts, ils ont inventé cette calomnie pour éviter de dire la vraie origine de leur secte. Eh l certes, il n'y a rien qui mérite qu'on y ajoute foi. Le roi doit user de sévérité, pour imprimer à ses mandarins et à son peuple l'attachement et le respect qu'ils doivent avoir pour la véritable doctrine. L'erreur n'ayant alors aucune prise parmi eux, il étouffera ainsi jusqu'au germe de corruption.

« Quant à ce qu'il ajoute que, peut-être, le royaume n'étant pas totalement purgé de ces mauvais sujets, il est à craindre qu'ils ne passent furtivement aux frontières, en cela il pense bien. Aussi les grands mandarins des frontières ont ordre de s'accorder entre eux, pour les rechercher sévèrement. Si on rencontre de ces brigands, qu'ils soient saisis et rendus à leur roi pour être jugés.

« C'est ainsi que je donne un témoignage éclatant d e ma démence et de ma protection.

« Cet édit sera remis au tribunal des Rites, pour être communiqué audit roi. »

 

BIBLIOGRAPHIE. — A. DALLET, Histoire de l'Eglise de Corée, t. I, p. 198-218.

 

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MARTYRE DE CHARLES NI. LE 29 JANVIER 1802.

 

Le 25 janvier 1802, les ministres publièrent une Instruction contre la mauvaise religion qui fut envoyée à tous les gouverneurs de province, de façon à être publiée le jour du nouvel an. Cette pièce est devenue loi fondamentale de l'Etat et a fixé désormais la. législation à suivre contre les chrétiens. Appliquée avec plus ou moins de rigueur selon les circonstances, chacune des persécutions postérieures a été motivée par elle. Avec l'expédition de cette pièce on enjoignait aux tribunaux d'exécuter immédiatement les sentences rendues, de terminer en toute hâte les procès encore pendants pour cause de religion et de ne plus commencer de nouvelles poursuites. En conséquence, deux exécutions eurent lieu coup sur coup dans la capitale, le 29 et le 31 janvier 1802. Le 29, huit chrétiens versèrent leur sang à la suite de Charles Ni, frère aîné de Luthgarde Ni dont nous verrons le martyre le 31. Nous ne connaissons pas de détails sur le procès de Charles Ni, mais seulement la lettre qu'il écrivit à sa mère, la veille de sa mort, à l'âge de vingt-deux ans.

 

BIBLIOGRAPHIE. — A. DALLET, Histoire de l'Eglise de Corée, t. 1, p. 229-231.

 

LETTRE DE CHARLES Ni A SA MÈRE. Le 28 janvier 1802.

 

« Moi, votre fils, je vous écris aujourd'hui pour la dernière fois. Quoique je sois le plus grand des pécheurs, le Seigneur, par un bienfait extraordinaire, daigne m'appeler

 

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à lui d'une manière toute spéciale. Je devrais être rempli de contrition et d'amour, je devrais essayer, par ma mort, de payer quelque peu cette faveur ; mais la masse des péchés de toute ma vie, atteignant jusqu'au ciel, mon coeur, semblable au bois et à la pierre, ne laisse pas encore couler de larmes pour cette grâce insigne. J'ai beau considérer l'infinie bonté de Dieu, comment pourrais-je n'être pas honteux, et ne pas craindre ses terribles punitions ? Toutefois, quand je réfléchis, je me dis : Mes péchés, il est vrai, sont sans bornes, mais la miséricorde de Dieu est aussi sans limites. Si de sa main clémente il veut bien m'attirer, devrais-je mourir dix mille fois, qu'ai-je à regretter et sur quoi peuvent porter mes inquiétudes ?

« Faible comme je suis, ne pouvant prendre une détermination courageuse, je me disais souvent : Si par une grâce spéciale de Dieu la mort me devenait inévitable, quel bonheur ce serait pour moi 1 Et voilà qu'aujourd'hui Dieu me sert selon mes désirs ; n'est-ce pas le plus grand des bienfaits ? Tant que j'ai été dans ce monde, je crains de n'avoir pas su remplir mes devoirs de fils et de ne pas vous avoir témoigné toute la soumission que je devais ; c'est là le sujet de ma peine et de mes regrets. Ne vous séparez pas les uns des autres, et j'espère vous revoir sous peu pour toujours, dans le ciel. Je n'oublierai pas mon fils Koui-pir-i ; cher enfant, sois bien obéissant, reste avec tous les autres sans jamais t'éloigner d'eux, et quand il en sera temps, viens me retrouver. J'aurais bien des choses à dire, mais je ne puis le faire longuement. Surtout ne vous contristez pas trop, et après avoir conservé ici-bas le corps et l'âme en bon état, réunissons-nous pour toujours.

 

« Année sin-iou, le 25 de la douzième lune,

 

« CHARLES Ni. »

 

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LE MARTYRE DE LUTHGARDE NI.
LE 31 JANVIER 1802.

 

L'année 1801 fut une des plus désastreuses dans l'histoire de l'Eglise de Corée. Le roi venait de mourir et, à peine les cérémonies funèbres terminées, la régente renvoya tous les ministres en fonction et quelques jours plus tard parut le décret qui prohibait la religion chrétienne, ordonnait de saisir ses adhérents et de les juger sans miséricorde. Aussitôt les arrestations commencèrent et toutes les tristesses qui en sont inséparables, trahisons des uns, lâchetés des autres. Quelques jours après la promulgation de l'édit survint un fâcheux accident. Une caisse qui contenait des livres et des objets de religion, des lettres du P. Tsiou et d'autres objets compromettants fut saisie dans une maison où on pouvait la croire en sûreté. Cette découverte fut comme l'huile jetée sur le feu. La régente fit traduire quatre chrétiens prisonniers devant le tribunal de Keum-pon de qui sont seuls justiciables les dignitaires publics, les accusés de rébellion et de lèse-majesté. Cette décision marquait une redoutable aggravation. Bientôt, un ministre, des dignitaires, mandarins, hauts fonctionnaires furent arrêtés ; les arrestations se multipliaient, la maison même des femmes nobles, jusqu'alors infranchissable aux satellites, cessa d'être respectée. Le 8 avril 1801, six chrétiens furent décapités.

 

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Voici le texte de la sentence qui condamnait l'un d'eux, Pierre Ni Seng-houn-i :

« Les mauvais livres de l'Occident sont une monstruosité sans exemple dans les temps anciens et modernes. Par des paroles mensongères, ils prêchent un certain Jésus, et trompent le monde. Ce qu'ils appellent paradis et enfer n'est qu'une maladroite imitation de la doctrine de Fo ; ce qu'ils appellent père spirituel, n'est que l'anéantissement des rapports naturels de l'homme. Ils disent que les biens et les femmes peuvent être mis en commun, et que les supplices et la mort ne doivent pas être redoutés. Toutes leurs paroles sont fourbes, désordonnées et impudentes ; les saints doivent les rejeter, et le peuple les repousser. Malgré cela, l'accusé a reçu le baptême, a acheté ces livres, les a apportés d'une distance de dix mille lys, les a répandus parmi ses parents et alliés, à la capitale et en province, auprès et au loin: C'est encore peu. Il a communiqué avec les étrangers et s'est lié avec eux; il a ourdi avec Iou-iri (Paul Ioun) de mauvais et secrets complots, et s'est uni dans de coupables démarches avec Iak-tsiong (Augustin). Quand le roi eut fait afficher la loi, l'accusé vit comme dans un miroir les mauvais génies qui le dirigeaient ; il fit au dehors semblant de changer, mais au dedans son coeur continua d'être perdu et aveuglé. Dans cette clique fourbe et cette race dégoûtante des chrétiens, il n'est personne qui ne l'ait regardé comme chef de religion, et ne l'ait appelé père. Comment, après de telles fautes, pourrait-il être supporté entre le ciel et la terre ? Toutes les preuves sont révélées, tous ses crimes ont paru au grand jour ; la loi du ciel brille avec éclat, la loi du roi est justement sévère. Je le reconnais. » Ces trois derniers mots, qui se retrouvent à la fin de toutes les pièces analogues , sont la formule habituelle d'acquiescement, que l'on fait signer de gré oui de force à tons les condamnés.

 

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Celui qui était l'objet de cette sentence ne peut malheureusement être tenu pour martyr, mais bien d'autres se rendirent dignes de cet honneur : ThomasT'soi, Jean T'soi catéchiste, François -Xavier Hong dans l'arrêt de mort duquel on lit ces paroles : « Il ose dire impudemment que c'est un bonheur de mourir pour cette religion. Son obstination est plus forte que le bois et la pierre. Pour lui tous les supplices sont trop légers. » Ce furent encore Luc Nak-min-i, jadis apostat, Augustin Tieng qui, assis en face des instruments de supplice, les regarda sans broncher, puis cria à très haute voix :

« Le Seigneur suprême du ciel, de la terre, et de toutes choses, existant par lui-même et infiniment adorable, vous a créés et vous conserve. Tous vous devez vous convertir à votre premier principe; n'en faites pas follement un sujet de mépris et de raillerie. Ce que vous regardez comme une honte et un opprobre sera bientôt pour moi le sujet d'une gloire éternelle. » On l'interrompit en l'avertissant de mettre sa tête sur le billot ; il se plaça de manière à voir le ciel, disant : « Il vaut mieux mourir en regardant le ciel, qu'en regardant la terre. » Le bourreau tremblait et n'osait frapper; mais enfin la crainte du châtiment l'emportant sur l'admiration, d'une main mal assurée il donna un premier coup de sabre. La tête n'était tranchée qu'à moitié. Augustin se redressa, fit ostensiblement un grand signe de croix, et se replaça paisiblement dans sa première posture pour recevoir le coup mortel.

Louis de Gonzague Ni, l'apôtre du Nai-po, apostat en 1791, fut mis à mort à Kong tsiou, où il avait prêché l'évangile le 10 avril 1801. Une grande partie des chrétiens d'aujourd'hui sont les descendants de ceux qu'il a convertis et sa mémoire est restée en vénération dans le Naipo et les districts voisins. Le 25 avril, cinq autres martyrs étaient décapités dans leur district de Nie-Tsiou, et

 

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le même jour, d'autres donnaient leur vie à Tang-Keun.

Le tribunal de Keum-pou fonctionnait sans relâche. Le 14 mai, six confesseurs furent exécutés. Le P. Tsiou traqué, sachant sa retraite connue, se livra lui-même et fut mis à mort le 31 mai 1801, à l'âge de trente-deux ans. Voici sa sentence :

« Le 19 de la quatrième lune. Affaire du coupable Tsiou Moun-mo, de l'affreuse race des étrangers. Lui-même s'appelle Maître de religion et père spirituel. Cachant avec soin son ombre et les traces de ses pas, il a surpris et trompé une foule d'hommes et de femmes, et établi la règle de conférer le baptême. Tout ce qu'il dit n'est qu'une suite de paroles vaines et mensongères. Pendant sept à huit ans, il a détourné dans une fausse voie l'esprit du peuple, et, semblable à une inondation sans cesse croissante, sa doctrine, en se répandant, est devenue une calamité inquiétante, car ceux qui la suivent doivent nécessairement arriver à un état bien au-dessous de celui des sauvages et des animaux. Mais voici que, par un heureux destin, le ciel se chargeant de le poursuivre, le coupable s'est livré lui-même aujourd'hui. Ayant échappé aux satellites, il y a quelques années, il a continué depuis à répandre autour de lui et au loin ses fausses doctrines, maintenant qu'il a été mis en prison, le peuple de la capitale et des provinces peut facilement reconnaître son illusion. Si l'on considère sa condition, il n'est que d'une origine basse et méprisable ; sa conduite est uniquement celle d'un fourbe et d'un artificieux. Pour sa punition, nous pensons qu'il est convenable de lui appliquer là loi militaire. On le conduira donc au tribunal militaire, pour qu'il soit exécuté selon les formes en usage, et que son supplice fasse impression sur la foule. Nous en chargeons le général du poste nommé O Iang-tsieng. Telle est notre volonté. »

Les deux princesses qui lui avaient donné l'hospitalité,

 

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Marie Song et sa belle fille Marie Sin furent condamnées à avaler du poison.

« Il appert que la belle-mère et la belle-fille sont toutes deux perdues dans la mauvaise religion ; qu'elles ont communiqué avec l'infâme race des étrangers ; qu'elles ont vu le prêtre étranger et, sans craindre la sévérité des prohibitions, l'ont impudemment caché dans leur maison. En considérant des fautes si graves, dit la sentence, il est manifeste pour tous qu'on ne peut les laisser même un seul jour entre le ciel et la terre. Qu'on leur donne donc le poison, et qu'on les fasse mourir ensemble. »

Cet ordre fut exécuté immédiatement, et quelques heures après, on porta le poison aux deux princesses chrétiennes. La tradition rapporte qu'elles refusèrent de le prendre elles-mêmes, afin de ne pas se rendre coupables du crime de suicide, et qu'on dut recourir à la force pour le leur faire avaler.

Une lettre écrite par M. de Gorca, évêque de Péking, à la date du 28 juillet 1801, relatait d'une manière sommaire ce qu'il avait pu apprendre de la persécution et de la mort du P. Jacques T'siou. Il dit à ce sujet qu'un conseil fut tenu par la régente et un des quatre ministres ayant osé défendre la religion chrétienne fut étranglé en secret avec un lacet de soie. Rien ne confirme ce fait,dont il semble qu'on ne puisse admettre la réalité.

Le 1er juin Josaphat Kim et plusieurs de ses parents furent décapités. Ce fait mérite d'être relevé. Jusqu'à ce moment, la plupart des martyrs appartenaient au parti politique des Nam-in, d'opposition à la régente, et leur supplice pouvait être aisément présenté aux payens comme le châtiment d'une rebellion au lieu d'être une confession de foi. Avec Josaphat Kim toute confusion devenait impossible, puisque ce martyr était un des personnage les plus signalés du parti No-ron, favorable à la régente. Ce martyr mourut à l'âge de vingt-six ans, au

 

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seuil d'une vie que devaient combler les honneurs ; avec lui mourut un de ses cousins âgé de trente-deux ans, à qui le supplice tint lieu de baptême, et un ami de Josaphat nommé Luc Ni. Il y eut peut- être d'autres victimes encore ce jour-là, car un mémoire contemporain parle d'une vingtaine d'arrestations parmi les parents, alliés et amis de Josaphat, mais on n'a pas de renseignements plus détaillés.

Le 3 juillet, c'était le tour de neuf nouveaux martyrs, dont cinq femmes de condition noble, parmi lesquelles cette Colombe Kang qui avait été l'auxiliaire infatigable du père T'siou. Elle triompha du supplice de l'écarte-ment des os, et dans sa prison apprit la mort du P. T'siou. Alors, déchirant un pan de sa robe, elle écrivit l'histoire des travaux apostoliques des missionnaires. Cette pièce, qui serait sans prix à nos yeux, a été égarée par la femme chrétienne à laquelle le rouleau de soie avait été confié. Le même jour, 3 juillet, plusieurs autres sentences de mort furent signées, mais ne purent être mises à exécution que les jours suivants ; les condamnés furent transportés dans les différentes localités dont ils étaient originaires afin d'impressionner les populations. Le 26 août et les jours suivants virent de nouveaux martyrs.

Un des premiers chrétiens atteints par la persécution avait été Augustin Niou. ardent propagateur de la doctrine chrétienne; il fut décapité le 24 octobre avec François Ioun, frère cadet du martyr Paul Ioun et quelques autres, mais il y a, hélas ! bien des doutes sur leur persévérance. Augustin Niou avait un fils aîné, Jean Niou, marié à Luthgarde Ni; tous deux furent martyrs et nous sont exceptionnellement bien connus, grâce aux lettres de Luthgarde. Elle aura, en cette année 1801, un de ses frères martyrs, Charles Ni, et en 1827, un autre frère également martyr, Paul Ni, Jean Niou et Luthgarde Ni s'étaient mariés afin de pratiquer librement leur foi tout en gardant

 

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le célibat et le P. T'siou avait approuvé cet arrangement.

Dès le printemps de 1801, Jean fut arrêté avec son père Augustin et emprisonné à Tsien-tsiou. Jean, mis à la longue jour et nuit, persévéra jusqu'à la fin. Vers le 25 ou 26 octobre Luthgarde fut arrêtée elle aussi.

 

BIBLIOGRAPHIE. — A DALLET, Histoire de l'Eglise de Corée, t. I,

p. 109-197.

 

 

MARTYRS DE LUTHGARDE NI.

 

A peine arrivée dans la prison, Luthgarde songea à consoler sa mère. Elle lui écrivit une lettre dont voici la traduction aussi littérale que possible :

 

« A MA MÈRE.

« Au milieu des émotions causées par les événements qui me sont survenus, je pense à vous, ma mère, et je désire vous faire connaître mes sentiments depuis notre séparation, il y a quatre ans. Il m'est impossible de tout rapporter, je vous adresse seulement quelques lignes. Quoique je me trouve sur le point de mourir, ne vous en affligez pas trop, et, sans résister à l'ordre miséricordieux de Dieu, veuillez vous soumettre en paix et avec calme à ses desseins. Si j'obtiens la faveur de ne pas être rejetée de lui, remerciez-le de ce bienfait. En restant dans ce monde, je n'y serais jamais qu'une fille inconstante, une enfant inutile ; mais si, par une grâce signalée, le jour de porter des fruits paraissait, d'une part ma mère pourrait se dire avoir vraiment porté une fille dans son sein, et de. l'autre, tout regret serait par le fait superflu.

« A la veille de vous quitter à jamais, et ne devant

 

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plus avoir l'occasion de remplir vis-à-vis de vous les devoirs de la piété filiale, comment pourrais-je bien comprimer tout sentiment naturel ? Mais je me dis que le temps, qui passe comme l'étincelle jaillie du caillou, n'est pas de longue durée ; je me dis que moi, votre enfant, je vais de ce pas ouvrir à ma mère la porte du ciel et du bonheur éternel, et donner à l'avance pour elle le prix des éternelles joies ; et cette pensée de la mort prochaine, quoique naturellement amère et difficile à supporter, se convertit tout de suite en douceur et devient un plaisir tout suave. Vous n'ignorez pas tout cela, il est vrai, mais en vous rappelant les paroles de votre fille aux portes de la mort, vous vous aimerez pour vous conserver vous-même, et vous pratiquerez tout de bon la vertu. En dehors de ce souhait ardent de voir l'âme de tous mes parents jouir éternellement de la vue de notre Père commun, quel autre désir pourrais-je éprouver maintenant?... Vous, mes soeurs, comment vous trouvez-vous? Beaucoup de paroles d'affection ne serviraient de rien ; je ne vous adresse que deux mots : Ayez un amour fervent, rien ne touche autant le coeur de Dieu ; la réalisation de tous les désirs est du reste une chose qui ne dépend pas de nous, mais de lui. — Que les esclaves soient bien à leur devoir, et par là ils deviendront membres de la famille ; de petits et inutiles enfants qu'ils étaient, ils se rendront de vrais et précieux enfants, j'ose mille fois l'espérer.

« Ne vous affligez pas trop, ma mère, et comprimez toutes vos inquiétudes. Regardez ce monde comme un songe, et, reconnaissant l'éternité pour votre patrie, soyez toujours sur vos gardes. Puis quand, après avoir en tout suivi l'ordre de Dieu, vous sortirez de ce monde, moi, vile et faible enfant, la tête ceinte de la couronne du bonheur sans fin, le coeur inondé de toutes les joies célestes, je vous prendrai par la main et vous introduirai

 

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dans l'éternelle patrie. — J'entends dire que mon frère Charles, détenu à la capitale, a courageusement confessé sa foi. Vraiment quelle grâce 1 quelle protection ! comment assez en remercier Dieu ? Ma mère, je loue votre bonheur. Séparée de vous depuis quatre ans, j'ai bien souffert de ne plus pouvoir vous communiquer tous les sentiments de mon coeur ; mais cela même est un ordre de Dieu. Il nous a donnés à vous, il nous retire, tout cela est réglé par sa Providence, et s'en émouvoir trop serait pour des chrétiens une faiblesse digne de risée. Dans l'éternité, nous relierons les rapports de mère à fille et les rendrons entièrement parfaits ; j'ose dix mille fois l'espérer.

« Ma belle-soeur, ne vous attristez pas trop. Mon frère viendrait-il à mourir, on peut dire que vous avez vraiment rencontré un époux Je vous félicite par avance d'être la femme d'un martyr. Dans ce monde unis par les liens du sang ou du mariage, dans l'éternité placés sur un même rang, mère, fils, frère, soeurs, époux, si nous parvenons à jouir de la joie éternelle, ne sera-ce pas bien beau ? Après ma mort, veuillez ne pas rompre les relations avec la famille de mon mari, mais faire comme quand j'y étais.

« A mon arrivée chez mon mari, j'obtins facilement ,ee qui était l'objet de toutes mes inquiétudes, et le souci de toutes mes journées. Je me trouvai avec lui à la neuvième heure ; à la dixième, tous deux nous fîmes serment de garder la virginité, et, pendant quatre ans, nous avons vécu comme frère et soeur. Dans cet intervalle, ayant eu quelques tentations, une dizaine de fois, peu s'en fallut que tout ne fût perdu ; mais, par les mérites du Précieux Sang, que nous invoquions ensemble, nous avons évité les embûches du démon. Je vous dis ceci dans la crainte que vous ne vous tracassiez à mon sujet.

 

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« Veuillez recevoir ce chiffon de papier avec joie. comme si vous receviez ma personne. — Avant d'avoir encore rien fait, vous envoyer ainsi mes pensées et mon écriture, c'est bien léger de ma part, mais je désire par là dissiper les inquiétudes de ma mère, veuillez y trouver quelque consolation. — Pendant que le P. Jacques Tsiou existait, il me recommanda de noter en détail les persécutions subies par toute la famille; c'est pour cela qu'arrivée ici, j'ai envoyé quelques papiers par l'occasion de Jean ; que sont-ils devenus (1) ? Je vous le répète, réprimez toute espèce de chagrin et de trouble, pensez que ce monde est vain et trompeur. J'aurais mille choses à ajouter, mais je ne puis tout écrire, je m'arrête ici. Année sin-iou, le 27 de la neuvième lune (3 novembre 1801).

 

« Votre fille, Niou-Hei. »

 

Augustin Niou ayant été condamné et exécuté comme rebelle, le gouvernement, ainsi qu'il est d'usage en pareil cas, donna ordre d'étrangler ses deux fils aînés. Un mandarin, attaché au tribunal du Keum-pou, était député de la capitale pour exécuter cette sentence, et le 14 novembre, Jean Niou et son frère furent étranglés dans la

prison de Tsien-tsiou.

En même temps, et probablement par la même sentence, les membres survivants de sa famille étaient condamnés à l'exil. Mathieu et Luthgarde réclamèrent : « Suivant les lois, dirent-ils, les chrétiens doivent être mis à mort ; nous demandons à être exécutés promptement. » Ce zèle fut-il indiscret ? Nous n'osons le penser.. Sans doute Ies lois de l'Eglise ne permettent pas aux

 

1. On n'a pu retrouver aucune trace de ces documents.

 

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confesseurs de provoquer les juges ; elles portaient même autrefois des peines sévères contre ceux qui agissaient ainsi. Mais nos néophytes prisonniers ignoraient ces sages règlements, et, dans la simplicité de leur foi, ils ne suivirent que l'élan de leur coeur. L'histoire des martyrs de la primitive Eglise offre plusieurs exemples d'un zèle semblable, inspiré ou du moins approuvé par Dieu lui-même, et que l'Eglise, toujours éclairée par l'Esprit-Saint, a su discerner des écarts de l'orgueil et de la passion.

Les juges n'eurent d'abord aucun égard à ces réclamations, et Luthgarde, avec trois confesseurs, prit le chemin de l'exil. Mais à quelques lieues l'ordre vint de les ramener à la prison, pour être jugés de nouveau. Nous ignorons ce qui motiva ce nouvel ordre; un point cependant semble hors de doute. Si la première sentence avait été rendue en vertu des dispositions légales contre les enfants des rebelles, il est évident que ce nouveau jugement ne peut avoir eu d'autre cause que leur persistance, comme chrétiens, dans la profession de la religion de Jésus-Christ, et la gloire de leur martyre reste parfaitement intacte.

Laissons Luthgarde raconter ces événements, dans une lettre, écrite de sa prison à sa propre soeur et à sa belle-soeur, femme de Charles Ni, lequel était alors en prison, à la capitale. Cette lettre est plutôt, à proprement parler, un journal de ses émotions, de ses pensées, de ses craintes, de ses souvenirs, de ses espérances ; c'est une série de fragments écrits à la dérobée, malgré la surveillance jalouse des geôliers. La voici tout entière, d'après les copies précieusement conservées dans diverses familles chrétiennes.

 

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« A MES DEUX SOEURS.

 

« Je prends la plume et ne vois rien à dire. Mon pauvre frère est-il mort ou en vie ? J'avais eu indirectement de ses nouvelles, dans les premiers jours de la neuvième lune, mais depuis, ayant été prise moi-même, je suis assise enfermée sans qu'aucune nouvelle puisse me parvenir. La pensée de mon frère m'oppresse et me serre le coeur. S'il a signé sa sentence, tout doit être fini maintenant, mais avant sa mort il ne peut entrer en possession du bonheur. Et cependant, quelle position pour toute la famille ! Comment ma mère et ma belle-soeur pourront-elles y résister ? Il me semble qu'il ne doit plus leur rester un seul battement de pouls. Quand je songe à cela, ce n'est qu'inquiétudes et anxiétés, et quelles paroles pourraient rendre ce que je ressens ! Comment aurez-vous supporté tous les embarras du décès ? et puis, si le dénouement n'a pas encore eu lieu, comment Charles pourra-t-il tenir dans cette prison si froide ? Qu'il soit mort ou en vie, les entrailles de ma mère ne peuvent qu'en être également desséchées !

« Pour moi, mes péchés sont si lourds, l'horizon qui m'entoure est si sombre que je ne sais comment tout rendre par écrit, et ne trouve rien à dire. Me voilà parvenue sur le terrain de la mort, et je ne sais quels termes employer, et toutefois je veux vous dire quelques mots de ce qui s'est passé, et vous faire mes adieux de ce monde pour l'éternité. Cette année, quand déjà j'avais les entrailles déchirées par suite de tant de calamités sans remède, je dus encore me voir séparée de ce qui restait de ma famille. Dès lors aucun désir de vivre ne resta dans mon coeur, et je ne pensai plus qu'à donner ma vie pour Dieu pendant que l'occasion était belle. Je pris en moi-même cette résolution, et, méditant cette

 

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grande affaire, je m'efforçais de m'y bien préparer.

« Tout à coup, au moment où on y pensait le moins, de nombreux satellites entrent et je suis prise; c'est pendant que je m'inquiétais sur le manque d'occasion, que tout arrive au gré de mes désirs ; grâces à Dieu pour ce bienfait ! J'étais contente et joyeuse, mais en même temps préoccupée et troublée. Les satellites me pressent, des cris de douleur à faire trembler ciel et terre se font entendre autour de moi ; il faut quitter pour toujours ma mère, ma belle-mère, mes frères et soeurs, mes amis, mes voisins, ma patrie ; et la nature n'étant pas entièrement éteinte en moi, je fais ces adieux au milieu du trouble, et les yeux baignés de larmes ; puis, me retournant, un seul désir me reste, celui d'une bonne mort.

« Je fus d'abord enfermée au lieu nommé Siou-kapt'ieng ; puis, moins d'une heure après, transférée dans une autre prison, où je rencontrai ma belle-mère, ma tante et deux de mes beaux-frères. De part et d'autre on se regarde, c'étaient des larmes et pas une parole, peu à peu la nuit se fait. C'était le 15 de la neuvième lune, sous un ciel d'automne clair et serein. La lune était dans son plein et toute brillante, et sa clarté se réfléchissait contre la fenêtre ; on pouvait voir ce que chacun de nous pensait et sentait. Tantôt couchés, tantôt assis, ce que nous demandons en silence, ce que nous désirons, c'est la grâce du martyre. Bientôt nos coeurs débordent, chacun prend la parole, et tous les cinq, comme d'une seule voix, nous nous promettons d'être martyrs pour Dieu, noùs formons une résolution solide comme le fer et la pierre. Cette confidence mutuelle ayant montré que nos désirs étaient les mêmes, notre affection devient plus entière, notre intimité plus complète, et naturellement tout regret et toute idée d'affliction s'oublient. Plus on avance, plus les bienfaits et les grâces de Dieu s'accumulent ; la joie

 

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spirituelle augmente dans nos âmes, nous devenons insouciants à toutes les affaires, aucune préoccupation ne semble rester.

« Et toutefois, mes pensées et affections se reportaient sans cesse sur Jean, mon mari, enfermé dans une autre prison de la même ville. Comment aurais-je pu l'oublier un instant ? Quand j'étais encore à la maison, je lui avait écrit : « Quel bonheur si nous pouvions mourir ensemble et le même jour t » mais l'occasion n'étant pas sûre, je tardai quelque peu à lui envoyer ce papier, et je n'avais pu encore le lui faire parvenir, quand les relations furent sévèrement interdites, et toute voie de communication coupée. Néanmoins l'objet de mes prières secrètes, mon désir, mon espérance étaient toujours que nous pussions mourir ensemble, le même jour, martyrs pour Dieu. Qui aurait pu deviner les desseins adorables du souverain Maître ? Le 9 de la dixième lune, on nous enleva mon beau-frère, appelé Jean, je ne savais dans quelle intention. « Où va-t-il donc ? demandais-je. — C'est l'ordre du mandarin, répondit le geôlier ; on va le conduire à la grande prison, et l'enfermer avec son frère. » J'étais comme coupée en deux, comme percée de mille glaives. On l'emmena. « Que la volonté de Dieu soit faite, lui dis-je, allez et soyez avec lui ; ne nous oublions pas. » Puis je lui recommandai instamment :

Dites à Jean que mon désir est de mourir avec lui, le même jour. » Par deux et trois fois je répétai cette recommandation ; puis, nous lâchant la main, je me retournai.

« Nous restions quatre, tout déconcertés, et n'ayant d'appui qu'en la protection du Seigneur. Un quart d'heure ne s'était pas écoulé que la nouvelle de leur mort nous arriva. Le coup porté aux sentiments de la nature n'eut chez moi que le second rang ; le bonheur de Jean me remplissait de joie. Je sentis toutefois quelque

 

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anxiété dans le fond de mon âme. — O mon Dieu, qu'est-il, devenu ? me disais-je ; était-il bien préparé à une mort aussi soudaine ? Dix mille glaives semblaient me déchirer le coeur, et je ne savais où tourner mes pensées. Une heure environ se passa ainsi, et je sentis le calme renaître un peu. « Ce genre de mort même ne serait-il pas une faveur de Dieu ? Après tout, il avait bien quelques mérites se pourrait-il que Dieu si bon, si miséricordieux, l'eût rejeté ? » Mon coeur était moins agité, mais mes pensées se reportaient sans cesse sur lui. J'interrogeai un de nos parents qui me dit : « Soyez tranquille, à l'avance il avait bien pris sa détermination. » Enfin, une lettre arriva de la maison ; elle portait : « On a trouvé dans les habits de Jean, un billet adressé à sa sœur (c'est ainsi qu'il m'appelait toujours) ; ce billet était ainsi conçu : Je vous encourage, vous exhorte et vous console ;revoyons-nous au royaume des cieux. » Alors seulement toutes mes inquiétudes furent dissipées. Au fait, quand je pense à toute sa conduite, il n'y a rien à regretter, il avait dépouillé l'esprit du siècle, et on pouvait le dire un véritable chrétien. Son assiduité, sa ferveur, sa droiture, lui avaient acquis l'estime générale.

« Quand nous avons réalisé ensemble ce que je désirais depuis nombre d'années, il m'a découvert le fond de son coeur, et m'a dit avoir eu, lui missi, ce même désir dès avant notre mariage. Notre union a donc été une grâce spéciale de Dieu qui approuvait la réalisation de nos projets, et c'est pourquoi tous les deux nous désirions reconnaître ce bienfait si grand, en donnant notre vie pour la foi de Jésus-Christ. Nous nous étions mutuellement promis que quand serait venu le jour où on nous remettrait en main l'administration de la maison et des biens, nous en ferions trois ou quatre parts, l'une pour les pauvres, une autre très large pour les frères cadets, afin qu'ils pussent bien soigner nos parents, et si les

 

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jours devenaient plus heureux, nous devions nous séparer et, avec le reste, vivre chacun en particulier. Enfin nous nous étions engagés à ne jamais violer cet accord.

« L'an passé, c'était à la douzième lune, une tentation des plus violentes se fit sentir ; mon coeur tremblait, semblable à quelqu'un qui marcherait sur la glace prête à se rompre, ou sur le bord d'un abîme. Je demandai instamment, les yeux levés au ciel, la grâce de la victoire, et, par le secours de Dieu, à grand'peine, à grand'peine nous avons triomphé, et nous nous sommes conservés enfants. Notre confiance mutuelle en est devenue solide comme le fer et la pierre, notre amour et notre fidélité inébranlables comme une montagne.

« Depuis cette promesse de vivre en frère et soeur, quatre ans s'étaient écoulés, quand, cette année, il fut pris au printemps. Pendant les quatre saisons, il ne put pas une seule fois changer d'habits. Emprisonné pendant huit mois, il ne fut déchargé de sa cangue qu'au moment de mourir. — Ne viendra-t-il pas à renoncer à Dieu ? pensais-je jour et nuit avec inquiétude; et j'espérais pour l’encourager aller le rejoindre et mourir avec lui. Qui l'aurait pu penser? qui aurait pu savoir qu'il prendrait le devant ? C'est encore un plus grand bienfait de Dieu. Ici-bas, de quelque côté que je me tourne, je ne vois rien qui puisse désormais captiver mes affections et me préoccuper. Qu'une pensée s'élève dans mon esprit, c'est vers Dieu ; qu'un soupir s'élève dans mon coeur, c'est vers le ciel.

« Le 13 de la dixième lune, je fus par sentence du tribunal mise au rang des esclaves de préfecture, et condamnée à un exil lointain à la ville de Piek-tong. Je me présentai devant le mandarin et lui fis mille réclamations : « Nous tous qui honorons le Dieu du ciel, d'après a la loi du royaume, nous devons mourir ; je veux, moi aussi, mourir pour Dieu, comme les autres personnes

 

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de ma maison. » Il me chasse aussitôt et m'ordonne de sortir. Je m'approche davantage, je m'assieds devant lui et lui dis : « Vous qui recevez un payement du gouverneur, comment ne suivez-vous pas les ordres du roi ? » et mille autres choses, mais il ne fait pas même semblant de m'entendre et me fait jeter dehors par ses satellites . N'ayant plus aucune ressource, je me mets en route ; le long du chemin je redoublais mes instantes prières à Dieu, et nous avions fait à peine cent lys, que j'étais rappelée et arrêtée de nouveau. C'est là une faveur insigne, une grâce au-dessus de toutes les grâces. Comment pourrais-je jamais en avoir assez de reconnaissance? Même après ma mort, veuillez encore remercier Dieu de ce bienfait (1).

« Nous avions passé par quatre villages, je pensais aux quatre quartiers que Jésus traversa pour aller au Calvaire,et je me disais : « Serait-ce une petite ressemblance que Dieu veut me donner avec ce divin Sauveur ? » Je revis les satellites avec une joie indicible, et comme si j'eusse rencontré mes propres parents.

« Au premier interrogatoire qui suivit, je déclarai vouloir mourir en honorant Dieu ; tout de suite on dépêcha vers le roi, et, la réponse arrivant, on me fit comparaître de nouveau devant le juge criminel ; ma sentence fut portée, je la signai. Le juge me fit donner la bastonnade sur les jambes, on me passa la cangue, et on me remit en prison. Mes chairs étaient tout écorchées, le sang en coulait; à peine le temps d'un repas se fut-il écoulé, que je ne souffrais plus ; ce sont grâces sur grâces, toutes inespérées ; quatre ou cinq jours après, tout était guéri

qui l'eût pu penser ?

 

1. Les deux phrases suivantes manquent dans quelques exemplaires de cette lettre.

 

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« Depuis ce supplice, une vingtaine de jours se sont écoulés, et je n'ai plus senti la moindre douleur. Les autres disent que je suis dans les souffrances ; l'expression est non seulement inexacte, mais directement contraire à la vérité ; moi je dis que je suis dans la paix et le bien-être. Quel homme pourrait être, dans sa propre maison, aussi tranquille et aussi heureux que je suis ici! Quand j'y réfléchis, j'en suis même troublée et dans la crainte ; serait-ce que Dieu ne veut pas de moi ? serait-ce que je ne pourrais supporter des tortures violentes ? J'en tremble et suis remplie de confusion. Depuis qu'on a dépêché au roi, plus de vingt jours se sont passés et pas de nouvelles ; bien plus, certains bruits rapportent qu'il y aurait chance de vie; je n'ai d'espoir qu'en l'aide du Seigneur, qui, j'en suis sûre, ne voudra pas me rejeter entièrement. Que la réponse vienne donc bien vite, bien vite ; je n'espère que la mort. En attendant, assise et sans occupations pour me distraire, c'est à peine si je puis tromper l'oeil des gardiens, et saisir à la dérobée quelques instants pour vous faire mes adieux pour l'éternité, sur une feuille de papier que vous recevrez comme la représentation de mon propre visage, et qui, j'espère, vous portera quelque consolation. Mais il y a tant de choses à dire, et devant le faire à la hâte, je parle à tort et à travers, et sans suite. Si vous me suivez par la pensée, lisez ces lignes comme si vous me voyiez présente et sous vos yeux.

« En nous quittant, nous nous étions donné rendez-vous à l'année suivante, et de cela voilà quatre ans entiers. Qui l'eût jamais pensé, même en songe ? Mais peut-on jamais rien dire à l'avance des choses de ce monde ? Une séparation de quatre ans nous a paru difficile, que sera-ce d'une séparation sans retour ici-bas? et combien n'aurez-vous pas le coeur affligé, à l’occasion d'une petite soeur bonne à rien ? Toutefois, ma soeur aînée ayant le coeur

 

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grand comme la mer, et étant sage et prudente, ne saura-t-elle pas bien tout supporter? Oui, vous saurez le faire avec calme, et je dépose toutes mes inquiétudes. Malgré cela,quand je songe à vous, chère soeur, je ne puis ne pas nie préoccuper d'inutiles pensées. L'amour des proches est une chose si naturelle qu'on ne peut s'en dépouiller qu'avec la vie. « Pourtant, me dis-je, si j'avais un peu de ferveur, est-ce que je me fatiguerais d'inquiétudes inutiles ? » et je nie reproche toutes ces pensées. Votre coeur souffrira beaucoup à mon sujet, sans doute ; niais enfin, si j'ai le bonheur d'être martyre, y a-t-il de quoi s'attrister? Ne vous affligez donc pas, mais félicitez-vous.

« En pensant à la douleur et à l'affliction qui vont vous accabler, ma mère et mes soeurs, je vous adresse ces derniers voeux comme mon testament. De grâce, ne les rejetez pas. Quand vous apprendrez la nouvelle de ma mort, j'ose l'espérer dix mille fois, ne vous désolez pas trop. Moi, vile et misérable fille, moi, soeur stupide et sans aucuns bons sentiments, si je puis devenir l'enfant du grand Dieu, prendre part au bonheur des justes, devenir l'amie de tous les saints du ciel, jouir d'une félicité parfaite et participer au sacré banquet, quelle gloire ne sera-ce pas ? Voudrait-on l'obtenir de soi-même que ce serait chose impossible. Qu'une fille ou une soeur devienne seulement l'objet des bonnes grâces du prince, on s'en félicite à bon droit ; mais si une enfant devient l'objet de l'amour du grand Roi du ciel et de la terre, en quels termes ne devra-t-on pas s'en féliciter ? On se dispute pour obtenir la faveur du roi ; la recevoir sans l'avoir briguée, n'est-ce pas un bienfait plus grand encore ?

« De tout l'univers, je suis la plus grande pécheresse. Vis-à-vis du monde, je n'ai plus le moyen d'effacer jamais le titre honteux d'esclave de la préfecture de Piek-tong : vis-à-vis de Dieu, j'ai cent fois par mes péchés renié ce

 

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divin Maître et ses bienfaits ; toutefois si, finissant bien, je venais à être martyre, en un instant tous mes péchés seront effacés, et j'entrerai dans le sein de dix mille bonheurs ; y a-t-il là de quoi s'affliger? Entre le titre de soeur d'une esclave de préfecture et celui de soeur d'une martyre, lequel vous sourit le plus ? Et vous, ma mère, si on vous appelle mère d'une martyre, que penserez-vous de ce titre ? Si moi je parviens à être martyre, ne sera-ce par un incomparable prodige ? Pour les autres saints, c'est chose convenable et bien méritée ; mais qu'un honneur si élevé soit accordé à une misérable créature telle que je suis, y a-t-il rien de plus capable de confondre ?

« Regardez ma mort comme une vraie vie, et ma vie comme une véritable mort. Ne vous affligez pas de ma perte, mais affligez-vous de la perte de Dieu dans le passé, et craignez de le perdre de nouveau. Gardez toute espèce de regret pour pleurer le passé, et efforcez-vous de l'effacer et de le racheter. Appuyées sur la sainte Mère et mettant votre coeur en paix, efforcez-vous de devenir le trône du Seigneur. Si vous vous soumettez paisiblement à cet ordre de Dieu, vous suivrez par là son intention qui est de vous purifier par la douleur, et lui-même vous chérira et vous consolera. Vous avez là une belle occasion d'obtenir ses grâces les plus précieuses et d'acquérir des mérites. Si, au contraire, vous affligeant inutilement, vous en veniez à offenser ce même Dieu, y aurait-il rien de plus déplorable ?

« En toutes choses donc, soumettez-vous à sa providence, et d'un coeur calme profitez de votre affliction pour satisfaire entièrement à sa justice. Livrez -vous à la pratique du bien et à l'acquisition des mérites; quelque léger que soit un défaut, évitez-le comme un grand péché, et regrettez-le de même ; pour la pratique du bien, au contraire, quelque petit qu'il paraisse, ne négligez pas l'occasion de le faire. Appuyez-vous entièrement

 

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sur le secours de Dieu, demandez souvent la grâce d'une bonne mort ; efforcez-vous toujours de produire des actes d'amour fervent. N'auriez-vous aucun amour, aucune contrition, efforcez-vous de les faire naître ; quand on les demande instamment, Dieu les donne. Si vous vous êtes relâchées quelques instants, réveillez-vous aussitôt ; et si vous cherchez Dieu avec ardeur, peu à peu vous vous rapprocherez de lui. Si Dieu, comblant mes désirs, me fait jouir de sa présence, et que frères et soeurs, mère et filles, nous nous rencontrions tous auprès de lui, ne sera-ce pas bien beau ? Chacune de vous, indulgente pour les autres, doit s'examiner sévèrement elle-même, et tendre toujours à la concorde ; par là ma mère deviendra, dans ses vieux jours, tout unie à la volonté divine, et mes saurs deviendront des filles aimantes et soumises.

« Ma belle-soeur, si mon frère est mis à mort, ne vous affligez pas trop, sans aucun profit ; mais, d'un coeur calme, remerciez Dieu de ce bienfait. Il vous soutiendra d'en haut et vous aidera au milieu des difficultés. Appliquez-vous à la contrition, faites tous vos efforts, et employez toutes les facultés de votre âme à suivre les traces de mon frère.

« Ici, ma tante est avec son fils, le seul enfant qu'elle ait eu. Ils désirent donner leur vie pour Dieu avec nous, ils ont subi les mêmes supplices et sont aussi détenus, ils sont parfaitement résignés et calmes. Prenez modèle sur eux, et, imitant notre bonne mère la vierge Marie et tous les saints, ne mettez pas vos affections sur des choses inutiles. Ma belle-soeur et mon beau-frère sont aussi dans une position bien difficile à supporter, mais, pour avancer dans la vertu et acquérir des mérites, de telles occasions sont excellentes ; et jusqu'à présent ils ont montré une patience admirable. Mais s'il est bon de bien commencer, il est meilleur encore de bien finir ; soyez donc

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toujours sur vos gardes, ne perdez pas les mérites passés. Eussiez-vous des douleurs extrêmes, acceptez-les de grand coeur ; pensez à l'ordre de Dieu, et ayez foi en la rétribution à venir. Si vous repoussez tous les mouvements trop vifs de la nature, les choses même douloureuses perdront ce qu'elles ont de pénible. Il me semble qu'il serait bien avantageux de tenir toujours notre coeur dans cette disposition. Toutes les vertus sont bonnes à demander, mais la foi, l'espérance et la charité sont les principales ; si elles sont réellement dans l'âme, les autres vertus suivent tout naturellement.

« Comment se trouve maintenant mon beau-frère ? Quand je pense à la position de ma soeur, j'en ai l'âme bien affligée. Quoique vous ne puissiez pas être en parfaite concorde, tâchez de suivre tout doucement ses désirs pour tout ce qui n'est pas péché, et de ne pas perdre au moins la bonne harmonie. Jean et moi, mariés depuis cinq ans et ayant vécu quatre ans ensemble, nous n'avons pas eu un seul instant de désaccord ; avec toutes les personnes de la maison je n'ai jamais eu aucun mécontentement.

« J'aurais encore mille choses à dire, mais au dehors c'est un tapage affreux et je ne puis écrire qu'à grand'peine, aussi ne le ferai-je pas séparément à ma mère. Je voudrais du moins vous écrire la dix-millième partie de ce qui s'est passé depuis quatre ans, mais chaque fois que l'on crie pour faire comparaître quelqu'un des prisonniers, il me semble toujours que c'est moi qu'on appelle, et je cesse d'écrire, puis, recommençant, je cesse encore. Mes phrases sont sans suite et peut-être incompréhensibles, mais pensant vous faire plaisir par quelques lignes de ma main, je tâche de saisir les moments et de dire quelques mots. Par l'infinie bonté de Dieu, si, ne me rejetant pas entièrement, il m'accorde la grâce du martyre, et que mon frère aussi l'ait obtenue, vous aurez

 

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deux enfants qui vous précéderont ; se pourrait-il que nous ne vous conduisions pas à bon port ? Quoique je meure, pourrais-je oublier ma mère et mes soeurs ? Si j'obtiens l'objet de mes désirs, un jour je vous reverrai ; mais n'ayant aucun mérite, il ne faut pas parler trop haut avant d'avoir fait une bonne mort.

« Ma belle-soeur, si mon frère vient à mourir, veuillez ne pas écouter seulement la nature et vous affliger trop. Les époux ne formant plus qu'un seul être, qu'une de parties monte au ciel, il y conduira facilement l'autre; soyez donc pas lâche pour le bien, n'attristez pas votre coeur inutilement pour faire de la peine à Dieu et à mon frère. Tong-oan-i étant le seul rejeton du sang de mon frère, il est plus précieux que tout autre ; soignez donc bien son corps et son âme, et quand il sera grand, mariez-le et tâchez de faire de lui et de sa femme de saints époux.

« Pour moi, pendant vingt ans de vie, n'ayant passé aucun jour sans faiblesses, et n'ayant de plus jamais rempli mes devoirs de fille, me voilà sur le point de partir sans laisser aucune trace de piété filiale ; ma soeur, soignez d'autant plus ma mère, et faites encore à ma place ce que j'aurais dû faire. La piété envers le corps est bonne, mais celle envers le coeur est encore meilleure. Ayant vécu, moi aussi, près de mon beau-père et de ma belle-mère, j'ai vu que ce qui les satisfait davantage, c'est d'entrer dans toutes leurs vues et sentiments. Si, étant pauvre, vous ne pouvez traiter ma mère entièrement selon vos désirs, entrez du moins dans toutes ses intentions et consolez-la bien ; réveillez souvent son intelligence obscurcie, et si par hasard elle avait quelque petit tort, ne vous contentez pas de lui adresser quelques bonnes paroles, faites-le encore d'un air gai et serein. Si elle est dans la tristesse, déguisez bien la vôtre, faites même l'enfant avec elle, et, par quelque parole agréable

 

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ou plaisante, forcez-la à se remettre. Après la mort de mon frère aîné, mes jeunes frères n'ont d'appui qu'en vous ; cumulez la charge de frère et de soeur aînée, élevez-les dans la vertu, tâchez de les établir, de conserver la famille et d'en faire de fervents chrétiens.

« Si mon frère vient à être martyr, et que moi aussi, par la grâce de Dieu, je fasse une bonne mort, j'ose espérer vous retrouver dans l'autre vie. Surtout, aidez ma mère à bien passer le reste de ses années et à obtenir la grâce d'une bonne mort; afin que mère et enfants, frères et soeurs, époux et épouses, nous puissions nous rencontrer dans la joie ; je vous le recommande mille fois. Je sais bien que vous n'agirez pas avec insouciance, mais en pensant à mes recommandations, vous le ferez deux fois mieux. Celui qui a ses parents ne doit pas se laisser aller à la tristesse et se livrer à sa propre affliction, pensez-y bien. Je ne dis pas cela par méfiance de votre bonne volonté, mais parce que je sais que vous êtes trop portée à vous abandonner au chagrin.

« Pour Jean; on l'appelle mon époux et moi je l'appelle mon fidèle ami ; s'il a pu parvenir au royaume du ciel, je pense qu'il ne m'oubliera pas. Ici-bas, il avait tant d'égards et de bonté pour moi ; habitant au séjour du bonheur, mes cris, du milieu des craintes et de la douleur, ne pourront sortir de son oreille, et il n'oubliera pas nos promesses ; non, notre amitié ne saurait être rompue. Oh ! quand donc, sortant de cette prison, pourrai-je rencontrer notre grand Roi et Père commun, la reine du ciel, mes parents bien-aimés et mon fidèle ami Jean, pour jouir avec eux de la joie ! Mais n'étant que pêché et n'ayant aucun mérite, j'ose bien espérer, il est vrai ; mais mes désirs pourront-ils être comblés de sitôt ?

« Ici, il y a bien des personnes plongées dans l'affliction, comment tout exprimer ? Ma belle-soeur élevée dans

 

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l'abondance et l'opulence, après avoir perdu ses parents, ses frères et tous ses biens, a été obligée encore de quitter la grande maison ; elle s'est retirée dans une cabane en ruines avec une de ses tantes, et sa grand'mère accablée de vieillesse. Mariée récemment, elle n'avait pas encore été conduite à la maison de son mari, et on dit que son beau-père ne veut plus la recevoir, à cause des malheurs de sa famille. Quelle déplorable position ! quels termes pourraient la dépeindre ! Mes beaux-frères, âgés de neuf, six et trois ans, sont tous trois envoyés séparément en exil dans les îles Heuk-san-to, Sin-tsi-to et Ke-tsiei ; comment supporter un si affreux spectacle ? Ma belle-mère, ma tante et Mathieu, le cousin germain de mon mari, n'ont avec moi qu'un coeur et une pensée, Ils ont été, eux aussi, mis à la question, et ont eu à subir de cruelles tortures. Ils sont emprisonnés ici ; j'espère que tous finiront bien.

« Ma soeur aînée, parmi cinq frères et soeurs que nous sommes, me chérit entre tous d'une affection toute particulière, par la raison peut-être, dit-elle, qu'elle m'a portée et élevée dans ses bras. Certes il en est bien de même de ma part, et je lui ai voué une bien vive affection, mais raison de plus pour ne pas vous affliger de ma mort. Si, par la grâce de Dieu, j'ai le bonheur de parvenir au royaume du ciel, quand, après avoir assidûment acquis des mérites, vous ferez une bonne mort, je veux moi-même vous y attirer et vous conduire par la main. Ayant pris la plume pour vous faire des adieux éternels, je ne voudrais rien omettre de ce que j'ai à dire, et toute-fois, né pouvant écrire tout ce que je pense, je suis obligée d'abréger. J'espère vivement que vous pratiquerez le bien et recueillerez dès mérites ; conservez votre corps en bonne santé et votre âme toute pure, afin de pouvoir monter au ciel, afin que nous jouissions ensemble des joies éternelles. Après ma mort, je le demanderai

 

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instamment et sans cesse. Mais si par hasard mes voeux n'étaient pas comblés, si j'étais condamnée à vivre, ah t ce serait une chose terrible 1 Mais non ; j'ai confiance en mon doux sauveur Jésus-Christ.

« Après mon arrestation, craignant que mon procès ne fût tout de suite terminé, j'ai adressé quelques lignes à ma mère ; lisez-les, et après avoir aussi pris lecture de cette lettre-ci, veuillez l'envoyer aux autres membres de la famille, pour qu'en les lisant, ils se figurent encore une fois me voir moi-même. Voilà une bien longue lettre et bien des paroles. N'ayant moi-même aucune vertu, j'ai eu l'audace d'exhorter les autres ; vraiment ne suis-je pas comme ces bonshommes de bois placés sur le bord des chemins, qui enseignent la route, sans faire jamais eux-mêmes un seul pas ? Toutefois, comme il est dit que les paroles d'un mourant sont droites, peut-être les miennes ne seront-elles pas trop fautives, lisez-les avec indulgence.

 

« NIOU-HEI. »

 

Nous ne trouvons pas la date de cette lettre, mais, d'après les faits qui y sont mentionnés, elle a dû être écrite à la onzième lune de cette année sin-iou.

Luthgarde et les autres confesseurs, rappelés en prison, eurent à subir de nouveaux interrogatoires, dont les détails ne nous ont pas été conservés. On rapporte seulement qu'après leur condamnation à mort, on leur brisa les doigts des pieds sans qu'ils en ressentissent aucune douleur.

Arriva le jour du triomphe. Pendant le trajet de la prison au lieu du supplice, Mathieu prêchait au peuple ; Luthgarde exhortait ses deux compagnes, sa belle-mère surtout, que le souvenir de ses trois petits enfants exilés plongeait dans le trouble et la désolation. Notre vierge

 

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sut lui rendre confiance et courage, et tourner ses pensées vers le ciel dont les portes allaient s'ouvrir. Le bourreau voulut les dépouiller, suivant l'usage ; mais Luth-garde le repoussa par quelques paroles pleines de pudeur et de dignité, puis elle ôta elle-même son vêtement de dessus, ne permit pas qu'on lui liât les mains, et, la première, présenta avec calme sa tête à la hache. Les trois autres eurent aussi la tête tranchée. C'était le 31 janvier 1802. Luthgarde avait vingt ans ; Mathieu était âgé de quinze à dix-huit ans ; la femme et la belle-soeur d'Augustin pouvaient avoir de trente-cinq à quarante ans.

 

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RELATION DE LA PERSÉCUTION
excitée à Péking en 1805;
rédigée par M. Lamiot, missionnaire lazariste français résidant à Pékin.

 

(10 octobre 1807)

 

ORIGINE DE LA PERSÉCUTION

 

Depuis quelques années, par un édit où l'on rend justice à la bore conduite que les Européens ont toujours tenue ici, on nous avait permis d'écrire par la voie publique en défendant expressément d'ouvrir nos lettres. Cependant, comme le moindre incident pouvait faire rétracter ces ordres, nous n'osions pas confier aux mandarins les lettres où il était parlé d'affaires qui tiraient à conséquence pour la mission. Nos confrères de Macao ayant envoyé un chrétien apporter ici des lettres, de tous les missionnaires de Péking, ce même chrétien se chargea à son retour des lettres. Arrivé à la province de Kiang-si où on recherchait des voleurs, et où il était inconnu, il fut arrêté et visité : on saisit d'abord ses paquets de lettres, qu'il ne pouvait pas cacher ; cependant, à l'en croire, il fit bonne contenance, et assura qu'il n'avait rien contre les lois, il dit même qu'on était prêt à le relâcher, quand on découvrit parmi ses lettres une carte de la province de Chang-tong, en caractères chinois, qui s'étendait depuis la mer jusqu'à la province de Pé-chi-ly : les derniers mots de la carte

 

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la firent saisir, On trouva aussi dans ses paquets une lettre du Père Paul Ko, missionnaire chinois de la Propagande, qui renfermait certains comptes en caractères chinois ; ces deux pièces donnèrent des soupçons, et on en avertit l'empereur. Un de mes amis m'en donna avis aussitôt, le 9 février 1805.

Trois de nous furent d'abord appelés, de manière à indiquer qu'il s'agissait d'une affaire très sérieuse : on nous sépara pour nous interroger. Mon interrogatoire fut très peu de chose ; on me présente d'abord deux lettres, l'une italienne et l'autre portugaise ; je dis que je ne les entendais pas. Mon ami me fit ensuite une interrogation, en m'indiquant ce qu'il fallait répondre. Je n'ai plus jamais paru dans cette malheureuse affaire pour y être interrogé.

On appela ensuite d'autres missionnaires européens : le révérend père Adéodat (1), missionnaire de la Propagande, confessa avoir envoyé la carte dont j'ai parlé. Les missionnaires portugais et italiens ne s'accordant pas sur les limites de leurs missions, ce père avait envoyé la carte de ces missions à la sacrée Congrégation (de la Propagande), la priant de décider la question. Les mandarins insistaient pour connaître l'objet de cette carte, et les motifs qui avaient déterminé à l'envoyer en Europe. Comme les missionnaires ne voulaient pas tout déclarer, leur réponses étaient embarrassées et leurs raisons faibles. On leur fit aussi interpréter la lettre du Père Paul Ko : il rendait compte du temporel et du spirituel de sa mission. Leurs explications furent également un peu obscures et ne s'accordaient guère entre, elles. On passa une bonne partie du jour à débrouiller cette affaire, sans pouvoir obtenir

 

1. Religieux Augustin, italien.

 

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un résultat bien clair. Cependant on paraissait avoir des soupçons moins graves sur notre compte ; depuis notre arrivée, nous étions gardés à vue ; on finit par nous servir un bon dîner, et on nous envoya, nous disant de revenir le lendemain matin au même endroit, qui est la secrétairerie du palais : c'était gons traiter avec distinction.

Nous y reparûmes encore trois jours de suite. Quoique nous eussions tous des lettres dans les paquets interceptés, plusieurs de nous ne furent point interrogés ; on ne s'occupait que de la lettre du Père Paul Ko, et encore plus de la carte. Le quatrième jour, les ministres devaient examiner l'affaire par eux-mêmes. Comme il fallait attendre fort longtemps, on nous fit encore servir à dîner. Le Père Adéodat parut ensuite devant le ministre, qui, entre autres questions, lui demanda s'il était l'auteur de la carte. Il répondit que non, mais qu'il l'avait trouvée dans les papiers de la Procure.

On fit venir le révérend Père Anselme (1), qui avait été procureur avant lui ; on lui demanda s'il reconnais-sait cette carte. Il dit qu'il ne l'avait jamais remarquée. On lui demanda s'il ne reconnaissait pas l'écriture du Père Adéodat. Il répondit qu'il croyait effectivement la reconnaître : la carte était en effet ancienne ; mais le Père Adéodat l'avait transcrite. Il n'en passa pas moins devant les ministres pour avoir voulu tromper; ce qui lui nuisit beaucoup. Il fut arrêté un moment après, et consigné dans un tribunal où on le traitait fort bien. On fit dire à tous les autres Européens de demeurer

 

1. Autre religieux Augustin italien, missionnaire de la Propagande.

 

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en paix, que l'empereur n'avait rien contre eux.

On interrogea encore le Père Adéodat pendant quelques jours.

 

EMPRISONNEMENT DU RÉVÉREND PÈRE ADÉODAT.

 

Ce missionnaire fut ensuite conduit en prison avec un appareil qui annonçait une affaire sérieuse ; cependant on ne lui mit aucune chaîne, comme c'est l'usage pour les gens du pays ; l'ordre impérial portait seulement qu'on l'interrogeât, ce qui supposait qu'il n'était pas permis d'employer les supplices.

Moyennant cent trente taëls (c'est-à-dire près de mille livres tournois), dont nous donnâmes un tiers, et les deux maisons portugaises les deux autres tiers, on lui procura une chambre commode ; il nous fut libre de communiquer avec lui, et de lui procurer tout ce dont il avait besoin. Le lendemain de son emprisonnement, il fut traduit devant une quinzaine de mandarins, qui lui firent déposer son bouton de mandarin du sixième ordre, le tinrent à genoux pendant deux heures, le pressèrent de toutes manières, pour s'assurer si cette carte ne supposait pas quelques projets d'invasion. On voulait lui faire avouer que cette carte devait être envoyée aux Anglais, et qu'ils s'en serviraient pour faire une descente dans la province de Chan-tong. Le père Adéodat, qui ne manque pas d'esprit, se défendit fort bien contre ces imputations calomnieuses. Le lendemain, il parut une seconde fois devant ses juges ; mais on ne fit que rédiger ses réponses de la veille. Les jours suivants, on interrogea quelques particuliers, pour avoir des éclaircissements sur le chrétien porteur des lettres, et sur le Père Paul Ko ; les dépositions furent les mêmes

 

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que celles qu'on avait reçues à la secrétairerie. On fit le rapport aux ministres ; ils répondirent que le chrétien chargé de nos lettres devait être amené à Péking, et qu'il fallait attendre son arrivée pour poursuivre cette affaire. Comme on n'avait point encore touché à la religion, et que ce chrétien qu'on attendait ne pouvait faire aucune déposition importante, parce qu'il ignorait le contenu des lettres, nous pensions tous alors que l'affaire serait sans grande conséquence. Pendant un mois, on ne parla de rien ; on dépensa une somme d'argent, il est probable qu'on aurait pu terminer l'affaire ; mais nous étions tous dans une fausse sécurité.

 

ARRIVÉE DU CHRÉTIEN PORTEUR DES LETTRES.

 

Le porteur des lettres, arrêté au Kiang-si, arriva ici le 13 avril ; alors on reprit la procédure. On ne put rien tirer du. chrétien qui portait les lettres; parce qu'il ne savait rien.

Le samedi saint, on pressa de nouveau le Père Adéodat, pour s'assurer si la carte ne supposait pas quelque mauvais dessein ; on le fit tenir à genoux pendant quatre heures ; le lendemain il y resta encore pendant sept heures ; il essuya beaucoup d'injures et de menaces ; cependant on ne tira rien de plus que ce qu'il avait dit le premier jour.

Le lendemain, on s'y prit d'une tout antre manière : on lui persuada que son affaire était censée finie, mais qu'il fallait que ses dépositions fussent appuyées par quelques chrétiens.

« N'en connaissez-vous pas un, certain nombre, lui dit-on ? »

Il avoua qu'il en connaissait beaucoup ; que ses

 

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domestiques et ceux des autres Européens étaient chrétiens. « Faites venir les vôtres, dit-on, cela suffit. » Il y consentit. On tira ensuite de la même manière les noms de deux chrétiens de Chan-tong, lieu décrit sur la carte. Jusqu'alors on ne paraissait pas vouloir toucher à la religion. Il paraît que le Père Adéodat ne crut pas devoir faire un secret des moyens dont nous nous servions pour la répandre ses domestiques furent mis à la question, pour en tirer des renseignements sur la carte, sur la lettre du Père Paul Kó, sa résidence, sa famille, etc. ; ils dirent tout ce qu'ils savaient là-dessus.

 

SUPPLIQUE PRÉSENTÉE A L'EMPEREUR AU NOM DES MISSIONNAIRES.

 

Tant de nuages s'accumulant, il était facile de prévoir l'orage. Parmi les missionnaires, les avis étaient partagés, les uns voulaient qu'on présentât un écrit où, nous reconnaissant pour prédicateurs de l'Evangile, nous ferions l'apologie de notre sainte religion attestant ensuite que le Père Adéodat n'avait eu aucun mauvais dessein, nous rendrions caution pour lui ; d'autres croyaient qu'il fallait se borner à délivrer le P ère Adéodat, sans parler de la religion.

Le premier de ces deux plans prévalut ; l'écrit fut rédigé, et présenté au grand mandarin chargé de naos affaires, pour être remis à l'empereur. Ce mandarin s'y refusa d'abord, disant que ce n'était pas un moyen convenable pour terminer cette affaire, qu'il était intéressé lui-même à ce qu'elle n'eût pas de suites, et qu'il travaillerait à en prévenir les fâcheuses conséquences. On revint à la charge, et il donna à peu près la même réponse ; cependant, comme on insistait, et qu'il

 

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est défendu rigoureusement aux mandarins de rejeter un placet qu'une personne quelconque veut présenter à sa majesté, il reçut celui-ci pour le présenter. Quand le grand mandarin chargé de nos affaires présenta à l'empereur une de nos suppliques, il l'appuya de son avis ; cette fois-là, il avait été offensé de l'espèce de violence qu'on lui avait faite : on lui avait remis, avec le placet, un édit de l'empereur Kang-hi, qui accordait le libre exercice de la religion, mais personne n'ignorait que des édits postérieurs défendaient de la prêcher. Notre gouverneur, chargé de nous surveiller, ne voulait pas se charger de nous protéger devant l'empereur, comme travaillant à la protéger, il se contenta de présenter l'édit de Kang-hi et la supplique, sans se charger de plaider notre cause. Nous ignorons encore s'il parla pour ou contre ; la liberté de la religion n'avait point encore souffert d'atteinte ; nous avions alors quatre-vingt-neuf personnes dans notre maison française.

 

Commencement de la persécution

 

Il serait injuste d'assurer que le placet a été la cause de la persécution ; mais ce qui est certain, c'est que le même jour que nous apprîmes que le placet avait été présenté, on rappela les chrétiens qui avaient déposé dans l'affaire du Père Adéodat, et qui avaient été mis en liberté moyennant une caution.

Jusque-là on ne leur avait jamais parlé d'apostasier dès lors on essaya de les y forcer par des tourments ils soutinrent fort bien cette première attaque. On nous avertit que l'empereur nous défendait de prêcher la religion ; que d'ailleurs il n'avait rien contre nous. Il y eut ordre d'arrêter les lettrés chrétiens dont nous nous

 

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servions, de briser les planches dont nous faisions usage pour imprimer des livres de religion, de rechercher ceux qui la prêchaient, en un mot, de faire tout pour l'abolir dans l'empire.

On avouait cependant qu'il était impossible d'en extirper la racine. Outre ces ordres communs à tout l'empire, et envoyés en même temps dans les provinces, il y en avait de plus rigoureux pour les Tartares de Péking, ce qui a toujours eu lieu en pareille circonstance ; car la politique du gouvernement est surtout d'empêcher que la religion ne se propage parmi eux.

 

RECHERCHE DES LIVRES DE RELIGION ET DES PLANCHES A

IMPRIMER.

 

En conséquence de ces ordres sévères, dix ou douze mandarins firent la visite dans nos maisons, pour saisir les livres de religion et les planches à imprimer. Dans les maisons portugaises, et la maison italienne, on en sauva une partie ; mais on y fit aussi à cette occasion des pertes considérables. Dans notre maison française, nous en avions beaucoup ; nous en avons tout conservé.

Voici le stratagème qui nous réussit ; au commencement de cette malheureuse affaire, j'avais acheté un homme sûr, qui me communiquait tous les ordres avant qu'ils fussent mis à exécution. J'avais été prévenu de la saisie qu'on devait faire de nos planches à imprimer, j'en donnai avis à Mgr l'évêque, qui le communiqua aux autres missionnaires. Pour nous préparer à cette visite, nous cachâmes tous nos livres le mieux que nous pûmes, en réservant pour les perquisitions un certain nombre, qui pourrait leur convenir, Nous cachâmes aussi nos planches, nous avions quelques

 

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ouvrages dont les planches étaient doubles, parce que les premières étaient usées, on en avait fait de nouvelles. Ayant fait mettre en morceaux ces vieilles planches qui ne pouvaient plus servir, nous en recouvrîmes un morceau de planches et de bois de chauffage. Les mandarins inquisiteurs s'étant présentés pour avoir nos livres et nos planches, je leur répondis que je les conduirais dans nos bibliothèques, où ils étaient libres de prendre tout ce qu'ils voudraient; que nous avions déjà brûlé une partie de nos planches (c'est-à-dire quelques-unes des vieilles) ; que je pouvais leur en montrer encore une partie mises en morceaux pour être brûlées ; qu'ils étaient d'ailleurs parfaitement libres de visiter toute notre maison, et de se saisir de tout ce qu'ils jugeraient à propos, parce qu'ils venaient au nom de l'empereur, et que nos personnes et nos biens étaient totalement à la disposition de sa majesté ; je les invitai à se rafraîchir avant que de commencer ; j'y ajoutai, autant que je le pus, toutes les honnêtetés du pays. Après mon petit discours, ils se dirent entre eux : Il a vraiment parlé en galant homme. Je les conduisis ensuite à notre bibliothèque: ils y prirent les livres laissés à leur disposition. Je leur montrai ensuite les morceaux recouverts des débris de nos planches à imprimer. Un d'eux, qui, dans cette affaire, s'était déclaré notre ardent persécuteur, frémit de voir que la proie lui échappait.

Il fallait évaluer dans leur rapport la quantité de ces planches ; en marquant une petite quantité, on nous exposait à une seconde visite ; un des plus jeunes mandarins dit qu'il fallait écrire quatre charretées, et finir ainsi. Les planches brisées pouvaient au plus faire la charge de quatre hommes. Les plus honnêtes parmi eux ne firent point d'autres perquisitions, les autres visitèrent quelques chambres, mais en vain : c'est à quoi aboutit cette redoutable visite.

 

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LES CHRÉTIENS TARTARES SONT RECHERCHÉS.

 

En exécution de l'édit qui ordonnait d'abolir la religion, on chercha surtout les chrétiens tartares ; on en découvrit facilement parmi les mandarins, et même dans la famille impériale, et surtout parmi le peuple. On les menaça ; on en frappa cruellement plusieurs, pour les faire renoncer à la religion. Un seul mot suffisait pour être mis en liberté. Un bon nombre souffrit d'horribles tourments avec un courage admirable. Quand il ne s'agissait que de renoncer à leur état et à leur fortune pour conserver la foi, très peu balançaient : beaucoup furent par là réduit à la dernière misère. On découvrit environ soixante-dix chrétiens qui avaient des emplois dans la police de la ville ; on leur donna l'alternative entre leur foi et leur charge ou emploi ; tous conservèrent leur foi. Les hommes de cette classe n'étant propres ni au travail ni au commerce, ils eurent beaucoup à souffrir. Quand on faisait subir des tourments aux chrétiens, la plupart soutenaient bien la première épreuve, mais quand on y revenait à différentes fois, ils étaient en grand danger, surtout si on leur présentait une formule équivoque : les persécuteurs, poussés à bout par la constance des confesseurs, en imaginèrent de très captieuses. Ceux qui, par faiblesse ou avec une certaine bonne foi, y souscrivaient, étaient censés capituler, et non pas se rendre, ce qui couvrait toujours leurs persécuteurs de honte.

 

L'ÉDIT DE LA PERSÉCUTION SECRÈTEMENT RÉTRACTÉ.

 

Il est notoire que les chrétiens sont bien plus nombreux parmi les Chinois que parmi les Tartares ; cependant

 

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on n'avait pas encore touché qu'à un petit nombre de ces derniers, la plupart militaires, gens peu dévots en tout pays. On était étonné et comme effrayé de la résistance qu'on trouvait ; on vit que si on poursuivait l'affaire, les prisons de la ville ne suffiraient pas. Il y eut donc une défense secrète de poursuivre l'exécution de l'édit ; mais l'édit étant émané, il fallait l'afficher, tant pour ne pas paraître se rétracter, que pour arrêter les progrès de la religion. Ce contre-ordre fut aussi envoyé dans les provinces. On n'arrêta dans Péking aucun Chinois. Au dehors, ceux qui avaient de la haine contre les chrétiens prirent occasion de l'édit affiché pour se venger. Les satellites des mandarins prirent aussi ce prétexte pour extorquer de l'argent des chrétiens. En général les mandarins affectèrent de fermer les yeux. Les recherches des Tartares se ralentirent considérablement ; beaucoup, dans notre chrétienté, ne furent point molestés ;d'autres étant interrogés, confessèrent généreusement la foi et n'eurent pourtant rien à souffrir.

 

SOUFFRANCES DES CONFESSEURS DE LA FOI ; LEUR EXIL.

 

On aurait voulu renvoyer tous les chrétiens ; on se serait contenté d'un seul mot. On employa, à ce dessein, tous les supplices raffinés, les coups de bambou et de semelle étant continuellement répétés sur nos confesseurs. Souvent on les faisait mettre à genoux sur des chaînes pendant plusieurs heures, et afin que tout le poids du corps pesât sur des chaînes, deux bourreaux tenaient les patients par les oreilles ; ou ce qui est bien plus horrible, pendant qu'ils étaient agenouillés sur des chaînes on leur passait une barre de bois sur les jarrets, une autre barre entre les reins et les bras retirés en arrière, tandis que les mains étaient enchaînées

 

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par devant ; quatre bourreaux, tenant ces deux barres de bois, tourmentaient les confesseurs de toutes leurs forces. Enfin, voici le dernier moyen que les persécuteurs tentèrent sur quatre de nos confesseurs, pour les forcer à fouler la croix aux pieds. On leur en fit une dans toute la longueur de la plante du pied, en leur donnant une infinité de coups d'aiguille ou de pointe de bambou, qu'on leur enfonçait jusqu'à l'os. Un d'eux renonça à la foi, lorsqu'on était au second pied. Un second s'évanouit au point qu'on croyait qu'il allait expirer. Les deux autres tinrent fermes jusqu'à la fin. On remarquait visiblement que le Seigneur leur accordait une paix et une joie intérieure, dont ils étaient étonnés eux-mêmes. L'un d'eux, jeune encore et médiocrement instruit de la religion, fut réduit à un état affreux, sans qu'il ouvrît la bouche, quoi-qu'on lui eût recommandé de crier et de pleurer, parce que naturellement il aurait eu moins à souffrir. Ce genre d'épreuve était terrible ; la douleur se faisait sentir à un tel point, qu'ils pouvaient à peine souffrir leurs habits sur les plaies enflammées. On les fit derechef comparaître le lendemain ; on menaça le plus jeune de tourments encore plus affreux, et on lui demanda : « Comment est-il possible que tu aies tant souffert hier sans te plaindre? — C'est, dit-il, que je souffre volontiers pour notre Seigneur, qui a tant souffert pour moi ». On ne le tourmenta pas davantage. Ces confesseurs ne souffrirent pas tous également. L'âge, les infirmités, et le rang, firent qu'on exerça moins de cruauté envers quelques-uns ; mais on n'accorda la couronne qu'à ceux qu'on reconnut invincibles : cette couronne fut l'exil perpétuel pour ceux qui étaient distingués par leur rang ou leurs emplois, ou qui avaient eu une part active dans les affaires de la religion pour les autres, ce fut la cangue, jusqu'à ce qu'ils eussent consenti à apostasier. Ces confesseurs restèrent au nombre de vingt-deux ; treize pour l'exil et neuf pour

 

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la cangue. Parmi ces derniers, un vieillard infirme, qui s'était fort bien montré, fut renvoyé sans cangue, après avoir été accablé des injures les plus grossières. Un autre vieillard, à qui il suffisait de dire un mot pour ètre mis en liberté, porta la cangue plusieurs mois. Quatre autres étaient chinois, et n'avaient été entraînés dans cette affaire que pour être interrogés sur la carte du Père Adéodat et la résidence du père Paul Ko : leur cas était graciable ; un d'eux apostasia, et tous quatre furent délivrés. Il n'en restait plus que trois qui étaient des barrières tartares. Ceux-ci portent encore la cangue : on la leur mit dans le mois de juillet 1805. Dans le temps de la canicule, on l'ôte à tous les criminels qui y sont condamnés ; il ne fut pas possible d'obtenir cette faveur pour ceux-ci. Ils la portent avec joie depuis plus de deux ans sans l'avoir quittée un seul instant. Il est inouï que quelqu'un l'ait jamais portée aussi longtemps. On attend pour les relâcher, qu'ils renoncent à la religion. Cependant si un certain mandarin quittait son office, on pourrait, avec une somme d'argent, les délivrer.

 

QUALITÉS DES PRINCIPAUX CONFESSEURS.

 

Tous ces généreux confesseurs étaient, avant la persécution, d'une vie très exemplaire ; excepté un seul, qui se réjouit maintenant d'avoir cette occasion favorable de faire pénitence; il en avait, dit-il, grand besoin : et cela est bien vrai. Il y en a parmi eux quelques-uns dont le rang, la bonne conduite et les grands sacrifices, relèvent beaucoup le mérite. Un de ceux qui portent la cangue depuis deux ans, avait un père négligent de s'acquitter de ses devoirs de religion. Lorsqu'il était encore enfant, il amena son père dans notre maison pour y faire la retraite et se préparer à la mort. Tout jeune encore, il fut obligé de

 

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gérer par lui-même les affaires de sa famille, et paya les dettes de son père. Quoique fort exact à tous les exercices de religion, il mit, par son application au commerce, toute sa famille dans une honnête aisance. Ses compagnons de souffrance étaient pauvres, il partageait avec eux tout ce qu'il avait pour les secourir. Son commerce, confié à des mains étrangères, fut ruiné. Cette fortune, qui devait lui être chère, parce qu'elle était le prix de ses sueurs, il l'a vit se dissiper sans la regretter. Maintenant il vit des aumônes qu'on veut bien lui faire sans qu'il les sollicite ; car il ne lui reste que sa cangue. Il est un de ceux qui ont la croix aux pieds, et comme il est d'une santé robuste, on essaya sur lui tous les tourments dont j'ai parlé.

Parmi les exilés, on en distingue surtout quatre qui sont la gloire de notre mission française, parce qu'ils ont été élevés et formés par les Français et qu'ils ont toujours fréquenté notre église. Deux sont de la famille impériale ; les deux autres étaient mandarins, issus des premières familles tartares.

Les deux premiers descendent de ces princes dont il est parlé fort au long dans les Lettres édifiantes (tomes 19 et 20, nouvelle édition), et qui, dans le temps, souffrirent si glorieusement pour la foi. L'un s'appelle Michel et l'autre Raphaël ; ils sont frères, et âgés tous les deux de plus de soixante ans. Raphaël n'a jamais été marié. Il a passé sa vie à étudier la religion et à la prêcher. Je n'ai encore connu aucun Chinois qui eût autant d'aptitude pour saisir avec justesse les questions les plus abstraites. Il s'est appliqué à la partie dogmatique de la religion. Il aime à en parler, et il est redouté par ceux qui n'ont pas ces matières bien présentées. Il prêche avec force et onction. Nous lui sommes redevables d'une chrétienté où il a converti deux ou trois cents personnes, qu'il a très bien instruites, et à qui il a communiqué cette foi vive qui

 

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le caractérise. Depuis cinq à six ans, il s'était retiré dans notre maison. Il prêchait beaucoup aux chrétiens et aux fidèles qui venaient l'entendre. Il travaillait avec zèle dans les retraites que nous donnons, et s'employait avec le même zèle à nous former des catéchistes. Il confessa la foi avec cette vigueur et cette droiture qui distinguent son caractère. Lorsqu'il fut cité pour la religion, il prêcha ses juges pendant une bonne heure et leur développa toute la religion. L'intérêt et l'éloquence qu'il sut y mettre empêchèrent qu'on ne l'interrompît. En retournant à sa prison, il dit à un chrétien : « Je suis a bien soulagé, j'ai déchargé tout ce que j'avais sur le  coeur. »

Son frère Michel a, dit-on, plus de talents que lui ; mais toute sa vie, il a été occupé du soin de sa famille, qui est nombreuse. Il tomba malade dans la prison. Quand il devait paraître devant ses juges, il fallait l'y porter ; il n'en fut pas moins ferme à confesser sa foi. En acceptant l'exil, il paraissait aller à une mort certaine : cependant il n'hésita pas. Le Seigneur lui a rendu la santé dans le voyage.

Les deux mandarins qui ont confessé la foi, ont pour noms de baptême, l'un Mathias, et l'autre Jean ; Mathias était un des trois premiers chefs de notre chrétienté ; il en était aussi l'exemple, par sa fidélité à remplir tons les devoirs d'un bon chrétien. Il était à la tête d'un collège de Tartares. Cette charge lui fournissait de quoi entretenir honnêtement sa famille. Il a renoncé aux honneurs et à sa fortune pour conserver sa foi. Son fils André, indigne d'un tel père, a épuisé tous les moyens qu'on a pu imaginer pour le faire apostasier, mais en vain. Il a la croix aux deux pieds, et porte la cangue pour la foi depuis plus de deux ans.

L'autre mandarin, appelé Jean au baptême, est celui de tous nos confesseurs quia fait les plus grands sacrifices.

 

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Il descend d'une de ces nobles familles tartares qui ont des dignités héréditaires. C'est ainsi que tout jeune encore il avait obtenu le grade qui correspond à celui de capitaine en Europe. Il avait toutes les qualités qui conduisent aux premiers emplois. Il était fort estimé du frère de l'empereur. Ses moeurs douces et sociales lui avaient gagné un grand nombre d'amis parmi les chrétiens et parmi les infidèles. Ces derniers firent l'impossible pour le faire renoncer à la religion. Ils lui préparaient des fêtes à ce dessein et l'obsédaient continuellement, au point qu'il était obligé de se cacher pour pouvoir prendre du repos pendant la nuit. Son sacrifice fut d'autant plus grand, qu'on croyait alors que, s'il continuait à être ferme dans la foi, il serait mis à mort, parce qu'il devait être puni plus rigoureusement que les simples Tartares, qui étaient condamnés à un exil perpétuel. Un de ses amis avait pris secrètement les sceaux de sa charge, et fait pour lui un billet d'apostasie, afin de le délivrer ; mais, s'en étant aperçu, il s'y opposa fortement. Sa mère, en le perdant, perdait tout absolument. Elle fut chassée de la maison qu'elle habitait, et demeura chargée de sa bru, épouse de Jean, et de ses deux petits-enfants en bas âge, sans aucun fonds pour subsister. Cependant elle encouragea fortement son fils, lui répétant continuellement que, s'il renonçait à la religion, elle ne le reconnaîtrait plus pour son fils.

Outre ces quatre confesseurs exilés dont je viens de parler, Jean Tcheou, qui avait été élevé dans notre maison, et qui fut ensuite catéchiste dans la maison italienne, a beaucoup glorifié le Seigneur, par sa fermeté dans la confession de sa foi, et par son zèle à encourager et à consoler les autres confesseurs. Il avait déjà souffert pour la foi dès le temps de sa jeunesse. On l'avait frappé jusqu'à le laisser pour mort, sans qu'il eût été possible de le faire apostasier. Il a passé sa vie dans les oeuvres de

 

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charité ; il a converti beaucoup d'infidèles, et ramené à la pratique des devoirs de la religion grand nombre de chrétiens négligents. Il a une singulière dextérité pour traiter les affaires dans les tribunaux. Il employait ce talent à soulager une foule de malheureux. Lorsqu'il se vit sur le point d'être arrêté à cause de sa foi, il employa toute son industrie et son activité pour se tirer d'affaire. Il avait quelque espérance de réussir, mais celui qui avait secouru tant de malheureux, se vit trahi à chaque pas ; et ne pouvant se cacher plus longtemps sans compromettre ses amis, il se sacrifia généreusement en se livrant lui-même aux satellites. Il fut d'un grand secours aux autres confesseurs qu'il fortifiait dans la foi.

 

EXÉCUTION DU JUGEMENT, DÉPART DES CONFESSEURS POUR LEUR EXIL.

 

Parmi les treize chrétiens condamnés à l'exil perpétuel, il y a une veuve dont le Père Adéodat se servait pour instruire les femmes. Elle a beaucoup souffert, et accepté l'exil pour conserver sa foi. Son frère l'a suivie, pour la préserver des dangers de tous genres auxquels l'expose une situation si pénible ; car elle aura occasion de subir plusieurs espèces de martyres.

Huit de ces confesseurs furent condamnés à porter la cangue ici pendant trois mois avant que de partir. Les deux mandarins la portèrent aussi six mois dans le lieu de leur exil. Ce lieu est Y-ly, dans les environs de la mer Caspienne. Le tribunal criminel, en proposant à l'empereur de les envoyer en exil, atteste qu'il n'a trouvé aucun moyen de les faire renoncer à leur religion.

Quant au père Adéodat, le même tribunal dit qu'il a ajours tergiversé sur les affaires de religion, et qu'il a voulu dénoncer aucun chrétien ; mais que ses domestiques

 

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ont tout découvert. Il proposa de renvoyer le Père Adéodat en Europe, ou de le laisser dans la maison italienne. Il ne fait aucune réflexion sur la carte. L'empereur, en répondant à ce rapport, dit que le Père Adéodat avait eu l'audace de pervertir une foule de personnes, en leur prêchant la religion d'Europe ; qu'il avait envoyé une carte qu'il dit avoir trouvée dans les papiers de sa procure, ce qu'a nié le Père Anselme (1); qu'il a tergiversé dans toutes ses réponses.

Il ordonne qu'il soit envoyé à Ye-ho-eul (lieu de Tartarie où les empereurs passent l'été), pour y être gardé et surveillé rigoureusement. Les soupçons que le gouvernement conçut sur la carte n'ont jamais été dissipés totalement. Le jour que le Père Adéodat partit pour Ye-ho-eul, après la sentence rendue ; on proposa de le mettre à la question, pour avoir quelque chose de clair : il y eut ordre de préparer les instruments de supplice ; mais cela n'eut pas lieu. Ce qui jeta de l'obscurité sur cette affaire, ce fut l'attention qu'eut le Père Adéodat d'en cacher une partie, pour ne pas compromettre plusieurs personnes, et la contradiction apparente qu'il y eut entre lui et le Père Anselme. « Ils se disputent ce pays, disaient encore les mandarins, tandis qu'il appartient à notre empereur. » Quel moyen de faire entendre à des hommes qui ne sont que matière, ce que c'est qu'une juridiction spirituelle. Cependant un bon chrétien à qui ils faisaient ce reproche, leur répondit d'une manière assez satisfaisante : « Les porteurs d'eau, dit-il, se divisent entre eux les rues et les quartiers de Péking. Qui a jamais imaginé que ce soit attenter aux droits de l'empire ? Notre religion consiste à prier, jeûner, faire

 

1. J'ai expliqué plus haut ce fait.

 

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des bonnes oeuvres, etc. Ainsi, quand nous nous divisons pour l'exercer, nous ne sommes pas plus rebelles que les porteurs d'eau de la ville ».

Je reviens à nos confesseurs. Ils avaient eu besoin de secours dans leurs prisons. Les uns étaient pauvres, d'autres, à l'aise, avaient des familles à nourrir. Les Tartares, en entrant en prison, perdaient leurs pensions, et n'avaient plus rien. On ne donne ici aux prisonniers que ce qui est nécessaire pour empêcher qu'ils ne meurent. Quand on sait qu'ils ont des parents ou amis riches, on leur interdit toute communication, et on leur fait éprouver toutes sortes de mauvais traitements pour en tirer de l'argent. En payant, on peut voir les prisonniers à volonté, et leur procurer toutes sortes de secours. Nous nous sommes chargés de cette bonne oeuvre. Nous leur avons aussi donné un viatique honnête pour leur voyage. Mgr l'évêque, nos confrères portugais, et quelques familles aisées, ont ensuite partagé avec nous ces dépenses, qui ont monté à la valeur de dix ou douze mille francs. Nos confesseurs ont encore rencontré un secours bien inattendu dans un infortuné Polonais. Il était venu (il y a plus de diz ans) faire le commerce des pelleteries sur les frontières de la Chine. Quelques Chinois, lui en voyant une bonne provision, l'engagèrent à passer la frontière pour les mieux vendre. Ils le dépouillèrent aussitôt qu'il fut entré en Chine, et, pour se mettre à l'abri des réclamations qu'il aurait pu faire, ils le déférèrent aux mandarins chinois, comme étant entré furtivement en Chine. Il ne savait pas un mot de chinois pour se défendre. Selon les traités faits entre les deux empires, il devait être mis à mort. On dit qu'on l'aurait relâché si les Russes avaient voulu le réclamer, mais il est resté dans les prisons jusqu'à présent. Comme il y jouit d'une certaine liberté, il s'en servit pour secourir nos confesseurs. Il les consolait et soignait leurs plaies

 

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avec une charité qu'ils admiraient tous. Il est catholique, et paraît avoir reçu une très bonne éducation.

Enfin ces confesseurs partirent pour l'exil. Leur départ fut un vrai triomphe. En donnant de l'argent à leurs gardes, ils purent passer une nuit dans les faubourgs de la ville. Nous leur avions fait préparer une auberge commode et un repas honnête pour eux, leurs parents et leurs amis. Cette mère généreuse, qui n'eût plus reconnu son fils, s'il eût renoncé à la foi, ne manqua pas de s'y rendre pour le féliciter et l'engager à persévérer. Beaucoup de bons chrétiens de l'un et de l'autre sexe, leurs parents, s'y trouvèrent pour la même fin. Nos confesseurs chinois passèrent la nuit à les confesser et à les communier. Tout se passa dans une sainte joie. Ils partirent en deux bandes, et furent traités également. Dans la route, ils se réunirent. Le jour, chargés de chaînes, la nuit, jetés dans des cachots, ils n'en conservaient pas moins toute la liberté de saint Paul. Ils avaient vaincu, et n'avaient plus rien à craindre. Tandis qu'on forçait tous les autres chrétiens à se cacher, ceux-ci chantaient publiquement leurs prières, selon l'usage des chrétiens de la Chine, et prêchaient à tous ceux qu'ils rencontraient. Arrivés au lieu de leur exil, ils furent de nouveau pressés à renoncer à la religion, mais inutilement. D'après les lettres que nous avons reçues, ils paraissaient tous fort contents de leur sort.

Outre les confesseurs exilés et ceux qui portent la cangue, beaucoup d'autres, comme je l'ai déjà dit, ont confessé la foi clans les tourments, sans que leur cause ait été poursuivie : un très grand nombre ont renoncé à leur état, et se sont réduits à la dernière misère, pour conserver leur foi : quoiqu'il y ait eu aussi de grands scandales, je ne doute pas que les souffrances de tant de bons chrétiens n'attirent les bénédictions de Dieu sur cette mission. J'attribue à cette cause le changement qui

 

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s'est opéré dans notre situation. On avait pris des mesures très sévères pour nous empêcher d'exercer notre ministère en aucune manière. Déjà notre imprimerie, nos écoles, notre séminaire, ont repris leur train ordinaire. Nous avons des retraites tous les mois, et deux grandes dans l'année. A la dernière il y avait une centaine d'exercitants.

 

Péking le 10 octobre 1807.

 

 

Des nouvelles reçues d'Y-ly, après cette relation écrite, annoncent que le prince Raphaël fait sensation dans le pays : il prêche publiquement à tous. On a voulu le faire taire ; on l'a menacé : il a répondu qu'il ne se tairait que lorsqu'il aurait la tête coupée. Ce prince et son frère sont établis pour présider sur ceux qui travaillent aux mines.

 

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LETTRES ET MARTYRE D'ANDRÉ KIM.
A TAI-KOU, LE 8 DÉCEMBRE 1816.

 

Entre 1802 et 1815 l'Eglise de Corée jouit d'une paix relative, elle se reforma, les fidèles conscients que tant de chutes survenues parmi eux à l'heure du péril pouvaient tenir à l'ignorance commencèrent à s'instruire et à s'organiser. Ils renouèrent des relations avec l'évêque de Péking et avec le Saint-Siège, enfin ils étendirent le christianisme dans des provinces qui n'en avaient pas encore entendu parler, le Kang-ouen et le Kiengsiang. Comme les lois de persécutions n'avaient pas été rapportées, le sort des fidèles restait livré à l'arbitraire des magistrats locaux et quelques martyrs versèrent encore leur sang pour Jésus-Christ.

En 1812, à Hong-tsiou, le martyre de Paul Ni qui sur le lieu de l'exécution, à l'instant de mourir, se fit apporter de l'eau et se baptisa lui-même, simple trait qui montre l'ignorance profonde des fidèles plus fervents de cette Eglise.

En 1813, à Kong-tsiou, trois martyrs : Paul Hoang et Mathias Tsang ; quant à Pierre Ouen, il mourut en prison à la suite de la torture.

L'année 1815 allait voir de nouveaux martyrs en plus grand

nombre. La persécution éclata inopinément le jour de Pâques. Tandis que les fidèles réunis chantaient à haute voix les pièces habituelles, les satellites, guidés par un traître nommé Tsen Tsisou-i, envahirent soudain le village de Moraison, au district de T'sieug-song. Quelques jours après, ce fut dans le village de Merou-san, au district de Tsin-po. Ces nouvelles vite ébruitées épouvantèrent les chrétiens, beaucoup s'enfuirent, un plus grand

 

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nombre furent arrêtés. Les supplices et la faim amenèrent beaucoup d'apostasies, mais il y eut un grand nombre de confessions.

Parmi les confesseurs se trouva un nommé André Kim, du village de Sol-moi, au district de Meu-t'sien. Fils d'un chrétien, Pie-Kim, il avait appris de bonne heure à servir et honorer Dieu ; persécuté, poursuivi, il fut obligé de quitter ses parents et alla s'établir dans un pays inconnu, dans les montagnes, à Ou-lis-pat. Il y resta caché dix-sept ans, uniquement adonné aux oeuvres de charité, à la prière, au jeûne. Sa nourriture se composait de millet cuit et salé, de feuilles d'arbres, de glands, de racines ; le jour il copiait des livres de religion, la nuit il instruisait les fidèles et travaillait à convertir les païens. Il fut arrêté et conduit devant le mandarin d'Ass-toug, mis à la question, fustigé ; il fut enfin condamné à mort avec six autres chrétiens dont l'exécution fut retardée pendant près de deux ans. C'est de la prison de Tai-Kom qu'il écrivit les lettres qu'os va lire.

Pendant leur longue captivité, ils furent, non seulement pour leurs frères dans la foi, mais pour les païens eux-mêmes, un sujet d'admiration. Délaissés sans ressources dans le cachot, le jour, ils s'occupaient presque tous de la confection de souliers de paille pour subvenir à leur subsistance, et Dieu permit qu'ils n'eussent plus trop à souffrir de la faim ; la nuit ils allumaient une lampe, et vaquaient tous ensemble à la lecture des livres pieux, et à la récitation de leurs prières qu'ils disaient en commun et à haute voix. Les habitants de la ville qui les entendaient en étaient tout surpris. Un grand nombre vinrent contempler de leurs propres yeux ce spectacle étrange, et s'en retournèrent stupéfaits. La joie, la tranquillité, la concorde de ces prétendus coupables, poursuivis par la justice humaine, étaient pour ces païens une merveille incompréhensible. Pas une dispute, pas une parole grossière, pas un mot d'impatience. « Est-ce donc là, se disaient-ils, le repaire des criminels ? » La prison se trouvait en effet changée en une école de vertus ; elle présentait le spectacle d'une famille admirablement unie, et réglée dans tous ses actes et toutes ses paroles.

Des prétoriens et satellites se présentèrent souvent pour

 

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savoir ce qu'était la religion chrétienne. Ils envoyèrent les plus instruits et les plus habiles d'entre eux, pour entamer les discussions sur les points fondamentaux de la nouvelle doctrine. André, le plus capable des sept prisonniers, acceptait avec joie ces occasions. Il développait à ses antagonistes les principaux articles de la foi, leur exposait la beauté des commandements de Dieu ; puis répondant à leurs questions captieuses, il les suivait article par article, réfutait tous les arguments, éclaircissait en détail chaque matière, de telle sorte qu'en se retirant ils se disaient entre eux:« Vraiment, il n'y a pas de lettré, quelque savant qu'il soit, qui puisse lui tenir tête, et sa parole peut être comparée à celle des plus fameux orateurs. » André par le fait n'avait qu'une instruction incomplète, mais accoutumé à discourir avec les chrétiens des choses de la religion, il pouvait facilement mettre à bout, en pareille matière, la faconde de n'importe quel prétorien. D'ailleurs, la grâce le soutenait toujours dans ces controverses qui ne manquaient pas d'une certaine importance, car les rapports des prétoriens circulaient ensuite dans la ville et dans toute la province.

 

BIBLIOGRAPHIE . — CH. DALLET. Histoire de l’Église de Corée, t. I, p. 282-296.

LETTRES D'ANDRÉ KIM.

Lettre d'André à son frère aîné.

 

« Je commence, en mettant de côté toutes Ies for-mules habituelles. Au moment où je m'y attendais le moins, j'ai été arrêté par les satellites d'An-long. Dans le premier interrogatoire, le juge criminel de cette ville voulut, à tout prix, me faire apostasier, mais, Dieu aidant, je tins ferme jusqu'à la fin, et je fus mis en prison. Après dix jours de détention, il me fit donner une volée de coups sur les jambes, et conduire en toute hâte à la prison criminelle de Tai-ton. Là, le mandarin essaya par mille moyens tentateurs d'obtenir ma soumission,

 

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mais n'ayant pu y réussir, il me fit administrer une nouvelle bastonnade sur les jambes, et dépêcha au gouverneur pour l'avertir de l'état des choses. La réponse fut qu'on devait me forcer à apostasier, et je reçus encore une volée de coups.

« Dans cette province, plus de cent personnes, hommes, femmes et enfants, avaient été arrêtées. De ce nombre, les uns moururent de faim., soit dans la prison de leur propre ville, soit le long des chemins en se rendant au chef-lieu de la province ; les autres eurent la faiblesse de faire leur soumission, et aujourd'hui nous restons treize seulement. Tout ceci est un ordre de la Providence et un bienfait dont nous devons la remercier

mais le corps étant si faible, il est difficile de tout supporter d'un coeur joyeux chaque instant est plus triste que, je ne saurais l'exprimer. Pour moi, pauvre pécheur, n'ayant rien qui puisse me faire mériter la faveur du martyre, je compte uniquement sur le secours de tous les chrétiens ; priez et demandez sans cesse, et j'ai confiance que mes désirs pourront être comblés. »

Dans une seconde lettre, André dit à son frère :

«  Sans autre préambule, je vous écris deux mots àla hâte. Depuis bien longtemps, à cause de la distance, toute communication avec vous était interrompue ; je n'avais eu qu'indirectement de vos nouvelles, et pendant cette année de famine, mes inquiétudes devenaient de jour en jour plus graves. Contre tout espoir, je reçois enfin de votre écriture ; il me semble être avec vous tête à tête, est-ce un songe ? est-ce une réalité? Les sentiments de joie et de tristesse se pressent à la fois dans mon coeur ; j'ai la poitrine oppressée, des larmes coulent de mes yeux. Quand je perdis mon père, je ne pus l'assister à ses derniers moments ; j'en conservais un profond regret et je me disais : pourrais-je du mains assister à l'anniversaire de sa mort ! Ce désir ne peut maintenant

 

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se réaliser, j'en suis d'autant plus affligé. D'un autre côté, je suis heureux d'apprendre que pendant cette affreuse année, vous vous portez comme à l'ordinaire, et que toute la famille est en paix. La nouvelle de la mort de ma belle-soeur, au commencement du printemps, est bien fâcheuse, il est vrai ; mais nul ne peut éviter de mourir. Le point principal, le seul important, est de faire une bonne mort ; car, dans ce monde, pourquoi l'homme est-il né ? Sa grande affaire, c'est de servir Dieu, sauver son âme et obtenir le royaume du ciel. Si l'on ne remplit pas ces grands devoirs et qu'on perde le temps. inutilement, à quoi bon la vie ?

« Après être venu au monde sans y penser, si l'homme s'en retourne de même, mieux vaudrait pour lui n'être pas né, et il se trouve dans une condition pire que celle de la brute même ; car quand l'animal meurt, il retourne dans le néant. Pour l'homme, il n'en est pas ainsi; s'il ne sauve pas son âme, elle tombe dans la mort éternelle. La mort ! ce mot effrayant ! mais si le corps, qui doit nécessairement mourir, s'effraie de la mort, combien l'âme, qui est faite pour vivre toujours, ne doit-elle pas la redouter ? Que l'on entre une fois en enfer, jamais on n'en peut sortir ; on y vit sans vivre véritablement, on y meurt sans pouvoir mourir ; y aurait-on passé des milliers d'années, c'est toujours comme le commencement. Hélas ! hélas ! ne pouvoir jamais entrevoir la clarté du ciel et du jour ! toujours être plongé dans un gouffre ténébreux ! quand on y pense, cela fait frémir. Mais aussi quand on pense aux souffrances de l'enfer, les peines et les souffrances de ce monde ne sont plus qu'une ombre. On ne regarde plus comme pénibles les maladies et les infortunes d'ici-bas. Bien plus, si l'on sait en profiter, elles servent au salut. Le corps trouve bien de quoi se conserver la vie, comment l'âme ne pourrait-elle pas aussi le faire ? Les choses de ce monde ne sont en elles-

 

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mêmes ni bonnes ni mauvaises ; en use-t-on bien ? elles sont bonnes ; en use-t-on mal ? elles sont mauvaises. Elles sont semblables à une échelle qui sert également pour monter et pour descendre, et chacune peut nous servir à éviter le péché et acquérir des mérites. En tout agissez avec joie et pour Jésus, et vous êtes un élu. Mais puisque tout dépend de la bonne ou mauvaise volonté, auriez-vous même des difficultés énormes, supportez-les avec patience pour Jésus, et elles opèrent le salut de l'âme et font obtenir le royaume du ciel. C'est pourquoi en traversant ce monde de douleurs et de tribulation, ne cherchez que la gloire de Dieu. Démolissez les montagnes de l'orgueil, de la concupiscence et de la colère ; marchez au bonheur éternel.

Pour moi, entré dans ce lieu de souffrances depuis déjà un an et, par un bienfait très spécial, ayant conservé ma santé, je remercie Dieu de cette faveur. Je suis la route du martyre, j'ose presque espérer ce dernier bienfait, mais je suis trop indigne de le recevoir. Les choses traînent en longueur, et aucune décision n'arrive ; j'en suis tout effrayé. Le corps en est plus à l'aise, mais l'âme en devient d'autant plus malade, et dans ce corps vivant l'âme est comme morte. Si je ne puis obtenir cette faveur signalée, comment désormais résister aux trois terribles ennemis ? Quand le corps est faible, l'âme devient plus forte ; et si l'âme est faible, le corps reprend le dessus. Le temps ne revient pas deux fois : si je perds l'occasion présente, à tout jamais je ne pourrai la retrouver ; et plus je réfléchis à l'état des choses, plus je crains de manquer le bon moment. Espérer sans fondement serait folie ; aussi, avant tout, j'espère en une grâce toute gratuite de Dieu, en second lieu, je compte sur les prières de tous les chrétiens. Priez donc et priez de tout coeur et de toutes vos forces ; priez tous les jours,

 

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pour que je porte du fruit, et ne devienne pas comme les arbres des forêts.

« J'avais une première fois reçu quelques objets, mais sans aucune lettre, et j'ignorais par qui c'était envoyé ; cette fois, en lisant votre billet, j'ai tout compris. Ce. qui m'est arrivé par cette seconde occasion, me sera fort utile dans les grands froids. Mille et mille remerciements. Au milieu de la gêne générale, je me trouve ainsi à charge à bien des personnes.. Dieu veuille que j'arrive au but que mes soupirs appellent si ardemment ! »

Enfin André Kim écrivit aux chrétiens Ni et Iou, pour leur recommander sa femme.

« Le temps passe vite, voilà plus d'un an que nous ne nous sommes rencontrées, et de part et d'autre notre peine est sans doute, égale. Par occasion j'ai appris de vos nouvelles ; Dieu soit béni de ce qu'en ce terrible hiver, vous avez pu survivre à tant de privations. Pour moi, j'ai maintenant à supporter l'emprisonnement pour la foi. C'est, il est vrai, une belle position, mais malheureusement je n'ai encore que le beau nom de martyr, et à cause de mes péchés, tout est resté à un simple commencement ; le dénouement ne vient pas, et les choses traînent en longueur. Je suis comme les arbres de la forêt qui ne portent aucun fruit ; si tout en reste là, de quoi cela me servira-t-il ? Le temps est un trésor ; qu'on le perde une fois, jamais il ne peut se retrouver. Si je ne fais pas mes efforts en ce moment-ci, quel temps attendrais-je donc pour les faire ? Même dans les affaires du monde, si on manque l'occasion favorable, il est difficile de la retrouver ; à plus forte raison, dans l'affaire du salut de l'âme.

«Pour moi, en embrassant la religion, je n'ai pas eu d'autre but que le service de Dieu et le salut de mon âme ; la position où je me trouve aujourd'hui n'a donc rien que de bien naturel, et mon coeur ne s'en rebute pas

 

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trop. Mais en apprenant la triste situation de ma femme, je m'afflige et me désole. On assure que pendant les rigueurs de l'hiver, elle n'a pas un endroit où se retirer, et quoique, dans le village où elle se trouve, tous soient nos parents ou connaissances, à cause de mon état présent, personne ne veut la secourir. Chacun prétexte la crainte de se compromettre, et elle est réduite à chercher ailleurs un refuge. Comment la dureté et l'insensibilité peuvent-elles être portées à ce point? Nous autres chrétiens, dès que nous embrassons la religion, nous quittons notre pays pour servir Dieu et sauver notre âme., et nous nous retirons au loin dans des lieux où nous ne connaissons personne. Nous faisons pour notre salut tous les sacrifices ; nous considérons tout, adversité ou prospérité, comme l'ordre de Dieu ; mais si toutes les peines qui nous viennent de la part des hommes sont un ordre de Dieu, si la joie on la douleur, tout devient moyen de salut quand nous en usons bien, n'est-ce pas une meilleure oeuvre encore de soulager ceux qui sont seuls et sans appui ?

« Prenez donc soin de ma femme, qui n'a aucun lien pour s'abriter. Si vous la recevez dans votre maison, si vous la regardez comme une parente et tâchez de conserver son corps et son âme, vous travaillerez par là à votre propre salut ; aussi je vous la recommande avec confiance. Je le fais d'autant plus librement que votre propre fille est prisonnière avec nous, et, quoique j'ignore combien d'années nous devons partager les mêmes souffrances, tant que je vivrai, je ne cesserai de la soutenir de tout mon pouvoir ; de cette manière, il y aura compensation. Avec la charité, que ne ferons-nous pas ? Dieu lui-même a voulu fonder ce monde sur la charité ; si l'amour mutuel en disparaissait, comment le monde se conserverait-il ? L'Eglise ne forme qu'un seul corps, je ciel et la terre ne forment qu'un seul ensemble, le

 

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monde lui-même ne forme qu'un seul tout. Qu'est-ce qui n'est pas fondé sur l'union et l'amour ? Dans un corps il y a beaucoup de membres, quel est le membre qu'on n'aime pas, quel est celui qu'on voudrait rejeter ? On ne vit que par l'aide qu'on se donne mutuellement ; le corps doit aider l'âme, et l'âme le corps ; il n'y a pas d'autre moyen de se conserver la vie. Quoique chaque homme soit un être à part, la tête de l'Eglise c'est Dieu, le cou c'est la Sainte Vierge Marie, les membres ce sont nous tous ; quand même on ne blesserait pas la tête directement, blesser les membres c'est blesser la tête, et de même, aimer les membres c'est aimer la tête. D'après cela, si on aime Dieu, on aimera les hommes, et si on aime les hommes, on aimera Dieu aussi... »

André et ses compagnons passèrent environ vingt mois en prison.

A la fin, de nouveaux ordres arrivèrent de la cour, et l'exécution fut décidée. Voici, d'après une notice rédigée à cette époque, ce qu'on a pu recueillir des personnes de la ville qui en ont été témoins. Lorsqu'ils furent arrivés au lieu du supplice, André Kim dut passer le premier. Le bourreau, novice dans son métier, se sentit sans force et comme paralysé . la tête du martyr ne tomba qu'au dixième coup. Tous les assistants furent stupéfaits du calme avec lequel André supporta ce supplice sans nom. Témoin de cet affreux spectacle, Joseph Ko dit au bourreau : « Fais attention et tranche-moi la tête d'un seul coup. » Son voeu fut satisfait, et d'un seul coup la tête tomba ; puis, les trois autres hommes furent décapités. Après quoi, le mandarin, s'adressant lui-même aux deux femmes, voulut encore essayer de les ébranler et leur dit : « Ces hommes viennent d'être mis à mort, mais vous autres femmes, pourquoi voulez-vous mourir ? Comparée à la leur, votre faute est légère. Allons, il est temps encore, dites seulement un mot, et je vous fais

 

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mettre en liberté. » Anne Ni répondit : « Comment pouvez-vous à ce point méconnaître les principes ? D'après vous, les hommes doivent honorer Dieu leur père suprême, et les femmes ne devraient pas l'honorer ! De nombreuses paroles sont inutiles. J'attends seulement que vous me traitiez selon les lois. » Puis toutes deux, comme d'une seule voix, s'écrièrent : « Quand Jésus et Marie nous appellent et nous invitent à monter tout de suite au ciel avec eux, comment pourrions-nous apostasier, et, pour conserver cette vie passagère, perdre la vraie vie et le bonheur éternel ? » Aussitôt elles eurent la tête tranchée. « D'où l'on peut voir, ajoute l'auteur de la notice, que, quoique appartenant au sexe faible, elles surent montrer une fermeté toute virile et, par l'offrande de leur vie, rendre un témoignage éclatant à la gloire de Dieu. » Ainsi se consomma le long martyre de ces illustres confesseurs. C'était le 1er de la onzième lune de l'année pieng-tso (1816), à Tai-kou, capitale de la province de Kieg-siang. François Kim avait cinquante-deux ans ; Anne Ni, trente-cinq ans ; et Barbe T'soi, quarante ans. On ignore l'âge des autres.

 

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INTERROGATOIRES ET LETTRES
DE PIERRE SIN ET DE PAUL NI.
EN CORÉE, 1827.

 

De nouvelles dénonciations avaient été faites, devant le juge de Tsien-tsiou, et plusieurs des personnes dénoncées demeuraient dans d'autres provinces ; des satellites furent envoyés de Tsien-tsiou, tant à la province de Kieng-siang qu'à la capitale, pour saisir divers chrétiens, entre autres Pierre Sin et Paul Ni, dont nous allons raconter l'histoire.

Pierre Sin T'ai-po, après avoir beaucoup peiné pour les collectes du voyage de Péking, vivait dans la retraite, uniquement occupé du salut de son âme. Son nom toutefois était très connu, et le grand nombre de livres qu'il avait transcrits devait naturellement le compromettre plus que tout autre, en temps de persécution. Après avoir habité successivement en diverses provinces, il s'était enfin établi à Tsatkol, au district de Siang tsiou, province de Kieng-siang, où il vivait à l'écart, n'ayant que très peu de relations avec les chrétiens du dehors. Néanmoins, à la nouvelle des progrès de la persécution de 1827, il fit ses préparatifs pour mettre en sûreté sa famille et sa personne. Le 22 de la quatrième lune, tout était prêt, et on devait partir avant le jour, lorsque cette nuit-là même, au chant du coq, les satellites de Tsien-tsiou firent irruption dans le village, entourèrent la maison de Pierre Sin, et le déclarèrent prisonnier. Pierre, voyant les lettres de police venues de la préfecture de Tsien tsiou, province différente de la sienne, refusa d'abord de les suivre, mais il dut aller avec eux chez le mandarin du district qui, après avoir visé les pièces, le remit

 

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aux satellites. Ceux-ci eurent à retourner chez Pierre, avec des prétoriens de la ville de Siang-tsiou, pour procéder à l'arrestation selon les formes légales.

Dans la route ils rencontrèrent une bande de leurs compagnons, envoyés pour arrêter les chrétiens d'un autre village. Dès qu'ils se virent de loin, ils se mirent à sauter et à frapper des mains, puis se félicitèrent de l'heureux succès de leur expédition, et manifestèrent leur joie par de copieuses libations, La nuit étant venue, force fut de s'arrêter en route dans un village. Là, ils se firent donner par menaces et de vive force du vin, du riz, des poules, etc., et passèrent la nuit en fête, aux frais des pauvres habitants. Arrivés à la maison de Pierre les satellites de Tsien-tsiou voulaient la livrer au pillage, mais ceux de l'endroit les en empêchèrent, et prirent note de tous les objets qui s'y trouvaient, pour le cas où l'on réclamerait quelque chose. Après quoi on se mit en route, et le quatrième jour, on fit halte sur le territoire de Tsien-tsiou, non loin de la ville. Pendant qu'on se préparait à passer la nuit, arriva dans le même lieu, une troupe de chrétiens montés sur des boeufs ou des chevaux et escortés par des satellites. C'étaient de pauvres prisonniers qui, mis à la question, avaient reconnu posséder des livres de religion. Comme ils ne pouvaient marcher, par suite des tortures, on les envoyait de la sorte chercher leurs livres, pour les apporter au tribunal. Pierre passa la nuit avec eux, et pendant que tous les gens du prétoire étalent à boire, jouer, crier, chanter et se disputer dans la cour, il s'informa de l'état des: choses, et apprit que parmi les livres dénoncés, beaucoup étaient écrits de sa propre main. Il devenait donc inutile pour lui de chercher à dissimuler plus longtemps le fait. Le lendemain on se sépara, et bientôt après, arrivé à la ville, Pierre fut conduit au juge criminel.

C'est lui-même qui nous fait connaître tous ces détails, dans les mémoires qu'il écrivit plus tard dans sa prison, sur la demande d'un missionnaire, M. Chastan. Laissons-le maintenant raconter son procès.

 

BIBLIOGRAPHIE. — A. DALLET, Histoire de l’Eglise de Corée, p. 325-352.

 

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« Le juge me demanda d'abord : « Es-tu noble? — Je répondis : une fois ici, la différence entre noble et roturier ne sert plus guère de rien. — On dit que dans trois provinces tu répands une doctrine perverse, et en infatues le peuple : est-ce vrai ? — Je ne suis pas de doctrine perverse, mais seulement la religion du Maître du ciel. — Il ne veut pas dire une doctrine perverse ! Il dit la religion du Maître du ciel ! Eh bien ! en suivant la doctrine perverse du Maître du ciel, savais-tu qu'elle est sévèrement prohibée ? — Comment l'ignorerais-je ? Ce que j'ai fait, je l'ai fait sciemment. — Ayant contrevenu sciemment aux ordres du roi, n'es-tu pas digne de mort ? — Je savais bien que l'on me ferait mourir. — Maintenant que le roi commande de vous mettre tous à mort, ne te raviseras-tu pas ? — Celui qui, après avoir servi son Roi dans la prospérité, lui désobéirait dans l'adversité, serait un lâche ; celui qui professe la vérité seulement quand tout lui sourit, et qui l'abandonne dans les jours difficiles est plus lâche encore. Que le mandarin agisse selon la loi, moi j'agirai selon mes convictions. — Ce coquin-là a la parole mauvaise, reprit le juge. C'est sans doute un des chefs de la secte. Eh bien, puisque tu désires être traité selon la loi, tu seras satisfait. » Puis il ordonna de me mettre à la question la plus sévère. On me lia donc les bras croisés derrière le dos, puis on fit passer entre eux et le dos un bâton qu'un valet devait faire manoeuvrer. De plus, avec une corde en crin, on me lia ensemble les deux jambes aux genoux et au-dessus des chevilles, et on inséra entre les jambes deux gros bâtons sur chacun desquels un homme devait peser de chaque côté. Lors donc qu'attirant d'une part le bâton fixé contre le dos, de l'autre on appuya avec effort sur ceux croisés entre les jambes, il me sembla que mon corps était suspendu en l'air, que ma poitrine allait éclater et tous mes os être brisés. Je perdis

 

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connaissance, et le mandarin, voyant que je ne pouvais répondre aux questions que l'on m'adressait, ordonna de lâcher un peu les courroies. Peu à peu je repris l'usage de mes sens ; les rayons du soleil me paraissaient des torches brûlantes, mes bras et mes jambes me semblaient rie plus exister, mon corps était tout en feu.

« Deux valets me perçaient les côtés avec des bâtons aigus pour me faire parler. A grand'peine je pus répondre que j'avais été instruit par un vieux chrétien martyrisé depuis longtemps, et que je n'avais aucun disciple. « Vilain fourbe, s'écria le juge, attends-tu donc de nouveaux supplices pour déclarer la vérité ? — Si c'est oui, je dis oui ; si c'est non, je dis non. Je suis déjà à moitié mort, et si on continue tant soit peu, je vais mourir tout à fait. Au moment de mourir, comment pourrais-je tromper ? — Non, non, tu n'en mourras pas, mais tu auras beaucoup plus à souffrir ; vois un peu. » On me leva donc les jambes, et on appuya fortement sur les deux bâtons. Mon corps n'avait plus de vie, toute salive était épuisée, la langue s'allongeait hors de la bouche, les yeux sortaient de leurs orbites et la sueur couvrait tout mon corps. — « Déclare tout, » hurlaient les satellites. Mais je ne répondis pas ; je priais Dieu de m'accorder promptement la mort. C'était le dernier jour de la quatrième lune. La nuit étant venue, le juge dit : « Il se fait tard. Comme c'est le premier jour, tu n'as eu qu'un échantillon, demain tu auras de vrais supplices à supporter. Tâche donc de réfléchir cette nuit, et d'aviser à conserver ta vie. » On me délia, et deux valets, me passant un bâton entre les jambes, m'emportèrent dans la prison, où bientôt on me servit à souper. Mais je ne pouvais ni m'asseoir, ai faire usage de mes bras : bien plus, l'odeur du riz me donnait des nausées, et comme je ne pouvais rien prendre, on approcha de mes lèvres un bol de vin trouble

 

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que je bus par petites gorgées ; alors seulement la raison sembla me revenir.

« La nuit était déjà avancée, quand le chef des satellites qui m'avait amené à Tsien-tsion, vint me dire : « Vous êtes digne de pitié. Le mandarin est convaincu que Ni Ie-tsin-i est chez vous, ou bien, s'il n'y est plus, que vous savez où il est. Demain vous aurez pour cette affaire de terribles supplices à endurer. Il vaudrait mieux, ce me semble, l'avouer franchement et vous sauver la vie. » Je répondis : « J'ignore quel est cet homme. En le voyant, je pourrais peut-être dire s'il m'est connu ou non ; il n'est ni mon père ni mon frère, quelle raison aurais-je de le cacher au prix de ma vie ? Mais toi qui as vu ma maison, tu peux savoir ce qu'il en est. Y était-il caché ? Et d'ailleurs, comment pourrais-je savoir où il s'est enfui maintenant ? Il me semble que dans cette affaire, tout dépend de tes paroles. » Il répondit : « A cause de ce Ni, le mandarin et les prétoriens m'accusent d'incapacité, pour ne l'avoir pas encore pris. Je n'ai plus rien à dire : mais à coup sûr, vous en savez quelque chose. Agissez en conséquence. On me reproche aussi de n'avoir saisi chez vous aucun livre. J'ai dit qu'après avoir tout examiné, je n'en avais pas trouvé. On vous interrogera aussi là-dessus : répondez net que vous n'en aviez pas. » Après quoi il suspendit la cangue dont j'étais chargé, afin qu'elle me fît moins souffrir ; il appela le gardien pour lui recommander de me rendre les services de propreté que demandait ma position, ajoutant qu'il lui en tiendrait compte, puis enfin me fit prendre du vin. Cette conduite me consola beaucoup, et je fus vivement touché de ces marques de compassion.

« Bientôt la porte de la préfecture s'ouvrit et des valets arrivèrent pour m'y transporter. Le juge dit d'une voix forte : « Pense à ce que je t'ai dit hier et fais franchement les aveux demandés. — Hier, répondis-je,

 

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j'avais perdu connaissance, je ne me rappelle pas vos ordres. Pour ce qui est de faire des aveux, si j'en avais à faire, je n'aurais pas attendu jusqu'à présent. » « Ni Ie-tsin-i était certainement chez toi, et tu connais ses affaires ; si tu ne l'avoues pas, malheur à toi ! — « J'ignore quel est ce Ni, mais supposé même que je l'eusse caché alors, comment pourrais je savoir où il est allé maintenant ? Je ne puis rien vous en dire. Il n'est ni mon père, ni mon frère ; serait-il juste que je me fasse tuer pour lui ? Si vous voulez me mettre à mort, que ce soit pour mes propres fautes. » « Il paraît que tu as trouvé le supplice d'hier léger, et tu veux en goûter de plus violents. Eh bien ! soit ! » En même temps il excita les bourreaux en disant : « Ce coupable, quoique vieux, est le plus obstiné de tous. Ne l'épargnez pas. » Et il me fit infliger de nouveau l'écartement des os des jambes. On serra les courroies et déjà j'étais presque évanoui, quand à force de presser, un bâton se brisa. Au bruit, je crus ma jambe cassée et je regardai tout effrayé. J'entendais des paroles et ne pouvais répondre. On m'apporta du vin et on l'approcha de mes lèvres ; mais je ne pus l'avaler. Après quelques moments de repos, on me le présenta de nouveau et, peu à peu, je pus boire cette potion. Le juge dit à voix modérée : « Tu veux absolument mourir pour l'affaire d'autrui. Je ne comprends pas tes principes. » Puis il fit préparer son escorte, monta à cheval et se rendit près du mandarin supérieur.

« Comme il ne m'avait pas fait délier, je restai assis et exposé à l'ardeur du soleil. Toutefois, je ne sentais pas la chaleur, l'air me semblait froid. Après un assez long espace de temps, le juge revint et me dit d'un ton irrité : « Puisque tu ne veux pas faire d'aveux, il faut que tu meures ou que je perde ma place. Il n'y a pas de milieu. Ainsi donc, recommencez les tortures. » On obéit ; les souffrances n'étaient ni plus ni moins fortes ; seulement

 

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on variait les tourments, mais pour moi, c'était tout un. Le soir venu, je fus délié et remporté à la prison. Je ne pus manger le riz ; on me donna une tasse de vin, et la nuit se passa ainsi. Le matin, j'entendis de nouveau les cris pour l'ouverture des portes de la préfecture. Ces cris me faisaient mal, et je croyais toujours entendre l'appel des accusés. Par le fait, les valets ne tardèrent pas à venir me chercher. Ils poussaient des clameurs injurieuses et, sans aucune précaution ni ménagement, me mirent à cheval sur un bâton, m'enlevèrent et vinrent me déposer vis-à-vis du juge qui me dit : « Tu peux voir qu'il y a ici beaucoup de livres écrits par toi. Tu passes pour être le chef de trois provinces, et avoir fourni nombre de livres aux autres chrétiens. Avoue tout franchement, et ne t'obstine pas à mourir dans les tortures. » Je n'avais pas la force de parler. On me fit prendre un peu de vin, et à grand'peine je pus articuler quelques mots. Dans cet interrogatoire, d'après ce que m'avaient dit les chrétiens que j'avais rencontrés en route, j'avouai avoir copié quelques volumes pour eux, ajoutant que chez moi il n'y en avait pas, comme pouvaient le certifier les satellites qui avaient fouillé ma maison. « Quand je copiai ces livres, ajoutai-je, ce fut chez ces chrétiens et sur de vieux exemplaires qu'ils avaient. — Tu ne dis pas vrai, et tu ne dis pas tout ; nous verrons la fin. » Bientôt après je fus remporté, sans avoir eu à subir d'autre supplice.

« Cette nuit-là on me déposa chez les prétoriens. Ils se réunirent en assez grand nombre autour de moi et me dirent : « Vous prétendez être noble et toutefois vous ne parlez pas franchement devant le mandarin. Ni Ie-tsin-i (1)

 

1. Il paraît que Ni le-tsin-i avait non seulement été dénoncé comme chrétien, mais que ses voyages à Péking avaient aussi été révélés. Autrement, l'acharnement avec lequel on le poursuivait serait tout à fait inexplicable.

 

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n'ayant pas été saisi, cette affaire ne peut se terminer. Il est certain qu'il était dans votre village, et s'il en est sorti, c'est vous qui avez dirigé sa fuite. Dire que vous ne le connaissez pas et tromper aussi sur les livres, c'est vous exposer à des tortures plus cruelles encore. Comment y tiendrez-vous ? Demain on doit encore recommencer la question. Avouez-nous tout ici, et nous en avertirons le juge. » Je répondis : « Désirer la vie et craindre la mort est un sentiment commun à tous ; et qui donc voudrait de gaîté de coeur s'attirer des souffrances ? Mais vous, vous ne procédez que par supplices, sans faire attention au fond des choses. Est-ce là de la justice? — Pourquoi vouloir prendre nos paroles en mauvaise part ? nous n'agissons que pour vous épargner des souffrances. Dénoncez seulement ce Ni, et on ne parlera plus d'autre chose. Nous nous en chargeons. Pourquoi vous entêter ainsi ? — J'ai dit tout ce que j'avais à dire, et n'ai rien de plus à avouer. Si je meurs, tout sera fini par là. Si on me laisse la vie, c'est un ordre de Dieu ; mais je n'ai guère le désir de vivre. Reconduisez-moi vite là où j’étais. » Tout ceci avait été suggéré par le mandarin lui-même.

« On me ramena à la préfecture lorsque déjà les portes s'ouvraient, et je fus bientôt traduit devant le juge qui dit à haute voix et en colère : « Je voudrais en finir avec cette affaire, niais tu fais des déclarations si confuses que je ne puis voir les choses. » Puis, en quelques mots, il conclut que le fait d'avoir écrit tous ces livres était à ma charge. Quel remède pouvais-je apporter à cela ? Ce n'est pas tout. De nombreuses images et objets religieux, dont plusieurs venaient de pays étrangers, avaient

 

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aussi été pris des chrétiens, qui, pour se tirer d'embarras, avaient jeté la faute sur moi. Le juge dit : « Tu n'as plus aucun moyen de te justifier. Explique donc d'où viennent ces images et autres objets. — J'ai déclaré la vérité pour les livres. Pour le reste, veuillez bien interroger ceux à qui ces objets appartiennent. — Tous n'accusent que toi. » Ne sachant quel parti prendre, je restai muet. Le juge demanda de nouveau aux chrétiens prisonniers, si tous ces objets venaient de moi, et ils répondirent affirmativement. Je dis alors : « On m'a raconté autrefois qu'après l'année sin-ion (1801), quelqu'un ayant acheté la maison d'une personne exécutée à cette époque, trouva, en la démolissant, de ces objets dans les murailles. Ils auront été partagés et répandus de côté et d'autre. C'est sans doute de là qu'ils sont venus.» Le juge courroucé s'écria : « En allant de ce pas, nous n'arriverons à rien. Il faut d'abord torturer ces chrétiens. »

« On se mit à leur scier les membres avec des cordes, et tous alors de rejeter la faute sur moi, avec plus d'insistance que jamais. Comme je me disposais à parler, le juge me soumit à la même torture, en criant : « Serrez, serrez, il faut en finir. » Les bourreaux ainsi excités n'eurent garde de m'épargner, et cependant, par une grâce particulière de Dieu, je souffris moins qu'auparavant. « Ne feras-tu pas enfin des aveux complets ? » me cria le juge. — J'ai tout dit. — Qui a d'abord reçu ces différents objets, et par quelles mains ont-ils ensuite passé ? — Les personnes qui vivaient en 1801 sont presque toutes mortes, et s'il en reste quelques-unes, elles ne sont pas chrétiennes. — Qui les a d'abord reçus? A qui les a-t-il remis? — Je l'ignore. Ces objets, comme tous les autres, auront changé de maître soit par la mort, soit par dons ou achats. Qui pourrait jamais savoir par quelles mains tout a passé? — « Dis ce que tu sais. »

 

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J'indiquai alors quatre ou cinq noms parmi les chrétiens déjà morts, et j'ajoutai : «Quant au reste, il m'est impossible de rien savoir. — Parmi un si grand nombre, tu n'en connais que quatre ou cinq ; c'est une dérision. » On serra de nouveau mes liens, si fort que je crus mourir. Le juge donna une liste de noms à un prétorien, et j'avais ordre, à mesure qu'il les prononçait, de déclarer si je connaissais ou non les individus désignés. Ne pouvant plus parler, je répondais par un signe de tête, et je fis une réponse négative pour tous, connus ou inconnus. Le juge ajouta : «Ne connais-tu pas non plus Ia-So ? » Je fis encore ce même signe négatif. Le soir était venu, on me délia, mais les cordes étant enfoncées dans les chairs, on ne pouvait les ôter, et je perdis connaissance pendant l'opération. On me remporta en prison, et, comme je ne pouvais rien manger, on me coucha la tête appuyée sur ma cangue.

« Les cris affreux du tribunal me restaient toujours dans l'oreille, la souffrance m'empêchait de dormir, et revenu à moi, je pensai par hasard à ces paroles du juge : « Ne connais-tu pas non plus Ia-So ? » Alors seulement je réfléchis que les caractères chinois du saint nom de Jésus se prononçaient Ia-So en coréen (1). Je me pris à trembler, à m'affliger, à déplorer ce qui était arrivé. J'en avais le coeur serré et pouvais à peine respirer. On vint encore me presser de prendre quelque nourriture, mais abattu, désespéré par la pensée que mon étourderie rendait désormais pour moi la mort infructueuse, je repoussai violemment ceux qui me présentaient le riz, et

 

1. Les caractères chinois se prononcent Ie-sou en Chine, et les chrétiens de Corée ont, par tradition conservé cette prononciation; mais les païens, ne voyant que les caractères, lisent Ia-so, selon les règles de la prononciation coréenne. On conçoit qu'un pauvre patient n'ait pas fait cette réflexion, dans de telles circonstances.

 

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me décidai seulement, sur des sollicitations réitérées, à avaler quelques gorgées de vin. Puis j'essayai de me consoler. Je me disais : « Quoique le juge ait voulu désigner Jésus, je n'ai entendu que Ia-So, Dieu me le pardonnera-t-il ? » Et je résolus de me rétracter clairement le lendemain ; mais ayant été conduit dès lors devant le mandarin civil, je ne pus faire cette rétractation, et le regret m'en reste imprégné jusque dans la moelle des os.

«Le lendemain, 5 de la cinquième lune, je fus traduit devant le mandarin civil. A la séance se trouvaient les mandarins de Mou-tsiou, de Ko-san et d'Ik-san. Ce dernier, accompagné d'un prétorien, vint se placer près de la balustrade et me dit : « Si vous voulez seulement régler votre conduite d'après les principes d'une saine morale, les livres de Confucius, de Meng-tse et des autres saints sont bien suffisants. Maintenant, contre la défense du roi, vous suivez une doctrine étrangère, et vous avez été saisi ; n'est-ce pas un crime digne de mort ? » Je vis tout de suite que je n'étais plus au tribunal criminel. Le mandarin de mon district paraissait irrité, mais tous les autres avaient un air affable. Ils me regardaient avec compassion, et semblaient regretter les affreux supplices auxquels j'avais été soumis. Leurs valets eux-mêmes ne poussaient pas de vociférations, et parlaient à voix modérée. Ce ne semblait plus un tribunal, mais une maison particulière. Je répondis avec d'autant plus de respect : « On défend notre religion, pour cela seul qu'elle vient d'un autre royaume. Mais partout je vois chez vous des objets venus de contrées étrangères: livres, habillements, meubles, etc... — Ce sont des objets dont on se sert dans tous les pays, il n'y a donc nulle raison pour les prohiber. Mais, en fait de doctrine, Confucius et Meng-tse ne sont-ils pas suffisants ? — Pour les maladies du corps, quand avec les médecines de notre pays on

 

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n'obtient pas d'effet, on a recours aux médecines de Chine, qui souvent opèrent la guérison. Chaque homme a les sept vices qui sont autant de maladies de l'âme. Or, sans notre religion, on ne peut les guérir. Ce n'est pas que j'ignore la doctrine de Confucius et de Meng-tse, mais, vous le savez comme moi, dans les temples de ces sages ou d'autres semblables, on se bat pour une écuelle de riz ou un morceau de viande, en proférant même des injures grossières ; non seulement on s'inquiète fort peu de la doctrine et des actions de ces sages, mais souvent on les insulte, et leurs temples, au lieu d'être des écoles de vertu, deviennent des écoles de désordre. Il n'y a que peu de personnes qui sachent se contenir, au moins à l'extérieur, et garder un peu les convenances, et encore dans le fond du cœur, elles n'en restent pas moins mauvaises. Notre doctrine, au contraire, règle tout d'abord l'intérieur, redresse les sept passions, dirige par le moyen du Décalogue l'extérieur aussi bien que l'intérieur. Elle est, de fait, le perfectionnement des doctrines de Confucius et autres. — Si tu dis vrai, elle ne serait pas perverse, mais puisque le roi la prohibe, diras-tu que le roi a tort (1) ? — De même qu'il n'y a qu'un soleil au ciel, vous voulez qu'il n'y ait qu'une seule doctrine dans le royaume ; c'est bien. Maintenant qu'à côté de la doctrine des lettrés se présente celle du Maître du ciel, le roi n'a peut-être pas tort de la prohiber momentanément jusqu'à ce qu'on ait fait la distinction du vrai et du faux ; mais, d'autre part, celui qui suit notre religion, laquelle par le fait est la seule vraie, ne peut pas non

 

1. Nous avons déjà fait remarquer que, dans ce pays, par respect pour le roi, on ne peut jamais dire qu'il a tort. C'est pour cela que les chrétiens. devant les tribunaux, éludent toujours cette question ou d'autres analogues.

 

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plus avoir tort. — Que dis-tu là ? Une chose fausse est fausse, une chose vraie est vraie. Or, d'après tes paroles, le vrai et le faux se rencontreraient en même temps pour le même objet. — En tout la raison est le grand maître. Or, quand par la raison on commence à vouloir faire la distinction du vrai et du faux, il y a un moment où rien n'est encore décidé. Dans les discussions, les uns découvrent la vraie raison avant les autres, et en fait de doctrine, un sujet peut bien apercevoir la vérité avant que le gouvernement n'ai réussi à la connaître. C'est précisément ce qui a lieu aujourd'hui dans ce royaume. — D'après cela, tous ceux qui parmi vous ont été exécutés selon la loi avaient donc raison ? — La doctrine étant vraie, ils ont eu raison ; si elle était fausse, ils auraient eu tort. »

« Le mandarin du district se leva alors furieux en disant : « De telles paroles sont inutiles » ; et il se fit apporter le livre des actes civils. Après quoi il proféra, au sujet de la sentence, quelques paroles que je n'entendis pas. Le mandarin de Mou-tsiou en prit lecture, et dit tout surpris : « Vous décideriez-vous donc pour l'exécution ? — Oui, répondit-il. — Mais, reprit l'autre d'un air affligé, dans cette affaire, il n'y a pas de raison pour en venir toujours à l'exécution capitale. » Après quoi le mandarin d'Ik-san m'adressa la parole : « Répète tout ce que tu as dit devant le juge criminel, et explique aussi en détail ce que tu avais commencé sur les sept passions. » Je répétai donc ce que j'avais dit au tribunal criminel, et je développai comment chacune des sept passions se guérit par une des sept vertus opposées. Un prétorien prenait note de tout. « A voir les supplices que tu as endurés, me dit ensuite le mandarin, à voir l'état où tu es réduit, je crois vraiment qu'on t'a fait trop souffrir. Il te serait difficile maintenant de prendre toi-même lecture du résumé de ta cause, un prétorien va te le faire entendre. » Puis il donna le papier au prétorien, qui le lut. C'était à peu près le fond des choses, mais sans détails aucuns. On avait adouci les expressions, et on semblait pencher à me laisser la vie. Je dis : « Il paraît que vous êtes touchés de compassion, votre jugement sera un triomphe sur la loi elle-même. » Le mandarin du district s'écria alors d'un ton de colère : «Nous aurions bien fait de le condamner à mort. Ils sont tous entêtés à ce point. — D'après ses paroles vous n'auriez pas tort, » lui dit le mandarin d'Ik-san ; puis se tournant vers moi : « Tu as violé les prohibitions du roi, et moi je suis délégué pour te juger. Peut-être serais-tu excusé ailleurs, mais autres pays, autres lois ; ici, en Corée, à ta faute il n'y a pas de remède. » On appela ensuite le gardien pour me remettre entre ses mains, et je fus conduit dans une maison particulière. Après quelques jours, je pus me lever, sans toutefois être capable de marcher. Mon estomac refusait tout aliment, et je ne prenais guère qu'un peu de vin.

« Quelques jours plus tard, on me porta devant le gouverneur. Tous les chrétiens prisonniers étaient réunis. J'attendais devant la porte, assis et appuyé sur ma cangue. Les valets et les prétoriens se moquaient de moi ; les uns frappaient la cangue avec les pieds ; les plus méchants montaient dessus pour la faire peser davantage ; tous n'avaient pour moi que des injures. Je comparus le premier. Le gouverneur me dit : « Es-tu noble ? — Je répondis : Qu'importe ! quelle est ici la différence de noble à roturier ? — Si vous autres chrétiens voulez suivre cette religion, pourquoi ne le faites-vous qu'en cachette? » Puis il m'ordonna de déclarer momentanément le propriétaire de chaque livre, image et autre objet religieux. « Dans l'interrogatoire, repris-je, tous les prisonniers avaient jeté la faute sur moi, on m'a pressé de faire des aveux, et si je disais ne pas savoir,

 

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on redoublait les tortures, exigeant absolument que je prisse la responsabilité de tout. N'y pouvant plus tenir, j'ai accepté cette responsabilité. Maintenant, vous voulez que je dise à qui appartient chaque objet. Comment pourrais-je le savoir ? — As-tu des tablettes ? — Je n'en ai pas. — Et pourquoi n'en as-tu pas ? — Resté seul d'une famille ruinée, sans maison et toujours errant de côté et d'autre, n'ayant pas même où les placer, je n'en ai pas. — Ne fais-tu pas les sacrifices aux ancêtres ? — Aux jours anniversaires, je prépare seulement de la nourriture selon mes moyens, et je la partage avec, mes voisins. — Manges-tu alors sans faire de génuflexions ? — Je ne fais pas les génuflexions. » Puis, sans autres questions, on me remit au geôlier.

« Le lendemain on me porta devant le mandarin du district ; tous les prisonniers chrétiens y étaient. Nous comparaissions cinq par cinq, et on nous donnait la bastonnade sur les jambes. Mais quoique l'on frappât vigoureusement, ce n'était rien auprès du supplice de la courbure des os. Ensuite, on déliait les accusés, on leur passait la cangue, et on leur mettait les fers aux pieds et aux mains. A moi seulement on ne mit pas les fers aux pieds, parce qu'ils étaient trop enflés. Quand on nous reconduisit à la prison, le mandarin, voyant mon état, dit au prétorien de me faire ôter la grande cangue et de la remplacer par une plus légère, et pour la première fois elle me fut enlevée. Mes jambes étaient tellement déchirées qu'on voyait les os, et je ne pouvais ni m'asseoir ni manger le riz. Chaque jour, je ne prenais que deux ou trois bols de vin. La gangrène s'était mise dans mes plaies, et il s'en exhalait une odeur insupportable. De plus, la chambre était pleine de vers et de vermine, de sorte que personne n'osait m'approcher. Heureusement, quelques chrétiens en bonne santé me soutenaient pour que je pusse un peu remuer, et voulaient bien

 

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nettoyer mon cachot de temps en temps. Comment les remercier assez de cet acte de charité ?»

Telle était la situation de Pierre Sin dans la prison où il devait attendre si longtemps la couronne du martyre. Nous avons rapporté son procès, car rien ne peut donner plus juste idée des procédés dont on use envers les chrétiens, et des préjugés nourris contre eux par les idolâtres. Pour la même raison, malgré quelques redites inévitables, nous allons reproduire l'interrogatoire de Paul Ni.

 

Paul Ni Tsiong-hoi était le dernier des frères de Charles Ni et de Luthgarde Ni, martyrisés en 1801. Comme eux, il reçut dès l'enfance une éducation chrétienne. D'une constitution frêle et délicate, d'un caractère à la fois doux et ferme, il brillait par les plus belles qualités du coeur et de l'esprit Sa famille, issue du roi fondateur de la dynastie actuelle, avait occupé, jusqu'à la persécution les plus grandes dignités du royaume. Mais son frère et sa soeur ayant été décapités en 1801, pour cause de religion, tous les siens furent proscrits, et sa maison entièrement ruinée. Paul n'avait alors que neuf ou dix ans. Resté avec sa mère veuve et sa belle-soeur, veuve aussi, il vécut à la capitale dans une grande pauvreté. Marié à une personne d'un caractère intraitable, il eut pendant toute sa vie, des peines sans nombre, qu'il supporta avec une patience exemplaire.

Paul entretenait toujours dans son coeur le désir du martyre et aimait à prendre pour sujet de méditation l'agonie de Notre-Seigneur au jardin des Olives. Il engageait les autres à en faire autant, afin d'être toujours prêts à souffrir la mort pour Dieu. « Il faut que notre sang soit versé, disait-il, pour que la religion se répande dans notre pays. » Quand la persécution s'éleva dans la province de Tsien-la, en 1827, il fut dénoncé, dans un interrogatoire au tribunal de Tsien-tsiou, pour les livres et images qu'il avait répandus de toutes parts. Les satellites de cette ville furent donc envoyés à la capitale pour se saisir de sa personne. Devant les juges, Paul suivit fidèlement les glorieuses traces de son frère et de sa soeur; comme eux, il

 

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confessa courageusement sa foi, et laissa aux chrétiens de la Corée, et du monde entier , des exemples dignes de toute notre admiration. Voici comment il raconte lui-même les péripéties de son procès, dans une lettre écrite de sa prison, et dont l'exactitude est garantie par tous les témoins oculaires encore vivants.

 

LETTRE DE PAUL NI.

 

« Souvent je m'étais dit : « Par le martyre du moins, pourrai-je bien espérer de satisfaire pour tous mes péchés ? n Au moment où je ne m'y attendais pas, le 21 de la quatrième lune, au commencement de la nuit, Kim Seng-tsip-i et une dizaine de satellites, tant de la province que de la capitale, se présentèrent à moi, me saisirent et me déposèrent à une des préfectures de police. Ils me demandèrent s'il était vrai que j'eusse dessiné des tableaux religieux ; à cette question, je compris que tout était découvert. « Cela est vrai », leur dis-je. Le jour suivant, le grand juge criminel m'appela et dit : « Est-il vrai que tu suives la religion du Maître du ciel ? — Oui. — Par qui as-tu été instruit ? — Mon frère aîné étant mort pour cette religion, dès l'enfance j'en avais entendu un peu parler ; mais, par la suite, je me suis lié avec Tsio-siouk-i, tué, lui aussi, pour la même doctrine ; je m'y suis exercé plusieurs années avec lui et m'en suis rempli le coeur. — Maintenant encore, si tu veux te désister, je te ferai conserver la vie. — Je ne le puis. — Ce que tu as déclaré hier est-il vrai ? — Oui, cela est vrai. » Et il me fit reconduire à la prison. Trois jours après, le grand juge, après avoir pris avis du premier ministre, me livra aux satellites, et à la chute du jour nous traversions le fleuve. Depuis mon arrestation, tracassé que j'étais par mille soucis, je n'avais pu rien

 

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manger et j'étais épuisé. La nuit se passa non loin de là, et le lendemain, de bonne heure, je partais, accompagné de Seng-tsip-i et de six satellites.

« La nature n'étant pas entièrement morte en moi, des larmes coulèrent de mes yeux, quand je vis cette route que je commençais. Puis je pensai en moi-même : « Jésus-Christ a bien daigné faire route chargé de sa croix, pourquoi donc refuserais-je de faire ce voyage ? Non, je veux suivre Jésus pas à pas. » Cette pensée me rendit des forces. Nous faisions, chaque jour, un chemin de 100 lys (dix lieues), et, le 28, au soir, j'entrai à la préfecture de police de Tsien-tsiou, où, après quelques instants de repos, je fus introduit devant le juge. Il était entouré d'une vingtaine de serviteurs, dont les torches jetaient une vive lumière. Cette scène me rappelait Notre-Seigneur Jésus lorsqu'il fut pris au jardin des Olives. On me demanda seulement mes nom, prénoms, et ceux de quelques-uns de mes aïeux, et je fus reconduit aussitôt. Le riz me fut servi bien convenablement dans un appartement chaud, mais après en avoir pris trois ou quatre cuillerées, je ne pus continuer. Je m'étendis à terre pour dormir, on inséra mes pieds et mes mains entre deux barres de fer, et me passant au cou une grande cangue, on m'enferma. La nuit se passa sans sommeil ; mes idées toutes confuses ne pouvaient s'arrêter à rien.

« Dès le lendemain, quand le jour parut, je fus cité au tribunal et le juge me dit : « Combien as-tu dessiné de tableaux ? Combien as-tu de livres et quels sont tes complices ? » Je répondis sans détour. Je déclarai quelques tableaux livrés autrefois à Tsio-siouk-i, et deux donnés à Seng-tsip-i qui m'avait dénoncé. « En fait de complices, ajoutai-je, je n'en ai point. Resté seul d'une famille ruinée, mes parents et amis m'ont tous délaissé. Il n'y a pas jusqu'aux roturiers qui ne me méprisent et

 

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ne me crachent à la figure. Je n'ai donc plus d'amis, comment pourrais-je avoir ce que vous appelez des complices ? Enfin, quant aux livres, j'ai été instruit entièrement de vive voix, et mes livres sont seulement gravés dans mon coeur. Je n'en ai pas d'autres. — Tu me trompes. Parmi vous les roturiers ignorants ont eux-mêmes chacun trente ou quarante volumes, et toi, tu n'en aurais pas ? Battez-le fortement. — Dussé-je mourir sous les coups, je n'ai ni complices ni livres. » Ayant fait apporter ensuite une quantité d'images, de verres, de tableaux, d'Agnus Dei, et des médailles, il me dit : « Ces peintures sont-elles de toi ? » Je répondis affirmativement et on me remit en prison. Le juge se rendit tout de suite chez le gouverneur, et après quelque temps, on me fit passer dans une salle voisine du tribunal. Pendant que j'attendais, la pensée de ma soeur jugée et martyrisée en 1801 dans cette même ville de Tsien-tsiou, me revint à l'esprit. « Oui, me dis-je, je la suivrai. Et vraiment n'est-ce pas elle qui m'attire à sa suite ? » En même temps une joie mêlée de tristesse s'élevait dans mon coeur.

« Je fus bientôt traduit devant le gouverneur qui, accompagné du juge,me fit quelques questions auxquelles je répondis comme la veille. Mais tout l'appareil était dix fois plus terrible que chez le juge criminel. « Es-tu donc bien décidé à rester chrétien ? demanda le gouverneur. — Je le suis. — Qu'est-ce que Dieu ? — C'est le roi et le père suprême de tout l'univers . Lui seul a créé le ciel, la terre, les esprits, les hommes et tout ce qui existe. — Comment le sais-tu ? — D'une part, examinant notre corps, et de l'autre, considérant toutes les créatures, peut-on dire qu'il n'y a pas un créateur de ces choses? — L'as-tu vu ? — Ne peut-on donc croire qu'après avoir vu ? Le mandarin a-t-il vu l'ouvrier qui a construit ce tribunal ? Ce que nous appelons les cinq sens ne nous

 

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fait percevoir que les sons, les couleurs, les odeurs, les saveurs et choses semblables ; mais pour les principes, la raison et toutes les choses. immatérielles, c'est l'esprit qui les fait distinguer. » Après quelques instants, il ajouta : « Dis-moi tout ce que tu as appris. — Je sais les dix commandements qu'il faut suivre, les sept péchés qu'il faut éviter, et les prières que nous adressons à Dieu le matin et le soir.—Pour cela, je l'ai déjà entendu,mais à la fin ne te rétracteras-tu pas ? — Je ne le puis. Un enfant qui ne sert pas son père, un sujet qui ne sert pas son roi, sont des impies et des rebelles. Comment étant homme pourrais-je ne pas servir Dieu ? — Ne crains-tu pas la mort ? — Pourquoi ne la craindrais-je pas ? — S'il en est ainsi, comment n'abandonnes-tu pas cette religion ? — La raison pour laquelle je ne puis l'abandonner, je vous l'ai donnée à l'instant : veuillez ne pas m'interroger de nouveau. J'en serai quitte pour mourir. » On me fit reconduire à la prison.

« Le lendemain, le mandarin de Tsien-tsiou ainsi que ceux de Ko-san, de Kok-sieng, de Tong-pak, et de Tiengeuk s'étant assis, et ayant renvoyé tous leurs suivants, me firent approcher tout près de la barre, et le mandarin de Tsien-tsiou me dit d'une voix très modérée : « Toi, enfant de noble, tu n'es pas comme ce peuple ignorant. Tu es bel homme d'ailleurs, comment donc peux-tu t'obstiner à suivre cette mauvaise religion ? — Quand il s'agit de principes, il n'y a pas de supérieur ni d'inférieur, de noble ni de roturier, de visage plus ou moins avantageux: c'est seulement l'âme qui peut et doit faire la distinction. — Dans cette religion du maître du ciel quel principe peut-il y avoir ? » Après quoi, le mandarin de Tong-pak m'engageant à dire quels étaient les dogmes du christianisme, je rapportai en abrégé ce qui est exposé au long dans les trois parties de l'un de nos livres, savoir : la connaissance du vrai Dieu, la connaissance de la nature

 

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humaine, et les récompenses et punitions. Puis, comme je développais le Décalogue, le mandarin de Tsientsiou dit : « Ce sont toutes niaiseries, il n'y a pas d'âme ; il n'y a ni ciel ni enfer ; il n'y a pas même de Dieu. Et puis vous n'offrez pas de sacrifices aux ancêtres. Parmi vous les biens et les femmes sont en commun. Peut-il exister une doctrine plus dénaturée et plus impie ? — Que nous n'offrions pas de sacrifices, c'est vrai ; mais que parmi nous les biens et les femmes soient en commun, cela n'est pas. Les sacrifices aux ancêtres sont une chose vaine, qu'une doctrine droite prohibe avec raison. Au moment de la mort, l'âme des bons va au ciel et l'âme des méchants va en enfer. Après y être entrées elles ne peuvent

jamais en sortir. De plus, l'âme étant immatérielle, comment pourrait-elle manger des choses matérielles ? et les tablettes étant simplement l'ouvrage d'un artisan, n'est-ce pas une injure de les vouloir honorer comme ses parents ? Tout ceci est fondé sur la raison et je le crois fermement. Quant au bien que l'on dit être en commun parmi nous,s'il n'y avait pas dans le monde quelque communication des richesses, comment les pauvres vivraient-ils ? Enfin, pour ce qui est des femmes, ce qu'on nous impute est formellement prohibé dans les commandements, et répugne à tous les sentiments de la nature. Il nous est défendu même de désirer la femme du prochain. Comment pourrions-nous avoir les principes que vous nous prêtez ? Et n'étant pas des animaux, comment pourrions-nous en agir ainsi ? C'est une calomnie atroce et dix mille fois déplorable. » Un des mandarins reprit : « On dit que tu as encore ta mère, et de plus ta femme et des enfants ; maintenant encore prononce seulement

une parole, et sortant d'ici tu iras retrouver ta mère, ta femme et tes enfants. Ne sera-ce pas bien agréable ? — Pour aller retrouver ma mère, vous voulez que j'apostasie? Mais Dieu étant le grand roi et le père de tous les

 

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hommes, ma mère elle-même ayant été créée par lui, comment pourrais-je renier le Créateur pour une de ses créatures ? » Après avoir ainsi conversé pendant une demi-journée, je fus reconduit à la prison.

« Trois jours après on me cita devant le juge criminel qui, entouré d'un appareil terrible, me dit : « Dénonce tes complices, donne tes livres et renie le Dieu du Ciel. » Puis il me fit placer sur la planche à tortures, lier et frapper cruellement. Mes forces étaient épuisées, et quoique j'eusse beaucoup de peine à parler, je répétais encore : « Je n'ai ni livres ni complices, et je ne puis renier mon Dieu. » On me reporta à la prison. Le lendemain, même scène et mêmes supplices pendant lesquels je m'évanouis. Plusieurs valets me portèrent dans le haut de la salle et me frictionnèrent doucement tout le corps. Quand je revins à moi, il était nuit. Le surlendemain je fus porté à dos chez le mandarin du district. A voir toutes les dispositions, je crus mon dernier moment arrivé. On me fit lecture du rapport au gouverneur et de l'adresse au roi, et le mandarin ajouta : « Tu le vois, tout le monde s'efforce de te conserver la vie. Les autres chrétiens se sont tous soumis au roi, pourquoi voudrais-tu seul agir avec entêtement ? Dis seulement une parole. — Je ne le puis pas. » Après des tentatives sans nombre, n'ayant plus rien à essayer, il me fit signer ma condamnation. Il y a trois jours que ceci s'est passé, et on prétend que le juge criminel doit m'interroger de nouveau. Qu'en sera-t-il ? Pendant toutes ces épreuves, quoique je ne m'appuyasse que sur Dieu et sa sainte Mère, j'ai eu de violentes tentations, me voyant entre la vie et la mort. Jour et nuit, j'étais singulièrement tourmenté. Depuis hier, mon coeur est plus calme. Combien grande est cette grâce ? Comment faire pour en remercier Dieu ? Comment y répondre ? Je ne le puis que par ma mort.

« Le 6 de la cinquième lune, après avoir été conduit au

 

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tribunal criminel, je fus ramené chez le mandarin du district. Lui et plusieurs autres mandarins réunis me firent comparaître par trois fois devant eux, et employèrent pour me sauver la vie mille paroles caressantes et pleines de finesse. A la fin, comme je ne me rendais pas : « Lui parler davantage est inutile, » dirent-ils, et ils me renvoyèrent à la prison où, d'ailleurs, j'étais assez bien traité. Le 13, après qu'on eut fait subir l'interrogatoire à plus de cinquante chrétiens, je fus, vers quatre heures du soir, cité moi-même et le juge me dit : « A la fin ne viendras-tu pas à résipiscence ?» Je répondis négativement, et, sans plus de questions, on me plaça sur la planche à tortures. Hélas ! je n'ai aucune ferveur et suis d'une faible complexion, mais par une grâce toute spéciale, pendant que je fus sur cette planche, je ne pensais qu'à la flagellation et au crucifiement du Sauveur. A chaque coup, j'invoquais Jésus et Marie. Après une vingtaine de coups, sentant que je perdais connaissance, je dis : « Mon Dieu, recevez mon âme entre vos mains. » Quand le nombre voulu fut achevé, on me tira de dessus la planche, on me mit au cou une cangue d'une vingtaine de livres, et on me traîna jusqu'à la porte. La connaissance me revenant un peu, j'essayai de marcher, soutenu par deux personnes, sans pouvoir y réussir. Un jeune homme, du nombre des spectateurs, d'un air complaisant, me chargea sur son dos, et le chef de la prison soutenant le haut de ma cangue, je fus porté ainsi dans une chambre de la prison.

« Pendant que ce jeune homme me soutenait couché dans ses bras, le chef de la prison, quelques prisonniers chrétiens et d'autres personnes se mirent à me presser doucement tous les membres, et à bander mes blessures. J' ouvris les yeux, et je vis mes jambes en lambeaux et le s ang coulant de toutes parts ou caillé sur les plaies. Hélas ! Jésus, dont le corps ne devait pas être plus fort

 

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que le mien, répandit une sueur de sang au jardin des Olives. Il subit la flagellation, et chargé de sa croix, il marcha plus de mille pas, jusqu'au sommet d'une haute montagne. Personne ne le regardait en pitié, et il n'y avait pas un chrétien pour lui venir en aide. Et moi, grand pécheur comme je suis, on me porte ainsi compassion et secours, on s'efforce de me faire revenir à la connaissance. Quelles actions de grâces ne serait-il pas juste de rendre ? Et cependant, dans ma faiblesse je ne sais pas même remercier. Anges et saints du paradis, et vous tous mes amis, veuillez bien rendre grâces à Dieu , en ma place, pour ce bienfait ! Plus j'avance, plus le s grâces et faveurs divines augmentent. Le temps d'un re-pas ne s'était pas écoulé, que mes douleurs avaient disparu. Trois jours se sont passés depuis, et mes plaies ne me font pas trop souffrir. Je ne puis, il est vrai, faire usage des jambes, et une lourde cangue m'écrase, mais je prends un peu de nourriture, et mon coeur est très calme. Si ce n'était le secours de Dieu et de Marie, comment par mes seules forces pourrait-il en être ainsi ? Moi qui ne pouvais pas même supporter la morsure d'un insecte ! Vraiment, je n'y comprends rien. Le 15 on a dépêché vers le roi ; la réponse viendra, dit-on, vers le 20 ; quelle sera-t-elle ? Je l'attends avec anxiété. J'ai mis tout mon espoir en Dieu seul ; mais je suis sans mérites et tout couvert de péchés, quel sera son ordre sur moi ? Plus la fin est proche, plus je crains la mort et plus je tremble d'être rejeté.

« Le 16, quand je me réveillai, mes jambes se trouvèrent plus légères et les douleurs grandement diminuées. Je reçois bienfait sur bienfait, comment remercier le Seigneur? Un jeune chrétien se trouve près de moi, fait toutes mes commissions et me sert sans relâche ; n'est-ce pas encore une grâce ? D'autres chrétiens que je n'avais jamais vus, dont je n'avais jamais entendu parler,

 

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viennent de temps en temps me trouver. Les uns me donnent quelque argent, les autres me consolent. C'en est trop. Il semble que toutes les faveurs se soient réunies sur moi seul. Tout mon corps se changeât-il en lèvres, comment chanter assez les louanges de Dieu? Vous tous, chrétiens, veuillez, en ma place, remercier et remercier encore le Seigneur. J'aurais encore mille choses à dire, mais le temps me manque ; nous nous retrouverons dans l'éternité.

« P.-S. — Le 19, je fus reconduit devant le juge criminel, je signai de nouveau ma condamnation, et après m'avoir mis la cangue et les fers aux pieds, on me renvoya à la prison, et on dépêcha de nouveau au roi. J'étais certainement heureux dans le fond de mon âme, mais mes forces physiques et morales étaient épuisées, j'avais peine à calmer mon coeur effrayé. Revenu à la prison, je conversai avec quelques chrétiens, nous nous consolâmes mutuellement, et depuis ce temps, soutenu d'abord par la grâce de Dieu et le secours de Marie, puis aidé par mes compagnons de captivité, je passe les jours sans aucune nouvelle inquiétude. J'ignore encore quel sera le dénouement. Se pourrait-il bien que Dieu me rejetât ? Je le prie instamment, daignera-t-il m'écouter ? Je ne puis qu'espérer, et j'espère, oui, j'espère. »

 

LETTRE A TOUS LES MEMBRES DE SA FAMILLE.

 

Ma mère, ma soeur, mon frère, ma belle-soeur, ma femme : Depuis treize ans que j'avais quitté la maison paternelle, jusqu'au jour de mon arrestation, je n'ai pu aller vous saluer deux fois. C'est là, de ma part, un grand manque de piété. Pendant trente-six ans, aucun jour ne s'est passé pour moi sans quelque faute plus ou moins grave, je n'ai fait que manquer aux devoirs de la piété

 

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filiale, et aujourd'hui contre toute attente, par une grâce toute spéciale, Dieu appelle aux félicités de la vie éternelle cet être plein de péchés et de méchanceté. J'en suis honteux et je tremble, mais pourrais-je ne pas me soumettre à sa volonté sainte ?

« L'occasion est trop belle pour que je la laisse échapper. Je suis résolu à donner ma vie pour Dieu. Mais ce qui m'effraye, c'est d'avoir perdu inutilement, pour mon salut, plus de trente années. Tout le reste me fait peu d'impression. Même en ce jour, je n'ai ni ferveur, ni contrition, ni charité parfaite ; mais mon seul espoir étant en la miséricorde sans bornes de Dieu et de Marie, pourraient-ils m'abandonner ? Remerciez Dieu pour tous ses bienfaits.

« Ma soeur, comment vous trouvez-vous ? En un frère tel que je, suis, vous n'avez pu vraiment rencontrer aucune marque de fraternité 1 Voici maintenant que je vous quitte pour toujours. Je ne dois plus vous revoir en ce monde. Faites donc en sorte, par la pratique de la vertu, et l'acquisition de nombreux mérites, que nous puissions nous réjouir ensemble éternellement devant Dieu. Pour moi, je ne pourrai plus remplir mes devoirs de fils envers ma mère non plus que ceux de frère envers vous ; du moins, par l'union de nos coeurs, de nos prières et de nos efforts, faites que nous nous rencontrions dans les joies de l'éternité.

« Cher frère, que vous dirai-je? Bon et vertueux comme vous êtes, combien vous allez avoir le coeur affligé à l'occasion d'un frère inutile ! Je vous recommande vivement de songer par-dessus tout au salut de votre âme: Ne considérez pas long ce temps qui passe aussi vite que l'étincelle jaillie du caillou. Ayez de ma mère, pendant ses dernières années, le plus grand soin possible ; et si toute la famille, mère, frères et soeurs peuvent, réunis dans l'éternité, chanter les bienfaits de notre Père commun,

 

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 quelle gloire ne sera-ce pas ? Puique Dieu daigne bien accorder une si grande faveur à un pécheur et à un méchant comme moi, vous, mon frère, naturellement bon et droit, pour peu que vous fassiez d'efforts, vous ne serez pas rejeté. Travaillez donc assidûment, et tâchez de mériter la grâce d'une bonne mort. Vraiment je suis tout honteux, je n'ai jamais été pour vous qu'une cause de soucis. Après ma mort, ma femme et mes deux enfants n'ont plus aucun appui, et à qui puis-je les recommander, si ce n'est à vous? Ayant déjà tant de charges, comment pourrez-vous y suffire ? Quelle misère j'en ai le coeur tout serré.

« Ma belle-soeur aînée, comment allez-vous ? Vous qui m'avez élevé, et si souvent porté dans vos bras, qui jusqu'ici étiez toujours si inquiète à mon égard, et si touchée de ma position, quand vous apprendrez cette nouvelle, combien votre coeur ne sera-t-il pas brisé ? Toutefois remerciez Dieu de ses bienfaits. Dans sa bonté sans mesure, il veut bien accorder à votre misérable frère la grâce de suivre de loin Jésus sur le chemin de la croix. Mon frère et nia soeur martyrs m'ont obtenu le bonheur de marcher sur leurs traces ; je vous le répète, rendez grâces à Dieu. J'ai une faveur à vous demander, veuillez ne pas rejeter mes dernières paroles. Mon fils ne semble pas un enfant dont on ne puisse absolument rien faire. Veuillez l'adopter entièrement, l'établir et le rendre vraiment homme. Toute ma vie est pour moi une source de regrets ; trop souvent j'ai méconnu vos sentiments, peu écouté vos paroles, et tant d'autres choses que je ne puis rapporter ; veuillez bien me tout pardonner. De cinq enfants que nous étions, voilà que trois sont martyrs ; devant Dieu quelle plus grande gloire pouvait-on désirer ? Pour les autres saints, pour mon frère et ma soeur, la chose n'est pas étonnante ; mais pour un être comme moi, quelle grâce extraordinaire !

 

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« Et vous, mon épouse, maintenant pardonnez, pardonnez-moi. Il n'y a pas de mari aussi mauvais que je l'ai été, et tout ce que j'ai à me reprocher à votre égard ne pourrait s'écrire. Pendant les treize années de notre union, je ne suis jamais entré dans vos sentiments et ne vous ai causé que des afflictions ; voici que tout à coup je me trouve en face de la mort. Que vous dirais-je ? Nous ne pourrons plus désormais vivre ensemble en ce monde ; il n'y a donc nul remède au passé, et le regret seul me reste. Quoique j'aie si mal rempli mes devoirs d'époux, si j'obtiens de monter au royaume du Ciel, j'intercéderai pour vous obtenir une bonne vie et une bonne mort, et, moi-même, messager du bonheur qui vous est destiné par notre Père céleste, je viendrai à votre rencontre, et vous conduirai par la main pour vous mettre en possession des joies éternelles.

« Je vous le recommande instamment, soyez soumise en toutes choses à la volonté de Dieu, regrettez toutes les choses du passé, regardez ce monde comme un songe, et considérez l'éternité comme votre véritable patrie. Ah ! comment ai-je pu faire tant de cas d'un monde si futile ? Dans quelques jours, tout paraît devoir finir pour moi. Maintenant seulement je le comprends, tout, même les plus petites choses, dépend de la volonté de Dieu, et les projets des hommes ne sont que vanité ; mais le regret même n'aboutit à rien.

Ma mère, vous êtes encore de ce monde, mais pour combien de jours? Soyez heureuse de voir les enfants que vous avez mis au monde suivre, l'un après l'autre, le chemin du martyre, excitez-vous à une véritable contrition, et faites en sorte d'obtenir la grâce d'une bonne mort. Les paroles de mon frère et de ma soeur, à leur dernière heure, ont été pleines de dévouement et de piété filiale ; quelles que soient les miennes, veuillez bien y penser. Je ne vous oublierai pas non plus, ma belle-soeur

 

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aînée, non, je ne vous oublierai pas. Quel est celui de mes frères et soeurs pour lequel je puisse être indifférent? Toutefois les peines et les soins que vous avez pris pour moi ne le cèdent qu'à ceux qu'a pris ma mère elle-même ; et c'est aussi en vous, après ma mère, que je me confiais et m'appuyais davantage. Quand j'allai à Ienp'ong, il y a quelques années, je revins sans avoir pu vous voir; je le regrette dix mille fois, mais qu'y faire maintenant ? Que notre rendez-vous soit donc dans l'éternité !

« Mon fils et ma fille, par un bienfait du Seigneur je suis devenu votre père, mais la gravité de mes péchés m'a empêché de remplir convenablement mes devoirs, et avant même que vous ayez l'intelligence ouverte, voici que le fil de mes jours se trouve coupé. N'ayant à vous laisser en héritage ni vertus ni richesses, je vous laisse seulement deux mots en testament. Ayez soin de suivre fidèlement la volonté de Dieu, et d'exercer envers votre mère tous les devoirs de la piété filiale. Vis-à-vis de toutes les autres personnes, soyez affables et pleins de charité et si, dans ce monde, vous suivez la bonne voie, vous monterez certainement au royaume du Ciel. Je n'ai guère le droit de parler ainsi, moi pauvre pécheur, mais je suis père et c'est mon devoir d'exciter mes enfants au bien. Je vous recommande encore de graver dans vos peurs ce sage proverbe des anciens : Ne vous permettez pais de faire le mal, quoiqu'il semble léger ; efforcez-vous toujours de faire le bien, quelque peu considérable qu'il paraisse. J'aurais bien des choses à dire à beaucoup d'autres personnes, mais non seulement le papier et les pinceaux me manquent, mais je viens encore de voir une violente torture qui m'a ôté l'usage de la partie inférieure du corps, je suis chargé d'une cangue du poids de plus de vingt livres, et ma raison est toute troublée et mon bras tremblant. Je ne puis donc en dire datage. Surtout, surtout, tâchez de passer une bonne

 

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vie, et de faire une sainte mort. Je l'espère mille fois, dix mille fois.

« Année tieng-hai, le 14 de la cinquième lune. »

« PAUL Ni, pécheur. »

 

LETTRE A SA FEMME.

 

« Depuis notre mariage, pendant treize ans, nous n'avons pu passer l'un et l'autre un seul jour tranquille, et nous avons eu toutes sortes de misères. Séparés tout d'un coup, nous ne devons plus nous revoir en ce monde ; que la volonté de Dieu soit faite ! En considérant les actions de toute ma vie, et mes nombreux péchés, je regrette surtout tout ce que j'ai eu à me reprocher envers vous ; pardonnez-le-moi. Bien que je meure, pourrais-je vous oublier ? Pour soutien ici-bas, il vous reste Tiengei et sa soeur ; élevez-les bien, instruisez-les et faites-leur suivre mes traces. Pour vous, si vous êtes soumise en toutes choses à la volonté de Dieu, si vous devenez amie du Seigneur, ne sera-ce pas là le vrai bonheur ? Depuis notre séparation, combien vous avez dû rencontrer de difficultés ! Quand cette pensée me vient, j'en suis accablé ; mais songeant tout de suite à Dieu et à Marie, je calme mes inquiétudes. Surtout tâchez tous de bien finir la vie. Avez-vous des nouvelles de Ien-p'ong ? Hélas ! hélas ! quand ma mère va apprendre mon état, que va-t-elle devenir ? Si je viens aussi à être ,martyr, quelle gloire pour elle, il est vrai, mais comment la nature pourra-t-elle se contenir ? Maintenant il faut vous quitter tout à fait, je n'ai plus de papier, et toujours sous les yeux des geôliers, je suis obligé de saisir à la dérobée quelques instants pour vous adresser ces deux mots ; veuillez les faire circuler dans la famille. Et mon frère aîné comment est-il ? Et ma belle-soeur aînée que je ne

 

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pourrai plus revoir ? Mon espoir est que nous nous rencontrerons et réjouirons ensemble au royaume du ciel.

« J'ignore si je mourrai ici ou à la capitale ; si je meurs ici, j'obtiendrai la palme sur le même lieu où ma soeur l'a cueillie ; quel bienfait l Anges et Saints du Paradis, chrétiens de toutes les parties de la terre, daignez rendre grâces à Dieu pour moi. Chaque circonstance me rap pelle le souvenir des lettres de cette chère soeur martyre, et la seule chose qui m'afflige, c'est le regret de ne pas avoir autant qu'elle aimé Dieu pendant ma vie. Maintenant, je voudrais commencer à l'aimer, mais il est trop tard et qu'y faire ? J'en ai le coeur oppressé, mais si d'une part mes péchés sont sans nombre, la miséricorde de Dieu est aussi sans limites, voilà mon seul espoir. Par mes seules forces, je n'aurais pu tenir ferme même un instant. Non, main tenant plus que jamais, je reconnais qu'en toutes choses nos forces ne sont pour rien, et que la protection de Dieu fait tout.

« Quand la violence de la persécution sera un peu apaisée, venez chercher mes effets et donnez-les à mon fils. N'oubliez pas ,de faire rebaptiser mes deux enfants ; Us ne l'ont pas été sûrement. J'ai quelques dettes et des commandes auxquelles je n'ai pu satisfaire. Nulle parole ne saurait rendre ce que j'en éprouve : j'espère seulement que Dieu me le pardonnera ; faites tous vos efforts pour payer le tout.

« Je ne puis écrire séparément à ma mère, copiez cette lettre et envoyez-la-lui. Les années qui vous restent ne seront pas longues et le bonheur éternel approche ; et vous contristez pas trop et rencontrons-nous pour toujours près du Seigneur. L'ordre de me faire comparaître se fait entendre ; je termine donc ici.

« Le 15 de la cinquième lune.

 

« Votre mari

« Paul Ni

 

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LETTRE AUX ASSOCIÉS DE LA CONFRÉRIE DE L'INSTRUCTION CHRÉTIENNE.

 

« Moi, très grand pécheur, qui pendant trente-six ans, ai passé vainement mon temps, et suis sans aucun mérite, je méritais bien d'être délaissé de Dieu et de la vierge Marie. Aujourd'hui; je suis appelé, par une faveur spéciale et tout extraordinaire. C'est , je n'en doute pas, un bienfait de Marie conçue sans péché, notre grande patronne qui, après m'avoir agrégé à la confrérie, fait découler sur moi cette grâce de premier ordre. Combien grandes ne sont pas la ferveur et les oeuvres méritoires de tous les confrères ! Pour moi, honteux de moi-même et de mon indignité, en réfléchissant à la grandeur de mes péchés que le ciel et la terre ne peuvent contenir, je ne croyais pas pouvoir y prendre part. « Comment, me disais-je, pourrais-je bien me mêler à cette société ? » Ayant été, contre toute attente, jeté en prison pour la foi, je pense que l'intention de Marie m'est, par cela même, clairement révélée. Pour les autres confrères, qui sont si riches en mérite et en vertus, elle pourra bien, sans les faire passer par la prison, les faire parvenir au terme ; mais pour un pécheur comme moi, la bonne Mère a vu qu'il n'y avait pas d'autre moyen. O vous tous, remerciez-la pour moi.

« Comme j'ai été saisi tout à fait à l'improviste, vous en aurez tous été stupéfaits et dans une grande inquiétude. De mon côté, je ne saurais exprimer tous les sentiments par lesquels je suis constamment avec chacun de vous. Je sais bien que vous agissez avec beaucoup de zèle. Laissez-moi pourtant vous dire un mot. Vous savez l'histoire de la vraie religion de Notre Seigneur Jésus-Christ dans notre pays. Après des efforts continués pendant de

 

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longues années, on était parvenu, par une disposition spéciale de la Providence, à bâtir une toute petite maison, et à y réunir quelques habitants. Puis, le temps n'étant pas favorable, voici qu'un vent et une pluie violente l'ont presque renversée ; quand j'y songe, ma respiration se coupe, et toutefois j'espère que, par la protection de la bonne Mère, cette maison pourra se conserver ; oui, je l'espère ; priez, priez instamment.

« Vous trouverez chez moi des détails sur tout ce que . j'ai pu faire pendant le mois passé. Mais quand, ce mois-ci, arrive quelqu'un de nos jours de réunion, ma douleur redouble, car maintenant je me trouve séparé de vous pour toujours. Du reste, quand je survivrais, il n'y aurait pas pour la confrérie une grande utilité. Néanmoins, je sais bien que quand vous ferez vos réunions, vous ressentirez quelque tristesse et quelque regret, à cause de mon absence. Unissez plutôt vos coeurs et vos forces pour remercier Dieu d'un si grand bienfait. Je pense à chacun de vous en particulier. Il me semble même vous voir. De grâce, tous, faites vos efforts pour conserver la petite maison dont je viens de vous parler,

et pour arriver sans faute à la grande Maison de Dieu, où nous nous réjouirons tous ensemble.

« Les deux supérieurs sont-ils en bonne santé ? Les supérieurs de chaque lieu sont-ils aussi bien portants ? Je ne puis déposer toute inquiétude à cause de l'intérêt que je vous porte. Que de peines vous voulez bien vous donner ! Si tout est tranquille à la capitale, veuillez bien veiller à la conservation de la petite maison et de ses habitants si peu nombreux. Travaillez à ce que la religion devienne florissante. J'ai vu ici plus de deux cents 0hrétiens ; peu ont tenu ferme, presque tous sont tombés ! Par la grâce de Dieu, quelques-uns pensent à reprendre la vie, et je me dis : ceci encore n'est-il pas ! effet de l'intercession des confrères ?

 

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« Charles, mon ami (1), comment se porte votre mère ? Certes notre affection mutuelle était bien loin d'être une amitié ordinaire. Sans vous, jamais personne ne m'aurait parlé de mes défauts ; maintenant que j'y réfléchis, vraiment vous étiez pour moi un trésor. Cher ami, écoutez favorablement ma prière, veuillez prendre soin de ma femme et de mes enfants. Il y en a bien d'autres à qui je pourrais me fier, et qui ne tromperaient pas ma confiance, mais entre tous, vous mon ami, comprenez toute ma pensée, et vous n'oublierez pas la parole d'un mourant. Le temps passe vite, déjà plus d'un mois s'est écoulé depuis mon arrestation. Quant aux souffrances, je ne suis pas moi-même capable de les supporter, le corps trop faible ne saurait les vaincre, et si ce n'était la grâce de Dieu et le secours de Marie, comment pourrais-je tenir même un instant? Je suis tourmenté par la pensée de n'avoir pu payer les dettes contractées envers les chrétiens de la capitale et de la province, et de n'avoir pu reconnaître les bienfaits que j'ai reçus. Il ne me reste qu'à invoquer Dieu, espérant qu'il m'en fera remise.

« Je vous le dis de nouveau à tous, et j'ose espérer dix mille fois que vous m'écouterez : ce temps n'est vraiment qu'un instant, faites vos efforts, épuisez tous les moyens pour obtenir une bonne mort. La masse de mes péchés monte jusqu'au ciel, mais puisque Dieu m'a comblé de bienfaits jusqu'ici, certainement il ne veut pas m'abandonner. Si j'obtiens le premier d'arriver au ciel, qui que vous soyez, quand vous viendrez à notre grande demeure, j'irai à votre rencontre avec les instruments de musique, et nous monterons ensemble devant notre Père commun pour le louer et nous féliciter. J'aurais encore

 

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mille choses à vous dire, mais je ne le puis sur le papier. Ayez soin de conserver le corps et l'âme en bon état dans ce monde qui passe, et, dans l'éternité, nous nous découvrirons entièrement les sentiments de nos coeurs.

« Année tieng-hai, le 25 de la cinquième lune.

« PAUL Ni. »

 

Il ne paraît pas que Paul ait eu d'autres interrogatoires à subir après ceux qu'il nous a lui-même racontés. Dans la prison, il édifia par sa patience, sa ferveur et sa soumission à la volonté de Dieu. Mais épuisé par ses blessures, il languit quelques jours, et le 4 de la cinquième lune intercalaire, sa belle âme s'envola vers le ciel pour y recevoir le prix de son invincible constance. Il avait alors trente-six ans.

Ainsi mourut cet insigne confesseur de la foi, l'un des plus grands héros de l'Eglise coréenne.

PERSÉCUTION EN CORÉE. EN 1837.

 

BIBLIOGRAPHIE — Extrait du compte rendu annuel de M. Maubant, adressé à la fin de 1837 au séminaire des Missions étrangères, dans CH. BALLET. Histoire de l'église de Corée, t. 11, p. 114-116.

 

Les chrétiens captifs pour la foi hors de la capitale n'ont éprouvé aucun mauvais traitement qui soit venu à ma connaissance. Ils souffrent surtout du manque de vivres et de vêtements.

L'un deux, le frère de l'un des trois élèves que j'envoyai l'an passé à Macao, avait reçu du mandarin la liberté de sortir, de se promener 'et de travailler hors de la prison, pourvu qu'il y reparût le soir : il s'est échappé. Il ne paraît pas que cette évasion doive nous attirer aucune mauvaise affaire. Je n'ai pas ouï dire que l'on ait gardé plus strictement les autres chrétiens prisonniers. Le 13 décembre dernier, ceux de la capitale ont subi l'interrogatoire et les tortures. L'un deux en fait ainsi le détail :

« Le 6e jour de la onzième lune, à l'heure ordinaire des séances (sur les deux heures de l'après-midi), on nous amena moi et ma soeur, et l'on nous fit comparaître devant le tribunal. Tang-sang-ni était assis, ayant à sa droite et à sa gauche nombre de satellites armés de rotins. Le juge criminel me demanda mon nom,

 

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ajouta : « La doctrine perverse (c'est ainsi qu'ils appellent notre sainte religion) est contraire à la reconnaissance due aux pères et mères, d'ailleurs prohibée en Corée par le gouvernement ; comment l'as-tu embrassée?—Ce n'est point une doctrine perverse ; les membres de la religion du Maître du ciel, qui en observent les préceptes, doivent honorer leur roi, aimer tendrement leurs parents, et leur prochain comme eux-mêmes. Qui peut dire qu'une telle doctrine est contraire à la reconnaissance due aux pères et mères ? — Sais-tu lire l'écriture chinoise ? — Non. — Comment as-tu donc pu apprendre cette doctrine, ne sachant pas lire ? — Pour observer cette religion, il n'est pas nécessaire de connaître les caractères chinois, car elle est traduite en langue coréenne que je sais lire. Quelle difficulté aurais-je eu à l'apprendre ? — Quel âge as-tu ? Tu ne sacrifies pas à tes parents. Aux yeux de tout le monde, ceux qui n'offrent pas des sacrifices à leurs aïeux sont pires que des chiens et des pourceaux ; ils doivent être mis à mort. Voudras-tu mourir plutôt que d'abandonner ta religion ? — Il est certain que ces sacrifices sont vains et inutiles, et qu'il faut rejeter les vanités et les erreurs pour embrasser la vérité. Servir la table pour ses pères et mères endormis, et s'imaginer qu'ils vont manger en dormant, ne serait-ce pas une folie ? Sans doute ; eh bien ! n'en est-ce pas une plus grande encore d'attendre qu'ils mangeront après leur mort ? L'âme s'en va en son lieu, et le corps n'est qu'un cadavre qui ne peut rien. L'âme, substance spirituelle, ne peut se nourrir d'aliments corporels. Les préceptes du Maître du ciel sont bons, et il y a du mérite à les observer. On ne regarderait pas comme un sujet rebelle celui qui donnerait sa vie pour son prince ; combien moins celui qui donnerait sa vie plutôt que de renier le Maître du ciel, de la terre, des hommes, des anges et de tout

 

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l'univers, le Roi des rois, le Père commun du genre humain, qui fait tomber à son gré la pluie et la rosée, qui fait croître depuis la plus petite plante jusqu'aux plus hauts arbres des forêts, dont il n'est personne qui ne ressente les bienfaits ? Aussi suis-je décidé à mourir plutôt que de le renier. »

« Oui, certainement, tu dis la vérité, reprit le juge, mais le gouvernement prohibe cette doctrine sous peine de mort. Et en quoi les sacrifices aux ancêtres sont-ils vains et inutiles ? Fléchir le genoux devant une image du Maître du ciel, n'est-ce pas aussi une action vaine et inutile ? Pourquoi n'adores-tu pas aussi bien les images de tes parents?— Le maître du ciel est tout-puissant,infiniment bon et connaissant tout; voilà pourquoi je l'adore. Dans la religion du Maître du ciel, on prie pour les âmes des parents défunts ; il y a des prières spéciales pour les morts. — Tu parles tout seul ; qui est-ce qui ajoute foi à tes paroles ? qui est-ce qui t'approuve 7 qui est-ce qui t'a enseigné cette doctrine ? — Il y avait chez nous des livres où je l'ai apprise. — Ne peux-tu dire quel à été ton instructeur ? — Ce fut un nommé Y, qui demeurait dans le faubourg de la petite porte de l'ouest. — Cet homme vit-il encore ? — Non, il a été martyrisé à Tsien-tsiou, capitale de la province du Nen-la. — Pour quoi ne changes-tu pas de résolution ?— Comment puis-je changer une sainte résolution en une mauvaise ? » On ferma alors la petite malle qui renfermait mes livres, et on la porta au juge. Ma soeur, interrogée après moi, rendit le même témoignage à la vérité.

« Alors le mandarin ordonna de nous battre violemment, et pendant que les satellites exécutaient ses ordres, il criait : « Changeras-tu de résolution ? persévéreras-tu dans ton dessein ? sens-tu les coups? — Comment pourrais-je ne pas les sentir ? — Change donc de résolution. — Non, j'en ai changé à l'époque où, pour

 

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la première fois, j'ai lu les livres chrétiens, je n'en changerai plus. — Et pourquoi ne veux-tu plus changer ? — Du sein de l'ignorance ayant aperçu la vérité, je ne puis l'abandonner. » On frappait sans discontinuer, nous ne cessions de répéter les noms de Jésus et de Marie. Le juge nous dit alors : « Etes-vous donc décidés à mourir ? — C'est notre plus grand désir. — Insensés que vous êtes, vous voudriez mourir promptement, mais avant cela vous recevrez des coups sans mesure et sans nombre. »

« Enfin ils cessèrent de nous frapper. Cependant ma soeur, épuisée et la tête courbé sous la cangue, soupire toujours après le martyre qu'elle ne cesse de demander, ainsi que l'assistance du Seigneur. Tout ce que je viens d'écrire a été vu et entendu par une multitude de personnes. Je ne puis prolonger ce récit ; je ne puis développer les pensées innombrables qui remplissent mon âme. Mes jambes toutes déchirées n'étaient qu'une plaie ; cependant, grâce à Dieu, je n'ai pas encore beaucoup souffert. Je souhaite la paix à tous les chrétiens et je désire en avoir des nouvelles. Pierre Ni, le 29 de la onzième lune. »

Une des captives a aussi envoyé sa relation, mais comme elle n'est qu'un abrégé de celle-ci, j'ai cru inutile de vous la traduire.

 

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LE MARTYRE DE JEAN-CHARLES CORNAY, LAZARISTE.  A SON-TAY: (TONKIN), LE 20 SEPTEMBRE 1837

 

Jean-Charles Cornay naquit le 27 février 1809 à Loudun (Vienne), fit ses études secondaires au collège de Saumur et les acheva à Montmorillon. Il entra au grand séminaire le 20 octobre 1827 ; en octobre 1830 il se rendit au Séminaire des Missions étrangères à Paris,fut ordonné diacre et s'embarqua à Bordeaux en septembre 1831 pour aborder à Macao en juillet 1832 à destination de la mission du Su-tchuen, en Chine. Ordonné prêtre le 20 avril 1834, il se retira dans une paroisse des montagnes et se livra à l'étude de la langue annamite. Au mois de janvier 1836, malgré l'état délabré de sa santé, il optait pour la mission du Tonkin,mais 11 fut fait prisonnier dans la paroisse de Baunô. Un chef pirate chassé de ce village imagina d'en tirer vengeance en dénonçant la présence du prêtre européen. Les mandarins, bien disposés, passèrent outre. Alors la femme du chef pirate prétexta un désir de conversion pour aborder les missionnaires et pendant la nuit enfouit des armes près du presbytère de Beau-nô. La nouvelle dénonciation ne pouvait plus être négligée ; le gouverneur Le-San-Duc fit bloquer Beau-nô, et le 28 juin 1837, quinze cents soldats et trois cents païens cernaient la bourgade.

 

BIBLIOGRAPHIE. — DE LARNAY, Vie de trois Missionnaires ; MARETTE, Lettres : Sommaire du procès de Béatification ; A. LAONAY, Les cinquante-deux Serviteurs de Dieu. Français-Annamites-Chinois mis à mort pour la foi en Extrême-Orient de 1815 à 1856 dont la cause de Béatification a été introduite en 1840, 1843, 1857. Biographies, in-8, Paris, 1893, t. I, 237-267.

 

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RELATION ET LETTRES DE M. CORNAY.

 

C'est donc dans ma cage que je vous écris, sur une petite planche appuyée sur un barreau, et à l'aide de plumes de canard que j'ai pu me procurer à grand'-peine ; mais j'ai eu plus de peine encore à obtenir un petit couteau pour les tailler. Du reste, je trace mes lignes devant la foule qui admire la manière d'écrire des Européens.

A l'instant où l'on vint m'arrêter, je partais pour célébrer la sainte Messe ; comme il n'y avait pas un moment à perdre, un chrétien me conduisit bien vite dans un épais buisson, oit je me tapis comme je pus. Je n'avais plus, comme dans la montagne, la ressource des marais et des sentiers détournés pour me cacher ; il me fallut donc rester là, au milieu du quartier général des soldats qui m'environnaient et dont j'entendais les moindres paroles ; toutefois, entouré de haies, je ne pouvais être vu ni atteint.

On se mit à battre et à examiner tous les buissons du village. Le danger devenait plus pressant, je dis mon chapelet, et vous pouvez penser à quels mystères j'en appliquais les dizaines ; vous pouvez imaginer aussi quel sacrifice j'avais offert le matin au lieu de la sainte Messe, quelle méditation avait remplacé celle du jour.

Ce ne fut cependant qu'à quatre heures du soir que les soldats parvinrent jusqu'à moi. Quand je vis pénétrer dans les buissons leurs longues lances armées d'un pied de fer, je ne songeai pas qu'il eût été préférable de me laisser percer sur la place, ce qui eût évité toutes les misères qui découlent des circonstances présentes : je sortis avant que le fer m'eût atteint, et me livrai à eux. Me voilà donc pris !

 

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On coupa une liane dans le buisson, et pendant qu'on m'attachait les bras derrière le dos, je m'offris à Jésus garrotté.

Conduit devant les mandarins, je me mis à genoux et rendis hommages à Jésus crucifié et à la très sainte Vierge, dont les images saisies avec quelques autres effets avant mon arrestation, étaient suspendues derrière les mandarins ; ils virent que mes yeux étaient fixés sur ces objets sacrés, et me les présentant, ils m'en demandèrent l'explication. Je leur fis sur-le-champ ma profession de foi par un signe de croix bien carrément formé et clairement prononcé.

On me mit à la cangue, on garrotta aussi quarante individus, pour les tenir prêts aux corvées lors du départ des troupes. Je voyais tout ce manège, et je plaignais ce pauvre peuple qui, trop faible pour recevoir ses malheurs avec reconnaissance de la main de Dieu, allait en déverser toute la faute sur moi, et surtout sur mon confrère, M. Marette, qui m'avait placé dans ce village.

Après être resté longtemps exposé aux ardeurs du soleil, je m'assis et attendis patiemment ce qu'on ordonnerait de moi. Vers les cinq heures, voyant mon jeûne se prolonger, je demandai au mandarin un peu de riz; il m'en fit donner trois cuillerées, qui furent toute ma réfection. Ainsi se termina cette première journée. On m'avait donné une mauvaise natte déchirée. Je m'assis dessus comme je pus avec ma cangue, mais il me fut impossible de fermer l'oeil pendant cette nuit tout entière.

Le lendemain, mercredi 21 juin, au lever du soleil, recommencèrent les scènes affligeantes de la veille, c'est-à-dire la fouille avec la question. On m'avait déjà demandé si j'étais le seul Européen dans le bourg. On voulait, de plus, savoir de moi où étaient les effets

 

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de religion à mon usage ; je répondis qu'ayant fui au premier bruit je ne m'en étais pas occupé. Le catéchiste qui me servait d'interprète ajouta qu'on les avait transportés dans différentes maisons. On somma donc les chefs du village de les livrer. Il paraît que quelqu'un d'entre eux désigna la femme chez laquelle la plus grande partie était cachée ; celle-ci, garrottée et frappée, avec menace de l'égorger, livra tout. Le village recélait jusqu'à vingt charges d'objets de religion, de livres et d'autres effets : toutefois une partie assez notable avait été cachée à temps dans un caveau fait exprès.

Pendant la fouille, la vieille hôtesse qui avait été préposée à leur garde,feignit d'être à l'agonie avec son cercueil tout prêt devant elle, et cette ruse écarta les satellites. Il n'y eut donc que les effets gardés au presbytère,formant la valeur de sept à huit charges, qui furent pris : ils furent apportés au colonel, mais non sans que plusieurs d'entre eux eussent été détournés par les visiteurs. A son tour, le colonel les décima à son profit, sans compter qu'arrivés au gouvernement de la province ils ont dû souffrir aussi quelque déchet de la part des amateurs. L'intendant de justice, entre autres, semble avoir brûlé tout ce qui était de menu détail, afin de simplifier le catalogue qu'il était obligé de dresser. C'est un bonheur sans doute qu'il ait ainsi détruit tous rues papiers, et surtout mes catalogues de missionnaires, de prêtres et de chrétiens, qui me donnaient de justes inquiétudes, quoique en caractères européens.

[Dès le jour de l'arrestation le colonel fit construire une cage pour le prisonnier, on l'apporta.]

On m'ôta alors ma cangue, et j'entrai dans la cage, dont on lia fortement le dessus. Me voilà donc enfermé comme un loup, et à la merci de tout le monde ; cependant, je vis bientôt que cette cage était préférable à la cangue, qui commençait déjà à peser sur mes épaules inhabiles

 

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à la porter; là du moins, je pouvais m'étendre et me mouvoir, sans avoir de fardeau ; de plus j'étais à l'abri des coups qu'on distribuait à tout venant. Enfin quand la bête fut en cage, ses gardiens, la voyant en sûreté, s'apprivoisèrent.

Les officiers examinèrent nos effets saisis, et ne les traitèrent pas, comme on pense, avec la délicatesse d'un sacristain ; toutefois, ils accordèrent à mes instances six volumes qui se trouvaient devant moi. Interrogé sur leur usage, je leurs dis que c'étaient des livres de prières et que je m'en servirais afin de prier pour eux : cette réponse leur fit plaisir. Le colonel me céda aussi un christ qui était parmi les objets enlevés, et comme il me demandait ce que j'en ferais :

— C'est pour le vénérer, lui répondis je, et pour lui demander la force dont j'ai besoin dans ce moment.

Là-dessus, prenant le livre des Evangiles, j'expliquai ce trait de la Passion où il est dit que Notre-Seigneur parut devant Pilate ; puis, ouvrant l'Imitation, je leur expliquai encore ce passage sur lequel je tombai :

« Si vous vous réfugiez dans les blessures de Jésus, vous en ressentirez une grande force dans la tribulation, vous ferez peu de cas des mépris des hommes, et vous supporterez facilement leurs médisances ». J'y mis toute ma science, et à force de leur répéter ce que je disais mal, je vins à bout de me faire entendre.

La cage dans laquelle j'étais porté n'était que provisoire ; elle était confectionnée avec des bambous, les quatre angles seuls étaient en bois. Je ne la croyais pas pesante, cependant huit hommes avaient peine à la porter. Comme les chemins n'étaient pas proportionnés à sa largeur, sans cesse on était obligé de quitter les sentiers battus pour traverser les champs, et d'élargir les ouvertures des haies. Un soldat, armé d'une verge frappait

 

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les malheureux porteurs, et ne leur tenait aucun compte de la difficulté des routes.

Enfin on arriva au lieu de la couchée. Les mandarins se retirèrent dans un temple, et la cage resta en bas. Ce fut ainsi que je passai ma seconde nuit, en plein air. Heureusement le mandarin m'avait rendu ma couverture, un tapis d'autel et deux habits qui forment aujourd'hui encore toute ma garde-robe ; je pus donc me préserver du froid. Dans cette nuit, les soldats m'apprirent que ce n'était pas moi que l'on cherchait, mais un rebelle, et que celui-ci s'était enfui : on avait mis la main sur moi parce que je m'étais trouvé là.

On se remit en marche au point du jour [jeudi 22 juin]. On était alors sur la grande route : cette route, qu'on appelle royale, parce qu'il n'y en a qu'une de ce genre au Tonkin, n'est cependant pas fort large.

A tout instant, mes porteurs étaient obligés de courir pour se mettre au train des soldats, sans pouvoir s'arrêter à boire un peu d'eau pour se rafraîchir. Quoi qu'il en soit, ma marche était en un sens fort pompeuse : environ cent cinquante soldats me précédaient, et autant me suivaient avec des mandarins en filets surmontés de dais : ma cage portée par huit hommes et ombragée à l'aide de mon tapis rouge, occupait le milieu ; j'étais suivi de dix chrétiens arrêtés en même temps que moi, qui marchaient tristement attachés ensemble par l'extrémité de leur cangue. Sur la route, quantité de peuple accourait à la nouveauté du spectacle. Ce fut ainsi qu'on arriva au relai d'une préfecture : je fus déposé devant un mandarin qui, s'étant enquis des officiers, commença avant tout par me dire de chanter, parce que mon talent en ce genre était déjà renommé ; j'eus beau m'excuser sur ce que j'étais à jeun, il fallut chanter.

Je déroulai donc toute l'étendue de ma belle voix, desséchée par une espèce de jeûne de deux jours, et leur

 

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chantai ce que je pus me rappeler des vieux cantiques de Montmorillon. Tous les soldats étaient à l'entour, et un peuple nombreux se fût précipité vers la cage sans la verge en activité de service. Dès ce moment, mon rôle changea ; je devins un oiseau précieux par son beau ramage. Après cela, on me donna à manger.

Je parvins au chef-lieu du gouvernement de la province de l'ouest, dite Doai, où j'avais passé, déguisé en Chinois, cinq ans auparavant.

Un peuple immense accourut de toutes parts lorsqu'on m'introduisit au gouvernement. C'est comme un camp fortifié, presque de plain-pied et entouré de fossés; il sert à la fois d'hôtel aux mandarins, de tribunaux, de casernes, de prisons et de grenier public; le circuit peut en être d'une demi-lieue. Les remparts, élevés d'environ vingt pieds, sont construits en briques formées de grosses masses d'une terre qui se sèche au soleil et se durcit sans avoir besoin de cuisson ; ces briques sont moins solides que des pierres, mais elles sont suffisantes, vu la faiblesse des moyens d'attaque dans un pays. Les remparts sont du reste appuyés par des terrasses comme en Europe.

Je fus déposé devant l'hôtel du gouverneur général. Ce gouverneur est un homme assez grand, d'environ cinquante ans, sans barbe et d'une belle figure, relevée par une blancheur peu ordinaire au Tonkin. Il vint gravement jeter quelques regards sur tout mon attirail, et se retira ; puis il me fit dire que dans peu de jours je serais envoyé à la cour de Cochinchine et remis à la discrétion du roi.

Lorsque le gouverneur se fut éloigné, ma cage fut entourée d'une foule d'enfants et des satellites des mandarins de la place. Je me composai de mon mieux, et refusant de répondre aux questions qui m'étaient adressées de toutes parts, je ne prononçai que ces mots :

— Je n'ai pas peur.

 

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Ces paroles furent répétées de bouche en bouche.

—Non, n'ayez pas peur, me disaient-ils, nous ne voulons vous faire aucun mal ; c'est la curiosité qui nous attire près de vous, nous n'avions jamais vu d'Européen.

Je me déridai enfin à l'approche de l'officier mon interrogateur, qui leur donna tous les renseignements qu'ils pouvaient désirer : celui-ci me força encore à chanter, pour prix de mon dîner ; je chantai un couplet à la Sainte Vierge.

Bientôt parut la grande cage dans laquelle je devais définitivement habiter. Sorti de la première, j'eus les bras liés et de plus je fus enchaîné. La chaîne qu'on m'apporta est triangulaire ; elle me prend au cou par un anneau majeur et descend jusqu'au nombril, où elle se divise pour s'attacher au-dessous des deux jambes, par deux anneaux ; les clous en sont rivés, en sorte qu'il n'y aura plus moyen d'ouvrir ma chaîne que quand il me faudra mourir ou m'en aller en liberté, moyennant finances. Le poids de la chaîne ordinaire est de huit livres ; quelquefois les criminels sont obligés d'en faire eux-mêmes les frais.

Cette opération achevée, on me délia les bras et je pris possession de ma nouvelle cage, que l'on referma soigneusement. De même dimension que la première, celte cage est assez haute et assez large pour que je puisse facilement changer de position, mais elle n'est pas tout à fait assez longue pour la nuit. Elle est carrée, posée sur quatre pieds de six pouces d'élévation ; sa longueur est de cinq pieds environ sur quatre de largeur, et autant de hauteur à l'intérieur. Elle a quatre bras qui la prennent par le milieu et servent à la transporter ; le dessous et le dessus sont en planche, les alentours garnis de barreaux en bois, croisés à la distance de six pouces les uns des autres.

 

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Depuis huit jours que je suis en cage, je suis déjà bien fatigué d'être toujours couché ou assis dans une si étroite circonférence ; la nuit surtout, je suis rompu par la dureté du bois ; mais il faut bien souffrir, sans autre perspective qu'une augmentation de douleurs de jour en jour : telle est la volonté de Dieu, qu'elle s'accomplisse.

Quant à mes occupations, je dis mon office, je médite et m'abandonne à la volonté de Dieu ; je le prie de me pardonner mes péchés, de me donner la force de souffrir patiemment ; je lui demande surtout de confesser son saint Nom devant les infidèles. On m'avait laissé des livres et des bréviaires dorés, on me les a enlevés pour en faire le catalogue, avec promesse de les rendre, mais je ne les revois pas. Il me reste à vous rendre compte de visites que j'ai reçues et des interrogations qu'on m'a faites, ainsi que de plusieurs autres particularités.

Le lendemain de mon arrivée, le colonel Tai, qui m'avait pris, vint, accompagné d'une foule de curieux, me demander quel était l'usage de la boussole qu'il tenait dans ses mains ; puis me montrant une petite croix dorée dont quelques ornements lui faisaient méconnaître la figure, il voulut en avoir l'explication. Je le priai de me la remettre en la suspendant à ma cage, le Christ tourné vers ceux qui l'accompagnaient : je les forçai à voir au moins un instant Jésus dominer sur eux. Puis, énarrant plusieurs circonstances de la vie et de la mort de Notre-Seigneur, je leur développai de mon mieux quelles étaient la foi et l'espérance du chrétien dans les souffrances, la résignation et la force que lui donne la vue de la croix, la résurrection de Jésus-Christ et la nôtre, le jugement et l'enfer, la gloire du paradis et l'éternité. Je regrettai bien de n'être pas plus habile à parler, j'y suppléai autant qu'il était en moi, priant Dieu de faire fructifier dans leur coeur cette semence

 

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que j'y jetai. Hélas ! elle tombait sur un grand chemin d'où le démon ne tarda pas à l'enlever.

On me demanda quelles étaient les occupations des missionnaires : je répondis que nous prêchions la Foi, que nous instruisions les fidèles, et leur administrions les sacrements ; que nous avions le pouvoir de pardonner les péchés, au nom de Jésus-Christ. Le colonel me demanda comment cela se faisait ; je lui dis quelque chose de la confession. Je lus le quatrième commandement, et j'énumérai les fautes que les enfants commettent envers leurs parents ; puis ayant trouvé un article dans lequel sont détaillés les péchés que le peuple commet envers le roi et ses préposés, je le leur expliquai aussi. J'ajoutai que quand les chrétiens venaient à confesse, nous les interrogions soigneusement sur tout cela ; enfin, que, pour en avoir le pardon, il fallait accuser même les pensées contraires au respect qui est dû à ses supérieurs. Alors, élevant la voix, je dis au colonel: « Quand nous prêchons une telle doctrine, avons-nous dessein d'exciter à la révolte ? — Non, me répondit-il, cette doctrine est bonne, aussi ce n'est pas pour cela qu'on vous arrête, c'est uniquement parce que le Roi défend la Religion et ne veut pas que vous restiez ici. »

Dans toutes les visites que je reçois, une des questions ordinaires que me font les curieux est de me demander si j'ai une femme et des enfants ; je leur réponds bien vite que non, et je leur explique la cause et l'utilité de cette privation, ce qui ne laisse pas d'être bien compris de mes auditeurs.

Le 24, samedi, fête de la Nativité de saint Jean-Baptiste mon patron, le colonel vint me dire que le gouverneur général me pardonnerait, ainsi qu'au village de Bau-nô, me rendrait mes effets et pourvoirait à mon retour à Macao. moyennant cent barres d'argent : cela

 

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fait encore dix mille francs, selon la valeur actuelle, qui est fort variable. C'était déjà une proposition plus honnête que celle de mon jeune officier interrogateur, qui, dès le jour de mon entrée en cage, avait mis ma délivrance au prix de mille barres d'argent : ou cent mille francs. II m'avait demandé quelles étaient mes ressources et si nous convertissions le surplus des présents que nous faisaient les chrétiens, en or et en argent, pour l'envoyer en Europe. J'avais répondu que, bien loin de rien envoyer dans notre pays, nos parents et les fidèles d'Europe nous faisaient passer des aumônes, sans lesquelles il nous serait impossible de fournir à nos dépenses et d'élever des écoliers ; j'ajoutai, toutefois, que j'annoncerais aux chrétiens de Bau-nô la demande du gouverneur général. Ce n'était pas que je comptasse sur leurs ressources, ils auront bien assez de se tirer eux-mêmes d'embarras ; mais je voulais avoir occasion de faire connaître ma situation à mon confrère M. Marette. Je composai donc une lettre annamite, que je dictai à un païen en présence du mandarin. En voici la traduction :

« Le P. Tan (nom annamite de Cornay) envoie le salut à ses frères, les chrétiens de Bau-nô, priant Dieu de leur donner la force pour supporter les tribulations qu'il lui plaira de leur envoyer.

« Le jour où j'ai été pris, j'ai éprouvé beaucoup de joie de souffrir quelque chose pour Jésus-Christ, qui le premier a souffert pour nous ; mais quand j'ai vu nos frères liés et frappés, je n'ai pu retenir mes larmes. Maintenant je suis enchaîné et en cage : si j'étais seul, je m'en mettrais peu en peine ; car j'espère avec le secours de la grâce, supporter volontiers toutes ces misères, afin qu'après ma mort je jouisse d'un bonheur sans fin. Mais je ne puis oublier mes compagnons, qui souffrent plus que moi dans d'autres prisons voisines ;

 

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je ne puis oublier non plus tous les chrétiens de Bau-nô, qui, ayant beaucoup perdu, endurent la faim et la soif et ont même à craindre de voir toutes leurs habitations renversées ; c'est pourquoi je ne cesse de prier le Seigneur pour eux. Cependant le gouverneur général me fait annoncer que si je puis donner cent barres d'argent, il pardonnera au village de Bau-nô, à mes dix compagnons d'infortune, et se chargera de me renvoyer en Europe. Mes très chers frères, si j'étais seul prisonnier, je me refuserais à cette proposition, préférant mourir pour la Foi et m'en aller dans la céleste patrie ; mais parce que je vous chéris, je suis obligé d'écouter ces propositions. Ainsi donc, si vous pouvez ramasser cent barres, tout sera fini. Je sais toutefois qu'après tant de pertes éprouvées, quand bien même vous vendriez vos champs, ce qui vous reste de riz et d'habits, et quand vous iriez emprunter de toutes parts, vous ne parviendriez jamais à fournir une somme si exorbitante : en conséquence, tâchez seulement de trouver vingt ou trente barres, et le mandarin fera grâce au village et à mes compagnons. Quant à moi, n'ayant pas suffisamment pour ma rançon, dès que je saurai que vous êtes sains et saufs, je me réjouirai, et tout ce que j'aurai à endurer m'inquiétera peu ; car je me confie en Dieu, qui y pourvoira et m'en donnera l'éternelle récompense.

« Il me reste à vous prier d'obtenir du Seigneur pour moi la résignation à sa volonté.

 

« LE P. TAN. »

 

On n'est pas accoutumé ici à un tel langage, c'est pourquoi il fit l'étonnement de ces pauvres gens, et tous ceux qui m'environnaient s'écrièrent : « Oh ! il ne craint pas comme nous ». Cette lettre, du reste, fut sans résultat.

 

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La séance du dimanche 25, se passa tout entière en questions sur ma navigation, la France, ma patrie, ma famille ; mes interrogateurs voulurent avoir les noms de mes parents, sans qu'ils pussent les prononcer, encore moins les écrire, car leurs mots sont invariables et indivisibles.

Lorsque vous recevrez cette lettre, mon cher père et ma chère mère, ne vous affligez pas de ma mort : en consentant à mon départ, vous avez déjà fait la plus grande partie du sacrifice. Lorsque vous avez lu les relations des maux qui désolent ce malheureux pays, inquiets sur mon sort, ne vous a-t-il pas fallu le renouveler ? Bientôt, en recevant ces derniers adieux de votre fils, vous aurez à l'achever ; mais déjà, j'en ai la conviction, je serai délivré des misères de cette vie et admis dans la gloire céleste. Oh ! comme je penserai à vous ! comme je supplierai le Seigneur de vous donner part à la récompense, puisque vous en avez une si grande au sacrifice ! Vous êtes trop chrétiens pour ne pas comprendre ce langage ; je m'abstiens donc de toute réflexion. Adieu, mon très cher père et ma très chère mère, adieu ; déjà, dans les fers, j'offre mes souffrances pour vous. Je ne vous oublie pas non plus, ô mes soeurs ! et vous tous qui prenez tant d'intérêt à moi si sur la terre, chaque jour je vous ai recommandés à Marie, que ne pourrai-je point près d'elle si j'obtiens la palme du martyre !

Je suis avec tout le respect et l'affection filiale, mon cher père et ma chère mère, votre fils obéissant.

 

J.-C. CORNAY, miss. apost.

 

(Le roi remit l'affaire de M. Cornay à la décision des mandarins de la province, et vers le 15 juillet commencèrent les interrogatoires. L'accusation de rebellion était insoutenable, le crime de christianisme prouvé ;

 

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on insista pour arracher une apostasie, puis on le tortura].

Quelque douloureuse qu'ait été cette question, la plus vive souffrance était celle que me causaient mes bras, liés avec les poignets et engourdis de plus par la cangue sur laquelle ils étaient tendus. Enfin on m'a traîné dans ma cage, et, en arrivant à ma prison, j'ai chanté le Salve Regina . Dites à mon servant, Kim, que je n'ai pas jeté un seul cri, ni poussé même de soupir jusqu'à la fin, lorsque mes bras me faisaient souffrir outre mesure. La nuit, le lendemain et la deuxième nuit, mes blessures me causaient des douleurs aiguës ; à présent, huit jours après, les plaies sont en partie guéries ; mais mon pied gauche, écorché par la corde qui le liait, est plus malade que le reste du corps. Je m'attendais à de nouveaux tourments le lendemain, selon les promesses que l'on m'avait faites ; Jésus m'a épargné ce calice d'amertume.

 

[Lettre de M. Cornay à ses parents.]

 

« Mon cher père et ma chère mère,

Mon sang a déjà coulé dans les tourments et doit encore couler deux ou trois fois avant que j'aie les quatre membres et la tête coupés. La peine que vous ressentirez en apprenant ces détails m'a déjà fait verser des larmes ; mais aussi la pensée que je serai près de Dieu à intercéder pour vous quand vous lirez cette lettre, m'a consolé et pour moi, et pour vous. Ne plaignez pas le jour de ma mort, il sera le commencement de mon bonheur. Mes tourments mêmes ne sont pas absolument cruels ; on ne me frappera pour la seconde fois que quand je serai guéri de mes premières blessures. Je ne serai point pincé ni tiraillé comme M. Marchand, et, en supposant :qu'on me coupe les quatre

 

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membres, quatre hommes le feront en même temps et un cinquième coupera la tête : ainsi je n'aurai pas beaucoup à souffrir. Consolez-vous donc ; sous peu tout sera terminé, et je serai à vous attendre dans le ciel.

Je suis, avec l'affection et le respect filial, mon cher père et ma chère mère,

Votre fils,

J.-C. CORNAY.

En cage, le 18 août 1837.

 

[Lettre à M. Marette, missionnaire.]

 

Mon cher Confrère, je reçois dans les douleurs d'une nouvelle torture, votre billet qui a failli être pris. Vous voulez absolument m'écrire, vous jouez le tout pour le tout. Je vous réponds, avec mes mauvais yeux, à la lueur d'une lampe placée à dix pieds de moi. Mon troisième interrogatoire a eu lieu aujourd'hui, mardi 29 août. Avant de me frapper on a voulu me faire fouler la croix, mais je me suis prosterné de mon long, le visage sur la croix, puis je l'ai relevée, portée à ma bouche, d'où on me l'a arrachée. On m'épargne si peu, qu'on a usé trois verges, la première fois, sur mon corps. Les soixante-cinq coups que j'ai reçus cette fois-ci, avec une verge neuve, n'ont pas été moins douloureux. Après la question, rentré dans la cage, on m'a fait sortir le pied ; croyant que c'était pour le pincer avec des tenailles, je l'ai allongé en l'offrant à Jésus-Christ ; mais quand on l'a tenu, on a fait paraître la croix qu'on a appliquée dessous ; un instant après, on l'a ôtée, me demandant si j'y consentais : « Oh ! non », ai-je répliqué. Voilà le fait important à vous dire, de peur qu'on ne le dénature.

[Condamné par Ming-Mang a être coupé en morceaux,

 

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le confesseur reçut le 6 septembre la visite du gouverneur de Son-Tay qui l'entretint de sa libération prochaine. Mais M. Marette put le détromper et l'avertir de son sort certain et prochain. ]

 

[Lettre à M. Marette.]

 

Le jour de l'exaltation de la Sainte-Croix :

Laetatus sum in his quae dicta sunt mihi : In domum Domini ibimus. Je reçois, mon bien-aimé confrère, votre billet, dans lequel vous me dites que la paix n'est pas de ce monde. Si, en pensant que tout était terminé, je me suis livré à la joie, c'était dans la joie du Seigneur, uniquement en vue de sa gloire. Mais vous savez trop combien j'ai toujours désiré être délivré de ce corps de mort, pour croire que, malgré les différentes lueurs d'espérance, j'aie été un instant sans offrir ma vie au Bon Dieu. Je ne compte guère sur la sentence clémente du roi ; et., supposé qu'on l'attend, elle ne changera rien sans doute, ou ne fera qu'aggraver le mal. Consummatum est : l'iniquité a consommé son astuce. Votre charité est parfaite en m'avertissant à temps, pour que je ne sois pas trop surpris par l'annonce de la mort ; car elle ne tardera pas sans doute, si l'on craint que je ne me la donne moi-même.

Que votre lettre soit donc la dernière, vous ne sauriez, d'ailleurs, plus rien avoir à me dire. Quant à moi, quoiqu'on paraisse m'observer avec moins de vigilance, dès qu'on recommencera à le faire, ce sera avec tant de soin que je ne pourrai plus vous écrire, même la nuit.

Adieu, mon bien-aimé, adieu à tous mes confrères et à notre digne évêque : si j'ai pu quelquefois, à mon insu, et en quoi que ce soit le contrister, je lui demande pardon ; certes, je ne l'ai pas fait par malice.

 

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Je désirerais bien que vous puissiez me procurer l'absolution ; mais si cela est impossible : «  O mon Dieu, dis-je souvent, contrition pour confession, mon sang à la place de l'Extrême-Onction. » Je ne me sens la conscience chargée d'aucun péché grave ; pour cela, cependant, je ne suis pas justifié. Marie m'obtiendra la contrition, et le sabre me fera l'onction.

Déjà, j'avais écrit ma confession au P. Thé ; mais pour ne rien négliger, je l'ai refaite ; confiez-la à celui que vous pourrez députer. Dites-lui que, quand il aura fait le signe convenu, il me suive pas à pas jusqu'à ce que tout soit fini. J'absoudrai moi-même mes compagnons si je meurs avec eux.

Adieu, adieu ! priez et offrez le saint sacrifice pour mon heureuse mort.

Tout à vous en cette vie et en l'autre.

 

J.-CORNAY, indigne soldat de J.-C.

[Le 20 septembre, mercredi des Quatre-Temps, le prisonnier ne rompit le jeûne qu'à midi ; entre midi et une heure arriva la sentence de mort ratifiée par le roi. A 2 heures, le cortège sort de la forteresse par la porte occidentale. 300 soldats ouvrent la marche, la planchette sur laquelle est écrite la sentence, la cage du missionnaire, entourée de bourreaux sabre nu ou la hache à la main, une cymbale qu'on frappe de temps en temps, le général qui présidera l'exécution.

Pendant qu'on fait le tour de la forteresse, M. Cornay chante ; dès qu'on arrive dans la grande rue, il prend un livre et lit des prières. Le P. Thé lui fait le signe convenu et lui donne l'absolution.

On entre dans un champ, le trajet a duré 20 minutes. Le condamné dans sa cage est déposé dans l'angle nord-est, les soldats forment le cercle, fichent leurs lances

 

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en terre et s'arment chacun d'une verge pour contenir la foule : L'officier commandant reste sur la route, la planchette est plantée en terre près du condamné.

La cage est ouverte par le haut ; on l'incline. M. Cornay sort et s'assied à terre pendant qu'on lui ôte ses fers. Pendant ce temps, les bourreaux plantent quatre piquets pour y attacher les mains et les pieds de la victime. Le missionnaire quitte ses vêtements et s'étend la face contre terre sur le tapis d'autel qu'on lui a toujours laissé et sous lequel les bourreaux ont étendu plusieurs nattes, offertes par les chrétiens. Dès qu'il est couché, quatre bourreaux attachent les mains et les pieds aux piquets, un cinquième fixe la tête entre deux pieux et les quatre bourreaux se portent un à la tête, du côté gauche, un près du bras droit, les deux autres aux pieds. Ces préparatifs ont duré 20 minutes.

Le mandarin dit : « Tout est-il prêt ? » Et il ordonne d'exécuter « le prêtre de la Religion chrétienne ». Un coup de cymbale ; on tranche la tête, 

le bourreau la saisit par une oreille et la jette à quelques pas, lèche le

sang de son sabre et coupe le bras gauche ; les aides coupent les autres membres. On ouvre le ventre, on arrache le foie et le bourreau en mange un morceau.

L'exécution est terminée.

 

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DÉBUTS DE LA PERSÉCUTION DE MINH-MANH.
AU TONKIN, EN 1838.

 

— Le Tonkin, situé au sud de la Chine, est sous le protectorat de la France depuis 1884 et fait partie de l'Indo-Chine française.

Les habitants s'appellent proprement Tonkinois et, par extension, Annamites.

L'empire d'Annam se composait de la Cochinchine, du Ton-' kin et de l'Annam. Aujourd'hui il est réduit à ces deux derniers pays. L'Empereur réside à Hué, capitale de l'Annam.

Le Tonkin conquis par la Chine vers le commencement de notre ère, lui resta assujetti jusqu'au milieu du Xe siècle ; il était alors gouverné par des vice-rois. De 968 au commencement du XVe siècle, le Tonkin fut gouverné par trois dynasties indigènes. Il retomba ensuite sous le joug de la Chine, mais peu de temps. Soi, de la dynastie des Lê, chef du parti national, après une lutte qui dura dix ans et coûta la vie, dit-on, à 300.000 Chinois, finit par rendre une certaine indépendance à son pays, moyennant un tribut en fruits payé tous les trois ans.

— En 1523, le roi Coung-Hoan fut détrôné par son gendre, Lê-Du, qui inaugura la dynastie des Mac.

Son fils et successeur commit tant d'excès, que les partisans des purent replacer un membre de cette dynastie sur le trône. Cependant la famille Mac continua encore longtemps à gouverner le petit royaume de Cao-Bang dans les montagnes au nord du Tonkin.

La famille régna sur le Tonkin presque jusqu'à la fin du

 

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XVIIIe siècle, avec une autorité plutôt nominale que réelle. Une famille Trinh, sous le nom de Chua ou Seigneurs, fournissait de vrais Maires du palais.

— Au XVIe siècle des déportés politiques du Tonkin en Annam, se déclarèrent indépendants et commencèrent, sous la direction de la famille Nguyên, la formation du royaume de Cochinchine, qui arriva à comprendre non seulement les provinces de ce nom, mais encore le Cambodge ou l'Ourteb, l'Annam à l'Est. Les rois du Tonkin composèrent avec eux, et reconnurent leur indépendance, sous réserve d'une suzeraineté nominale.

— Vers la fin du avine siècle, les montagnards de la partie occidentale du Tonkin se révoltèrent et, sous le nom de Tay-Son, firent la guerre à la fois aux Lé et aux Nguyên. Le dernier des Trinh ou maires du palais se suicida et le dernier des Lê passa en Chine et disparut. Nguyên-Anh, fils du dernier roi de Cochinchine, réduit à se cacher dans les montagnes fut souvent exposé à mourir de misère et de faim. Le Vicaire Apostolique de la Cochinchine, Monseigneur Pigneau de Réhaine, lui offrit toutes les ressources dont il disposait et conduisit à Versailles son jeune fils, demandant des secours en hommes et en argent pour rétablir le roi de Cochinchine sur le trône.

— Nguyên-Anh put chasser les Tag-Son et reconquérir son royaume et celui du Tonkin. Il prit le nom de Gia-Long et se proclama empereur d'Annam. Jusqu'à la fin de son règne il se montra reconnaissant à Monseigneur Pigneau et à l'Eglise de ce qu'ils avaient fait pour lui et les recommanda en mourant à Minh-Manh, un de ses fils, (1820).

Ce Minh-Manh devint, dans les dernières années de son règne , l'un des plus féroces persécuteurs des chrétiens.

C'est en 1626 que le premier Jésuite vint au Tonkin. Il s'appelait Antonio Marquez. L'année suivante, le célèbre Père Alexandre de Rhodes, originaire d'Avignon, vint l’y rejoindre. Le roi Vin-Tho leur permit de prêcher librement le christianisme dans ses Etats. Ils bâtirent une église dans la capitale et, favorisée d'abord par les mandarins, la Religion fit d'admirables progrès : il n'y avait pas trois ans que les deux Jésuites étaient, qu'aux yeux des bonzes et d'autres personnages

 

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influents ils parurent un danger. En conséquence ils furent arrêtés et expulsés du pays.

— Le Père Alexandre de Rhodes, chassé du Tonkin, était allé évangéliser la Cochinchine, d'où il fut également expulsé. C'est alors qu'il eut l'idée d'aller à Rome exposer ses idées d'évangélisation des peuples de l'Extrême-Orient.

— Pendant qu'à Rome on examinait son projet, le Père de Rhodes n'était pas resté inactif ; il avait parcouru la France afin de chercher des ressources pour les Missions d'Extrême-Orient. A Paris, il fit des conférences à des jeunes gens, la plupart étudiants en droit ou en médecine, et leur communiqua son zèle apostolique C'est d'un groupe de ces étudiants que devait sortir la Congrégation des Missions Etrangères.

L'un d'eux, devenu prêtre, François Pallu, fut le premier qu'Alexandre VII nomma Vicaire Apostolique. Il fut sacré à Rome en 1659 avec le titre d'évêque d'Héliopolis, et le Tonkin lui fut assigné comme diocèse ; en outre, il fut nommé administrateur de cinq vastes provinces de Chine.

— Arrivé à Siam en 1664, il ne put jamais pénétrer au Tonkin, mais il prépara plusieurs Annamites au sacerdoce et envoya l'un d'eux à Manille apprendre le chinois. Ce missionnaire indigène arriva à Manille en 1672 et reçut l'hospitalité au couvent de Saint-Dominique.

Deux ans plus tard le Père L. Marquez, qui s'était embarqué à Siam pour l'Europe, n'ayant pas trouvé de bateau, rentrait à Manille porteur de lettres très pressantes des Missionnaires français, suppliant la Province du Saint Rosaire de leur envoyer des Religieux pour les aider à évangéliser les vastes régions qui s'appellent aujourd'hui l'Indo-Chine.

Le provincial et son conseil résolurent d'envoyer aussitôt six Religieux. Ils obtinrent l'autorisation du gouverneur des Phi - lippines, alors D. Manuel de Léon, qui pour des raisons poli-tiques, révoqua cette permission quelques semaines plus tard.

En octobre de cette même année, Monseigneur Pallu arrivait lui-même à Cavite, près de Manille. Le gouverneur de Manille voulut l'empêcher de communiquer avec les dominicains. Il put cependant leur renouveler sa demande de Missionnaires pour le

 

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Tonkin, et les Dominicains reçurent de lui de précieux renseignements et des lettres de recommandation qui leur furent plus tard d'un grand secours.

Devant tant de difficultés, les Dominicains résolurent d'envoyer, aussi secrètement que possible, deux Religieux seulement sur les six destinés au Tonkin. Les élus furent le Père Juan de Sta Cruz et le Père Juan de Arjona. Un Chinois païen consentit à les amener gratuitement jusqu'à Batavia. De là des Anglais protestants, qui les traitèrent fort bien, les introduisirent au port de Hiên au Tonkin en 1676. Cet ancien port s'appelle aujourd'hui Hung- Yên.

En octobre de l'année suivante, ils reçurent un troisième compagnon dans la personne du Père Denys Moralès.

— Après avoir appris la langue, les trois missionnaires dominicains se mirent à évangéliser le pays environnant. Mais la troisième année de leur séjour, une persécution fut suscitée par un apostat. Deux d'entre eux, les Pères J. de Arjona et D. Moralès furent arrêtés et enchaînés ; la cangue au cou, ils furent conduits à la capitale et jetés en prison, où, ils souffrirent toutes les horreurs de la faim et de la soif. Finalement ils furent expulsés après plusieurs mois de chaîne et de cangue au cou, comme des criminels.

De Batavia ils furent transportés à Amsterdam, d'où ils gagnèrent leurs couvents en Espagne.

Le Père Juan de Sta Cruz resté seul au Tonkin ne se découragea pas. Tout en se cachant, il continua l'évangélisation. En 1681 il reçut un confrère milanais, le P. Raymond Lézoli, qui arrivait d'Italie à travers la Turquie, la Perse et les Indes. C'était un homme de 26 ans, d'une grande vertu et d'une intelligence très cultivée, en particulier habile en médecine. Il était destiné à travailler de longues années au Tonkin et à , y rendre ie grands services.

Jusqu'en 1693, ils furent les seuls missionnaires dominicains lu Tonkin. Ce qui donnera une idée de leur activité et de leur gèle, c'est que pendant cette période de 12 ans, ils bâtirent CO chapelles et baptisèrent plus de 18.000 infidèles. En 1693, deux nouveaux Pères vinrent les aider, et à partir de ce moment les renforts se succédèrent.

 

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En 1701 ils avaient environ 20.000 fidèles ; en 1750, ce chiffre s'éleva à 60.000.

            — Le P. Lézoli fut le premier évêque dominicain au Tonkin. Il reçut ses bulles en 1693 ; mais ne se laissa consacrer qu'en 1702. Le Père Juan de S'a Cruz, nommé en 1708, fut le second, et le Père Thomas Sextri lui fut donné pour coadjuteur et consacré le 7 mars 1719.

            — La Propagande ( 1er août 1757) décréta que la moitié du Tonkin, à l'orient du fleuve Rouge, serait désormais confiée aux Dominicains, et nomma l'année suivante, comme premier vicaire apostolique de cette vaste Mission, le Père Santiago Hernandez, qui se trouvait alors à Rome. Il ne rentra au Tonkin que le 12 mars 1763.

Nous trouvons à cette époque au Tonkin, à côté des Dominicains, non seulement les Pères des Missions Etrangères, mais encore des Jésuites, des Franciscains et des Récolets.

 

BIBLIOGRAPHIE : B. COTHONAY. Les XXVI martyrs des missions dominicaines du Tonkin béatifiés par SS. Léon XIII, le 7 mai 1900, in-12, Paris, s. d. ; ROMANET DU CAILLAUD, Origine du christianisme au Tonkin et dans les autres pays avoisinants, 1894 ( ?).

 

LETTRE DU P. HERMOSILLA sur les débuts de la persécution.

 

A la date du 25 avril 1839, le Père Hermosilla rapportait à son Provincial les origines de la persécution de Minh-Manh.

« Le mandarin Trinh-Quang-Khanh, l'un des plus grands ennemis de notre sainte religion, et l'un des mandarins qui désirent le plus plaire au roi, gouverne la province méridionale (Nam-Dinh) depuis la fin de 1836, au déplaisir de la majorité, non seulement des chrétiens, mais même des infidèles. Les mandarins inférieurs ne peuvent le souffrir à cause de la confusion que fait

 

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régner dans la province son esprit de servilité excessive à l'égard du roi ; à peine ose-t-il faire usage de ses pouvoirs, excepté pour l'anéantissement des chrétiens.

« Il a toujours manifesté une grande haine contre notre sainte religion, mais surtout depuis le commencement de 1838. En novembre de l'année 1837, il fut à la cour de Cochinchine (Hué) visiter le roi, souverain également du Tonkin. On assure qu'il fut réprimandé et menacé parce que dans sa province les chrétiens observaient encore la Religion de Jésus-Christ, et parce qu'il n'avait pu mettre la main sur un seul Missionnaire. Aiguillonné par cette réprimande, le mandarin résolut d'en finir avec la Religion de Jésus-Christ.

« Le gouverneur, avant de quitter Hué, fit fondre un certain nombre de Crucifix qu'il rapporta. Il était de retour à Nam-Dinh à la fin de janvier 1838. Dès son arrivée, le bruit se répandit qu'il avait apporté des Crucifix destinés à être mis aux portes de la ville et dans les chemins, ce qui remplit de crainte et de terreur non. seulement les soldats, mais encore les villages, où l'on pensait bien qu'il ferait la même chose. Il laissa dormir cette liste pendant quelque temps, mais comme il avait été piqué par la répréhension et la menace du roi, lui à son tour réprimanda et menaça tous les mandarins sous ses ordres.

« Il supposait qu'il y avait beaucoup de missionnaires tonkinois et quelques Européens dans sa province, et comme jusqu'alors il n'avait pu se saisir d'aucun. malgré tous ses efforts, dans les rapports qu'il faisait au roi plusieurs fois par an sur l'état de sa province, il lui avait toujours dit qu'il n'en restait plus aucun et que les Européens étaient retournés chez eux. En cette occasion il voulut faire son possible pour s'emparer de nous et en finir une bonne fois. Il envoya dans toutes les directions es espions dévoués: hommes et femmes déguisés, soit en

 

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mendiants, soit en journaliers, soit en marchands, et de beaucoup d'autres manières, cherchant à pénétrer dans les maisons et à tout examiner. Certains feignaient d'être chrétiens, afin de pouvoir mieux s'enquérir des lieux où étaient cachés les missionnaires, surtout les Européens.

« Il dépêcha aussi divers mandarins sur différents points de la Province, avec ordre de la visiter à fond et de faire leur possible pour nous prendre tous, de s'enquérir du lieu de nos résidences, où se réunissaient les chrétiens pour leurs exercices de dévotion. Ils devaient aussi s'emparer de tous les objets du culte, sur lesquels ils pourraient mettre la main, de tout ce qui avait été à l'usage des missionnaires et tout confisquer. Ces mandarins avaient, les uns deux cents soldats sous leurs ordres, d'autres trois cents, quelques-uns moins. Ils parcoururent plusieurs fois toute la Province. Dans les villages plus considérables, ils séjournaient plusieurs jours et ordonnaient à leurs soldats déguisés de faire des perquisitions dans les hameaux voisins.

« Tous les Missionnaires, spécialement nous les Européens, dûmes nous cacher plus soigneusement, changeant fréquemment de place, enterrant tout ce qui nous appartenait, particulièrement les objets du culte divin. A cette date quelques églises, les séminaires, beaucoup de maisons et de résidences de missionnaires, les couvents des Religieuses étaient encore debout, et l'on faisait tout le possible pour les conserver, soit en condamnant les chemins et ouvrant une entrée par les maisons des chrétiens, pour que les espions ne pussent y pénétrer, soit en y mettant des personnes destinées à répondre en cas de surprise.

« Ceci était facile dans les villages où les chrétiens étaient unis entre eux et où l'on ne craignait pas l'apparition d'un Judas ; mais ce n'était pas partout. Du reste,

 

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les notables des villages vivaient dans une crainte continuelle, entretenue par les nouvelles alarmantes venues du chef-lieu de la Province. Nous connaissions tous les grands dangers auxquels nous nous exposions, mais il fallait faire tout le possible pour conserver les séminaires au maintien et à l'augmentation de la Mission, ainsi que les monastères, qui abritaient tant de bonnes âmes, et les maisons des missionnaires pour garder les catéchistes et les autres serviteurs. Afin d'arriver plus sûrement à notre but, nous dûmes, à diverses occasions, faire cadeau aux mandarins de plusieurs centaines de taëls (1), ce qui se faisait en cachette comme affaire particulière des villages ; ainsi on pouvait obtenir que les perquisitions ne se fissent pas si rigoureusement et que les espions fussent moins importuns.

« Les mandarins parcoururent la Province avec leurs troupes depuis le commencement de février ; les uns rentraient, d'autres partaient ; quelquefois les mêmes étaient envoyés ainsi deux ou trois fois en expédition. Mais comme ils ne prenaient ni prêtre ni catéchiste et n'apportaient au gouverneur aucun renseignement précis au sujet des lieux où étaient cachés les Missionnaires, il ne les croyait pas, bien que plusieurs s'efforçassent réellement de faire ce qu'on attendait d'eux. »

Le 18 mars, l'impie gouverneur déposa à chaque porte de la ville cinq crucifix, afin que tous ceux qui entreraient ou sortiraient fussent obligés de les fouler aux pieds.

« Beaucoup, même des infidèles, s'abstinrent de

 

1. La valeur du taël a varié beaucoup. A cette époque il valait au moins de cinq à six francs. — Dans l'intérieur du pays, le taël était pris pour unité de monnaie et alors était synonyme de ligature et ne valait qu'un peu plus d'un franc. C'est probablement dans ce eus qu'il est pris ici.

 

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passer. Les mandarins supplièrent le gouverneur de les faire enlever, mais il leur refusa pour le moment. Ils demeurèrent trois fours, cependant la nuit on les faisait disparaître. Ensuite, il les fit déposer de façon que ceux qui le voudraient passassent dessus. Mais les soldats de garde obligeaient beaucoup de gens à passer dessus, et pour en être dispensé il fallait ouvrir sa bourse. Cela dura quelques jours, puis on les enleva et de temps à autre on les remit aux portes des villes, non seulement dans la province méridionale, mais aussi dans la septentrionale.

            « Pendant qu'à Nam-Dinh on obligeait les soldats à passer sur la Croix comme signe d'apostasie, d'autres mandarins parcouraient la province avec leurs troupes, faisant tous leurs efforts pour se saisir de nous, notant tout ce qui concernait notre ,sainte Religion pour tout détruire suivant l'intention du roi et les ordres du cruel mandarin principal. Dans certains villages, les pauvres chrétiens eurent beaucoup à souffrir... ; la tempête enfin sembla s'apaiser un peu, grâce à Dieu ... mais bientôt l'arrestation et l'emprisonnement d'un catéchiste, le 17 avril, renouvela toutes les craintes, les anxiétés et les périls des semaines précédentes.

            « Ce catéchiste des montagnes de la Province du Nord était envoyé par le prêtre indigène Joseph Viên, qui lui avait confié six lettres, une pour le Vicaire apostolique, une pour son coadjuteur, une pour le V. Père Fernandez, une pour moi et les deux autres pour des prêtres tonkinois.

            « Ce catéchiste fut arrêté en passant par le village de Rem-bon, près de Nam-Dinh, un endroit où nous avons beaucoup de chrétiens disséminés au milieu d'un nombre considérable de païens. Peu de temps auparavant, les infidèles de ce village avaient plaidé contre les chrétiens pour tâcher de les obliger à payer leur quote-part

 

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du service du culte païen. Les chrétiens avaient gagné le procès et continuaient à être exempts de cet impôt particulier, comme ils l'étaient depuis longtemps, en vertu d'un contrat passé entre tous les habitants. Les infidèles cherchaient une occasion pour nuire aux chrétiens, c'est pourquoi ils arrêtèrent ce catéchiste et son compagnon au moment où ils passaient devant le tribunal, non pas qu'ils sussent qui ils étaient, mais parce qu'ils les entendirent demander où se trouvait la maison d'un notable chrétien. Bientôt ils découvrirent que leurs prisonniers étaient chrétiens et appartenaient à la Maison de Dieu (1). Ils fouillèrent le catéchiste et trouvèrent sur lui les six lettres dont il était porteur ainsi que la boîte aux Saintes Huiles qu'il allait faire renouveler. Les infidèles ignoraient les destinataires des lettres, car sur les enveloppes il n'y avait que nos noms tonkinois. Ils les ouvrirent, et voyant que quatre étaient écrites en lettres européennes et deux en lettres tonkinoises, ils ju-gèrent que l'occasion était bonne pour perdre les chrétiens du village, en les présentant au mandarin principal et en lui disant qu'elles étaient destinées à six individus chrétiens de leur village, qui portaient en effet les noms inscrits sur les enveloppes.

« Nous fîmes le possible pour recouvrer ces lettres, ou obtenir au moins qu'elles fussent brûlées et pour que les prisonniers fussent mis en liberté avant que le gouverneur de la province vint à le savoir. Nous avions des intermédiaires qui traitèrent avec les infidèles et leur offrirent beaucoup d'argent, mais nous ne pûmes rien obtenir. Ils dirent enfin qu'ils mettraient les prisonniers

 

1. Sons ce nom, on entend au Tonkin l'église et la résidence du missionnaire ; ce terme s'applique aussi au personnel qui habite dans la maison : Prêtres, catéchistes, aspirants au sacerdoce, et domestiques.

 

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en liberté et rendraient les lettres, à la condition que les chrétiens de leur village leur livreraient l'ancien contrat les exemptant de contribuer aux dépenses du culte païen, et en feraient un autre, par lequel ils s'engageraient à payer leur quote-part de ces frais à l'avenir. Comme nous ne pouvions accepter ces iniques conditions, ils remirent leurs prisonniers avec les lettres au mandarin principal le 19 avril.

« Celui-ci reçut les lettres, interrogea les prisonniers, tâchant de tirer d'eux les renseignements qu'il voulait, d'abord par la persuasion, et ensuite en les intimidant, mais comme il n'arrivait à aucun résultat certain par ces moyens, il eut recours au rotin et à d'autres tourments, barbarie qui du reste ne lui réussit pas davantage, car le compagnon du catéchiste s'en tira en disant qu'il ne savait rien, qu'il suivait le catéchiste, parce qu'étant pauvre et n'ayant rien à manger, il devait gagner sa vie.

« Le catéchiste, après beaucoup d'hésitations, dit qu'il avait reçu les lettres d'un notable chrétien du village de Cao-Xa pour les porter à tel et tel village. Le catéchiste agit très mal, car il mentit, et ainsi causa de très grands torts à ce notable et aux villages qu'il nomma.

« Le mandarin principal put se rendre compte que quatre de ces lettres étaient destinées à des Européens, mais ne pouvant découvrir où nous étions, ni par les prisonniers, ni par ses nombreux espions, il résolut d'envoyer ces lettres au roi, avec ce que disait le Tillage de Rem-Bon et la version toute différente des prisonniers, car il craignait que Minh-Manh n'apprît tout cela par un autre côté, et qu'il lui en coûtât la tête. La plupart des mandarins étaient d'avis qu'il fallait brûler ces lettres, sans en faire part au roi, car si elles arrivaient jusqu'à lui, tous avaient grandement lieu de craindre ; en effet, ils

 

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avaient souvent écrit an roi, que leurs peuples lui obéissaient sans réserve et avaient abandonné la religion de Jésus-Christ, que les missionnaires européens étaient retournés dans leur pays. Que dirait-il maintenant en voyant six lettres, dont quatre étaient destinées à autant d'Européens, et deux à des missionnaires indigènes, qui se trouvent encore actuellement dans la province ? Mais ils ne purent rien obtenir du mandarin principal, qui le 13 mai envoya les lettres au roi avec les déclarations

« Les lettres ne contenaient rien contre le roi, ni contre personne ; mais pour beaucoup des grands mandarins et principalement pour Minh-Manh, il suffisait qu'elles fussent les lettres d'an missionnaire destinées à d'autres missionnaires européens ou tonkinois pour les faire entrer en fureur contre notre sainte religion et ses ministres. Après avoir envoyé ces lettres au roi, le mandarin Trinh-Quang-Khanh redoubla d'efforts pour s'emparer de tous les missionnaires européens et en finir avec la religion catholique dans toute la province. Il augmenta les troupes et les espions lancés de toutes parts.

« C'est alors que nous dûmes démolir notre petit séminaire de Ninh-Cuong, parce que deux soldats païens de ce village dénoncèrent à un mandarin qui y était venu perquisitionner avec 200 soldats, qu'il y avait là un collège dont un Européen était chargé et qu'il renfermait en outre divers missionnaires et beaucoup d'étudiants.

« Ce mandarin n'était pas des plus méchants ; tout cela il le savait depuis longtemps, mais il faisait semblant de l'ignorer ; et craignant d'être dénoncé au mandarin principal, s'il n'agissait, il donna l'ordre de tout • démolir, il nous fallut même lui donner 500 taéls (de 5 à 600 cfr.) à partager entré ses soldats, dit-il, afin d'obtenir de faire le silence sur cette affaire, car si les autres

 

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mandarins venaient à le savoir, nous aurions de grands embarras et de beaucoup plus fortes dépenses. Il nous fallut encore démolir plusieurs résidences de missionnaires, des monastères de religieuses et notre grand séminaire de Luc-Thuy, car les chrétiens, terrorisés par tant de soldats et d'espions, craignaient des dénonciations.

« Mais surtout nous craignions la résolution du roi,, qui arriva en effet au chef-lieu de la province le 25e jour de mai.

« Le roi punit le mandarin Trinh-Quang-Khanh qui avait envoyé les lettres et beaucoup d'autres mandarins de divers tribunaux de la province, en les privant de leurs charges, des titres et privilèges dont ils jouissaient auparavant, et il leur donna l'ordre de prendre, dans l'espace d'un mois, les Pères Européens et les deux Pères Tonkinois et celui qui avait écrit les lettres. Pour les mettre à même d'exécuter ce commandement, il met-tait à leur disposition 6.000 soldats qui se trouvaient déjà à Nam-Dinh et il en envoyait 2.000 de plus de Hué. S'ils ne nous arrêtaient pas dans l'espace d'un mois, Trinh-Quang-Khanh et les autres mandarins entreraient à la Cour pour y recevoir le châtiment réservé aux missionnaires. Le roi envoyait comme gouverneur de la province un mandarin appelé Lé-Van-Duc, ennemi également de notre sainte Religion. Il venait avec des instructions très précises du roi, de faire tout son possible pour nous prendre tons, et d'en finir avec la Religion de Jésus-Christ dans toute la province. Ce nouveau tyran arriva au chef-lieu de la province pour la gouverner, le 2 juin 1838. »

 

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MARTYRE DE PIERRE TU.
Dominicain tonkinois.
A BAC-NINH LE 5 SEPTEMBRE 1838

 

Pierre Tû naquit à Ninh-Cuong, village au sud de la province de Nam-Dinh, vers 1796. Entré à la Maison « de Dieu », il fut ordonné vers 1826 et le 4 janvier 1827 fit profession dans

l'ordre de Saint-Dominique.

 

BIBLIOGRAPHIE. — B. COTHONAY, Les XXVI martyrs des missions

dominicaines, p. 183-220.

 

LE MARTYRE DE PIERRE TU.

 

Au début de l'année 1838, le Père Tû fut envoyé dans le district de Ké-Mot. Un notable du nom de Quang lui donnait l'hospitalité. Un témoin dit qu'il se cachait habituellement dans le jardin du bétel, où il passait parfois la nuit et disait même la messe. Généralement les Annamites un peu à l'aise ont leur maison à l'entrée d'un jardin soigneusement entouré d'une forte haie de bambous, à peu près impénétrable, et atteignant souvent dix et même quinze mètres de hauteur. Dans ce jardin il en existe un autre, non moins soigneusement entouré et fermé à clef. C'est là qu'on cultive la précieuse liane du

 

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bétel. Ce lieu était donc tout indiqué en temps de persécution, comme une cachette presque inaccessible.

Le village de Ké-Mot était presque tout chrétien ; les mandarins soupçonnant qu'il devait cacher un prêtre, vinrent l'assiéger le 29 juin 1838. Avant leur arrivée, le Père voulait fuir ; mais son hôte Quang lui dit qu'il était plus en sûreté dans ce village que n'importe où... On convint seulement que le Père se rendrait dans une cachette préparée dans la maison d'une chrétienne nommée Thao, qui à sa vue lui dit : « Père, entrez ici, votre fille mourra plutôt que de vous abandonner. »

Le catéchiste du Père Tû, appelé Uy, avait dirigé la construction de cette cachette à double compartiment, l'un au-dessus de l'autre. Comme on lui en demandait la raison, le dévoué catéchiste répondit : « Le Père se cachera dans le compartiment inférieur et moi au-dessus ; si on découvre la cachette, je serai pris ; mais il est à espérer que les persécuteurs ne soupçonneront pas que le Père est au-dessous, et ainsi il pourra continuer à donner ses soins aux malheureux chrétiens. »

Mandarins et soldats entrèrent donc dans le village, visitèrent les maisons, les saccagèrent et maltraitèrent les habitants terrifiés, sans découvrir le Père, mais seulement des images, des chapelets et divers ornements pour la célébration du culte. C'en était assez pour les compromettre gravement. Les notables durent sur-le-champ débourser une grosse somme d'argent pour empêcher la ruine immédiate du village, et plusieurs habitants consentirent à fouler aux pieds la croix et à apostasier.

Le mandarin emmena tous les hommes dans son camp, au village voisin. Aussitôt, les interrogatoires commencèrent. On infligea d'abord 15 coups de rotins à cinq jeunes gens, qui refusèrent d'apostasier et déclarèrent ignorer le séjour du prêtre. Il allait faire subir le

 

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même traitement au médecin Ninh, qui essaya d'abord de nier ; mais terrifié, il déclara connaître la cachette du Père. On voulut l'obliger à le livrer immédiatement. Il demanda d'abord nu mois de délai ; mais la menace du rotin le fit descendre jusqu'à un jour.

Escorté de soldats, il alla trouver Quang et ils convinrent de livrer le Père, puisque c'était une nécessité, se disaient-ils.

Les deux amis vinrent dire à Thao que sa cachette n'était plus sûre, qu'ils en avaient trouvé une autre meilleure dans le village de Huong, et d'avertir le Père qu'on viendrait le chercher de nuit pour l'y conduire. A. deux heures du matin, trois serviteurs de Quang se présentèrent, et au nom de leur maître invitèrent le Père à les suivre. Celui-ci sans soupçon les accompagna. En route, on trouva Quang et son fils qui conduisirent le Père dans la maison d'un notable nommé Loon. Le Père était accompagné de son catéchiste Uy et d'un serviteur. Loon les enferma tous les trois dans une chambre.

Le matin il ordonna à tin serviteur de les cacher dans une pièce de cannes à sucre, et vers midi, il les fit sortir sur un chemin, où il avait embusqué quelques-uns de ses serviteurs et des soldats du poste de Hua, qui se jetèrent sur les fugitifs et les frappèrent. Pierre Tû jeta un grand cri qui épouvanta tellement ses persécuteurs, qu'ils tombèrent à la renverse. Le mandarin s'oublia jusqu'à frapper le Père de plusieurs coups de sabre et le blessa à la lèvre, d'où le sang coula en abondance.

On conduisit les prisonniers à la maison commune, où le notable Loon fit. délier le Père Pierre, de qui on avait attaché si fortement les bras aux épaules, qu'on lui avait déboîté les os.

Loon dit : « Que le Père nous donne six barres d'argent (environ 500 francs) et nous lui rendons la liberté, » Le P. Tû répondit : « Avant de tomber entre vos mains, j'avais dépensé de l'argent pour éviter d'être pris ; mais puisque Dieu m'a fait cette grâce d'être. appelé à confesser son nom, je ne veux plus fuir. Non, je n'ai pas d'argent à vous donner. Menez-moi tout de suite chez le grand mandarin. Je ne me noie pas dans un verre d'eau, »

Les traîtres, déçus, lièrent le Père et le conduisirent au tribunal du village de Siam où le préfet lui dit : « Où donc le Père a-t-il été, pour faire ainsi fatiguer la troupe pendant trois ou quatre jours ? » A quoi le prisonnier répondit : « S'il n'y avait eu un Loon, quand m'auriez-vous pris ? »

Aussitôt le mandarin ordonna au Père et à tous les chrétiens présents de fouler aux pieds la croix, et dit : « Toi, prêtre, tu as été pris ainsi que tous les hommes du village ; passe donc sur la croix, n Pierre Tû,, prenant le crucifix, le baisa en disant : « Je suis prêtre et jamais je ne foulerai aux pieds ce signe adorable de la Rédemption : si le préfet me pardonne, je vivrai; sinon, je suis disposé à mourir. » Mais il eut la douleur de voir ses chrétiens en grand nombre fouler la croix du Sauveur en signe d'apostasie. Ce spectacle lui arracha les larmes et ce cri : « Jésus et Marie, mes paroissiens qui nient la Religion ! » Il fut un peu consolé par la confession de son catéchiste, d'Uy et de quelques autres. Puis les prisonniers furent envoyés au chef-lieu de la Province septentrionale, appelé Sanh-Tai, aujourd'hui Bac-Minh.

On passa par Huyen-Lang-Tay, oû notre Bienheureux eut une longue conférence avec le préfet, et lui montra l'absurdité des contes qu'on débitait contre notre sainte Religion. En prison, il remarqua quelques livres saisis chez lui et sur lesquels se trouvait une liste de ses chrétiens. Il demanda qu'on les lui laissât pour le temps qu'il passerait dans cette prison. Ou y consentit. Com-

 

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prenant combien cette liste pouvait compromettre les chrétiens, il voulait la détruire ; et quoique surveillé de près, il demanda un baquet d'eau, sous prétexte de se laver, avec l'intention de faire dissoudre cette liste dans l'eau; mais ce plan échoua, un soldat ne le quittant pas des yeux. L'idée lui vint de l'avaler, mais ce n'était pas praticable, exposé qu'il était à tous les regards. Il demanda alors qu'on voulût bien lui donner une natte pour se protéger contre les moustiques qui, disait-il, ne le laissaient pas dormir. Il s'enveloppa comme il put de cette moustiquaire d'un nouveau genre, et se mit courageusement à mâchonner sa liste. Ce n'était pas appétissant, et arriva un moment où la salive manqua absolument pour avaler ce papier. Il mastiqua alors le reste le mieux qu'il put et le cacha sous la petite estrade, où il était couché.

En cette occasion comme toujours, les mandarins espérèrent extorquer de l'argent et lui dirent : « Il y aurait un moyen de recouvrer ta liberté : dis aux chrétiens de nous apporter 20 barres d'argent (environ 1.500 francs) et nous te renverrons. » Pour que le bienheureux crût à leur sincérité, ils lui retirèrent la cangue ; mais il répondit : « Dieu m'a accordé la grande faveur de souffrir pour lui, je l'accepte d'autant plus volontiers que les chrétiens n'ont pas d'argent à donner. » On le ramena en prison la cangue au cou et on le conduisit le lendemain au chef-lieu de la Province.

Le mandarin militaire chargé de cette commission était un infidèle nommé Chanh, homme naturellement bon et qui fut plein de prévenances pour son prisonnier. Avec l'autorisation du grand mandarin, il fit scier la plus grande partie de la cangue du confesseur de la foi et ne lui en laissa qu'un tout petit peu (1). Il fit aussi faire

 

1. Cette cangue annamite ressemble à une échelle ; parfois elle ne se compose que de deux échelons entre lesquels le cou est fixé ; d'autrefois elle en compte deux ou trois devant et derrière et dépasse le corps de deux ou trois mètres.

 

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une espèce de siège avec des bambous où le Père put s'asseoir et être transporté par les soldats.

A midi, on arriva au village de Do et le cortège s'arrêta pour dîner. Le mandarin fit apporter la natte fine dont il se servait dans sa chaise, ordonna de l'étendre par terre, pour que le Père s'y assit. Il lui offrît ensuite de manger avec lui à sa table ; mais le Père s'en excusa avec politesse, faisant remarquer à l'officier la distance qu'il y avait entre un mandarin et un prisonnier. Le mandarin n'insista pas, mais voulut au moins que le Père mangeât à part des mets de sa table.

Après dîner on se remit en marche ; alors une pauvre marchande de poteries lui offrit une petite écuelle en disant : « J'adore le ciel et les idoles, je suis pauvre et n'ai que cette écuelle à vous offrir, mais c'est de bon cœur ; veuillez l'accepter afin que lorsque vous aurez soif, vous puissiez puiser de l'eau. »

Le Père accepta le don de la pauvre femme et s'en montra très reconnaissant.

Nous ne pouvons que rappeler brièvement les trois mois passés dans la prison de Bac-Ninh. Il fut cité souvent devant le tribunal des mandarins qui, par les promesses les plus flatteuses, les menaces les plus terribles et les châtiments les plus cruels, s'efforcèrent en vain de le faire renoncer à la Religion de Jésus-Christ.

Pierre Tû et sa suite arrivèrent à Bac-Ninh le 3 juillet, vers midi. Voyant un grand crucifix sur le seuil de la porte de ville, sur lequel on prétendait le faire passer, il protesta avec indignation, fit arrêter ceux qui le conduisaient et leur dit : « La nuit viendra avant que je bouge

 

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d'ici, si vous n'enlevez. ce saint crucifix. » Il prononça ces paroles d'une voix si forte et si résolue que les soldats l'enlevèrent. A ce moment le mandarin lui demanda les livres dont il a été question plus haut.

On avertit le gouverneur de la ville de l'arrivée de ces prisonniers, et en attendant ses ordres, le mandarin fit de nouveau étendre par terre sa natte fine : il demanda au Père de s'y asseoir et ordonna de lui servir le thé. Le soldat qui en fut chargé, voyant ce prisonnier condamné aux chaînes et à la cangue, le traita avec mépris et lui versa le thé dans une tasse grossière. Le mandarin, s'en étant aperçu, réprimanda vertement le soldat; il fit servir le thé au Père dans une tasse fine de Chine et ordonna à un de ses serviteurs de lui faire de l'air avec un éventail.

A la tombée de la nuit, il fut présenté aux grands mandarins. En arrivant au tribunal, il remarqua encore un crucifix sur le pas de la porte, placé de façon que, en descendant de chaise, il fût contraint de le fouler aux pieds. Il s'indigna de nouveau et dit sur un ton de maître : « Si vous laissez là ce crucifix, la nuit sera venue que je ne serai pas encore descendu. » A l'instant on retira le crucifix.

Au tribunal, les mandarins examinaient ses livres. L'un d'eux, prenant celui dont le Père avait déchiré bon nombre de feuillets, sur lesquels étaient les noms de ses chrétiens, lui dit : a Comment se fait-il que ce livre ait si peu de pages ? » Sans se troubler, le Père répondit : « A l'entrée de la ville on m'a demandé de remettre mes livres aux gardes, je ne puis pas répondre de ce qu'ils sont devenus entre leurs mains. »Le mandarin se contenta de cette réponse évasive et l'envoya en prison.

Le 4 juillet on lui mit une chaîne plus pesante. Son cou fut passé dans un collier de fer, auquel était fixée une chaîne descendant jusqu'au bas du ventre ; là elle se bifurquait en deux parties, qui allaient assujettir les chevilles

 

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auxquelles étaient passés des cercles de fer. Cette chaîne le fit beaucoup souffrir, non seulement par son poids, mais aussi parce qu'étant trop courte pour sa taille élevée, elle l'obligeait à marcher courbé et fort lentement.

En prison, il chercha d'abord son fidèle catéchiste Uy. On les avait séparés ; mais un peu d'argent glissé dans la main du gardien les fit rapprocher. Ils se couchèrent côte à côte et tinrent cette conversation qui, racontée ensuite aux chrétiens, est arrivée jusqu'à nous par les témoins du procès. Le Père : « Mon Fils, si tu désires vivre, je ferai sur ton compte une petite déclaration qui ne te compromettra pas, et tu pourras échapper.» — Le Catéchiste : « Quelle déclaration fera le Père ? — « Je dirai que tu es mon cuisinier. » Ce qui du reste était parfaitement vrai. — Le Catéchiste ; « Je demande que le Père ne fasse pas cette déclaration, car je n'ai qu'un désir, celui de souffrir et de mourir avec le Père. »

Le Père : « C'est bien ; alors je dirai que tu es un maître d'instruction, déclaration qui te mènera au martyre ; mais il faudra t'en tenir à ce que je dirai sur ton compte et ne pas faire attention à ce que pourront te dire les mandarins ou leurs écrivassiers.»

Les deux confesseurs prièrent longtemps et le catéchiste demanda ensuite-le sacrement de pénitence.

Le lendemain, quelques secrétaires et commis firent comparaître le bienheureux Tû devant une espèce de tribunal qu'ils composaient eux-mêmes, et voulurent, en particulier, lui faire déclarer le nombre de prêtres cachés dans la province orientale et dans celle du Nord. Voyant à quelle espèce de gens il avait à faire, le Père refusa de répondre à leurs importunités. L'un d'eux, chrétien apostat, dit : « Si le père ne veut pas parler, les coups vont le forcer à répondre. » Alors le serviteur de Dieu lui dit : « Quelle autorité as-tu pour me frapper ? Si tu

 

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veux en venir là, mène-moi donc au grand mandarin. » Le misérable, transporté de colère, répondit: « Rappelle-toi que tu es un prisonnier. » — « Sans doute, je suis prisonnier, dit le prêtre, puisque tu me vois chargé de cette chaîne de fer, mais cela prouve t-il que tu aies autorité pour me frapper ? » Quelqu'un dit : « Monsieur Ton (nom de l'apostat) a jadis professé la Religion.» A quoi le malheureux répondit : « Oui, autrefois j'ai suivi la religion, mais m'étant rendu compte qu'elle ne valait rien, je l'ai laissée. » Indigné en entendant ce blasphème, le Père Tû lui répondit : « Toi, qui à moitié de la route, as rebroussé chemin, penses-tu vraiment obtenir ce que j'attends moi-même? Toi, qui ne pratiques réellement aucune religion, mais uniquement ce qui favorise les passions, pourras-tu arriver où je vais ? Ma religion est la seule véritable; depuis des générations, mes ancêtres l'ont pratiquée, mes parents l'ont observée, ainsi que moi-même depuis mon enfance. » Les autres secrétaires et commis approuvèrent et un ou deux lui offrirent une chique de bétel, ce qui est une marque d'estime. Du reste, dès ce jour, ils n'eurent pour lui que du respect.

L'apostat s'en fut demander au mandarin de citer le plus tôt possible le serviteur de Dieu à son tribunal et de le traiter avec rigueur. Ce mandarin, en effet, le fit comparaître, mais au grand déplaisir de Ton, le traita d'abord avec une grande humanité et même avec politesse.

Le renégat avait laissé le Père debout dans la cour; le mandarin le fit aussitôt entrer, ordonna d'étendre une natte sur le sol, pour qu'il s'y assît à la mode du pays. Il remarqua aussitôt que le prisonnier marchait courbé, il lui en demanda la cause. Après avoir salué, le Père répondit : « Je suis disposé à mourir, mais en attendant, on aurait pu me mettre une chaîne qui me permît de marcher droit. » Le mandarin fit aussitôt venir un ouvrier

 

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qui ajouta deux anneaux à la. chaîne et pendant l'opération le mandarin s'entretint avec le Père.

Le mandarin essaya tous les moyens pour arracher au Père les noms des missionnaires des trois provinces méridionale, orientale et septentrionale. Le Père Tû donna les noms de ceux qui avaient déjà été pris ou dénoncés ; mais on ne put en obtenir davantage.

C'est pendant cette session qu'on amena au tribunal le catéchiste Xavier Mau. Le mandarin lui demanda son nom. Il répondit sans hésiter qu'il était l'un des principaux disciples du Père Tû, qui comprit l'intention de cette généreuse réponse, qui allait conduire ce vaillant chrétien au martyre.

Quelques secrétaires voulurent faire signer au Père Tû l'aveu qu'il avait été dans toutes les maisons du village de Duc-Trai. Il s'y refusa absolument, d'abord parce que c'était faux et parce qu'il savait trop l'usage qu'on ferait de cette déclaration, pour tourmenter et piller les chrétiens.

Le 10 juillet, le Père Pierre Tû fut appelé devant le mandarin, qui étala devant lui toutes les images et ornements de l'autel et de l'Eglise et lui en demanda la signification et l'usage. Le prisonnier donna les explications désirées. Le mandarin l'informa que le surlendemain il ferait comparaître tous les notables de quatre chrétientés détenus en prison, et les obligerait à fouler la croix aux pieds. Ces paroles transpercèrent son âme de douleur, car il craignait beaucoup pour la persévérance de tous ces hommes. Le mandarin fit diverses demandes sur le mariage chrétien et les motifs de l'Eglise en défendant la polygamie. Après les explications nécessaires, il fut renvoyé en prison.

Préoccupé du danger prochain d'apostasie où allaient se trouver ses chrétiens, il entra dans la prison en criant de façon à être entendu de tout le monde : « Fouler la

 

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croix aux pieds est une chose détestée de Dieu, car Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit : Celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai moi-même devant mon Père. Quand même le ciel et la terre viendraient à manquer, les paroles de Notre-Seigneur ne resteront pas sans effet. En conséquence, mes Frères, il faut prier et supplier Dieu avec ferveur qu'il augmente vos forces. Il faut demander cette grâce avec larmes et en jeûnant ». Le fervent prédicateur répétait des exhortations analogues deux ou trois fois par jour et il eut la consolation de voir ses chrétiens s'exercer à la prière et au jeûne ; et cependant, au moment de l'épreuve, tous ces notables des quatre chrétientés, excepté un vieillard de plus de soixante-dix ans, apostasièrent. Ce septuagénaire était un médecin appelé Joseph Canh. De retour en prison, il dit au Père Tû : « Tous ont passé sur la croix, excepté moi ; qu'ou me coupe les pieds et les mains, qu'on me tue ou qu'on fasse de moi ce qu'on voudra, je ne les imiterai jamais. »

Il ne restait au Père que Joseph Canh, tertiaire de l'Ordre, ses deux catéchistes Dominique Uy et Xavier Mau, avec trois tertiaires : Thomas Dê, Augustin Moi et Étienne Vinh. Le mandarin, s'étant rendu compte qu'ils ne fléchiraient pas, condamna les deux premiers à être étranglés et les cinq autres à cent coups de rotin et à la prison perpétuelle. La sentence fut envoyée à Minh-Mania pour recevoir l'approbation royale.

Le prince trouva trop légère la peine portée contre les sept confesseurs de la foi. Il ordonna d'autres moyens pour les faire apostasier, promettant, s'ils passaient sur la croix deux ou trois fois au moins, de réduire la peine du Père Tû et de Joseph Canh, le renvoi des autres ; mais s'ils s'obstinaient, les châtiments les plus sévères devaient leur être appliqués.

Les confesseurs de la foi furent donc cités devant le

 

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tribunal des mandarins le 9 août. Le Père Tû priait avec ferveur en tête du cortège. Arrivés au tribunal, ils virent les trois grands mandarins assis à leurs places, entourés d'un grand nombre d'assesseurs, de juges, de secrétaires et de soldats. Sur une estrade, étaient étalés des crucifix et divers objets religieux saisis dans les églises, et à côté, les instruments de supplice les plus variés.

« Devant ce spectacle imposant et terrible, la chair n'allait-elle pas se sentir faible et accablée ? Mais l'esprit fortifié par la grâce divine fut ferme, constant et prompt en tout. »

« Le premier dont on s'occupa fut le père Tû, comme il y avait lieu de s'y attendre. Le mandarin-gouverneur prenant la parole lui parla ainsi : « Le roi a eu grande pitié de toi ; si tu passes seulement sur la croix, tu verras avec quelle indulgence on te traitera. On a égard à ton âge peu avancé (il avait 43 ans) et à ce que tu es récemment venu de la province méridionale. Il nous en coûterait vraiment trop de te mettre à mort. A quoi vas-tu te résoudre ? » Le vénérable Père répondit : « Je salue respectueusement le roi, qui est une personne très illustre, et je demande au grand mandarin de me juger comme observateur de la Religion du Maître du ciel, qui est le vrai Maître du ciel et de la terre et le Créateur du genre humain. Si le roi ne s'y oppose pas, je vivrai ; si le roi veut me tuer, je mourrai. A aucun titre je ne consens à faire ce que vous demandez. » Le mandarin lui dit alors : « Assez, assez, c'est entendu, on ne te tracassera plus. » Il le fit ensuite éloigner et mettre dans un coin où il continua ses ferventes prières, demandant au Père des miséricordes la persévérance dans la foi pour ses deux catéchistes et ses autres chrétiens. »

« Alors le mandarin Bu-Chiala appela le catéchiste Dominique Uy et lui dit avec un air affable et en lui

 

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témoignant un grand intérêt : « Le Père est obstiné dans son opinion ; mais toi, enfant (il pouvait avoir de 26 à 28 ans) resplendissant de jeunesse, pourquoi écouterais-tu et suivrais-tu le Père ? Voyons, mon fils, passe sur la croix et je te donnerai la liberté, pour que tu puisses retourner chez toi, préparer des médecines et gagner ta vie. » Le catéchiste répondit : « Je salue respectueusement la personne très illustre du roi et les trois grands mandarins. J'ai reçu de grandes faveurs du Seigneur du ciel, au moment oI j'ai été conçu dans le sein de ma mère ; après ma naissance, j'ai reçu de nouvelles grâces du Seigneur du ciel, et maintenant que j'ai grandi, oserai-je l'abandonner ? En foulant aux pieds la croix, je perds l'amitié du Seigneur qui m'a créé et conservé jusqu'à présent ; j'offense mes parents qui m'ont engendré, car ils m'ont enseigné et expressément recommandé d'observer la religion jusqu'à la mort ; j'offense également mon Père spirituel, le prêtre qui m'a élevé et instruit dans la religion de mon Seigneur et m'a appris à le servir et à l'adorer. » Sans paraître contrarié, le mandarin lui dit : « Mon fils, tu parles bien, mais fais donc attention que ton Seigneur est là-haut bien loin dans le ciel, et ceci n'est qu'un morceau de bois. Passe donc dessus etje te donnerai la liberté et tu pourras aller chez toi. » A quoi Dominique Uy répondit : « Je demande au grand mandarin de vouloir bien examiner ce que je vais dire : Mon Seigneur est au ciel et ceci n'est qu'un morceau de bois ; mais c'est une chose de mon Seigneur, par laquelle je lui rends un culte et l'adore. Je suppose que mes parents sont morts ; leurs âmes sont railleurs, il n'y a plus ici que leurs corps. Si le mandarin ordonne de prendre leurs ossements et de les fouler aux pieds, y aurait-il jamais une raison qui me justifiât e faire une chose semblable ? A plus forte raison ne eut-il pas y en avoir que je puisse fouler aux pieds et

 

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renier le Seigneur du ciel qui est le créateur du ciel et de la terre. » Le mandarin lui dit : « N'en fais rien ; on va te couper la tête. » Le serviteur du Christ tressaillant et poussant un grand cri de joie répondit : « Je suis

prêt. »

Faisant mettre celui-ci de côté, le même mandarin Bo-Chinh s'adressa à l'autre catéchiste, François Xavier Mau, et lui dit : « Tu es un bel homme (il pouvait avoir 43 ans), passe donc sur la croix et si tu veux être mandarin, j'en demanderai pour toi le titre à la cour ; si tu veux retourner chez toi et être médecin, tu le pourras. » Le vénérable catéchiste répondit: «Je ne suis pas assez osé que de fouler la croix aux pieds. » Alors trois ou quatre secrétaires ou mandarins inférieurs, mus par une fausse et dangereuse compassion, se précipitèrent vers lui et l'étreignirent en l'embrassant et, le transportant près du crucifix, lui dirent : « Passe donc dessus pour éviter que le grand mandarin ne te tue. » Le catéchiste répondit : « Le Seigneur du ciel est digne d'un infini respect, je ne serai pas assez hardi que de le fouler aux pieds. » A quoi le mandarin dit : « C'est bien. »

Il s'adressa ensuite au médecin Joseph Canh, l'exhortant à passer sur le crucifix ; mais le saint vieillard répondit aussitôt: « C'est le Seigneur du ciel et de la terre; aucune raison ne saurait me justifier de le fouler aux pieds. » Et il continua, se parlant à lui même et priant. Alors le mandarin lui dit : « Prie à haute voix. » A l'instant le vénérable vieillard récite à haute voix la prière : VENI, SANCTE SPIRITUS, etc., et ensuite une autre

en honneur de la puissance et de la gloire de Jésus-Christ et de son saint Nom ; ce qu'il fit avec une singulière dévotion. S'agenouillant ensuite, il baisa avec respect les pieds de notre Rédempteur crucifié. »

Alors le mandarin, se montrant quelque peu offensé, dit à ses séides : « Enlevez ce vieux de là ». Puis, il lui

 

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demanda avec une sorte d'admiration : « D'où viennent cette constance et cette ferveur à observer la religion, lorsque au contraire, d'autres deviennent traîtres pour faire prendre le Père ? » A quoi ce vieillard répondit : « Anciennement il y eut aussi un vilain traître appelé Judas qui livra mon Seigneur aux soldats qui le prirent. » — Le mandarin lui dit encore : « Et quand ceux-ci le prirent, que firent-ils ? » Canh répondit : « Lorsque les soldats s'approchèrent de mon Seigneur pour s'en saisir, il leur demanda qui ils cherchaient. Ils répondirent : « Jésus de Nazareth ». Alors mon Seigneur dit : « Je le suis », et eux tombèrent tous à terre. » Mon Seigneur leur donna ensuite de pouvoir se relever et il renouvela la même demande. Eux firent la même réponse. Finalement, il se livra lui-même pour qu'ils pussent le prendre. Alors avec des chaînes et des cordes ils l'attachèrent par le cou et les bras et l'entraînèrent. Voyez la chaîne que porte mon Père (il désignait le Père Tû), c'est l'antique chaîne de mon Seigneur. »

Le mandarin lui demanda encore : «Et la croix, où la porta-t-il sur ses épaules ? » — A quoi il répondit : « Il la porta sur ses épaules sur la colline du Calvaire pour souffrir la mort afin d'expier les péchés du monde entier, les vôtres y compris. »

Les mandarins, après avoir essayé divers moyens pour les faire apostasier, condamnèrent le Père Tû et le médecin Canh à être étranglés ; mais le roi, auquel cette sentence avait été envoyée, la trouva trop bénigne et ordonna qu'ils fussent décapités immédiatement. Le message royal arriva à Bac-Ninh le 5 septembre.

Quelques jours auparavant, un des grands mandarins eut une longue conférence avec le Père Tû sur des sujets religieux, toujours avec la pensée de le faire apostasier. Mgr Marti la rapporte dans les termes suivants. « Le Père, dit-il, fut reçu avec beaucoup d'amabilité par ce

 

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magistrat. Il ordonna à un serviteur de faire étendre une natte par terre et invita le Père à s'y asseoir. Entrant tout de suite en conversation, le mandarin dit au Père Tû : « Vous persistez donc toujours dans votre opinion ? » — Celui-ci répliqua : «Je vénère les trois Pères. — Quels sont ces trois Pères ? — Le Père suprême qui est le très excellent Seigneur du Ciel ; le père moyen qui est le roi ; le père inférieur, celui qui m'a engendré. — Eh bien, voici. Le père moyen vous ordonne de fouler la croix aux pieds. Ne pensez-vous pas qu'en vous obstinant à lui refuser obéissance, vous offensez gravement le père moyen ? — Lorsque le père moyen et les parents naturels commandent quelque chose de raisonnable, on doit leur obéir ; s'ils commandent une chose mauvaise, non il faut d'abord obéir au Père suprême, qui est aussi le Créateur du père moyen et de nos parents, du ciel et de la terre et de toutes choses. Par conséquent, obéir au père moyen et passer sur la croix ne serait-ce pas offenser très grièvement le Père suprême ? Je ne puis donc en aucune manière passer sur la croix. —Comment se fait-il donc que dans le village de Duc-Trai il y ait eu des traîtres pour vous dénoncer ? — Je leur ai enseigné leur devoir. C'est comme pour vous qui avez beaucoup d'enfants ; vous tâchez de bien les élever, de les instruire de leurs obligations ; et cependant, pendant que les uns deviennent bons, soumis, respectueux, les autres se révèlent revêches et désobéissants envers leurs père et mère. — Les gens de Duc-Trai ont passé sur la croix, comment se fait-il que vous persistiez encore dans votre opinion ? — J'ai reçu et chaque jour je reçois beaucoup de grâces du Seigneur le Roi du Ciel ; il me donne, je suppose, comme cent, et ceux de Duc-Trai ne reçoivent de lui que comme un. S'il est si libéral à mon égard, c'est qu'il m'a fait leur chef, leur capitaine et m'a recommandé de les mener à la guerre. A la vue de l'ennemi,

 

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pleins de terreur, ils s'enfuient; malheur à eux ; mais moi leur chef, je n'en dois pas moins demeurer fidèle à mon Seigneur et continuer à lutter. Si je venais à fuir lâchement, qu'y aurait-il de plus facile pour mon Seigneur que de me faire couper la tête et de la faire jeter au fleuve ou de me tuer par une maladie incurable ? Voilà pourquoi je suis debout et ferme, résolu à combattre mes ennemis jusqu'à la mort. Vous-même, par exemple, que le roi a constitué général de son armée, recevez cent rations par jour tandis que vos soldats n'en reçoivent qu'une chacun. Comme ils reçoivent peu et mangent mal, ils sont faibles et fuient devant l'ennemi, mais vous, en qui le roi a mis sa confiance, allez-vous faire comme eux, même si vous êtes exposé à avoir la tête coupée par l'ennemi ? Malheur à vous si vous fuyez, car alors le roi vous coupera la tête et vous ne lui échapperez pas. — Après la mort, où irez-vous en restant fidèle au Seigneur du Ciel et où iront les gens de Duc-Trai qui lui ont tourné le dos ? — J'irai au paradis céleste avec ceux de Duc-Trai qui ont confessé la foi, ou qui s'étant repentis de leur apostasie sont morts dans la grâce de Dieu après avoir fait pénitence; quant aux autres, ils descendront dans la prison de la terre (nom de l'Enfer en annamite).— Qu'appelez-vous prison de la terre, et que nommez-vous paradis céleste ? — Je vous demande, grand mandarin, de méditer ce proverbe national : « La vie est un pèlerinage et la mort un retour. » Et quel retour ? un retour à quoi ? où ? nos sages eux-mêmes ont donc pensé qu'il existait un lieu d'allégresse appelé paradis céleste, où les bons étaient récompensés et un lieu de misère appelé prison de la terre, où les méchants étaient châtiés ! Par exemple, vous, grand mandarin, ami du roi, il vous est permis d'habiter un beau palais, où vous avez toutes les commodités, tandis que les méchants sont condamnés à la prison. Ainsi votre serviteur que le roi considère

 

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comme l'ayant offensé est chargé de chaînes et emprisonné ; la nuit, les moustiques me dévorent, la cangue et les ceps m'infligent un tourment inouï ; le jour, si j'ai besoin d'aller quelque-part, le geôlier ne le permet pas., ou s'il y consent, il me donne si peu de temps, qu'il faut me presser et me presser encore. (Rire du mandarin et des assistants.)

— Qui sont les bons et quels sont les mauvais ? — Les bons sont ceux qui observent la Religion chrétienne comme ils le doivent ; les mauvais sont ceux qui ne professent pas la Religion chrétienne ou l'observent mal. — Qu'est-ce ne pas observer la Religion chrétienne comme il faut ? — Par exemple, les gens de Duc-Trai. — Alors le roi et tous les mandarins qui ne suivent pas la religion chrétienne tomberont tous dans la prison de la terre ? — Parfaitement. — Je suis mandarin et fidèle à mon roi, comme vous êtes fidèle au vôtre, pourquoi iriez-vous au paradis céleste, si je dois tomber dans la prison de la terre ? » Le Père répondit par cette sentence des lettrés qu'on pourrait traduire ainsi :

 

Tu ne peux pas me croire et ce n'est pas merveille ;

Car ma parole offense ton oreille.

 

— « Continuez, dit le mandarin. — C'est vrai, vous êtes fidèle, mais vous vous êtes trompé de maître. Par exemple, vous allez à la frontière et vous trouvez là un roi avec son palais, sa cour, ses villes fortifiées. Ce roi vous offre de devenir gouverneur d'une de ces villes ; vous acceptez. Mais voici que votre roi légitime arrive avec une armée ; il ne voit plus en vous qu'un chef de rebelles et il vous coupe la tête. » Le grand mandarin ne put s'empêcher de rire et admirant cette franchise accompagnée de respect avec laquelle le Père lui parlait, il lui fit une politesse, en ordonnant à ses serviteurs de lui

 

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apporter du thé. Après que le Père Tû eut bu quatre petites tasses de thé (1), le mandarin continua la conférence religieuse et dit au Père : « Comment se fait-il que vous n'offriez pas de sacrifices aux parents défunts ? — Quand mon père et ma mère étaient vivants, on leur portait la révérence qui leur était due et ils se nourrissaient d'aliments terrestres ; mais depuis leur mort, ils ne peuvent plus ni manger ni boire quoi que ce soit. L'âme est une chose spirituelle et sans figure, aussi ne cherche-t-elle que des choses de même nature. Elle ne peut plus faire usage de mets de la terre, fussent-ils les plus exquis et les plus délicieux. Votre père et votre mère sont morts et vous leur offrez encore des aliments, croyant qu'ils viennent s'en nourrir, mais s'il en était ainsi, seraient-ils toujours trouvés intacts à la même place ? Quant à l'or qu'on prétend envoyer aux morts en le brûlant, dites-moi, pourquoi au lieu de brûler seulement du papier sans valeur ne brûle-t-on pas de l'or véritable, si l'on croit que l'or soit utile aux ancêtres ? Une tromperie semblable n'est-elle pas une indignité et une injure aux ancêtres ? »

Le mandarin, qui sentait la force des raisons du PèreTû, mais qui n'était pas en disposition de se laisser convaincre, mit fin à la discussion et renvoya son prisonnier avec honneur, en lui remettant deux paquets de bon thé ».

Telle est cette conférence dont la substance nous a été conservée par Mgr Marti.

En attendant la confirmation royale de la sentence de mort, les témoins du procès déclarent qu'ils trouvaient le Père Tû toujours occupé à prier ou à exhorter les chrétiens à la persévérance ou au repentir. Il entendait

 

1. Ces tasses de cérémonie ne sont guère plus grandes qu'une coquille de noix.

 

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leurs confessions. Des personnes libres venaient même à cette fin le trouver du dehors, moyennant quelque argent glissé dans la main des geôliers qui laissaient faire.

Il put recevoir les sacrements pendant sa captivité. Avant d'obtenir cette faveur, il était triste et un jour il dit à un chrétien : « J'ai faim et personne n'est là pour me donner à manger ; que me servent ces visites ? » Le chrétien comprit, et moyennant la valeur d'une dizaine de francs, le mandarin laissa pénétrer le Père Phuong dans la prison En le voyant le mandarin lui dit : « Je sais qui vous êtes et je vous laisse entrer, car je sais aussi qu'un prêtre ne peut me trahir. » Les deux ministres de Dieu se confessèrent mutuellement et ensuite le Père Phuong se retira sans être inquiété.

Dès lors, le martyr ne pensa plus qu'à se préparer pour le jour où il verserait son sang pour la foi. Il était content et même radieux ; il dit plusieurs fois aux chrétiens qui le visitaient : « Il ne faut pas entrer ici avec un air triste ; si vous voulez pleurer, allez-vous-en. »

Un jour, on amena dans sa prison trois de ses chrétiens qui venaient de confesser courageusement leur foi dans les tourments ; plein d'enthousiasme et de vénération, il se jeta à leurs pieds qu'il baisa ; il embrassa également leurs chaînes et leurs cangues, en leur souhaitant la bienvenue dans ce vestibule du paradis, spectacle qui fit l'admiration des infidèles et l'édification des chrétiens.

Outre ces souffrances, Pierre Tû en rencontra une autre qui exerça grandement sa patience. Dans ces prisons annamites, les détenus qu'on soupçonnait d'avoir un peu d'argent ou de pouvoir s'en procurer étaient systématiquement exploités Voyant que le Père était traité avec une certaine considération par les autorités et visité par beaucoup de chrétiens, un mandarin lui

 

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offrit de le nourrir, pensant réaliser de beaux bénéfices. Le Père accepta, mais au bout de quelque temps, voyant qu'il ne payait pas, l'autre réclama une somme exhorbitante. Le Père, ne l'ayant pas, promit de la demander aux chrétiens ; mais comme il fallait quelques jours pour la réunir, le mandarin vint dans la prison exiger son argent, en adressant au Père les injures les plus grossières. Il ne s'en tint pas là. Il excita la cupidité du geôlier, l'assurant que son prisonnier n'avait qu'à parler pour faire affluer l'argent et qu'il fallait l'exploiter. On n'y manqua pas, ce qui créa de grandes difficultés au serviteur de Dieu. Vers la fin de sa détention, un préfet de 3e ordre de la province pénétra jusqu'à lui et entreprit encore de le faire apostasier. Le ministre du Christ, après avoir écouté exhortations et promesses, dit : « Le Seigneur du ciel m'a fait la grande faveur de souffrir pour lui ; je souffrirai pour lui de bonne volonté jusqu'à la mort ; veuillez donc me laisser la paix. »

Enfin, le 5 septembre, le confesseur de la foi apprit que la confirmation royale de sa sentence de mort était arrivée. Il en manifesta une grande joie, distribua le peu d'argent qui lui restait aux autres chrétiens prisonniers, en leur faisant ses adieux et ses dernières exhortations. Il se revêtit ensuite de l'habit blanc des fils de saint Dominique et prit dans ses mains un beau crucifix qu'il avait baisé des milliers de fois dans sa prison et qui allait être sa consolation jusque sous le fer du bourreau ; puis il se mit en prière en attendant le moment d'offrir son sanglant sacrifice.

Les mandarins, le voyant revêtu de blanc, en furent étonnés et lui demandèrent la raison. «Ce sont les livrées, leur dit-il, d'un Ordre saint auquel j'ai l'honneur d'appartenir ;leur couleur blanche est le symbole de la pureté que nous avons en grande estime ; et ceci, c'est ma croix ; le roi m'ordonne de la fouler aux pieds et à ce

 

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prix il me laisserait ma vie ; mais je ne puis y consentir, aussi vais-je mourir pour cette sainte croix, que je désire avoir sous les yeux lorsque je serai immolé. » Les mandarins accédèrent à son désir et il marcha à la mort vêtu de l'habit de son Ordre et le crucifix dans les mains.

Le bruit de l'exécution du serviteur de Dieu s'étant répandu, une grande multitude se réunit autour de la prison. Comme on retardait le départ, le Père demanda d'adresser la parole à l'auditoire. On le lui permit ; et pendant près d'une heure il annonça Jésus-Christ, la nécessité de croire en lui et de le confesser jusqu'à la mort. Il loua des soldats pour le porter sur une espèce d'estrade afin que, pendant le trajet, il pût plus commodément s'entretenir avec les fidèles. A un moment, élevant le crucifix qu'il portait dans ses mains, il s'écria : « En ce jour mon Seigneur va m'accorder une très précieuse faveur, qu'il en soit à jamais béni ; je l'en remercie de tout mon cœur et de toutes mes forces. » Un bonze s'écria : « Qu'il est beau, le prêtre chrétien, pourquoi va-t-on le décapiter ? »

En route, le martyr s'était couvert la tête du capuchon de son habit religieux pendant qu'il récitait avec ferveur les litanies des saints, ce qui empêchait beaucoup de gens de voir sa figure. Un mandarin s'approcha de lui et lui dit : « Le public demande à voir votre figure, voudriez-vous bien rabattre votre capuchon pour lui donner cette satisfaction ? » Le Père l'abaissa aussitôt. On entendait dans la foule ces exclamations : « Voyez, comme il porte la croix dans ses mains pour publier sa religion i » — « C'est pour la croix qu'il va mourir », disait un autre.

La multitude augmenta tellement qu'on n'avançait plus et les soldats commencèrent à distribuer de grands coups à droite et à gauche pour ouvrir un chemin au cortège. Le Père dit : « Ne faites de mal à personne ; ils n'ont

 

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jamais vu les funérailles d'un homme vivant. Laissez-les voir ».

Devant le martyr, marchait un soldat tenant une pancarte au bout d'une pique, avec cette sentence de mort en grands caractères :

« Nguyen-Van-Tû, de la province de Nam-Dinh, a suivi la fausse religion de Jésus-Christ, causant des dommages insupportables. Quand on l'a interrogé, il a confessé la vérité. Nous vénérons la sentence qui le condamne à être décapité. »

Le lieu de l'exécution était une petite colline appelée Xai-Bong. C'était l'endroit ordinaire des exécutions ; — mais par exception pour le martyr, on le mena à droite, tandis que les exécutions ordinaires avaient lieu à gauche de la colline. Le mandarin ordonna de lui enlever ses chaînes et de lui attacher fortement les mains.

Le chrétien Hai-Thac, qui fut martyr, avait acheté une natte et un coussin sur lesquels il fit agenouiller le martyr dans l'espoir de recueillir plus facilement son sang. Comme le martyr était fort grand, même à genoux, il dépassait presque le bourreau qui se trouvait être très petit. Sur une indication de celui-ci, il s'inclina pour recevoir le coup de sabre.

Ces préparatifs terminés, le mandarin président cria : « Coupez la tête du prêtre d'un seul coup ; aussitôt après, jetez-la en l'air et qu'ensuite elle demeure par terre, sans que personne se permette de la recoudre au cou. »

Au troisième coup de tam-tam, le bourreau remplit son office ; mais un second coup de sabre fut nécessaire pour achever de détacher la tête du tronc. Suivant la coutume, elle fut lancée en l'air pour être vue du mandarin et du peuple.

L'exécution terminée, une multitude de chrétiens et d'infidèles se précipitèrent pour recueillir le sang et les reliques du martyr. Il y eut telle bousculade que

 

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plusieurs tombèrent sur la dépouille sanglante et y rougirent leurs habits. On se partagea tout ce qui pouvait être emporté. Les soldats s'emparèrent de diverses reliques et les vendirent ; un lettré chrétien put recueillir le crucifix du martyr.

 

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LE MARTYRE DU VÉNÉRABLE PIERRE DUMOULIN-BORIE EVÊQUE D'ACANTHE.
A DIEM-PHUC (HAUTE COCHINCHINE), LE 24 NOVEMBRE 1838.

 

La persécution intermittente au Tonkin se ralluma le 3 janvier 1838, sous le règne de Minh-Manh. Le 2 juillet on arrêta M. Koa, prêtre indigène, avec deux de ses élèves. M. Koa fut mis à la torture et reçut 76 coups de rotin sans faiblir, ses élèves, dès les premiers coups, avouèrent tout ce qu'on voulut L'un d'eux dénonça la présence d'un Européen au Binh-Chinh, dans un village de Kon-Kia, chez le chef du village nommé Phuong ; il ajouta que, si on ne l'y trouvait pas, il fallait aller à Duong-Phuong, chez Doan. Un détachement fut lancé aussitôt sur cette piste (29 juillet) ; M. Borie n'apparaissant pas, on donna 30 coups de rotin à la femme de Phuong, à sa fille 20 coups, mais sans résultat; alors la mère fut mise à la cangue et conduite à Duong-Phuong. La femme de Doan reçut, elle aussi, les 30 coups de rotin et la cangue et, de plus, cinq jours de prison.

Le 30 juillet, on se saisit d'une barque dont on arrêta le patron, qui dénonça incontinent un autre personnage. Celui-ci, amené devant le mandarin, avoua après le quinzième coup de rotin. « Les effets saisis sur la barque appartiennent, dit-il, à M. Diem. » C'était un prêtre annamite. « Où est-il ? » demanda le mandarin. « Je ne sais pas, mais Yen le sait, et il est ici. » — « Qu'on l'amène. »

Yen reçut 15 coups de rotin et se fit alors le guide du mandarin

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à Dan-So, où se cachait M. Diem, avec un de ses élèves, M. Sanh. Ils furent mis en prison.

Le 31 juillet, le mandarin interrogea tous les habitants de Dan-So pour obtenir des renseignements sur M. Borie. A la nuit, on mit tous les prisonniers à la cangue et on les dirigea vers le chef-lieu du bailliage.

M. Diem y fut le premier interrogé. C'était un vieillard de 77 ans dont l'appareil de la torture acheva de troubler la raison. Quand il se vit étendu par terre, nu, les mains et les pieds liés à des pieux, il répondit à toutes les questions, indiqua la demeure des prêtre indigènes et déclara que le Cao — c'était le nom annamite de M Borie — se trouvait peu auparavant au village de Xom-Tra, dans la maison du nommé Dinck.

Le mandarin se rendit à Xom-Tra, où il arriva de nuit, et perquisitionna aussitôt chez Dinck, sans rien découvrir. Dinck reçut 50 coups de rotin et le mandarin s'en alla. Ce fut alors qu'un satellite dit : « Mandarin, il y a un homme de Duyen-Phué qui a logé souvent chez l'Européen Cao. » Un détachement fut envoyé dans cette direction. L'homme désigné fut arrêté et garda d'abord le silence, mais au soixantième coup de rotin il avoua que le nommé Dien et le nommé Thanh, de Xom-Cua, avaient conduit le Cao du côté de la mer. A Xom-Cua, Dien nia tout et reçut 70 coups de rotin. Les satellites visitèrent ensuite la maison de Thanh, qui était absent, mais M. Borie s'y trouvait caché et on ne le trouva pas. La fille de Thanh, âgée de 16 à 18 ans, gardait la maison; on lui donna 30 coups de rotin pour la faire parler, mais elle ne dit autre chose que ces paroles : « Mon père est au marché; quant au Cao, je ne suis qu'une enfant, et il ne me dit pas où il va. » On la remit en liberté.

Le lendemain, le mandarin forma sa bande en plusieurs détachements qui eurent ordre de battre les forêts voisines. Le détachement conduit par le mandarin rencontra Thanh comme celui-ci revenait d'avoir conduit M. Borie dans une tanière qu'il lui avait creusée dans le sable des dunes, au milieu d'une touffe d'arbres. On questionna Thanh sur le Cao, mais il déclara ne pas le connaître ; cependant, à la vue du rotin, il a voua avoir rencontré à quelque distance un homme de haute

 

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taille, barbu et ayant la peau blanche. Le mandarin lui fit rebrousser chemin et se fit conduire au lieu désigné, mais on ne trouva personne. Toute cette recherche se poursuivait en pleine nuit. Cependant M. Borie entendait le bruit des pas de ceux qui le cherchaient, leurs paroles lui firent comprendre qu'il était trahi; alors, soulevant le sable qui le couvrait, il s'élança sur le sol et dit : « Qui cherchez-vous? » A cette apparition, les soldats eurent peur et reculèrent ; ils crièrent à leur prisonnier de s'asseoir en signe de soumission, ce qu'il fit. Les hommes se rapprochèrent de lui, un soldat lui asséna un coup de bâton sur les reins, alors on l'arrêta. C'était le 31 juillet 1838, à deux heures du matin.

Le bruit de l'arrestation de M. Borie s'étant répandu, son élève Pierre vint à sa rencontre et, en l'apercevant, il se mit à pleurer, ce qui le signala aux soldats qui l'arrêtèrent et le conduisirent au mandarin. Celui-ci les en blâma fort, car il redoutait de la jeunesse du catéchiste des aveux compromettants qui l'eussent obligé à sévir contre beaucoup de personnes. M. Borie éprouvait les mêmes appréhensions et dit à Pierre que, s'il se sentait faible, on le tirerait d'affaire avec de l'argent. « Non, mon père, dit le jeune homme, j'espère, grâce à Dieu, tenir bon et vous suivre jusqu'à la mort. » Le mandarin s'adressa alors à M. Borie, et lui demanda ce qu'il en pensait: « Je le crois bon et simple, répondit-il, je puis le garder avec moi », et déchirant le mouchoir qui lui enveloppait la tête, il lui en donna la moitié, disant : « Garde-le en souvenir de la promesse que tu viens de me faire. »

Deux jours plus tard, M. Borie et Pierre Tû furent mis à la cangue et conduits à Diem-Phuc, chef-lieu du bailliage. Les actes du procès et du martyre furent écrits par Pierre Tû, compagnon de captivité de M. Borie, dont il partagea peu de temps après la fin illustre. Ce sont ces actes qu'on va lire.

 

BIBLIOGRAPHIE. — Vie du Vénérable serviteur de Dieu Pierre-Rose-Ursule Dumoulin-Borie, par un prêtre du diocèse de Tulle, 3e édition, Paris, 1875, in-12, p. 233 et suiv. Je rapporte les actes que publie ce livre, en modifiant toutefois plusieurs tournures où la correction grammaticale avait été sacrifiée au souci de la traduction trop littérale de la pièce originale. A. LAUNAY, Les cinquante-deux serviteurs de Dieu Français, Annamites, Chinois, mis à mort pour la foi en Extrême Orient de 1815 à 1856, dont la cause de béatification a été introduite en 1840, 1843, 1857, in-8, Paris, 1893, t. I, p. 144-168.

 

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LE MARTYRE DU VÉNÉRABLE PIERRE DUMOULIN-BORIE.

 

Arrivés à Diem-Phuc, le mandarin dit à M. Borie : a Maître, ce jeune homme est-il ton domestique? »

« Mandarin, je te prie de l'interroger lui-même, et il te répondra ce qu'il voudra. »

Sur la demande du mandarin, je répondis : « Voilà au moins trois ou quatre ans que je suis avec cet Européen.»

« Tu l'as entendu ? qu'en dis-tu? »

« Il a avoué qu'il est mon disciple, je le reconnais volontiers pour tel. »

Là-dessus, le mandarin me fit placer à côté de M. Borie ; il fit faire ensuite deux cangues très solides et donna ordre au village de nous préparer à manger. »

Le lendemain matin, le mandarin nous fit mettre tous deux à la cangue et nous conduisit au chef-lieu du bailliage, où nous arrivâmes le soir. M. Borie lui dit alors :

« J'ai ouï dire que vous aviez arrêté le chef de religion, Diêm. Je te prie de. me laisser voir sa face, afin que je voie s'il est jeune ou vieux. » Aussitôt le mandarin envoya des soldats qui amenèrent le Père Diêm dans la salle d'audience.

A sa vue, M. Borie lui dit : « Pourquoi te laisser ainsi dominer par la crainte et parler à tort et à travers ? Vois combien de monde tu as exposé par tes imprudences. Il te faut réparer tout cela. Dis au mandarin que, vieux tu es, la peur t'a saisi, et que tu as répondu à toutes les questions sans savoir ce que tu disais. » Alors le Père Diêm, s'adressant au mandarin, lui dit : « Je suis vieux,.

 

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la peur m'a saisi au dernier point, je t'ai répondu à tort et à travers : par mes imprudences, j'ai compromis un grand nombre de personnes, je supplie le mandarin de les mettre en liberté. »

Celui-ci ne répondit rien : il laissa les deux prêtres s'entretenir en particulier quelques instants et fit ensuite reconduire le Père Diêm dans sa prison.

Le lendemain, 2 août, M. Borie dit au mandarin : « Mandarin, lorsque tu es venu pour me prendre, tu étais envoyé par le gouverneur de la province. Je te prie donc de me conduire sur-le-champ en sa présence. Si tu ne m'écoutes pas et si tu persistes à m'interroger ici, je proteste contre cette manière d'agir et te préviens que je ne répondrai pas. Quant à toutes ces personnes que tu as arrêtées et mises à la question, elles sont très innocentes et je te prie de les mettre en liberté. » Le mandarin s'y prêta de bonne grâce, et même, dès ce moment, on ne fut plus inquiété dans ces parages pour cause de religion.

Il fit partir ensuite M. Borie, le Père Diêm, le frère Kang et moi pour le chef-lieu de la province, où nous arrivâmes le soir. Partout sur son passage M. Borie reçut les témoignages les plus touchants de l'affection des chrétiens; ils accouraient en foule sur la route, le suivaient en pleurant et, quand il fallait franchir des rivières, comme les mandarins s'opposaient à ce qu'on leur prêtât des barques, on en vit se jeter dans l'eau jusqu'au cou et s'exposer à périr pour accompagner plus longtemps le missionnaire, le pasteur chéri de leur coeur. Arrivés à la capitale, le gouverneur nous reçut, prit les noms de chacun, nous fit passer la nuit dans la salle où l'on interroge les criminels, puis on nous demanda de fouler aux pieds la croix ; le frère Kang ne fit aucune difficulté. Pour moi, je ne voulus jamais; le mandarin me fit donner vingt coups de rotin et me fit délier ensuite, m'ordonnant derechef de fouler la croix aux pieds. Je

 

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dis : « Laisse-moi te dire un mot auparavant. Si tu me fais traîner sur la croix, ce sera me vexer au dernier point et je te déclare que mon coeur n'y sera pour rien. » Il me laissa et m'ordonna seulement de faire un billet comme je voudrais. Aussitôt après il dit : « Chef de religion Cao, et toi aussi chef de religion Diêm, il est vrai que le roi a défendu sévèrement votre religion; malgré cela, si vous consentez à fouler la croix aux pieds, je vous mettrai en liberté sur-le-champ. »

M. Borie répondit : « Mieux vaut cent fois mourir. »

Le prêtre Diêm répondit de même.

Le mandarin ajouta : a Chef de religion Caro, tu es Européen et tu es venu dans ce pays pour y prêcher la religion ; pourquoi n'as-tu pas cherché à t'en retourner chez toi plutôt que de te cacher ici et là, et te faire arrêter pour être ensuite exposé aux supplices ? Avant qu'on t'eût arrêté, où étais-tu ? Dis-moi toute la vérité afin que je puisse instruire ton procès. »

« A peine étais-je arrivé dans ce pays, où je venais prêcher la religion, le roi l'a prohibée. Il a aussi défendu l'accès à tous les navires étrangers; de sorte que quand même j'aurais voulu m'en aller, je n'aurais pu le faire. Quant aux peuples que j'ai visités, ils appartiennent au roi. Je te prie d'en avoir pitié et de ne pas m'obliger de les nommer. Je suis entre tes mains, fais de moine que tu voudras, je demande à porter seul la peine. »

Le mandarin ajouta : « Puisque tu n'as pu t'en retourner, pourquoi ne t'es-tu pas livré de même que Phanvan-Rinh (1) ?»

« Le maître Phan-van-Rinh s'est livré, c'est vrai, mais le mandarin a voulu se donner auprès du roi le mérite de

 

(1) C'est une erreur. M. Jaccard, qui portait ce nom,» se livra pas ; c'est M. Gagelin qui se livra.

 

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l'avoir pris. C'est pour cela que j'ai mieux aimé me cacher. »

« Puisque le maître de religion Cao ne veut rien dire, qu'on lui donne trente coups de rotin. »

A ces mots, des soldats fichèrent des pieux en terre; les pieds et les mains y furent attachés derrière le dos. On plaça une tuile sous son ventre et une autre sous son menton et on le frappa de trente coups de rotin. Pendant les vingt premiers coups, il ne donna aucun signe de douleur, ne poussa pas un seul soupir, quoique le sang ruisselât de sa chair en lambeaux. Ce ne fut qu'aux dix derniers coups qu'il fit entendre quelques gémissements. Tant que dura cette cruelle flagellation il tenait son mouchoir dans sa bouche. « C'est assez, dit le mandarin aux bourreaux, nous perdons notre temps à le frapper. »

M. Borie raconta ainsi son supplice (1) : « Sur le refus de déclarer les endroits que j'ai habités pendant mon séjour de cinq ans au Bo-Chinch, on m'a fait administrer, le 3 août au matin, trentre coups de rotin, qui, fortement appliqués, m'ont laissé tout couvert de sang, et d'abord incapable de me relever moi-même; mais un instant après qu'on eût jeté une poignée de sel sur mes plaies et que j'eus éprouvé des douleurs cuisantes, je me sentis aussi bien portant et joyeux qu'avant la cérémonie. »

Le mandarin lui ayant demandé s'il souffrait beaucoup, il dit : « Je suis de chair et d'os comme les autres; pourquoi serais-je exempt de douleur? Mais qu'importe, avant comme après la torture, je suis également content. »

« Le courage de l'Européen, quoique mis à la question

 

(1) Extrait d'une lettre de M. Borie.

 

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est inébranlable, disaient entre eux les mandarins témoins de tant de fermeté; et comme ils lui témoignaient de l'étonnement de son silence obstiné après une si rude question, il dit : « En Europe, quand un homme est accusé, on discute sur sa cause; s'il est trouvé coupable, on le condamne et il subit la peine, mais on ne le roue pas de coups pour le faire parler. Ce traitement n'est bon que pour les brutes qui n'obéissent qu'à la crainte ; voilà pourquoi je refuse de parler. »

Après qu'on l'eut frappé comme nous venons de le voir, après ces admirables et fermes paroles, le mandarin le fit asseoir et lui dit : « Il faut absolument que tu dises tout; ne fais pas tant de difficultés de le dire »

« Je n'ai rien à dire que ce que j'ai dit : je te prie d'avoir pitié du peuple. »

De nouvelles instances n'ayant pu obtenir d'autres réponses, les confesseurs furent ramenés en prison.

Le lendemain, nous fûmes tous recônduits devant le mandarin, qui dit au père Khoâ : « Connais-tu précédemment les chefs de religion Cao et Diêm ? »

M. Borie prit aussitôt la parole : « A présent nous nous connaissons tous ; mais auparavant, à cause de la persécution, nous étions cachés l'un d'un côté, l'autre de l'autre. »

« Chef de religion Diêm, as-tu quelque fois auparavant rencontré le chef de religion Cao? »

M. Borie reprit encore : « Vers le cinquième mois dernier, nous nous sommes rencontrés une fois ; j'ai déjà avoué cela. »

« J'interroge le chef de religion Diêm ; ainsi laisse-le parler, maître de religion Cao, et ne parle qu'à ton tour. »

« Nous nous sommes rencontrés une fois, dit le père

 

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Diêm, je l'ai déjà avoué dans mon premier interrogatoire. »

« Et toi, chef de religion koâ, as-tu quelquefois rencontré le maître Cao et Diêm ? »

« Je les ai rencontrés dans une barque près du village de Le-Son. »

« Chef de religion Cao, où allais-tu lorsque tu as ainsi rencontré ? »

« A cette époque, je craignais d'être arrêté, et ce fut en fuyant pour me cacher que nous nous rencontrâmes. »

« Depuis combien d'années es-tu dans ce pays ? Quels endroits as-tu habités ? »

            « Il y a sept ans que je suis ici ; j'ai habité la province de Nbgé-Au pendant un an, ensuite je suis venu ici. »

Le mandarin s'adressa ensuite à moi : « Depuis combien d'années es-tu avec le chef de religion Cao ? » « Il y a quatre ans. »

            « Quelle est ta patrie ? as-tu été avec d'autres chefs de religion ?»

« Je suis né dans la province de Ninh-Dinh ; je suis chrétien depuis ma naissance ; j'ai suivi le chef de religion Quê, qui est mort à l'âge de 97 ans. Après sa mort, j'ai cherché un autre chef de religion pour le suivre ; c'est pour cela que je suis venu dans cette province où je rencontrai le maître Cao. »

« En quel endroit as-tu rencontré ton maître ? Dis-le-moi avec vérité. »

            « Je le rencontrai dans sa barque ; dès lors nous restâmes ensemble. »

« Ce drôle ne dit pas la vérité. Qu'on lui donne trente coups de rotin. » Je reçus ces coups sans mot dire et m'en tins à ma première réponse.

Après deux autres bastonnades, le mandarin dit : « Il 

 

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paraît que tu crains ton maître ! » et là-dessus il fit appeler M. Borie et lui dit : « Chef de religion Cao, aie au moins pitié de ton disciple, et ne mets pas d'obstacle à la conclusion de cette affaire. Dis-moi franchement tous les lieux où tu as passé, ne fût-ce qu'une nuit ou un jour, afin que nous puissions terminer cette affaire et ensuite causer ensemble et nous amuser. »

« Mandarin, je t'ai déjà dit ce que je voulais te dire. Je te supplie d'avoir pitié du peuple. Quoi qu'il arrive, je ne me permettrai jamais de te nommer les lieux que j'ai habités. »

« Cependant les mandarins ayant déclaré que s'il n'avouait quelque chose, on allait frapper son jeune homme jusqu'à ce qu'il avouât tout ou qu'il mourût sous les coups, M. Borie déclara deux ou trois villages où il avait demeuré en arrivant au Tonkin ; mais il eut soin de ne nommer que des personnes mortes, brouillant les dates et les noms », ainsi qu'il le dit lui-même (2). « J'ai eu à combattre contre les puissances de l'enfer, j'ai eu à répondre aux questions les plus insidieuses et capables de tout compromettre. Je m'en suis tiré de mon mieux, et, j'avoue à ma honte, que j'ai été forcé d'user de détours en parlant et même de dire que j'étais venu au Tonkin. J'ai été obligé, pour lever tout doute, tout soupçon, de parler du P. Thing, martyrisé au Nghé-An, la première année de la persécution, comme m'ayant procuré un maître de langues. Le malheureux Sang est un petit diable qui dit tout ce qu'on veut. Mon cher Tû a déjà été mis à la question pour la cinquième fois, il s'en est très bien tiré ; pour obvier à de plus grand malheurs, il a fallu parler d'un individu de ce village que j'ai connu

 

1. Lettre de M. Simonin à son frère, 25 juin 1839.

2. Lettre de M. Borie à M. Masson, 16 septembre 1838.

 

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mais qui est mort, en sorte que je ne compromets personne, au moins grièvement. Dieu soit béni et glorifié de tout ! Pour éviter les désastres et couper court au feu, j'embrouille les dates ; cinq apostats de Cochinchine ont déclaré que j'avais été chez eux. »

Après ces cinq dépositions le mandarin, peu satisfait de ces déclarations et voyant bien qu'il interrogeait inutilement M. Borie, lui dit : « Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je ne te ferai plus de questions, mais je vais faire mettre à la torture ton élève Tû, pour lui faire avouer tout. N'auras-tu pas enfin pitié de lui ? »

Et s'adressant à moi : « Demain matin je te ferai rouer de coups pour te faire crier à ton Jésus et nous verrons s'il pourra te tirer de mes mains ; s'il le fait, il sera puissant. »

Le lendemain, on demanda un billet d'apostasie, mais je ne fus pas mis à la torture dont j'avais été menacé, en sorte que je pense que ç'est le bon Jésus qui m'a sauvé. Dix jours plus tard, le mandarin me fit donner quarante coups de rotin, après quoi l'on amena M. Borie et lui dit :

« Pourquoi es-tu si entêté ? »

« Mets-moi à la question tant que tu voudras, j'y consens volontiers, mais je ne puis te dire que ce que je t'ai dit. »

Après diverses instances pour obtenir la profanation de la croix et un billet d'apostasie, le mandarin dit à M. Borie : « Demain on te donnera cent coups de rotin. »

« Quand même tu m'en ferais donner trois cents, j'y consens volontiers ; je ne te demande qu'une chose, c'est de ne mettre à la question personne parmi le peuple. Ces malheureux, éperdus, te disent tout ce qui leur vient à la tête, et rarement c'est la vérité. »

« Vraiment tu es un docteur d'Europe et non pas un maître de religion. »

 

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Dans tout ce procès M. Borie avait inspiré du respect et de l'admiration.

C'était bien l'effet que devait produire tant de fermeté jointe à tant d'indifférence pour soi et de sollicitude pour les autres.

Le mandarin lui ayant dit : « Tu ne veux pas parler maintenant, mais supposons que le roi te mande à la capitale : là un grand feu est allumé, les tenailles sont rougies et ta chair arrachée par lambeaux ; pourras-tu l'endurer et te taire ?

« Mandarin, quand le roi me mandera, je verrai ; je n'ose présumer de moi-même à l'avance (1). »

L'arrêt du mandarin condamnait M. Borie à avoir le cou coupé, les pères Khoâ et Diêm a être étranglés, Pierre Tû à recevoir cent coups de rotin et ensuite au bannissement. Cet arrêt fut envoyé à Hué pour recevoir la sanction du roi, qui tarda fort à le renvoyer. Pendant ce temps, les confesseurs vécurent réunis dans une prison consistant en un local vaste et bien aéré, aussi avantageux qu'une prison peut l'être. Ils recevaient la visite de nombreux chrétiens et de plusieurs païens. Ceux-ci disaient parfois, en quittant M. Borie : « Ce maître de religion est admirable ; s'il veut nous instruire par la suite, nous embrasserons sa doctrine. » Les prisonniers recevaient leur pitance deux fois par jour, leurs repas étaient apprêtés par la fille d'un officier cochinchinois dont le père était chrétien et compagnon de captivité dés confesseurs. La, principale incommodité consistait dans la cangue du poids de 24 livres, avec laquelle les prisonniers ne peuvent dormir qu'assis ou à genoux, appuyant cet instrument contre la terre et le mur qui, grâce à cette posture, en supportent le poids.

 

1. Ce qui suit n'est plus extrait des Actes par Pierre Tû.

 

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De sa prison, M. Borie put écrire les lettres suivantes :

A. M. Masson.

« O jour de consolation et de douleur ! de consolation en recevant vos deux lettres du mois d'août ; de douleur en apprenant les désastres de nos deux missions.

« Votre envoyé est parvenu jusqu'à moi, sa présence m'a réjoui. J'ai cru vous voir en sa personne, que Dieu en soit béni ! Je me suis dit alors : vive la joie et Notre-Seigneur quand même ! Quant à l'espoir de nous revoir en ce bas monde, il ne faut plus y songer. Saint Paul nous dit que Dieu le délivrera de la queue du Lion, je n'attends pas la même grâce. Je ne la désire même pas, et je vous avoue franchement que je serais fâché de manquer l'occasion. Depuis 1826, où le bon Dieu m'a désabusé des folies du monde, j'ai nourri dans mon coeur le désir de verser mon sang pour l'expiation de mes péchés. Je ne voudrais pas échanger mon énorme cangue pour la plus belle couronne de l'univers. J'ai l'espoir, avec la grâce de Dieu, de n'en voir débarrasser mon cou que pour recevoir le coup mortel !

« Je croyais ma dernière heure proche ; voilà qu'elle est ajournée, puisse-t-elle enfin sonner ! Encore la nuit dernière nous avons fait retentir les prisons du chant du psaume Miserere. Le père Khoâ et mon cher Tû ajoutaient pour refrain à chaque verset : Parce Domine, parce populo tuo, etc., et les gardes nous priaient de continuer notre psalmodie. On dit que nous sommes condamnés, MM. Khoâ, Diêm et moi, à avoir la tête tranchée, mon disciple Tû à être étranglé ; le roi n'a qu'à le ratifier, et nous aurons le bonheur d'être réunis pour jamais à Notre-Seigneur. Fiat ! flat !

«Prisons de la Haute-Cochinchine, le 1er octobre 1838. »

 

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«Très chère mère et bien-aimés frères et soeurs,

 

« Il y a douze ans aujourd'hui, qu'au retour d'une promenade avec mon cher frère Augustin, je vous annonçai le projet qu'il avait plu au Seigneur de m'inspirer en m'appelant à renoncer aux folies du monde pour me consacrer au service des autels ; il vous en souvient sans doute que nous versâmes des pleurs, tout en adorant les desseins de la Providence. Le 1er octobre 1829, nous fîmes tons un sacrifice plus pénible que le premier. Je m'éloignai de vous, n'espérant plus vous revoir en ce monde ; votre résignation aux volontés de Dieu soutint mon courage et me donna les consolations dont j'avais besoin moi-même. J'en rendis grâce à l'auteur de tout bien.

« Aujourd'hui je vous annonce un troisième sacrifice que notre divin Maître attend de nous tous, ou plutôt je vous manifeste les desseins de miséricorde qu'il daigne avoir sur votre fils et votre frère : le cri de la nature, je le sais, va se faire entendre ; mais il sera dominé par la voix de la religion-. Je suis plein de joie et de consolation au milieu de mes souffrances. Ma seule indignité pour un si grand bienfait m'effraye de temps en temps ; mais la bonté de Dieu me rassure ; elle me fortifie, et je soupire après ce jour où j'aurai le bonheur d'expier mes fautes par l'effusion de mon sang. Ne vous attristez donc pas de ce qui fait nia joie, et rendez avec moi des actions de grâces au Dieu des miséricordes. Tâchons de vivre et de mourir en vrais chrétiens. Notre vie n'est qu'un pèlerinage qui doit nous mener au ciel. La piété fervente dont a fait preuve jusqu'à ce jour notre digne mère, sa résignation dans ses rudes épreuves et son abandon entre les mains de Dieu dont je fus témoin le 14

 

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novembre 1828 (1), tout cela me rassure et me fait espérer qu'elle aura le courage de faire le nouveau sacrifice que Dieu attend de sa vertu.

« J'engage mon cher frère Augustin, comme l'aîné de la famille, à être le soutien et la consolation de notre bonne mère, à servir de père à ses frères et soeurs, à être le guide et l'exemple de tous, entre autres de notre chère Julie et des chers Delsus et Henri. Je vous ai tous présents à mon coeur, Augustin, Delpeuch, Louise, Méroux, Julie, Delsus et Henri, bien-aimé filleul. Daigne le bon Dieu vous combler de toutes ses bénédictions, vous détromper des illusions du monde, vous accorder les dons de grâce dont vous avez besoin pour vivre et mourir en bons chrétiens ! Je n'en dis pas davantage, étant surveillé de près et obligé de vous écrire à la dérobée ; je crains de compromettre nos chrétiens et surtout M. Masson, supérieur général des missions du Tonkin, qui veut avoir la bonté de vous faire parvenir cette lettre. Je dois à ce confrère, et vous lui devez avec moi, les sentiments de la plus vive reconnaissance pour tous les bons services qu'il m'a rendus depuis le 15 mai 1832, que j'eus la consolation de trouver en lui un frère, un ami et un saint prêtre.

« Adieu donc, et à Dieu seul, ma digne mère, mes bien-aimés frères et soeurs. A la réception de ma lettre, faites célébrer une messe pour le repos de mon âme, une autre à l'autel de la sainte Vierge, qui m'a comblé de bienfaits et conduit par la main jusqu'à ce jour, une troisième en action de grâces à mon saint patron et à celui de la paroisse. Mes respects et souvenirs à tous nos parents et amis ; je les ai tous présents à la mémoire en ce moment, je ne les oublierai pas devant le Seigneur ;

 

1. Jour de la mort de M. Borie, le père.

 

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soyons unis de coeur et d'espérance, vivons et mourons fidèles à Dieu, afin d'avoir un jour le bonheur de nous réunir à tout jamais dans une meilleure vie.

« Encore une fois, je vous embrasse tous dans le Seigneur...

 

« P. D. BORIE, miss. apost. »

 

M. Borie écrivit plusieurs autres lettres pendant les jours suivants, il les adressa à d'autres parents, à ses supérieurs et à ses confrères. Pendant son séjour en prison, il reçut les lettres qui le nommaient titulaire du siège épiscopal d'Acanthe in partibus infidelium, mais sa correspondance ne porte aucune trace de cette nouvelle. Moins d'un mois avant sa mort, M. Borie écrivit à M. Masson la lettre suivante :

 

« 25 octobre 1838.

 

« Encore une fois de vos nouvelles ! Dieu en soit béni ! C'est plus qu'il n'en fallait pour me faire oublier les petites peines qui passent sur moi de temps en temps. La longue absence de ce catéchiste, Châm, me faisait craindre pour vous. Je suis bien sensible au bon souvenir que vous voulez bien avoir de moi, surtout au saint autel. Pour la dernière fois, le 25 juillet, j'ai eu le bonheur d'offrir le saint sacrifice de la messe et de penser à vous dans ce moment précieux. Quant à penser à vous autrement, c'est ce que je fais tous les jours et à toute heure. Mais, hélas ! mes prières sont si peu de chose devant le Seigneur que je n'ose vous en faire mention.

La charité nous a réunis dans une mission ; l'affection, le respect de la reconnaissance m'imposent des devoirs que la mort seule terminera, et à cet instant même, si j'ai le bonheur de trouver grâce devant le Dieu

 

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de miséricorde, comme je l'espère des mérites infinis de notre divin Rédempteur, je penserai encore à vous. On me laisse assez tranquille et je souffre mille fois moins queje ne mérite. On me témoigne même assez d'attentions. La sentence portée contre nous part aujourd'hui ou demain pour la ville royale ; il ne nous reste donc plus que dix ou quinze jours à vivre. Puissions-nous être assez heureux pour disposer nos âmes à paraître devant le tribunal du souverain Juge ! J'aurais désiré travailler à la vigne du Seigneur pendant beaucoup d'années, mais le Seigneur en a,disposé autrement, que son saint nom soit béni ! Mes voeux de douze ans seront accomplis, je l'espère ; j'ai été ordonné prêtre le 21 novembre 1830, et ce sera pour en célébrer l'anniversaire que j'aurai le bonheur de voir terminer mon inutile existence in hac lacrymarum valle (1).

« Adieu, et à Dieu seul, cher confrère. »

Le samedi 24 novembre, vers cinq heures du soir, pendant le repas des confesseurs, arriva de Hué la ratification du jugement qui condamnait M. Borie à la décollation, les pères Khoâ et Diêm à la strangulation, les catéchistes Antoine Nam et Pierre Tû à l'emprisonnement jusqu'à ce qu'il plût au roi de fixer le jour de leur supplice. L'exécution devait avoir lieu immédiatement.

Aussitôt après la réception de l'ordre royal, le mandarin. pour se conformer à l'usage, ordonne au sergent de garde de faire cuire une poule pour les trois confesseurs . Ce repas est donné par le roi à ceux qui vont mourir ; mais comme on était un samedi, jour de jeûne pour les trois martyrs, Mgr l'évêque d'Acanthe fit observer qu’ils avaient déjà soupé et que d'ailleurs ils ne mangeraient pas de viande, mais qu'ils accepteraient un verre de vin.

 

1. Dans cette vallée de larmes.

 

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Le mandarin exprima son regret de ne pouvoir différer l'exécution d'un jour, afin de préparer le repas, il demanda aux condamnés s'ils avaient quelque réclamation à présenter. M. Borie dit alors : « Mes voeux sont accomplis, mandarin, je te remercie de tout ce que tu as fait pour mes compagnons de captivité et pour moi. Depuis mon enfance, je ne me suis encore prosterné devant personne ; maintenant je remercie le mandarin de la faveur qu'il m'a procurée, et je lui en témoigne ma reconnaissance par cette prostration ». Mais le mandarin ne le permit pas et il se mit à pleurer. Ensuite M. Borie recommanda son élève Pierre Tû au vieux catéchiste Antoine Nam «Cet enfant m'est bien cher, dit-il ; voilà que je suis obligé de le laisser ici ; des dangers terribles peuvent mettre encore sa vertu à l'épreuve ; promets-moi de lui porter toute l'affection que tu m'as témoignée. Je le confie à ton amour et à ta foi (1). »

L'intendant de la province vint s'asseoir au milieu de la prison, avec le commandant des troupes et son lieutenant. Il dit aux trois martyrs : « Malgré la sentence du roi qui vous condamne définitivement, le roi vous pardonnera si vous consentez à fouler aux pieds la croix. » — «Nous aimons tous beaucoup mieux la mort », dit M. Borie.

Le jeune Tû demanda à accompagner son maître jusqu'au lieu des exécutions, mais cette faveur fut refusée.

Le cortège se mit en marche. Il se composait de deux éléphants, cinq chevaux et environ soixante soldats, portant l'uniforme rouge. Quatre soldats, le sabre nu, soutenaient la cangue de M. Borie, celle des deux

 

1. Antoine Nam et Pierre Tû furent exécutés le 10 juillet 1840, au lieu même où était mort M. Borie.

 

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autres martyrs n'était soutenue que par deux soldats.

Le soleil était près de se coucher. M. Borie marchait le premier et fort vite ; il se retournait de temps en temps pour voir si ses compagnons pouvaient le suivre. Chemin faisant, M. Borie saluait d'un mot ou d'un sourire les personnes de sa connaissance. Le mandarin Bô, s'étant trouvé sur le passage du cortège, fit faire halte et demanda au Cao si, à cette heure, il craignait enfin la mort. M . Borie répondit : « Je ne suis ni un rebelle ni un brigand pour craindre la mort, je ne crains que Dieu . Aujourd'hui c'est à moi de mourir, demain ce sera le tour d'un autre. » — « Quelle insolence ! dit le mandarin, qu'on le soufflette », et il s'éloigna, mais les soldats ne lui obéirent pas. Lorsqu'on fut arrivé sur le lieu de l'exécution, M. Borie fit appeler un greffier et le chargea de dire au mandarin Bô que si sa réponse l'avait offensé il lui en demandait pardon.

Trois nattes étaient placées sur le lieu du supplice. Les martyrs s'y agenouillèrent pour prier ; ensuite un serrurier brisa le fer qui réunissait les deux parties de leurs cangues. On fit coucher les Pères Khoâ et Diêm sur le ventre pour être étranglés et trois hommes, à l'opposé les uns des autres, tenaient les bouts de la corde passée au cou du patient. M. Borie était assis les jambes croisées : il replia lui-même son habit jusqu'au dessous des épaules. Le mandarin prit son porte-voix et ordonna qu'au troisième coup de cymbale les exécuteurs fissent leur devoir. Les deux prêtres annamites moururent en peu d'instants. Le bourreau de Monseigneur l'évêque d'Acanthe était ivre et lança un coup d'épée qui glissa de l'oreille et brisa la mâchoire inférieure. Le second coup enleva le haut des épaules, le troisième atteignit le cou , mais la tête ne roula pas à terre, il fallut sept coups pour couper le cou, et quand le martyr fut tombé, on sépara la tête du tronc.

 

Haut du document

 

 

MARTYRE DE AUGUSTIN HUY,
NICOLAS THÉ ET DOMINIQUE DAT, SOLDATS.
A HUC-THUAN, 12, 13 JUIN 1839,
ET A NAM-DINH, LE 18 JUILLET 1839.

 

Tous trois étaient originaires de la province de Nam-Dinh, à l'est du fleuve rouge, et nés de parents chrétiens. Le nouveau gouverneur de la province, Trinh-Quang-Khanh, à peine entré en fonctions, fit rechercher. tous les soldats chrétiens. On en découvrit plus de 500, qui furent conduits à Nam-Dinh. Ils n'étaient guère fervents, il s'en trouvait parmi eux ayant plusieurs femmes, c'était le cas de Augustin Huy. En juin 1838, tous furent sommés d'apostasier. Un certain nombre s'y prêta sans objection, quelques-uns refusèrent. Une bousculade se produisit, et dans la confusion, des soldats chrétiens furent portés de force sur les crucifix posés à terre et considérés comme apostats. Quinze seulement protestèrent qu'ils étaient et demeureraient chrétiens ; ils furent mis à la cangue et aux ceps.

 

BIBLIOGRAPHIE. — B. COTHONAY, Op. Cit., p. 240-292 ; Synopsis actorum et passionis martyrum Tunqui nensium Sacris Ordinis Praedicatorum, dans Annales Frat. Proedic., 1900, t. IV, p. 574-644.

 

MARTYRE DE A. Huy, N. THÉ ET D. DAT.

 

Le 25 juin 1838, au matin, Nam-Dinh était dans une grande animation. On disait qu'on allait conduire au supplice un évêque et beaucoup de chrétiens. On vit

 

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bientôt sortir de la citadelle plusieurs mandarins montés sur de superbes éléphants, entourés de milliers de soldats armés de lances. L'évêque D. Hénarès, porté dans sa cage, était suivi de son fidèle catéchiste F. Chiêu, et les cinq soldats fidèles les accompagnaient, enchaînés et portant la cangue.

Nicolas Thé manifestait sa joie de verser son sang pour la foi. Prenant les devants, il criait qu'il voulait arriver le premier au lieu de l'exécution.

L'un des cinq soldats se croyant condamnés à mort était le propre frère du B. Chiêu. Ils marchaient côte à côte, se réjouissaient d'avoir été jugés dignes de donner leur vie pour Dieu. Tout d'un coup, au milieu du chemin, on ramène les cinq soldats en prison l'évêque et son catéchiste allaient seuls mourir pour la foi.

Le 26, le tyran fit comparaître les cinq soldats, essaya de nouveaux tourments et n'obtint aucun résultat.

Le gouverneur chargea un mandarin subalterne de continuer la torture, sans aller jusqu'à la mort.

Ce qu'ils endurèrent pendant plus d'une semaine est inouï. Un jour, il ordonna aux bourreaux de prendre les confesseurs par la cangue et de les traîner au-dessus des crucifix. Comme d'habitude, Ies martyrs relevaient leurs pieds et se tenaient ainsi suspendus en l'air par la tête. Mais une grêle de briques s'abattaient sur leurs pauvres jambes torturées. Dans l'état d'exténuation où ils étaient, ils ne purent tenir longtemps et les pieds descendirent sur l'image du Rédempteur. C'était une violence physique ; la volonté n'y était pour rien, mais tous les ministres de Satan s'écrièrent : « Ils ont passé sur la croix. » Le mandarin, entendant cette clameur, fit cesser la torture et demanda : « Voyons ! êtes-vous disposés à obéir, oui ou non ? » A cette demande, Sieu et Thu répondirent : « Nous sommes disposés à faire tout ce que le grand Seigneur ordonnera. » Un tonnerre d'acclamations

 

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et de cris de joie leur répondit du tribunal. Enfin ils en avaient encore abattu deux, et des cinq cents soldats chrétiens de Nam-Dinh, trois restaient fidèles à leur Dieu. C'étaient Augustin Huy, Nicolas Thé et Dominique Dat. On finirait par en avoir raison.

La même question leur fut posée : « Voyons ! êtes-vous disposés à obéir, oui ou non ? » Chacun répondit : « Que le grand Seigneur nous commande n'importe quoi, nous obéirons, excepté cependant d'abandonner la Religion, cela jamais. »

Le mandarin fit aussitôt mettre en liberté les deux apostats. Quant aux trois autres, il les fit conduire à la prison des condamnés à mort, et à leur lourde cangue il fit ajouter une pesante chaîne, qui, les prenant au cou par un collier de fer, descendait jusqu'au bas du ventre, où elle se bifurquait, et chaque extrémité allait enserrer la cheville par un anneau de fer solidement rivé.

Pendant des mois entiers, ils furent tirés de leur prison presque chaque jour et eurent à comparaître devant le tribunal.

Un témoin dépose qu'à sa connaissance, ils reçurent chacun cent trente coups de rotin trois jours de suite. De fait, presque toutes les séances se terminaient par cet argument.

Pendant un mois entier, pendant les plus cuisantes chaleurs, ils furent chaque jour exposés à une porte de ville, la tête rasée, chargés de chaînes et d'une si large cangue que les mains ne pouvaient toucher leur figure et en chasser les mouches et les insectes qui les dévoraient; chose plus dangereuse, ils étaient en butte aux railleries de leurs camarades. Un chrétien connu apostasiait-il ? aussitôt les mandarins l'envoyaient aux trois récalcitrants, afin que son exemple et ses exhortations les décidassent enfin.

Un jour, la femme de Dominique Dat se présenta, et

 

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fit tous ses efforts pour induire son mari à fouler la croix aux pieds. Dominique la repoussa et lui défendit de jamais reparaître devant lui.

Un jour, un chrétien, voyant Augustin Huy exposé tête nue à ce terrible soleil du Tonkin, vint près de lui et, sans rien dire, il le couvrit de son éventail. Dès qu'il s'en aperçut, le martyr exprima sa reconnaissance pour cet acte de charité ; mais il ajouta : « Dieu permet que nous souffrions ces tourments pour l'expiation de nos péchés, je te prie donc de ne pas me couvrir ».

Aux tourments ils ajoutaient des mortifications volontaires. D'après un témoin, ils jeûnaient quatre fois par semaine, les lundi, mercredi, vendredi et samedi. Réduits à la misérable pitance de la prison annamite, ils seraient morts de faim ; mais la charité des chrétiens leur fournissait un supplément nécessaire. C'était un peu de riz, quelques petits poissons, quelques fruits.

Ils en étaient arrivés à prier presque sans discontinuer, et quand les chrétiens leur portaient leurs aumônes, ils ajoutaient toujours à leurs remerciements : « Nous vous en supplions, faites de ferventes prières pour nous, afin que nous méritions de persévérer, car nous avons de graves motifs de craindre pour notre faiblesse. »

Vaincus, les mandarins s'abaissèrent jusqu'à vouloir discuter avec ces trois illettrés et leur prouver que leur religion était fausse. « Sur ce point, dit Mgr Marti, je regrette beaucoup de n'avoir pas de détails plus précis au sujet des sottises et des imputations absurdes que ces païens et incrédules Confucianistes objectèrent aux soldats chrétiens...

« Je sais qu'on leur fit les questions les plus ridicules sur deux points en particulier, sur les sacrements de pénitence et de mariage. Augustin Huy leur répondit avec beaucoup de bon sens et de justesse et réfuta facilement les calomnies et les malicieuses insinuations de ces idolâtres,

 

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qui se plaisaient à voir le mal partout. Il parla fort convenablement de la divine institution, de la convenance et de l'utilité multiple de ces sacrements, de la pureté, de la sainteté de leurs rites et des cérémonies qui les accompagnent. Si le sacrement de pénitence, leur dit-il, s'administre la nuit, c'est qu'on ne peut faire autrement en ces temps de persécution, mais c'est toujours en des endroits publics et éclairés et à la vue de tout le monde. Il y a toujours entre le prêtre et le pénitent une muraille avec une grille ou quelque chose d'équivalent ; cela est connu non seulement des chrétiens, mais de beaucoup de païens. »

Une fois au moins (Mgr Marti pense que la chose eut lieu à plusieurs reprises), les mandarins, mortifiés par les réparties pleines de sens et de sagesse d'Augustin Huy, lui firent mettre un bâillon, afin qu'il écoutât leurs exhortations et leurs raisons sans répondre, afin aussi qu'il n'influât pas par ses paroles sur l'esprit de ses compagnons.

Un jour, les mandarins firent à Huy un argument de son inconduite passée : « Que ceux qui jadis, lui dirent-ils, ont observé les lois chrétiennes, préfèrent maintenant mourir plutôt que de les abandonner, passe encore, mais que toi qui jusqu'à présent as vécu comme un païen ayant deux femmes comme situ n'avais pas été chrétien, tu t'obstines tant à vouloir quand même suivre ces lois chrétiennes, c'est inconcevable, c'est extravagant. » Huy répondit : « Qu'il était, hélas ! trop vrai que jusqu'à présent il avait mené une vie scandaleuse, suivi les impulsions de la chair et succombé à sa fragilité ; mais par la miséricorde de Dieu, il s'était repenti et séparé de sa concubine, et qu'il était disposé à tout abandonner également et même à perdre la vie, plutôt que d'abjurer la Religion chrétienne ».

Les mandarins revenaient toujours à la violence. En

 

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une certaine occasion ils s'acharnèrent à courber l'inflexible volonté d'Augustin Huy. La flagellation l'ayant laissé inébranlable, ils ordonnèrent aux satellites de le porter de force sur la croix et de le faire marcher sur le signe de notre rédemption, en le frappant rudement sur les pieds.

Lorsque les pieds du confesseur de la foi eurent touché le crucifix, ils vociférèrent tous : « Il l’a foulé aux pieds, c'est fait, plus moyen qu'il en soit autrement ! » Mais ils ne gagnèrent rien sur Huy, qui dit froidement : « Vous pouvez faire violence à mon corps, vous pouvez mouvoir mes pieds par la force ; mais pensez-vous pouvoir violenter ma volonté ? Tant qu'elle ne consent pas vous n'obtiendrez rien avec vos brutalités, sinon d'augmenter mes mérites. »

Le fait suivant, consigné au procès de béatification, prouve que les réponses des confesseurs et leur constance dans les tourments ne laissaient pas insensibles les mandarins qui les traitaient si cruellement. L'un d'eux, nommé Minh-Duc, leur fit diverses questions sur la Religion, puis ajouta : «Vous me faites vraiment compassion et je ne veux pas vous tourmenter davantage. Bien qu'ayant été soumis à tant et à de tels tourments, vous refusez encore de passer sur la croix. En quoi donc consiste votre Religion ? Parlez, je désire vous entendre. »

Prenant la parole, Augustin lui expliqua les dix commandements de Dieu et les sept sacrements. Le mandarin, émerveillé d'une telle doctrine et touché, semble-t-il, par une grâce intérieure, fit de grands éloges de la Religion chrétienne et alla ensuite jusqu'à demander pardon aux serviteurs de Dieu. « Je ne sais, leur dit-il, si je resterai encore quelque temps par ici. Si je retourne à la Cour et que vous souffriez la mort pour la Religion, souvenez-vous de moi et faites-moi la faveur de ne pas vous venger de moi. »

 

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Le lendemain, on les tira de la prison ; on tâcha de les convaincre, puis des satellites les prirent par la cangue et les transportèrent au-dessus des croix, et comme ils relevaient les pieds, on les frappait à grands coups de bâtons. On alla jusqu'à leur attacher les crucifix sous la plante des pieds, et les faisant marcher ensuite, on disait qu'ils avaient foulé la croix. Tous protestèrent qu'ils restaient chrétiens, et accablés d'injures et de malédictions, roués de coups, ils furent ramenés en prison.

Plusieurs jours de suite ces scènes furent renouvelées. Tout était mis en oeuvre. Non seulement les corps étaient torturés, mais des amis, des parents apostats, leurs femmes avec un enfant sur les bras trouvaient mille raisons pour leur conseiller l'apostasie.

Un jour que tous avaient été horriblement tourmentés et traînés sur la croix, on leur demanda s'ils persévéraient à se dire chrétiens; six d'entre eux apostasièrent. On les mit en liberté.

Un des fidèles d'Augustin Huy acheta la permission de sortir la nuit de sa prison, promettant d'être rentré le lendemain matin. Le soir qui suivit la troisième séance publique, où il avait confessé sa foi, il fut assez heureux pour pourvoir rejoindre un prêtre annamite, le Père Mathieu Nang.

Il se confessa. Le prêtre lui imposa pour pénitence de répudier publiquement sa concubine.

Augustin le promit. Le lendemain, à peine entré à la , prison, il comparut devant le tribunal des grands mandarins, avec ses huit compagnons. La séance fut longue. Promesses et menaces, injures et tortures, rien ne manqua. Sur neuf, quatre succombèrent.

Dès le lendemain et les jours suivants, on s'attaqua aux cinq obstinés. Tantôt accablés de coups de rotin jusqu'à ce que leurs chairs fussent en bouillie ; ou bien on

 

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écrasait les doigts ou encore on enfonçait des aiguilles sous les ongles.

Pendant huit mois la constance des martyrs avait tellement excité l'admiration et l'enthousiasme des chrétiens du Tonkin, que lorsqu'on annonça qu'ils avaient passé sur la croix, personne ne voulut le croire. Il se forma à ce sujet une légende dont on trouve trace dans les dépositions de presque tous les témoins. S'ils avaient foulé la croix aux pieds, disait-on, c'est qu'à ce moment ils ne savaient ce qu'ils faisaient : on leur avait fait boire un narcotique, qui leur avait enlevé pour un temps l'usage de la raison (1).

Il n'est pas sûr qu'il n'en fut pas ainsi ; cependant il semble plus probable que ce moyen ne fut pas employé. Les trois malheureux soldats, après leur chute, dirent, il est vrai, comme tout le monde, qu'on leur avait fait boire un breuvage empoisonné, mais plus tard ils le nièrent et avouèrent que s'ils avaient parlé ainsi, c'était afin de couvrir leur lâcheté et pour que les autres ne les imitassent pas.

Mais la légende s'était enracinée ; non seulement les chrétiens l'acceptaient, mais les missionnaires aussi, et pendant deux ou trois ans toutes les lettres écrites à Manille ou en Europe s'en faisaient l'écho. C'était encore l'opinion de Mgr Marti en 1840 (2). Mais dans un mémoire daté du 8 septembre de l'année suivante, il émettait une opinion différente. Il avait interrogé et fait interroger nombre de personnes et était arrivé à la conviction que la légende du narcotique servi aux martyrs n'avait pas de fondement.

 

1. C'est une pratique connue et souvent appliquée au Tonkin dans des cas analogues.

2. Lettre au R. P. Procureur général de la province du Saint-Rosaire, imprimée à Manille en 1840.

 

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Comment put-on triompher de la volonté des trois vaillants athlètes ? Mgr Marti dit que vers le milieu d'octobre 1838, le roi rétablit Trinh-Quang-Khanh dans sa dignité de gouverneur de la province de Nam-Dinh. Minh-Manh lui écrivait : « Ne tuez pas ces trois soldats, mais montrez votre habileté et votre zèle à mon service en les faisant apostasier à tout prix. » Mgr Marti ajoute :

« Enfin tous les moyens employés jusque-là étant restés inefficaces, l'impie T.-Q.-Khanh eut recours à un arbitrage, qui prouva bien que ces illustres soldats n'étaient pas des animaux insensibles, mais des hommes de chair et de sang comme les autres, doués de toutes les passions et affections humaines, dont ils se laissèrent dominer un moment, ce qui les fit misérablement succomber. Mais de cette chute due à la fragilité humaine, Dieu tira beaucoup d'honneur et de gloire et manifesta d'une manière merveilleuse la force et la v1rtu de sa grâce toute-puissante, qui fit lutter et vaincre de si faibles champions contre toutes les forces de l'enfer, du monde et de la chair réunies. »

« Le tyran fit venir leurs parents et les notables de leurs villages et les menaça, que s'ils ne les induisaient pas à l'apostasie, ils auraient à endurer eux-mêmes tous les tourments des martyrs. C'était plus que suffisant pour les remplir de terreur et les décider à employer toute leur autorité et tous leurs moyens pour séduire les malheureux soldats. Quelques jours plus tard, voulant se rendre compte de l'effet produit par sa nouvelle invention, il fit comparaître les trois soldats à son tribunal. Constatant qu'ils étaient aussi fermes qu'auparavant dans leur foi, il fit venir leurs parents et les notables, et aussi les soldats de leurs compagnies respectives, et leur commanda d'induire là, devant lui, les trois récalcitrants à l'apostasie.

« Que le pieux lecteur essaye de s'imaginer la nature

 

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de ce combat. Néanmoins, en cette circonstance, on eut beau les prendre par la douceur ou les effrayer et même les fustiger, il n'y eut aucun résultat. Trinh-Quang-Khanh, au comble de la fureur, jetait à la figure des parents et des notables la désobéissance des soldats et les accusait d'être la cause de leur insoumission et de leur rébellion, car ils ne leur avaient pas enseigné à temps à se soumettre aux lois avec docilité ; par conséquent, ils devraient maintenant en souffrir les conséquences.

« Les notables, épouvantés et croyant déjà voir le glaive suspendu sur leur tête, demandèrent au gouverneur qu'il voulût bien leur concéder au moins un mois de répit, pendant lequel ils feraient tous leurs efforts pour adoucir ces coeurs endurcis. Ils demandaient en même temps qu'on les séparât les uns des autres pour qu'ils ne s'encourageassent pas mutuellement. T.-Q.-Khanh accorda la faveur demandée et approuva le plan proposé de la séparation, jugeant, lui aussi, qu'il serait efficace pour le but à obtenir.

« Les trois soldats furent donc isolés les uns des autres et laissés à la merci de leurs parents, des notables et autres personnes intéressées à leur apostasie. Tout ce qu'on leur dit pendant ce mois, tout ce qu'on essaya sur eux, le jugement dernier le révélera.

« Quand on pu croire qu'ils étaient ébranlés, ils furent une fois encore présentés au tribunal du gouverneur, qui, ne les trouvant pas plus qu'avant disposés à faire sa volonté, ordonna de fustiger l'un des notables du village de Nicolas Thé. Celui-ci, en voyant son compatriote couché la face contre terre, les mains et les pieds liés à trois pieux et cruellement flagellé à cause de lui, fut ébranlé et il s'écria « O grand mandarin, je vous prie de lui pardonner et à tout ce que vous commanderez, j'obéirai. » Il lui commanda, comme on le suppose, de

 

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passer sur la croix, et lui qui, pendant huit mois, était demeuré constant malgré tous les genres de tourments, tomba maintenant malheureusement, vaincu par le respect humain. O misère et faiblesse humaines ! A la vue d'un succès attendu depuis si longtemps, les mandarins et la multitude des spectateurs poussèrent de grands cris de joie ; pendant de longs instants ce furent des claquements de mains et des clameurs d'allégresse. On enleva sa cangue et ses chaînes au malheureux Nicolas Thé et on le mit aussitôt en liberté.

« Seuls ses deux compagnons contemplaient taciturnes la chute de leur frère. Alors tous se tournent vers eux en demandant par leurs vociférations qu'ils suivent l'exemple de Thé. « Obéis donc a l'autorité du roi, disait un mandarin à Dat, et passe sur la croix comme l'autre ; vous avez convenu tous trois d'avoir une conduite commune ; lui a obéi à l'autorité, comment persistes-tu encore dans ton obstination ? » Alors Dat faiblit et passe aussi sur la croix.

« Restait l'intrépide Huy, et sur lui toutes les batteries furent dirigées : et pourtant, elles furent encore longtemps avant d'ouvrir une brèche dans cette poitrine si solide. Que de prières ! que de supplications ! que de sophismes ! Enfin la nuit était venue. L'un des secrétaires du gouverneur lui dit : « Voyons, obéis à l'autorité du roi, comme tes deux compagnons ; à cause de cela personne ne pourra se rire de toi et te taxer de lâche, car tu as souffert avec constance et avec toutes tes forces, et le roi ne veut ni te tuer, ni te dispenser de passer sur la croix ; passe donc dessus une seule fois, et tu te délivreras ainsi de tant d'importunités et de la nécessité de la porter toujours attachée. à tes pieds, ce qui me paraît la plus grande des ignominies ». Huy se rendit enfin, comme ses deux compagnons, et le mystère d'iniquité se trouva consommé et les voeux des impies satisfaits. On

 

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leur rendit leur liberté, et ils reçurent chacun par ordre du roi dix ligatures de sapèques, qui pouvaient bien alors valoir une douzaine de francs.

« Cet événement fit du bruit et se répandit bientôt de tous côtés avec la légende qu'ils avaient été étourdis par une médecine que les médecins sorciers de ces pays savent composer, au dire de beaucoup de gens (et réellement ils citent des cas extraordinaires). Comme il y avait tant de personnes puissantes intéressées à les faire passer sur la croix, on inférait qu'elles avaient eu recours au moyen indiqué, lorsqu'elles avaient eu constaté l'inefficacité de tous les autres. On en vint à croire cela comme une chose réelle et vraie, parce que les trois soldats eux-mêmes la confirmaient. Aussi dans toutes les lettres écrites ces deux dernières années à Manille et en Europe, on parlait de cela comme d'une chose indubitable, parce que, en effet, la renommée publique et les lettres des missionnaires étaient d'accord pour l'affirmer.

« Dernièrement, ayant fait moi-même enquête sur enquête pour composer cette relation avec toute l'exactitude possible, la vérité est apparue, car il a été prouvé que les soldats eux-mêmes avaient avoué avec sincérité, à des personnes de confiance, qu'ils étaient tombés par fragilité, vaincus par un faux respect humain ; et que s'ils avaient dit auparavant avoir été privés de la raison par un narcotique, c'était afin de couvrir leur péché et d'éviter le scandale. »

La relation de l'évêque explique les nombreux témoignages affirmant que les trois soldats foulèrent la croix après avoir bu une médecine. Ces témoignages sont l’écho de la rumeur populaire. Mgr M. Fernandez, vicaire apostolique du Tonkin central, dans le procès apostolique, instruit dans son vicariat avant la béatification,, confirme l'opinion de Mgr Marti et explique comme lui

 

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l'apparente contradiction des témoins. Il paraît hors de doute que les confesseurs de la foi passèrent sur la croix avec pleine connaissance.

A peine libres, les malheureux soldats trouvèrent leurs remords plus intolérables que les supplices de Trinh-Quang-Khanh. Ils allèrent à la recherche d'un prêtre annamite dont ils connaissaient la cachette, se confessèrent et, sur son conseil, revinrent sans tarder à Nam-Dinh se présenter au gouverneur. Admis en sa présence, ils jettèrent à ses pieds les ligatures, et se déclarèrent plus chrétiens que jamais et disposés cette fois à endurer tous les tourments et la mort plutôt que de renoncer à Dieu.

Trinh-Quang-Khanh ordonna d'enfermer ces obstinés dans une étroite prison ; puis réfléchissant, il fit venir les notables de leurs villages et leur livra les trois soldats repentants, en leur disant de les emmener chez eux, de les garder soigneusement, car il ne voulait plus en entendre parler.

Cette détermination du grand mandarin ne faisait pas l'affaire des pauvres soldats pénitents. Puisque le gouverneur, dirent-ils, ne veut pas nous couper la tête, nous irons trouver le roi. Il nous faut réparer le scandale donné. Avec l'approbation des missionnaires, ils rédigèrent le mémoire suivant :

« Nos pères et nos parents ont professé la religion de Jésus-Christ. Par leurs vexations, les mandarins du chef-lieu de la Province nous ont obligés à fouler la croix aux pieds, ce que nous avons fait contraints par la nécessité et non d'un coeur sincère. Nous voulons de nouveau observer la même Religion pour que notre gratitude envers nos parents soit parfaite. »

Leurs dispositions au moment de partir pour la Cour nous sont connues par la déposition d'un des témoins du procès. « Après avoir fait connaître leur détermination

 

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aux prêtres tonkinois Thiêu et Tuyên, ils vinrent à n1a maison. Je leur demandai que, s'ils obtenaient la grâce du martyr, ils voulussent bien prier pour moi et m'obtenir de vivre en paix. Mais ils répondirent : « Cela ne convient pas. Nous te désirons la même chose qu'à nous. » Merci, leur dis-je, les forces me manquent pour recevoir 150 coups de rotin trois jours de suite. » Ils me répondirent : « Notre-Seigneur Jésus-Christ en souffrit plus de 5.000. et nous ne pourrions pas en endurer un cent ou deux en satisfaction de nos péchés ? Si la véhémence de la douleur nous épouvante, demandons à Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'il augmente nos forces. » Augustin Huy ajouta : « Le prudent meurt le premier, l'insensé mourra ensuite, et il n'y a pas de langue capable d'exprimer les misères que vous aurez à endurer. »

Ce n'est qu'après avoir prié et consulté qu'ils prirent la grave détermination d'aller protester devant le roi Minh-Manh qu'ils étaient toujours chrétiens, et il y a tout lieu de croire que ce fut sous l'impulsion de l'Esprit Saint. Ils n'étaient pourtant pas tout d'abord sans quelque hésitation. En présence du P. Tuyên, Dat dit à ses compagnons : « Notre confesseur ne nous a pas fait une obligation d'aller en présence du roi, nous y déterminer de nous-mêmes, n'est-ce pas par hasard un acte de présomption ? » A quoi Huy répondit : « Quand même vous n'iriez pas, j'irai tout seul. » Thé lui dit : « Si tu y vas, moi aussi. »

Une lettre de ce P. Tuyên adressée à Mgr Marti, et insérée par celui-ci dans son mémoire, nous fait connaître les raisons de la chute des trois soldats et les motifs de cette nouvelle démarche. Le P. Tuyên avait soigneusement interrogé et questionné les confesseurs, qui lui avaient fait les déclarations suivantes : « Dans notre intérieur nous eûmes l'intention de passer sur la croix à cause de nos parents, de nos frères et de nos villages.

 

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Nous étions fondés à croire que si nous ne passions sur la croix, le mandarin ne manquerait pas de prendre toutes les personnes de nos villages, hommes et femmes, et les ferait monter à la capitale pour les obliger à fouler la croix aux pieds, et s'ils y consentent, nous disions-nous, ne serons-nous pas responsables de leurs péchés ? Ce fut là notre erreur ; c'est pourquoi nous passâmes sur la croix. »

« Après avoir succombé, nous nous sommes repentis et nous avons confessé notre foi jusqu'au chef-lieu de la province, c'est vrai ; mais il n'y a qu'une province qui sait cela ; on l'ignore à la cour du roi. C'est pour cette raison que nous avons résolu d'aller trouver le roi et de confesser publiquement notre foi devant lui pour que le monde sache que nous avons passé sur la croix, errant par fragilité et non parce que nous avions une véritable volonté d'obéir à l'ordre du roi et d'abandonner la religion ».

Le Père Tuyên rapporte comment les trois soldats se consultèrent en sa présence sur la difficulté d'aller tous trois ensemble trouver le roi. Dat dit à ses compagnons : « Si nous attendons d'être libres tous trois à la fois du service militaire, nous. risquons fort d'ajourner indéfiniment notre projet : le mois suivant vous êtes libres et je serai de service (1), allez donc à la cour et je resterai ici ; mais je serai avec vous d'esprit et de volonté. Dans le mémoire que vous présenterez, mettez mon nom et ce que vous souffrirez là-bas, je serai disposé à l'endurer ici. » Ils s'arrêtèrent à ce plan.

Le Père Tuyên raconte que pendant le séjour des trois soldats dans sa maison, il reçut une lettre du Père Jimeno,

 

(1) Dans l'armée tonkinoise, les soldats servaient alternativement un mois et passaient le mois suivant chez eux.

 

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qui lui disait : « J'envoie un affectueux salut aux trois soldats et je me réjouis de ce qu'ils ont de nouveau confessé leur foi au chef-lieu de la Province. J'ai appris qu'ils ont le désir d'aller trouver le roi afin de pouvoir confesser leur foi avec plus de publicité. S'ils persévèrent dans cette intention, je m'en réjouis et je les en félicite, et je prie le Seigneur qu'il leur vienne en aide, afin qu'ils sortent vainqueurs du combat et méritent la grande récompense qui les attend au ciel. Que ces trois soldats se soient ainsi convertis après leur chute, c'est manifestement l'oeuvre de la main de Dieu, aussi les exhortai-je fortement à suivre la sainte volonté de Dieu afin d'être dignes d'acquérir les grands mérites qui leur sont offerts».

            « Je lus cette lettre aux soldats, dit le Père Tuyên ; ils en furent si heureux et si encouragés qu'ils m'en demandèrent une copie ; je la leur donnai, et dès lors toutes leurs hésitations cessèrent.

« Je les exhortai moi-même de mon mieux à suivre l'inspiration de la grâce, à se souvenir des paroles du Père Jimeno, à ne pas mettre leur confiance en eux-mêmes mais en Dieu, à être très humbles et à prier beaucoup, faisant de la prière comme un lien spirituel qui rattache à Dieu et empêche de tomber de nouveau.

« Enfin, leur dis-je, au service du roi vous avez souvent exposé votre vie. Quelle récompense attendiez-vous ? Quelques biens misérables, passagers, un peu d'argent et une dignité que vous n'étiez pas même sûrs d'obtenir. Et quand même vous l'auriez obtenue, combien tout cela aurait-il duré ? A la mort toutes ces choses s'évanouissent. Mais maintenant que vous avez décidé d'être des soldats de Dieu pour livrer bataille au roi, si vous sortez vainqueurs, vous acquerrez le royaume des cieux et la couronne de la gloire, que Dieu tient en réserve

 

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pour récompenser ceux qui luttent contre les trois ennemis de l'âme.

« Après que j'eus ainsi exhorté de mon mieux les trois soldats, ils me dirent adieu. Deux furent chez eux se préparer à leur grand voyage et Dat monta à Nam-Dinh, où ses obligations de soldat le rappelaient. »

La principale préparation qu'Augustin Huy et Nicolas Thé firent pour leur voyage fut la réception des sacrements. Ils dirent adieu à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs parents et amis, persuadés qu'ils ne les reverraient plus sur la terre, et se recommandant à leurs prières, ils partirent pour la cour au commencement de mars 1839.

Les deux voyageurs mirent vingt jours pour arriver à Hué, où ils reçurent l'hospitalité chez une chrétienne nommée Tam, en un lieu retiré et solitaire, où pendant près d'un mois les deux soldats se livrèrent à la prière, jeûnant, se mortifiant.

A la cour, un mandarin est chargé de recevoir les mémoires qu'à certains jours les sujets peuvent présenter au roi. Huy et Thé profitèrent d'une occasion pour offrir le leur, dans lequel ils disaient avoir foulé la croix parce que le gouverneur T.-Q.-Khanh leur avait fait violence et non qu'ils eussent eu une véritable volonté d'abandonner la religion chrétienne. Ils déclaraient avoir toujours été chrétiens et ne pas cesser de l'être.

Ils attendirent un mois, et ne recevant aucune réponse, ils présentèrent le même mémoire une seconde fois. Comme au bout de plusieurs semaines on ne s'occupait pas d'eux, ils jugèrent ou que leurs mémoires n'avaient pas été lus, ou que les mandarins avaient leurs raisons pour ne pas proposer au roi une affaire semblable. Ils résolurent de prendre un autre moyen pour faire parvenir leur requête.

Sachant que le roi devait aller à la campagne, ils se

 

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portèrent sur le chemin, et prosternés la face contre terre, élevant leur papier au-dessus de leur tête, attendirent le cortège. Un des mandarins de la suite s'approcha, prit le papier et le lut à Sa Majesté. Le roi, furieux de la tromperie de T.-Q.-Khanh et de la constance de ces soldats, ordonna de les mettre en prison et de leur faire souffrir les plus atroces tourments.

Ils parurent devant le tribunal, où ils firent une ferme profession de foi et ratifièrent tout ce qu'ils avaient dit dans leur mémoire. L'un des mandarins était précisément Lé-Van-Cuc, qui avait remplacé T.-Q.-Khanh à Nam-Dinh pendant sa disgràce. Il connaissait ces champions de la foi qu'il avait si souvent essayé de faire apostasier. Aussi, lorsqu'ils eurent refusé de passer sur la croix, comme ils demandaient à être frappés et tourmentés, Lé-Van-Cuc s'écria : « Vous frapper ! c'est se fatiguer les mains sans résultat. »

Lorsqu'on leur demanda une déposition en forme au sujet de Domique Dat, dont le nom figurait dans leur mémoire, ils signèrent la déclaration suivante : « Notre frère Dominique Dat ne consent pas à passer sur la croix ; si nous sommes venus seuls, c'est qu'il était alors de service ; mais il a convenu qu'il partageait nos protestations. »

Le roi ne désirait pas la mort de ces deux vaillants, mais leur perversion. Il leur fit faire de nouvelles instances et leur fit présenter dix barres d'or (somme énorme alors pour le pays (1)), une croix et une épée avec ce message : « Si vous passez sur la croix, vous aurez cet or, sinon vous serez coupés en deux avec l'épée et jetés à la mer. Choisissez ce que vous voulez. » Ils répondirent qu'ils préféraient la mort. Minh-Manh, voyant cet

 

1. La barre d'or valait au moins 1.200 francs.

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héroïsme ordonna de leur présenter deux papiers, leur faisant dire de signer l'un ou l'autre. L'un contenait les plus atroces injures contre Notre-Seigneur Jésus-Christ et la religion. L'autre commandait de choisir un genre de mort. Ils rejettèrent le premier et signèrent le second, choisissant la décapitation. Alors les mandarins prononcèrent la sentence suivante :

Nous, les mandarins suprêmes Lé-Kanh-Trinh et Lam-Tuy-Nghia, obéissant aux ordres du roi, faisons connaître que sur le rapport du mandarin Tam-Phap, les soldats de la province méridionale Pham-Viet-Huy et Bui-Duc-Thé exposent qu'ils suivent la Religion de Jésus-Christ et qu'ils ne veulent pas l'abandonner. Si l'année passée ils ont foulé aux pieds le saint arbre de la croix au chef-lieu de leur Province, ils furent violentés par le gouverneur, car ils n'ont jamais eu la volonté réelle d'abandonner leur Religion. Ils s'y attachent et veulent l'observer comme auparavant ; voilà ce qu'ils disent.

« Déjà ce mandarin les a admonestés et leur a fait voir deux ou trois fois les conséquences de leur entêtement ; mais eux ne veulent qu'une chose : recevoir la mort ; ils jurent qu'ils ne consentiront jamais à revenir en arrière. D'où il appert que ce sont des fous et des insensés. Nous demandons donc qu'on leur applique la loi. Ces hommes ont été depuis longtemps instruits dans la fausse religion ; ils se sont aveuglés, infatués et ne savent plus retrouver le chemin du repentir et de la conversion.

« Antérieurement on avait déjà instruit leur procès, dans lequel on demandait qu'on leur coupât la tête. Le mandarin Bo-Trinh le revisa et sa conclusion fut la même. Tous étaient alors d'avis qu'il fallait les supprimer. Mais nous jugeâmes alors que ces soldats devaient seulement être éprouvés et tourmentés, afin qu'ils révélassent, si c'était possible, des choses qu'il

 

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nous importait de savoir. Voilà pour quelle raison nous ne permîmes pas qu'alors, on appliquât la loi et que la sentence fût exécutée ; ais nous ordonnâmes qu'ils fussent exposés à la porte de la ville aux ardeurs du. soleil avec une grande et lourde cangue au cou ; qu'ensuite ils fussent conduits au fleuve et là admonestés et menacés qu'ils allaient infailliblement mourir s'ils n'abjuraient pas cette religion. C'est un cas de miséricorde et de grande libéralité de donner du temps au coupable afin que reconnaissant ses erreurs il puisse s'amender et mérite de vivre.

« Quand plus tard arriva la relation adressée à Sa Majesté qu'ils s'étaient repentis de coeur et sincèrement, et avaient abandonné la religion, aussitôt on leur accorda leur pardon ; de plus, ils reçurent une récompense en argent pour encourager les autres. Ah ! dans les tribunaux suprêmes la vie est considérée comme chose de la plus haute importance et d'une valeur souveraine ; on ne permet pas qu'elle soit traitée comme celle des arbres et des plantes.

« S'ils conservaient un peu de raison et de coeur humain, sans doute ils reconnaîtraient leur erreur et re-deviendraient de bons sujets ; mais ne suivant que leur aveugle obstination, ils ont poussé l'audace jusqu'à quitter leur patrie pour venir protester à la Cour.

«  Il est dur d'avoir affaire à ces présomptueux entêtés luttant contre la raison et les lois. En vérité, ils sont dignes de mépris et de la plus grande abomination. Ce sont des sujets désobéissants et récalcitrants. Comment donc est-ce possible de leur laisser la vie ?

« En conséquence, que ceux qui se sont présentés. ici, sans que personne les appelât, c'est-à-dire ces deux malfaiteurs Phan-Vict-Huy et Buy-Duc-Thé, soient livrés aux soldats qui les conduiront au bord de la mer et la avec une grande scie les diviseront par le milieu du

 

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corps et les jetteront ensuite à l'eau, afin qu'on soit bien convaincu de la puissance des lois et qu'on conçoive une salutaire terreur.

« Notons que ces malfaiteurs n'eurent jamais une volonté ferme d'abandonner leur religion et que le mandarin T.-Q.-Khanh a agi avec trop de précipitation. Comme ils n'avaient pas voulu conserver la récompense qu'on leur avait donnée, ce mandarin aurait dû tenir compte de cela pour faire sa relation avec clarté.

« De plus, maintenant, on ajoute qu'il y a un autre individu inclus dans le même procès, c'est-à-dire Dinh-Dat, qui est coupable d'une moindre offense. S'il a accepté sa récompense ou non, s'il a abjuré cette religion pour de bon, ou non, et ce qu'il en est aujourd'hui, sont des choses que nous voulons savoir.

« De plus, quand jadis on déposa aux pieds de ces malfaiteurs le bois de la croix pour qu'ils passassent dessus et le foulassent, nous ne savons si les mandarins re-gardaient réellement et se rendaient compte de ce qui avait lieu ou non, Ici encore nous demandons à être renseignés. Que T.-Q.-Khang se souvienne bien de tout ce que nous venons de dire et nous fasse une relation claire : on lui donnera alors des ordres pour agir. »

La partie de la sentence concernant Huy et Thé fut exécutée le 12 et le 13 juin 1839 ; elle avait été rendue le 11. Les deux vaillants chrétiens furent conduits au bord de la mer dans le port de Huc-Tuan, et là sciés en deux, puis coupés en deux, puis coupés en quatre et jetés à l'eau, sans doute afin que les chrétiens ne pussent pas vénérer leurs reliques.

Pendant qu'en Annam les deux champions rem portaient la palme du martyre, Dat, qui n'avait pu accompagner, se préparait à la lutte. Il aurait pu déserter et se cacher, mais il dédaigna ce moyen.

Vers la fin de juin, étant dans sa maison, il vit entre

 

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un soldat de sa compagnie qui lui dit : « Le général et le capitaine de notre compagnie m'ont donné l'ordre de t'aviser qu'on a reçu un décret du roi ordonnant de t'arrêter et de te condamner. Je t'annonce aussi que nos compagnons Huy et Thé ont été exécutés à la Cour. »

Dat manifesta une grande joie, et s'en fut tout de suite chez ses parents et ses amis, leur fit ses adieux et leur demanda instamment des prières. Sa femme essaya de le faire renoncer à son dessein ; elle plaida, pleura, lui montra sa fille unique qu'il allait abandonner. Dat fut très ému, mais très ferme ; il dit que Dieu aurait soin d'elle et de sa fille, et qu'il ne serait pas digne de Jésus-Christ s'il les aimait au point de leur sacrifier son devoir et son Dieu. La pauvre femme vint le relancer jusque dans sa prison à Nam-Dinh. Il la renvoya en disant : « Si tu viens encore pleurer, n'entre plus ici pour me voir. »

A l'arrivée des émissaires de T.-Q-Khang à la maison de notre bienheureux, comme il n'avait pas encore reçu les sacrements, il se cacha afin d'avoir le temps de se confesser et de communier. Suivant d'autres témoins, il ne se serait pas caché, mais à l'arrivée des soldats qui venaient le prendre, il leur servit à manger et leur demanda la permission d'aller dire adieu aux habitants du village pendant qu'ils faisaient leur repas, et il aurait profité de ce moment pour se confesser. De retour chez lui, il se livra aux soldats qui le conduisirent à la maison commune, où les notables du village l'attendaient.

L'un de ceux qui étaient réunis lui dit : « N'as-tu pas reçu de l'argent du roi 7 Comment se fait-il donc que tu sois maintenant prisonnier ? » — Le martyr répliqua : « Je n'accepte pas cet argent, parce que je ne consens pas à fouler la croix aux pieds. » Un autre ajouta : « Voici donc Dat qui abandonne sa femme, sa fille et sa patrie. » « Ma patrie, dit alors le bienheureux, ma femme et ma fille, je les laisse entre les mains de la divine

 

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Providence, et je demande au peuple d'avoir compassion de ma femme et de ma fille (1). » Ce qu'ayant dit, il fit la révérence aux notables à la mode du pays et partit avec les soldats, laissant en larmes ses parents, ses amis et tous les gens de Phu-Nay. Il dit en sortant de son village : « Mes deux frères jouissent déjà des délices du ciel, mais Dat empêtré ici n'a pu encore les obtenir. » Il tira son rosaire et le récita avec grande dévotion tout le Kong du chemin. Les soldats qui le conduisaient, n'ayant aucune crainte que celui qui s'était livré à eux avec tant de joie essayât de leur échapper, ne lui mirent ni liens ni cangue. En route, il rencontra quelques anciens camarades de la milice qui s'inclinèrent avec un certain respect pour le saluer ; mais Dat refusa avec politesse et modestie chrétienne cet acte de vénération en leur disant « Permettez-moi de ne pas accepter ces hommages. » Ses compagnons lui répondirent « Ami, allez en paix et souvenez-vous de nous. » Aux chrétiens qui en route vinrent le saluer en pleurant, il disait : « Vous ne devez nullement pleurer, mais vous féliciter avec moi. »

A son arrivée à Nam-Dinh, il fut présenté à T.-Q.-.Khanh, qui aussitôt lui parla de passer sur la croix. « Tes deux compagnons, lui dit-il, à cause de leur morgue et de leur folie à suivre une religion fausse, ont été divisés en quatre, mais toi tu seras coupé en huit morceaux si tu n'abjures la fausse religion de Jésus-Christ en foulant la croix aux pieds. »

Dat répondit : « J'ai déjà souffert de nombreux et grands tourments pour ma foi ; mais dussiez-vous m'en faire endurer de plus affreux encore, jamais je ne foulerai

 

1. Cette fille du bienheureux Dat vivait encore lors de la béatification de son père, en 1900.

 

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la croix aux pieds. De trois frères, deux ont déjà souffert la mort pour la religion, et moi qui vis encore, je demande à mourir également. »

Le gouverneur changea de ton ; « Nous t'accorderons des dignités et de grandes richesses, voyons ! ne crains rien, fais un effort et passe sur la croix. » L'athlète du Christ répondit : «Les dignités et les richesses, à quoi me peuvent-elles bien servir ? Combien les ont possédées antérieurement et les ont perdues ! Qu'attendez-vous donc ? Je demande que vous ne me parliez plus sur ce sujet et que vous le considériez comme épuisé. Que me font vos sollicitations impies ? »

T.-Q.-Khanh alla rédiger la sentence de mort : « Le soldat appelé Dinh-Dat, du village de Phu-Nay, est un malfaiteur qui a suivi jusqu'à présent avec ténacité la fausse religion de Jésus, et maintenant il refuse de l'abandonner d'un coeur sincère. Il n'a aucun respect pour le roi ; il n'obéit pas aux lois du royaume. C'est pourquoi, vénérant l'autorité qui a prononcé la sentence de mort contre lui, nous ordonnons qu'elle soit immédiatement exécutée et que Dat périsse par la strangulation. »

C'était le 18 juillet 1839.

Accompagné du cortège militaire ordinaire, le martyr allait par le chemin, disent les témoins, absorbé en Dieu et priant. Arrivé au lieu de l'exécution, il redoubla de ferveur pendant les lugubres préparatifs et la lecture de la sentence.

Son supplice fut l'affaire d'un instant. Il était à peine mort que les chrétiens présents se précipitèrent pour recueillir le peu de sang qui lui était sorti par la bouche et par les narines.

 

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PERSÉCUTION EN CORÉE EN 1839.

 

Monseigneur l'évêque de Capse, Laurent-Joseph-Marie Imbert, vicaire apostolique de la Corée, a laissé le récit détaillé des premiers épisodes de cette persécution dans un journal interrompu par son propre martyre. Nous le transcrivons avec les notes de Mgr Daveluy.

 

BIBLIOGRAPHIE. — CH. DALLET, Histoire de l’Eglise de Corée,

t. II, p. 132-155.

 

« Un fervent chrétien, que j'avais administré quelques jours avant de quitter la capitale, avait un neveu, païen forcené et sergent dans les satellites. Le 16 janvier 1839, à la chute du jour, celui-ci, accompagné de plusieurs de' ses hommes, vint s'emparer du néophyte qui avait assisté son oncle à la mort, et pour être plus sûr de son coup, saisit trois familles entières : François Tsio, Pierre Kim, Pierre Kouen, notre chargé d'affaires, qui avait assisté le malade et m'avait conduit chez lui, et aussi son beau-frère qui se trouvait chez lui par hasard ; en tout quatre hommes, six femmes et sept petits enfants dont trois encore à la mamelle. C'était un touchant spectacle de voir ces petits innocents dans le séjour destiné aux criminels ; les mandarins eux-mêmes, émus de pitié et fâchés de cette arrestation, différèrent plusieurs jours de commencer l'interrogatoire. Les malheureuses mères

 

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apostasièrent aussitôt qu'on les mit à la question, et furent renvoyées tout de suite avec leurs enfants. Pierre Kim et une jeune veuve, belle-soeur de François Tsio, eurent aussi la faiblesse de céder aux supplices. Pierre -Kim mourut quelques jours après, des suites des tourments qu'il avait éprouvés. Il ne me fit pas appeler ; il se bouchait les oreilles pour ne pas entendre les exhortations de sa femme repentante Je suis sûr que c'est le désespoir qui l'a tué, plus que ses blessures, car cet infortuné avait non seulement renié la foi, mais encore répété, sous la dictée du mandarin, les plus sales et les plus odieuses imprécations contre Dieu, contre chacune des trois personnes de la sainte Trinité, contre la très sainte Vierge surtout Je n'ai pu en entendre le récit sans frémir d'horreur. Ces malédictions ne furent pas du reste particulières à cet apostat la plupart ont à prononcer des formules analogues pour être mis en liberté. Les: satellites s'emparèrent de la maison de Pierre Kouen qu'ils vendirent à moitié prix, puis des meubles et effets des trois familles, ce qui leur fut une bonne aubaine, car François Tsio et surtout sa belle-soeur étaient riches.

« Le 25 janvier, j'appris cette affligeante nouvelle, dans la chrétienté de Katteagi, à dix lieues de la capitale. Je me pressai d'en terminer la visite et, sans aller jusqu'à In-tsien, je retournai le 30 janvier à la capitale, tant pour rassurer et encourager les chrétiens épouvantés que. pour profiter du nouvel an coréen, époque à laquelle, ici comme en Chine, on jouit de quelque tranquillité de la part des mandarins. Je voulais me presser de faire l'administration des mille chrétiens de Séoul avant que la persécution eût le temps de se propager. Je commençai le premier dimanche de carême, 17 février, et poussai vigoureusement le travail jusqu'au jeudi saint. J'entendis environ cinq cent cinquante confessions dans les divers kong-se aux lieux de réunion. Malgré les précautions que

 

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nous prenions, quoique les femmes ne vinssent que la nuit, et se retirassent avant le jour, deux fois les satellites s'aperçurent de nos réunions, et se mirent en faction dans la rue pour observer, mais je partais au chant du coq et tout rentrait dans l'ordre. Jamais je n'ai éprouvé tant de fatigues. A Pâques„ je pris quelques jours de repos, tant pour écrire en Chine et faire partir les courriers de Pien-men, que pour éviter la grande affluence qu'aurait amenée la solennité. Il ne restait plus guère à visiter que les chrétiens de deux quartiers, mais les deux kong-so n'existaient plus. Damien Nam eut la charité de prêter sa maison pour une réunion, deux jours avant Quasimodo. J'avais toujours défendu qu'on admît plus de vingt personnes par jour, mais les chrétiens n'étaient pas encore habitués à suivre une règle ; on invita une soixantaine de fidèles pour ces deux jours et ceux-ci en amenèrent d'autres. D'ailleurs, comme ils ne connaissaient pas la maison, il leur fallait des guides, de sorte qu'il y eut plus de cent personnes réunies le vendredi soir. J'en chassai quelques-uns, mais, le samedi, d'autres arrivèrent plus nombreux ; et les allées et venues ne cessaient pas. Je fus très fâché ; le pauvre Damien l'était plus encore, cependant il se contint. J'entendis cent quarante-six confessions en deux jours, et le dimanche de Quasimodo, je partis avant le jour pour retourner à notre résidence. Là, je célébrai une seconde messe, avant laquelle je reçus la confession de la vieille mandarine Barbe Nam, âgée de quatre-vingts ans, qui profitait de l'absence de son fils pour venir faire ses pâques. Le soir même, la maison de Damien était envahie par les satellites.

« Déjà, le 7 mars, un chrétien, fabricant et marchand de vin, avait été arrêté près du fleuve. Il se nommait Philippe T'soi et jouissait d'une certaine aisance. Sa femme, glacée de frayeur, nia énergiquement qu'elle fût

 

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chrétienne, ce qui n'empêcha pas les satellites qui voulaient piller la maison, de la garrotter et de l'amener à la ville avec son mari. On saisit par la même occasion deux caisses de livres de religion, quelques-uns propriété de Philippe, les autres appartenant à différentes familles qui les avaient cachés chez lui. Le mandarin fit donner à Philippe et à sa femme une bastonnade assez légère, renvoya cette femme apostate qui était enceinte et fit le lendemain une fausse couche, et mit le mari à la grande prison. Il y resta généreusement jusqu'au 20 avril, jour où il eut, à son tour, le malheur d'en sortir par l'apostasie.

« En province, la persécution débutait d'une manière tout aussi menaçante. Le 21 mars, à Koui-san, district de Koang-tsiou, à quatre lieues de la ville, on arrêtait les frères Kim. Cette première fois ils purent se faire re-lâcher pour quelque argent, mais on les reprit plus tard. Le 28 mars, une catéchumène, marchande de cheveux, fut emprisonnée avec son fils aussi catéchumène. Cette femme, peu instruite, mais extrêmement forte dans sa foi, souffrit à plusieurs reprises les plus cruels supplices, sans jamais proférer un seul mot d'apostasie.

«Dans la province de Kang-ouen, vers la fin de la première lune, un païen dénonça les chrétiens du village de Sie-tsi, et aussitôt de nombreux satellites furent lâchés à leur poursuite. Arrivés au village, ils ne trouvèrent que la famille de Jean T'soi Iang-poki ; tous les voisins avaient pris la fuite. Jean et les siens furent conduits à la prison de Ouent- siou. (Nous aurons occasion de reparler de lui à l'époque de son martyre, sept mois plus tard.) Les satellites avaient suivi les traces des autres chrétiens fugitifs, jusqu'au grand village de Kottang-i, district de Tsiei-t'sien. Ils étaient bien persuadés que presque tous y étaient réfugiés, mais ne sachant dans quelles maisons, et craignant de se compromettre,

 

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ils se bornaient à circuler et à faire le guet dans le voisinage. Quelques jours après, par l'imprudence d'un vieillard, un livre de religion tomba entre les mains d'un valet du prétoire. On parvint bien à le lui arracher, mais le bruit de cette querelle, presque insignifiante, se répandit en se grossissant de mille commentaires, et un nouveau catéchumène, saisi de frayeur, pensa ne pouvoir se mettre à l'abri qu'en allant faire lui-même une dénonciation. Il se rendit donc près du mandarin, arrivé non loin de là pour surveiller la rentrée des impôts, et lui déclara les noms des chrétiens cachés dans le village. Sur-le-champ, le mandarin expédie six ou sept satellites et prétoriens, avec ordre d'amener les coupables. Ils font invasion sur différents points à la fois, saisissent tous ceux qu'ils rencontrent, et déjà ils en avaient lié un bon nombre, quand la nouvelle en parvint à une famille chrétienne du nom de Nam. Ces Nam étaient nobles et chefs du village. Ils appellent aussitôt leurs esclaves et tous les chrétiens qu'ils rencontrent, et en vertu de l'usage qui accorde aux nobles la police de leurs villages, et ne permet pas aux satellites d'en arrêter les habitants sans une communication préalable du mandarin, ils donnent l'ordre de saisir et de garrotter les envahisseurs. Jamais ordre ne fut mieux accueilli. Le chapeau d'esclaves sur la tête, et le bâton à la main, nos gens courent sus aux prétoriens, les accablent de coups, les chargent de liens, remettent les chrétiens en liberté, et amènent ces nouveaux captifs au chef de la famille Nam. Celui-ci les fait suspendre à un arbre vis-à-vis sa maison, et sous les coups d'une rude bastonnade, leur fait déclarer les auteurs de cette échauffourée. Par malheur, un prétorien qui s'était échappé courut avertir le mandarin qui, furieux de la résistance, envoya tout de suite un renfort considérable pour délivrer ses hommes et saisir les chrétiens. Mais il n'était plus temps ; déjà

 

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tous avaient fui, ou s'étaient réfugiés dans des maisons légalement inviolables, et on ne put mettre la main sur aucun d'eux. Les choses en seraient restées là si quelques chrétiens ne s'étaient trop pressés, malgré les conseils des autres, de regagner leurs maisons. Ils furent saisis par les satellites demeurés en embuscade, et conduits d'abord à la ville de Tsiei-t'sien, pris au juge criminel de T'siong-teiou, et enfin devant le gouverneur. Quelques-uns furent relâchés après plusieurs mois de captivité, les autres furent écroués à la prison. Aucun d'eux malheureusement n'eut la fermeté de persister jusqu'à la fin dans la profession de sa foi.

« Mais ce fut surtout à partir du 7 avril, dimanche d e Quasimodo , que la persécution prit à la capitale une tournure décisive, qui ne laissait plus apercevoir aucun remède.. Le soir, les satellites entrèrent tout à coup dans la ci-devant auberge de la mission et arrêtèrent tous ceux qui s'y trouvaient. De ce nombre était une femme que son mari, mauvais catéchumène qui connaissait toutes les affaires des chrétiens, vint réclamer tout de suite.. Comme elle ne voulait pas apostasier, les satellites refusèrent de la lui rendre. Alors cet homme furieux dénonça tout ce qu'il connaissait de chrétiens et donna, dit-on, une liste de cinquante-trois personnes. La maison attenante à l'auberge fut aussitôt envahie, puis deux escouades de satellites de la droite et de la gauche (1) se portèrent aux maisons de Damien Nam et d'Augustin Ni. Damien et sa famille, extrêmement fatigués de l'affluence des chrétiens pendant les deux jours précédents, avaient négligé de faire

 

1. La prison des voleurs a deux divisions, et deux grands juges criminels qui ont chacun leurs subordonnés et prononcent à part. On appelle l'un juge de la droite, et l'autre juge de la gauche ; leurs satellites sont désignés de la même manière.

 

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porter en lieu sûr les ornements épiscopaux, commue je l'avais commandé en partant. Ils étaient déjà couchés, quand ils furent réveillés en sursaut par le bruit des satellites. La belle-soeur de Damien se sauva par une porte de derrière, avec son fils, âgé de huit ans, et une couturière, et se rendit chez Augustin Ni, où les satellites, arrivant peu après, les saisirent aussi. Tous les membres de ces deux familles furent arrêtés; l'ornement de l'évêque, un bréviaire et la mitre simple tombèrent entre les mains des satellites. Cette mitre, tissue et brodée en argent, leur parut la huitième merveille du monde ; ils l'estimèrent 500 taëls coréens, environ 1.280 francs de notre monnaie. Une vingtaine de personnes furent donc déposées à la prison, et les arrestations continuèrent les jours suivants.

« Je dois ici dire quelques mots des principaux prisonniers. Damien Nam Moun-hou descendait d'une famille noble, bien connue dans le pays. Avant sa conversion,il vivait sans règle ni retenue; se mêlait à toute espèce de gens dévoyés, et n'avait d'autres occupations que le jeu. Ayant été instruit de la religion, à l'âge d'environ trente ans, il se mit franchement à la pratiquer, et quand le P. Pacifique Yu entra en Corée, il se fit immédiatement baptiser, et redoubla de ferveur pour tous ses devoirs religieux. Il avait rompu avec ses nombreux amis païens, s'appliquait sans cesse à l'étude de la doctrine, et se faisait remarquer par son zèle à instruire les autres. Sa famille était l'objet spécial de ses soins, mais il les prodiguait aussi aux chrétiens tièdes et aux païens ; il allait consoler les malades, les aidait dans tous leurs besoins, et tachait de procurer le baptême aux enfants infidèles, en danger de mort. C'est dans l'exercice de toutes ces vertus qu'il fut arrêté et mis en prison. On rapporte qu'un jour un de ses amis lui demanda en riant ; « Dans l'autre

 

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monde, comment vous appellera-t-on ? » Il répondit : « Si on m'appelle Damien Nam, de la confrérie du saint scapulaire, martyr pour Dieu, mes désirs seront comblés. » Son épouse Marie Ni, femme d'un caractère énergique et d'une grande intelligence, se faisait aussi remarquer par son assiduité aux bonnes oeuvres. Quand elle fut prise et déposée à la prison, elle gourmandait les satellites de leur insolence ; son mari Damien lui dit à haute voix : « Un chrétien doit mourir pour son Dieu comme un agneau, ne perds pas une si belle occasion ; » et Marie, touchée de ces paroles, supporta dès ce moment sans aucune impatience les injures et les mauvais traitements.

« Augustin Ni T'si-moun-in, de la branche des Ni de Koang-tsiou, qui en 1801 donna plusieurs martyrs, descendait d'une famille de la plus haute noblesse. Il avait le caractère généreux, mais porté aux plaisirs. Dès son plus jeune âge, il aimait à fréquenter les maisons de divertissements et vivait sans aucun frein. Il n'avait pas encore trente ans lorsqu'il se convertit, déplora ses égarements passés, et, docile à l'inspiration de la grâce, se mit à veiller avec tant de soin sur toutes ses paroles et actions, qu'il devint bientôt grave et réglé, au point qu'on pouvait le proposer à tous comme modèle. Ayant dû fuir plusieurs fois pour éviter la persécution, il eut bientôt épuisé tout son petit, avoir ; mais animé d'un véritable esprit de pénitence, il supportait patiemment les privations de la pauvreté. Toujours gai et content, il s'efforçait de rendre service au prochain et ne regardait ni à la peine ni à la fatigue, quand il s'agissait de réchauffer les tièdes ou d'évangéliser les païens ; beaucoup lui furent redevables de leur conversion. Sa femme Barbe Kouen convertie en même temps que lui, édifia les fidèles par sa patience et sa résignation dans le dénûment ; son

 

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assiduité à servir les prêtres et les chrétiens dans les réunions qui se faisaient chez elle pour la réception des sacrements était incomparable.

« L'interrogatoire, commencé le lundi 8 avril, ne fut pas aussi terrible qu'on pouvait le craindre, et le juge semblait peu à son aise. Il voulut exiger l'apostasie, mais grands et petits, sans distinction de sexe, s'y refusèrent tout d'une voix, et reçurent dans les tourments le prix de cette unanime confession. L'ornement, le bréviaire et la mitre saisis chez Damien devenaient pour lui une affaire personnelle et rendaient sa position délicate ; mais le juge, effrayé de la rumeur que ces objets extraordinaires excitaient parmi le peuple et les satellites, voulut bien recevoir telles quelles les explications de Damien. Celui-ci prétendit que le tout avait appartenu au P. Tsiou en 1801, suggérant même que, dans l'assemblée des chrétiens, lui Damien, assis sur une peau de tigre, revêtait ces habits. Le mandarin fit semblant de le croire, afin ne pas trouver la vérité, car ses collègues et lui savaient fort bien, et se disaient à l'oreille, qu'il y avait dans le royaume trois Européens prêchant la religion. Il était clair, par conséquent, que ces ornements ne pouvaient appartenir à d'autres qu'à eux. Mais on n'osait pas pousser les choses trop loin, car si le fait venait à être prouvé juridiquement, il faudrait prendre ces Européens, et une fois arrêtés, qu'en faire ? C'était, suivant leurs propres expressions, une affaire trop grande pour un petit royaume gouverné par un roi de dix ans.

« En revanche, le juge espérait avoir bon marché des enfants. Ils étaient trois ; le fils de Damien, âgé de douze ans, le fils d'Augustin, du même âge, et sa fille Agathe, âgée de dix-sept ans. Il essaya d'abord de les amener à l'apostasie par de douces paroles et, n'y pouvant réussir, fit employer les supplices; mais ces enfants,

 

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transformés en héros par la grâce, n'écoutaient ni menaces ni promesses, ne s'effrayaient pas des supplices et demeuraient inébranlables. Le mandarin étonné les considérait comme des êtres extraordinaires et les envoya tous avec leurs parents à la prison du tribunal des crimes. Il voulait renvoyer sans jugement la vieille mère d'Augustin, âgée de quatre-vingts ans, et un de ses petits enfants, âgé de huit ans ; mais cette généreuse chrétienne eut encore assez de force pour déclarer qu'elle voulait rester avec toute sa famille, et le juge y consentit.

« En apprenant ces arrestations, ces interrogatoires, ces tortures,un grand nombre de chrétiens timides furent frappés d'épouvante ; mais beaucoup d'autres priaient Dieu ardemment de les bien préparer à supporter les épreuves que sa providence semblait leur réserver. Quelques-uns même brûlaient du désir de verser leur sang pour la cause de Jésus-Christ, s'excitaient mutuellement au martyre, et cherchaient les moyens de se le procurer. Au nombre de ces derniers furent les six femmes dont nous allons rapporter l'histoire. Dans le village de Pongt'sien, non loin de la capitale, vivait une famille du nom de Ni, appartenant à la noblesse de province. La m ère Madeleine He et ses deux filles Barbe et Madeleine pratiquaient ensemble la religion avec beaucoup de ferveur ; mais gênées par le père, païen et violent ennemi du christianisme, elles étaient obligées de faire leurs exercices en secret, et de supporter des vexations domestiques sans nombre. Barbe, arrivée à l'âge nubile, fut promise par son père à un païen ; mais déterminée qu'elle était à ne pas consentir contre sa conscience à un pareil mariage, elle fit semblant d'être estropiée de la jambe et de ne pouvoir se lever. Elle resta donc continuellement assise ou couchée, et le mariage ayant été retardé, elle eut la constance de souffrir ce

 

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martyre pendant trois ans, au bout desquels le futur, ennuyé d'attendre sa guérison; alla se marier ailleurs. Un chrétien, qui connaissait le fond de l'affaire, la demanda bientôt après et elle lui fut accordée. Devenue veuve après deux ans, Barbe s'était retirée d'abord dans sa famille, puis chez sa tante Thérèse Ni, à la capitale. Madeleine, qui avait le désir de garder sa virginité, fortifiée par l'exemple de sa soeur, s'enfuit aussi à la capitale pour échapper au mariage que son père voulait lui faire contracter avec un païen. En quittant son village, elle teignit de sang ses habits, les mit en lambeaux, et les dispersa dans les broussailles, pour faire croire qu'elle avait été dévorée par un tigre, et empêcher les recherches. Ses parents prirent le deuil, mais, après trois mois, la mère fut secrètement avertie de tout ce qui s'était passé. Alors le père, voyant sa femme calme et consolée, se douta de quelque chose, la conjura de ne lui rien cacher et de lui dire si leur fille était encore en vie, avec promesse de ne plus les molester à l'avenir. La mère lui ayant rapporté l'histoire, il courut à la capitale et dit à sa fille : « Il me suffit de te voir en vie ; désormais je ne puis plus m'opposer à tes désirs. » Les deux sœurs restèrent donc à la capitale, chez leur tante.

« Vers la fin de mars, leur mère y vint aussi pour recevoir les sacrements et tous les jours, avec ses deux filles et sa belle-soeur, elles s'excitaient mutuellement à la fidélité envers Dieu et à la persévérance en cas de persécution. Il se trouvait alors, dans la maison de Thérèse Ni, deux autres ferventes chrétiennes qu'elle avait reçues par charité. L'une, nommée Marthe Kim Pou-p'ieng-tsip-i, avait, encore païenne, quitté son mari pour cause de discorde, et s'était remariée à la capitale à un aveugle qui faisait le métier de sorcier. C'est alors qu'elle connut la religion et commença à la pratiquer. Puis, l'aveugle étant

 

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mort, elle sortit de la maison, touchée de regrets d'avoir prêté la main à tant de superstitions. Comme elle n'avait aucun moyen d'existence, elle demeurait chez les chrétiens qui voulaient bien la recevoir, travaillant à rendre quelques petits services, toujours gaie et pleine de confiance en Dieu, au milieu des peines et des humiliations. L'autre était Lucie Kim, fille de Pan-moul-tsip-i. A quatorze ans, elle avait fait voeu de virginité, et, ses parents étant morts, elle s'était retirée près des chrétiens, et vivait avec ceux qui lui accordaient l'hospitalité. Ces six femmes se trouvaient donc réunies dans la maison de Thérèse, quand elles entendirent parler du courage et de la grandeur d'âme que les enfants de Damien Nam et d'Augustin Ni venaient de montrer dans les supplices. Saisies d'un saint enthousiasme, et jalouses de donner aussi leur vie pour Jésus-Christ, elles résolurent ensemble de se livrer volontairement. Cette détermination extraordinaire, et contraire à la règle commune, fut probablement une inspiration spéciale de la grâce ; à tout le moins paraît-elle avoir été approuvée par Dieu lui-même, car jusqu'à la fin aucune des six ne se laissa ébranler, et leur admirable conduite fit beaucoup d'honneur à la religion. L'histoire ecclésiastique, au reste, nous fournit nombre d'exemples semblables, comme on le voit dans les vies de sainte Apolline, sainte Eulalie, sainte Caprais et une foule d'autres, que l'Eglise honore d'un culte solennel. Nos six héroïnes se rendirent donc, le 11 avril, dans la maison de Damien Nam, devenue un poste de satellites, et se livrèrent entre leurs mains.

« Ceux-ci, stupéfaits, refusèrent d'abord de les arrêter; mais elles insistèrent, montrant leurs rosaires comme preuve de leur religion, et obtinrent enfin d'être conduites à la prison des voleurs. Le juge criminel fut étonné et vexé quand on les lui présenta, avec le rapport de leur tradition volontaire. Il entrevoyait sans doute par là que

 

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les chrétiens ne seraient pas détruits si facilement qu'on le désirait et qu'on se l'imaginait à la cour. Sur la sommation qu'il leur fit d'apostasier, toutes d'une voix lui répondirent : «Si nous voulions renier Dieu et abandonner notre religion, nous ne nous serions pas présentées de nous-mêmes. » On les mit donc à la question, qu'elles supportèrent avec une joie désespérante pour le juge, qui, furieux de voir des jeunes femmes et des jeunes filles courir même au-devant des supplices, fit redoubler les coups, mais inutilement. On les enferma à la prison, et cinq jours après elles furent traduites de nouveau devant le tribunal. Le juge leur dit : «Maintenant que vous avez goûté des souffrances de la prison, êtes-vous revenues à de meilleurs sentiments ? — Devant le mandarin, repartirent-elles, comment pourrions-nous parler aujourd'hui dans un sens et demain dans l'autre ? Notre résolution est fixe : tuez-nous selon la loi du royaume. » En vain les bourreaux s'acharnèrent à déchirer ces innocentes victimes, à peines paraissaient-elles souffrir.

« La candeur de la jeune Lucie Kim et son égalité d'âme dans les tortures attirèrent tout particulièrement l'attention du grand juge. « Étant aussi bien née que tu l'es, lui dit-il, peux-tu vraiment pratiquer cette religion? — Oui, vraiment je la pratique, — Abandonne-la et je te sauverai la vie. — Notre Dieu étant celui qui a créé et gouverne toutes choses, il est le grand roi et le père de toutes les créatures. Comment renier son roi et son père ? Devrais-je mourir dix mille fois, non je ne puis y consentir. — De qui as-tu appris ? Depuis quel âge pratiques-tu ? Combien as-tu de complices ? Pourquoi n'es-tu pas mariée ? Qu'est-ce que l'âme ?Ne crains-tu pas la mort ? » A ces diverses questions, elle répondit: : «Dès l'âge de neuf ans, j'ai appris la religion près de ma mère. Mais comme cette religion défend sévèrement de nuire à qui que ce soit, je ne puis vous dénoncer

 

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aucun de ceux qui la pratiquent avec moi. N'ayant encore qu'une vingtaine d'années, il ne convient pas à une jeune fille de répondre sur cet article du mariage, et veuillez ne plus m'interroger là-dessus. L'âme est une substance spirituelle que l'on ne peut voir des yeux du corps. Je crains bien la mort, il est vrai, mais pour me laisser vivre, vous voulez que je renie Dieu; c'est pourquoi, tout en craignant la mort, je désire mourir. — Mais cette âme dont tu parles, où est-elle ? — Elle est par tout le corps. — As-tu vu le Dieu du ciel ? — Le peuple des provinces ne peut-il pas croire à l'existence du roi sans l'avoir vu ? En voyant le ciel, la terre et toutes les créatures, je crois au grand roi et au père suprême, qui les a créés. » Le juge essaya longtemps de vaincre sa constance, par douceur d'abord, puis par menaces ; mais n'y gagnant que la honte, il la fit mettre à de nouvelles tortures Témoins de son impassibilité, les satellites s'imaginèrent qu'elle était possédée de quelque génie. Enfin, après environ dix jours de détention, nos six courageuses chrétiennes furent transférées au tribunal des crimes.

« Le 12 avril, Jacques Tsoi et sa famille furent arrêtés et leur maison pillée. Sa femme et ses deux filles, étant malades, ne subirent qu'une question assez légère. Mais lui-même et deux pauvres veuves chrétiennes qu'on avait prises dans sa maison passèrent par d'horribles tortures, les satellites voulant à tout prix se faire désigner la retraite de Philippe, frère de Jacques, l'un des hommes d'affaires de la mission.

« Le 15 avril, les satellites se portèrent à la maison d'Agathe Tsien et y saisirent onze ou douze chrétiens. Agathe, fille du palais, avait un caractère grave et ferme et une intelligence remarquable. Bien instruite de la religion, et voyant l'impossibilité de la pratiquer à la cour, elle voulut en sortir et se retirer dans sa famille ;

 

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mais celle-ci s'opposant fortement à son dessein, Agathe abandonna courageusement la vie de luxe à laquelle elle était habituée, et s'enfuit chez une pauvre chrétienne, comptant sur Dieu pour sa subsistance. Là, appliquée à la prière à la lecture, à la méditation, à la pratique des vertus, elle gagna par son affabilité et ses manière humbles, non seulement les coeurs de tous les chrétiens, mais encore ceux de beaucoup de païens qu'elle convertit à la foi. Souvent maladive, elle ne se plaignait jamais, et sans regretter le luxe et les tables délicates du palais, elle

usait avec joie des vêtements et des aliments les plus grossiers.

« En 1839, elle reçut chez-elle Lucie Pak, et ce fut sans doute la cause de son arrestation. Lucie Pak était aussi fille du palais. Dès l'enfance, les belles qualités du corps et de l'esprit dont la nature l'avait douée, sa candeur, l'ingénuité et l'affabilité de son caractère, l'avaient fait grandement admirer de tous. On rapporte qu'avant qu'elle eût atteint sa quinzième année, le jeune roi Sioun-tsong, alors âgé de seize à dix-sept ans, fut épris de ses charmes et fit tout pour la séduire. Mais la jeune vierge, quoique païenne, avec un courage inouï dans ce pays, résista à toutes ses instances (1). Une vertu si extraordinaire ne devait-elle pas, en quelque sorte, lui mériter la grâce de sa conversion ? Aussi quand, à l'âge d'environ trente ans, elle entendit pour la première fois parler de la religion chrétienne, elle voulut tout de suite se mettre à la pratiquer. Mais elle appartenait à la cour, et il lui était d'autant plus difficile d'en sortir, qu'elle était très avancée dans les bonnes

 

(1) « Nous avons interrogé plusieurs chrétiennes, qui étaient elles-mêmes filles du palais à cette époque, et toutes disent que le fait passe pour certain à la cour. » — Note de Mgr Daveluy.

 

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grâces de la reine Kim, avait l'intendance des autres filles du palais, et était vestale de la tablette du roi défunt. Ces obstacles ne firent qu'enflammer son zèle, elle prétexta une maladie, obtint de sortir, et, comme son père païen était fort hostile à la religion, elle s'établit chez un de ses neveux.

« Considérant dès lors le vide des années qu'elle avait perdues dans le luxe et les délices, elle redoubla de zèle pour remplir exactement tous ses devoirs, s'appliquant surtout à la mortification dans les vêtements et la nourriture. Par ses paroles et ses bons exemples, elle parvint bientôt à convertir toute la famille de son neveu. Lucie s'était depuis quelque temps retirée chez Agathe Tsien, lorsque la persécution éclata. Son neveu, dénoncé, vendit tout de suite sa maison à moitié prix, et, ne sachant où se réfugier, amena toute sa famille chez Agathe. Deux ou trois jours après, le 15 avril, les satellites vinrent les saisir tous. Agathe et Lucie, sans se déconcerter, dirent : « C'est la volonté de Dieu ! » puis, s'avançant avec calme, elles engagèrent tous ceux de la famille a se disposer à partir, apportèrent du vin et des rafraîchissements aux satellites, et enfin les suivirent à la prison. Le grand juge, s'adressant à elles, leur dit : «Est-il possible que vous, filles du palais, qui avez reçu une éducation supérieure à celle des autres femmes, vous suiviez cette mauvaise religion ? — Nous ne suivons pas de mauvaise doctrine, répondirent-elles. Honorer et servir Dieu, créateur et père de toutes les créatures, c'est le devoir de tout homme. » Pendant plusieurs jours tous endurèrent avec courage les plus cruels tourments ; mais bientôt la crainte, la souffrance, les instances de leurs parents païens, amenèrent les autres à une honteuse apostasie, et Lucie et Agathe, seules inébranlables, furent envoyées au tribunal des crimes.

« Après ces diverses arrestations, les prisons se trouvant

 

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encombrées, il fallut prendre un parti définitif. Le président du tribunal des crimes, Tsio Pieng-hien-i, qui, loin d'être l'ennemi des chrétiens, leur fut toujours favorable et les épargna autant qu'il le put, dut en référer au ministre Ni Tsi-en-i, lequel fit immédiatement son rapport à la régente. Dans ce rapport, il est dit que les chrétiens sont un rejeton des sectes infâmes de Pe-lienkiao et autres. On exagère leur nombre, on les charge des plus noires calomnies : par exemple, de ne pas reconnaître leurs parents, d'être rebelles au roi, de ne point observer les devoirs sociaux, de se faire une joie de souffrir et mourir pour leur religion, pires en cela que les animaux qui craignent la douleur. Le ministre y parle aussi de l'ornement et de la mitre, comme d'objets singuliers de superstition, et propose d'employer la sévérité des lois pour détruire radicalement cette secte impie. En Corée comme en Chine, l'usage est que les rapports judiciaires présentés au souverain poussent les choses à la dernière sévérité ; Sa Majesté dans sa réponse en rabat plus de la moitié, ce qui fait que les peuples louent la clémence de leur prince. Mais cette fois la régente Kim, probablement sans consulter son frère Kim Hoangsan, que la maladie avait écarté des affaires, et qui était connu comme favorable aux chrétiens, répondit dans un sens plus terrible encore que le rapport du ministre. « Si les chrétiens, disait-elle, ont ainsi repullulé dans le royaume, c'est parce qu'en 1801 leur extermination n'a pas été assez complète. Il faut non seulement couper l'herbe, mais en extirper les racines, établir dans les huit provinces un système de visites domiciliaires, organiser la responsabilité de familles solidaires entre elles, cinq par cinq, pour la saisie des coupables, etc. (1). »

 

 

 

(1) « Quoi qu'il en soit de ce décret violent, les chrétiens avouent que la reine Kim ne leur a jamais été personnellement hostile, et qu'elle les a, au contraire, souvent favorisés. Nous en avons eu nous-même les preuves dans plus d'une circonstance. Mais, en 1839, dominée par une faction trop puissante, elle ne put agir à son gré, et fut forcée de signer les édits odieux qui parurent sous son nom. » — Note de Mgr Daveluy.

 

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« Cet édit fut solennellement publié le 19 avril. Il étonna tout le monde, mais surtout le président du tribunal des crimes. Quelques jours auparavant, il avait promis de mettre les chrétiens hors de cause, tandis que l'ordre royal lui prescrivait, pour hâter leur condamnation, de tenir séance tous les jours, même les jours de sacrifices, et de les juger selon la sévérité des lois. Il dut donc se mettre à l'oeuvre, bien qu'à contre-coeur. Dès le lendemain, son premier acte fut, sous prétexte que la loi ne permet pas de juger les enfants au criminel, de renvoyer à la première prison le jeune fils de Damien, le fils et la fille d'Augustin Ni et une nièce de Madeleine Ni de Pong-t'sien. Ces enfants demandaient avec larmes à ne pas être séparés de leurs parents, mais il fallut obéir. On les reconduisit à la prison des voleurs, où ils eurent à souffrir non seulement la faim et la soif, mais des tortures réitérées. La grâce de Dieu les soutint, et, quoique privés de tout conseil et de tout appui, ils demeurèrent fermes dans les supplices. En vain les bourreaux voulurent leur faire croire que leurs parents avaient apostasié et étaient retournés libres chez eux, ils répondirent : « Que nos parents aient abjuré ou non, c'est leur affaire ; pour nous, nous ne pouvons renier le Dieu que nous avons toujours servi. » On renvoya aussi la vieille mère d'Augustin Ni, âgée de quatre-vingts ans, avec un de ses petits-fils, âgé de huit ans. Quelques jours auparavant, elle avait refusé sa délivrance ; mais quand le magistrat vit qu'il s'agissait d'une condamnation à mort, il ne lui permit plus de rester et la mit en liberté,

 

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sans lui parler d'apostasie, par honneur pour son grand âge. Il fit de même pour une autre vieille chrétienne, et pour la catéchumène marchande de cheveux prise le 28 mars, sous prétexte que cette dernière n'avait pas de nom chrétien. En vain elle protesta qu'elle était chrétienne comme les autres. « Quel est ton nom ? lui dit-il. — Je n'en ai pas encore. — Tu n'es donc pas chrétienne, » et il la fit sortir de force. Trois ou quatre apostats furent aussi congédiés ce même jour.

« Le 21, onze personnes comparurent à l'interrogatoire, qui fut terrible. Le juge voulait frapper les esprits d'épouvante, et ce fut Damien Nam qu'il choisit pour victime. « Tu as fait de fausses déclarations, lui dit-il, au sujet des objets saisis chez toi (la mitre et l'ornement). Ces objets sont neufs, comment pourraient-ils avoir appartenu au P. Tsiou, décapité il y a bientôt quarante ans ? » Sous les yeux des autres confesseurs, il ordonna de lui briser les os des jambes, et le fit rouer de coups de bâton sur les bras, sur les côtes, enfin sur tout le corps. Son intention, à ce qu'il paraît, était de faire mourir le néophyte afin d'étouffer par là une affaire qui allait devenir fort embarrassante, car on ne pouvait tarder à reconnaître que les objets religieux trouvés en sa possession appartenaient à des Européens cachés dans le royaume. Damien, brisé par la torture, tomba sans connaissance, et pendant quatre jours on désespéra de sa vie ; mais ensuite le Dieu des martyrs, qui, sans doute, avait voulu seulement lui faire expier ses mensonges et le réservait à d'autres combats, lui rendit peu à peu la santé.

« Les deux vierges Agathe et Lucie souffrirent aussi de cruels supplices. On leur rompit les os des jambes si cruellement que la moelle en coulait. Et au milieu de si horribles tourments elles ne cessaient d'invoquer avec ardeur les doux noms de Jésus et de Marie ! Le mandarin

 

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lui-même admirait leur inaltérable patience. Dès le lendemain, elles se trouvèrent miraculeusement guéries.

            « On sévit avec moins de férocité, les jours suivants, contre les autres confesseurs. Il y eut cependant une barbare exception pour l'épouse de Damien qui avait pris part aux mensonges de son mari ; on lui cassa les jambes à coups de bâton. Ces glorieux martyrs pulvérisèrent toutes les calomnies des païens contre notre sainte religion ; ils firent tellement briller la vérité de la foi chrétienne que ses détracteurs, et le président surtout, en étaient stupéfaits. Quant au refus d'apostasie qu'on leur reprochait comme un acte de rébellion envers le prince, ils se bornaient à répondre qu'il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes ; et cette apologie de leur conduite et de leur foi était exprimée dans des termes si justes, accompagnés de comparaisons si frappantes, que le juge lui-même applaudissait avec complaisance à leurs discours. « Oh ! tu as raison, disait-il à la jeune vierge Lucie. Mais en sais-tu plus long que le roi et ses mandarins ? — Ma religion, lui répondait-elle, est si belle et si vraie que si le prince et ses ministres voulaient l'examiner, ils l'embrasseraient avec transport. — Oh! tu as encore raison. »

            « Après plusieurs séances, qui se succédèrent jusqu'au 30 avril, quarante chrétiens furent condamnés à mort, et leur jugement présenté aussitôt à l'approbation du conseil royal. Ce nombre épouvanta le ministre et surtout la régente. Ils avaient pensé que les confesseurs apostasieraient pour sauver leur vie ; trompés dans cet espoir, ils ne savaient plus quel parti prendre : « car, disaient-ils, les mettre à mort, c'est accéder à leurs désirs. » Il fut donc décidé qu'on recommencerait les tortures, et qu'on renverrait chez eux ceux qui survivraient à cette seconde épreuve.

 

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            « D'après cet ordre, les bourreaux se remirent à l'oeuvre, et s'acharnèrent principalement sur ceux d'entre les chrétiens qui, dans les précédents interrogatoires, n'avaient souffert que des supplices légers.. Six personnes comparurent à la première séance. Augustin Ni fut le plus maltraité, il eut les jambes rompues à coups de bâton. Une femme eut le malheur d'apostasier au milieu des tortures ; condamnée à recevoir trente coups sur les épaules, elle faiblit au vingt-septième. Plus tard elle répara son crime en confessant l'Evangile avec une généreuse intrépidité.

            « Le juge, voyant l'inutilité des supplices, et d'ailleurs lassé lui-même de torturer ainsi chaque jour des innocents, déchaîna contre eux les prisonniers païens, avec ordre de molester sans relâche nos martyrs, et de les accabler incessamment d'injures et de coups. Ce moyen lui réussit. Jacques T'soi, sa femme, sa fille, âgée de quatorze ans, et quelques autres néophytes apostasièrent. Hélas ! encore quelques jours de patience, et ils seraient certainement entrés en possession de l'éternel bonheur ! On les relâcha immédiatement. Le ministre président du tribunal, apprenant que les satellites avaient pris et dilapidé leurs maisons, voulut que l'on rendît le tout, non seulement à ceux qu'il venait de délivrer, mais même aux apostats de janvier. Ces restitutions furent d'autant plus lourdes pour les satellites qu'ils avaient déjà dépensé presque tout le fruit de leur pillage. En vain voulurent-ils rendre seulement l'argent produit par la vente des objets, le ministre fut inexorable, il fallut rendre les objets eux-mêmes, ou en acheter de nouveaux, selon la liste que chaque chrétien présenta. Après une suite de séances qui se terminèrent au 9 mai, trente-cinq confesseurs, demeurés fermes, furent pour la seconde fois condamnés à mort, et la sentence présentée de nouveau au conseil royal. Elle fut encore

 

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rejetée après de longs débats, avec ordre de recommencer la procédure et les tourments.

« Quelques jours auparavant, le 3 mai, des satellites allèrent à deux lieues de la ville cerner la maison d'Antoine Kim. Au bruit de leur prochaine arrivée, toute la famille avait pris la fuite, à l'exception des deux soeurs d'Antoine, et d'un petit enfant de trois ans que les soldats remirent au chef de quartier. L'aînée des deux soeurs, qui s'appelait Colombe, était âgée de vingt-six ans, et l'autre en avait vingt-quatre. On les conduisit au directeur de la police, qui n'épargna ni exhortations ni promesses pour les décider à l'apostasie, mais il n'obtint que des refus. Alors il les fit frapper à coups de bâton sur les épaules, sur les coudes et les genoux ; à cinq reprises, il leur fit donner la question sur les jambes : les os ployaient et ne rompaient pas. Au milieu de leur supplice, elles étaient comme inondées d'une joie toute céleste, elles ne jetaient ni cris ni soupirs ; ce n'était pas même à haute voix, comme les autres confesseurs, qu'elles prononçaient les doux noms de Jésus et de Marie, pratique qui fait frémir de rage les satellites et leurs mandarins ; elles priaient en silence, et s'entretenaient intérieurement avec notre divin Sauveur.

« Le mandarin, attribuant à la vertu d'un charme une aussi admirable constance, leur fit écrire sur le dos quelques caractères antimagiques ; puis on les perça, par son ordre, de treize coups d'alênes rougies au feu. Elles demeurèrent comme impassibles. Alors le mandarin leur ayant demandé pourquoi, à leur âge, elles n'avaient pas encore fait le choix d'un époux, Colombe lui répondit avec une noble simplicité qu'aux yeux des chrétiens la virginité était un état plus parfait, et qu'elles l'avaient embrassé pour être plus agréables à Dieu. C'était la première fois qu'une pareille déclaration était faite ainsi publiquement, car les vierges chrétiennes arrêtées dans

 

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les persécutions précédentes avaient toujours éludé ces questions et allégué différents prétextes.

« Pour leur ravir ce trésor de la pureté, auquel elles attachaient un si haut prix, ce juge infâme les fit dépouiller de tous leurs vêtements, et fustiger en cet état par les satellites, qui ne cessaient de vomir contre elles les injures les plus grossières et les plus sales que l'enfer puisse mettre dans la bouche de ses démons. Puis il ordonna de les jeter toutes nues dans la prison des forçats, et de les livrer à toutes leurs insultes. Mais le céleste Epoux des âmes vint à leur secours ; il les couvrit de sa grâce comme d'un vêtement, et les anima tout à coup d'une puissance surhumaine, de sorte que chacune d'elles était plus forte que dix hommes à la fois. Les vierges de Jésus-Christ, nouvelles Agnès, nouvelles Bibiane, restèrent ainsi, deux jours durant, au milieu des plus insignes malfaiteurs, qui, subjugués par un ascendant mystérieux, n'osèrent pas attenter à leur pudeur ; à la fin, on leur rendit leurs vêtements, et elles furent reconduites à la prison des femmes.

« Cependant le premier ministre Ni Tsi-en-i ayant appris que les satellites, depuis qu'on les obligeait à restituer les biens des apostats, n'arrêtaient plus les chrétiens, en fit son rapport à la régente, demandant qu'on leur permît de piller à leur aise comme auparavant. Cette fois, la régente Kim, par un reste de justice, repoussa le projet du ministre, et ordonna que si, dans une maison saisie, il se trouvait quelque païen ou quelque apostat, on le laissât garder la maison et les meubles ; sinon, qu'on fît un inventaire exact, et qu'on le remît au chef du quartier, lequel en serait responsable. Ce nouveau décret ralentit encore plus le zèle des satellites. Aussi la visite domiciliaire, par cinq maisons solidaires l'une de l'autre, s'exécutait lentement et d'une manière très incomplète, même à la capitale. On avait

 

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commencé à l'établir dans les faubourgs, puis dans divers quartiers de la ville, mais peu à peu, en sorte qu'à la mi-mai, il n'en était pas encore question dans la rue où demeurait l'évêque.

« Le 9 mai, Colombe Kim, sa soeur et trois autres chrétiennes furent transférées à la grande prison et complétèrent de nouveau le nombre de quarante confesseurs. Ils nous écrivaient les lettres les plus édifiantes ; vraiment leur cachot était devenu le séjour de la sainteté, de la paix et du bonheur. Les lettres de Lucie Pak surtout firent une vive impression sur les chrétiens. Ses ardentes paroles n'étaient qu'un cantique de louanges pour les bienfaits de Dieu ; elle rendait mille actions de grâces à Marie et à tous les saints, et se rabaissait elle-même avec une humilité admirable (1). Dans la prison d'ailleurs, elle consolait et exhortait chacun par de bonnes paroles. Ses compagnons trouvaient en elle un appui ; elle était pour eux comme un ange descendu du ciel.

« Le 12 mai, Colombe et sa soeur durent paraître devant le ministre des crimes. Il leur dit : « Ne peut-on pas, sans être chrétien, pratiquer la plus haute vertu ? — Cela est impossible, répondit Colombe. — Confucius et Mentg-Tse ne sont-ils donc pas des saints ? — Ce sont des saints selon le monde. » Le dialogue continua longtemps sur ce ton ; les réponses réservées et intelligentes de la jeune fille remplissaient le ministre d'admiration. En terminant Colombe lui dit : « Les mandarins étant les pères du peuple, je désire vous déclarer tout ce que j'ai sur le coeur ; » et elle lui fit naïvement et tout au long le récit de l'outrage que l'on avait fait, en sa personne et en

 

1. Malheureusement, ces lettres ont été perdues pendant la persécution.

 

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celle de sa soeur, à la décence et aux moeurs publiques. Elle ajouta : « Une jeune fille, qu'elle soit noble ou enfant du peuple, n'a-t-elle pas droit au respect ? Qu'on nous tue suivant la loi du royaume, je ne m'en plaindrai point et le supporterai volontiers ; mais, qu'en dehors de la loi on nous fasse subir de telles indignités, c'est ce qui me pèse sur le coeur. — Qui donc, s'écria le ministre en colère, a osé ainsi faire violence à de jeunes personnes précieuses comme l'albâtre ? » Et tout de suite, il fit aller aux informations et en référa au conseil royal. On n'a pu savoir quelle avait été la réponse ; il est probable qu'on s'est contenté de baisser la tête et de rougir. Mais le ministre des crimes ne se tint pas pour satisfait ; il fit saisir le chef de la prison et différents satellites, leur adressa une verte semonce accompagnée pour plusieurs d'une assez rude bastonnade, et finit par en condamner deux à l'exil, où ils se rendirent dès le 16 de ce même mois. Depuis ce jour, les femmes chrétiennes n'eurent plus à subir cette honte, pire pour elles que les tortures

« Ce même jour, 12 mai, la divine Providence voulut encore donner aux ennemis de la religion un bel exemple de vertu. Un chrétien, nommé Protais Tsieng Kouk-po, qui, très pauvre et toujours malade, avait supporté avec une résignation admirable la perte successive de ses quatorze enfants, qui, ne craignant ni les fatigues ni les dangers pour rendre service au prochain, était devenu par sa charité le modèle de ses frères, avait été arrêté pendant la troisième lune. Après quelques jours de prison, séduit par les paroles insidieuses du mandarin, il eut le malheur d'apostasier. Mais à peine rentré dans sa maison, il sentit un vif remords de son crime ; jour et nuit il ne cessait de pleurer. Enfin poussé par le repentir, et encouragé par les exhortations d'un pieux chrétien du voisinage, il prit la résolution d'aller se remettre lui-même entre les mains des

 

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juges. Il se rendit donc au tribunal des crimes, et dit qu'il voulait parler au ministre. Les valets lui demandèrent pourquoi. Il leur raconta son apostasie et le désir qu'il avait de se rétracter et de mourir ; on le traita de fou et on l'empêcha d'entrer. Le lendemain il revint encore : efforts inutiles. Le troisième jour, 12 mai, comme sa maladie et les suites de ses blessures ne lui permettaient pas de marcher, il se fit transporter près du tribunal et attendit la sortie du ministre. Alors s'inclinant devant lui, au milieu de la route, il lui dit son histoire, le pria de le faire mourir comme coupable d'apostasie, et insista si fort que le ministre fut contraint de l'envoyer à la prison. Et le pauvre apostat de s'y rendre, le coeur comblé d'une sainte joie qu'augmentèrent encore les félicitations des autres chrétiens prisonniers. Rappelé ensuite à ce même prétoire, où il avait apostasié la première fois, il fut frappé de vingt-cinq coups de planche. On le transporta mourant à la prison où il expira la nuit suivante, du 20 au 21 mai, dans la quarante et unième année de son âge. Il fut les prémices de cette persécution, et sa mort consola d'autant plus la chrétienté que sa faute l'avait plus affligée et scandalisée. Nous verrons plus tard qu'il eut plusieurs imitateurs de son généreux repentir.

« Cependant les ennemis de notre sainte religion, et surtout le parti opposé à l'ex-premier ministre Kim Hoang-san, frère de la régente, murmuraient violemment de ce que celle-ci ne faisait pas exécuter les chrétiens. De son côté, le ministre des crimes, las de les torturer inutilement, avait recours, sans plus de succès, à des exhortations paternelles. « Un mot d'obéissance au roi, disait-il, ne sera pas un si grand péché. Les autres criminels me demandent la vie ; maintenant, au contraire, c'est moi qui vous demande de vouloir vivre. » Nos confesseurs répondirent à ses sollicitations avec

 

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respect et fermeté. Profitant des bonnes dispositions où il le voyait, Augustin Ni le supplia de lui rendre ses deux enfants, et surtout sa fille, trop exposée seule dans la prison des voleurs. « J'y consens, dit aussitôt le juge ; je renvoie même ta femme et tes enfants sans qu'ils apostasient, mais à condition que tu abjureras. — Je ne le puis» répondit le fervent confesseur. Et il fut de nouveau condamné à mort. Il avait alors cinquante-trois ans.

«Avec lui furent jugés dignes de la même peine : Damien Nam, âgé de trente-huit ans, parce qu'il avait recélé l'ornement et la mitre ; Pierre Kouen, âgé de trente-cinq ans, cour avoir coulé et vendu des croix et des médailles ; Lucie Pak, âgée de trente-neuf ans, parce qu'étant vestale gardienne de la tablette du roi défunt, elle avait quitté la cour ; l'épouse de François T'ai, Anne Pak âgée de cinquante-sept ans, parce que, malgré l'exemple de son mari et de son fils, elle s'obstinait à refuser l'apostasie. Ces cinq personnes furent de nouveau condamnées au dernier supplice, ainsi que quatre autres chrétiennes dont la sentence avait été portée trois ans auparavant, avec sursis, et qui depuis lors languissaient dans les prisons. C'étaient Agathe Ni, veuve, soeur de Ho-ieng-i ; Madeleine Kim, veuve, soeur de Po-ki ; Barbe Han, veuve, mère de Sioun-kir-i, et Agathe Kim, veuve. Madeleine avait soixante-six ans, Barbe quarante-huit ans, Agathe Ni cinquante-six ans, et Agathe Kim cinquante-trois ans.

« Après trois jours de débats au sein du conseil royal, l'arrêt fut enfin confirmé. Damien Nam, en l'apprenant, écrivit aussitôt à sa femme prisonnière : « Ce monde n'est qu'une hôtellerie, notre véritable patrie est le ciel. Mourez pour Dieu, et j'espère vous rencontrer au séjour de la gloire éternelle. » Le vendredi

 

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24 mai, à trois heures après midi, heure où notre divin Sauveur expira sur la croix, ces neuf victimes consommèrent leur glorieux sacrifice, hors de la porte de l'ouest. Leurs corps restèrent, selon la loi, exposés pendant trois jours au lieu même de l'exécution.

« Le lundi 27, de grand matin, je parvins à les faire enlever, non sans quelque difficulté. On les enterra ensemble, dans un petit terrain acheté uniquement pour leur servir de sépulture. J'aurais voulu, comme dans notre noble et heureuse Europe, les revêtir d'étoffes précieuses et les embaumer avec de riches parfums ; mais, outre la raison de notre pauvreté, t'eût été trop exposer le chrétien qui se serait dévoué à cette sainte oeuvre. On se contenta donc d'habiller chacun selon son sexe, puis les corps furent liés et enveloppés dans des nattes. Voilà pour nous de nombreux protecteurs dans le ciel, et des reliques toutes nationales, si jamais la religion chrétienne devient florissante en Corée,

comme j'en ai l'espérance.

« Je dois mentionner ici quelques autres confesseurs qui moururent dans les prisons, à cette même époque, et dont la fin, moins glorieuse peut-être à nos yeux, ne fut pas moins précieuse devant Dieu.

« Joseph Tsiang-tsip-i, d'une honnête famille de la capitale, après s'être montré quelque temps catéchumène fervent, avait été assailli de doutes sur la foi et, cédant à la tentation, avait abandonné la religion, repris les idées du siècle, et ne songeait plus qu'à faire fortune et à jouir de la vie. Après bien des tentatives, quelques amis chrétiens parvinrent à dissiper ses doutes et, la grâce de Dieu aidant, il se convertit tout à fait Pour mieux échapper aux séductions du monde, il rompit absolument tout rapport avec les païens, s'emprisonna dans sa maison dont il ferma la porte et, sans s'inquiéter de la faim ni du froid, s'appliqua uniquement

 

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à la prière et à l'étude. Ses parents, peinés de le voir ainsi souffrir, lui disaient : « Quand vous sortiriez un peu pour vaquer au soutien de votre existence, quel mal y aurait-il ? » Il leur répondit : « Tous mes péchés passés sont venus du désir que j'avais de me mettre dans une position aisée ; il me vaut mieux geler de froid et souffrir de la faim, que de m'exposer à pécher encore de la même manière. D'ailleurs, en supportant bien les souffrances passagères de ce monde, je pourrai, après la mort, jouir dans le ciel d'un bonheur éternel. » Il reçut les sacrements de baptême et de confirmation en avril 1838. Dès le commencement de la persécution, il apprit avec bonheur la constance que tant de chrétiens montraient dans les tourments, et, enflammé d'un saint désir du martyre, il résolut de se livrer lui-même ; son parrain l'en dissuada. Quelques jours après, il fut dénoncé et arrêté. Comme il était à peine remis d'une maladie grave, on voulait le faire porter en chaise, il s'y refusa et suivit les satellites à pied. Alors ses voisins et amis païens vinrent sur la route lui faire leur condoléances, et l'engager à se délivrer par l'apostasie. Les satellites le pressaient aussi ; mais Joseph, quoique souffrant, se mit à leur annoncer les vérités de la religion et à montrer qu'il ne faut pas, par amour de cette courte vie, compromettre la seule affaire importante de l'éternité. Une demi-journée se passa ainsi. A la fin, voyant sa fermeté, on le conduisit à la prison des voleurs. Le matin au point du jour, Joseph, étonné qu'on ne le fît pas appeler, cria à plusieurs reprises d'une voix forte : « Après avoir pris un homme digne de mort,le laisse-t-on de côté sans lui faire subir aucun supplice ? » Un mandarin qui l'entendit demanda ce que voulait cet homme. Les valets répondirent que c'était un malade dans-le délire de la fièvre, et ordre fut donné de le renfermer, malgré ses réclamations. Peu de temps après, cité au tribunal

 

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du grand juge criminel, il y expliqua la doctrine chrétienne et supporta courageusement les supplices. Toutes les ruses et toutes les violences des bourreaux furent inutiles, et le 14 de la quatrième lune, 26 mai, ayant été battu de vingt-cinq coups de la planche à voleurs, il expira en prison à l'âge de cinquante-quatre ans. Avec lui, et de la même manière, mourut un autre chrétien, riche fabricant de soieries, dont le corps fut brisé par d'horribles tortures (1).

« Le lendemain 27, dans la même prison. une jeune vierge consommait aussi son sacrifice. C'était Barbe Ni, nièce de Madeleine Ni de Pong-t'sien. Arrêtée dès la deuxième lune, elle avait montré dans les supplices un courage au-dessus de son âge et de son sexe. Lorsqu'elle fut transférée au tribunal des crimes, le ministre la tenta par toutes sortes de caresses et de ruses, sans pouvoir obtenir d'elle un mot ou un signe de faiblesse, et touché de compassion, il la renvoya à la prison des voleurs, comme trop jeune pour être jugée au criminel, C'est là qu'après avoir beaucoup souffert de la faim et de la soif, elle fut prise de la peste courante, et en quelques jours s'éteignit paisiblement. Elle avait à peine quatorze ans. Cette peste, qui vint alors aggraver cruellement les souffrances des chrétiens prisonniers, était une espèce de fièvre putride, causée par la réunion d'un grand nombre de personnes dans un local trop étroit, par l'infection des cachots et la malpropreté horrible qu'on y laissait continuellement régner.

« Deux pauvres veuves en moururent également. L'une était Barbe Kim, plus connue sous le nom de Barbe, mère de T'sin-tsiou. Née en province de parents fort

 

1. « J'ai inutilement cherché le nom de cet autre chrétien dont parle Mgr Imbert. Personne n'a pu me donner de renseignements. Note de Mgr Daveluy.

 

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pauvres, elle ne put pratiquer librement la religion qu'à l'âge de treize ans, qu'elle entra comme servante chez un riche chrétien de la capitale. Elle désirait garder la virginité ; mais, sur l'ordre de ses parents, elle consentit enfin à se marier. Devenue veuve quelque temps avant la persécution, elle s'était adonnée à la prière et aux bonnes oeuvres avec plus de zèle que jamais, lorsqu'elle fut prise, à la deuxième lune, traînée successivement au tribunal des voleurs et au tribunal des crimes, où elle fut si cruellement maltraitée que ses membres brisés ne purent se guérir. Après avoir enduré pendant plus de deux mois la faim, la soif et la maladie, elle mourut de la peste, à l'âge de trente-cinq ans.

« L'autre, qui succomba deux ou trois jours plus tard, se nommait Agathe Tsieng, grand'mère de Tsiou-tsin-i. Elle avait longtemps pratiqué la religion, malgré la violente opposition de son mari païen. Son mari et ses deux fils étant morts vers l'année 1820, elle resta dans une extrême pauvreté, avec ses deux belles-filles et ses petits-enfants tous chrétiens, et dut, à l'âge de plus de soixante ans, mendier de porte en porte sa nourriture. Pendant de longues années, elle n'avait à la bouche que des paroles d'actions de grâces envers Dieu pour ses bienfaits, et particulièrement pour la pénible position; où il permettait qu'elle fût réduite. Agathe avait plus de soixante-quinze ans, quand elle reçut pour la première fois les sacrements. Arrêtée à la troisième lune, elle fut conduite d'abord au tribunal des voleurs. où, malgré son grand âge, on lui fit subir la question. Ni les tortures, ni les menaces, ni les douces paroles n'ayant ébranlé sa constance, elle fut transférée au tribunal des crimes, où elle souffrit beaucoup de la faim et de la soif. Là, elle tomba malade de la peste et ses forces étant épuisées par l'âge et les souffrances, elle mourut dans la confession de sa foi en prononçant les saints

 

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noms de Jésus et de Marie. Elle avait alors soixante-dix-neuf ans. »

Le conseil de régence, en confirmant la sentence des neuf martyrs, avait, dans la même séance, décidé l'exécution immédiate des condamnés qui, dans les prisons de Tai-kou et de Tsien-tsiou, attendaient depuis treize ans la mort ; l'ordre en fut expédié sur-le-champ. Quittons un instant la capitale pour assister à leur glorieux triomphe.

A Tai-kou, chef-lieu de la province de Kieng-siang, il n'y avait plus que trois confesseurs ; le quatrième, Richard An Koun-sim-i, était mort de la dysenterie en 1835, la neuvième année de son emprisonnement. Le jour même où le décret royal arrivait à Tai-kou, André Pak, par une espèce d'inspiration, dit à ses deux compagnons de captivité : « L'heure de notre mort est proche, préparons-nous plus que jamais. » La nouvelle leur fut bientôt notifiée officiellement, et tous trois, heureux de recueillir enfin le fruit de tant d'années de souffrances, distribuèrent aux pauvres prisonniers leurs habits et les différents objets à leur usage. Les prisonniers étaient émus jusqu'aux larmes ; les geôliers eux-mêmes se montraient vivement affligés. Chacun voulait leur donner un peu de vin ou quelque autre rafraîchissement en signe d'adieu, et quand ils sortirent pour aller au supplice, on entendit des gémissements de toutes parts. Il semblait que chacun perdait un parent ou un ami. C'était le fruit des beaux exemples qu'ils avaient donnés pendant treize ans. Eux seuls étaient calmes et joyeux et, en marchant, s'encourageaient au martyre. On leur trancha la tête le 14 de la quatrième lune, 26 mai 1839. André Pak avait quarante-huit ans, André Ni soixante-quatre ans et André Kim quarante-six ans. Chose inouïe, les satellites recueillirent eux-mêmes leurs corps et les firent ensevelir et enterrer convenablement,

 

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tant nos confesseurs avaient su se concilier l'estime et l'affection de tous ceux qui les approchaient. Ces trois André, si longtemps fidèles à suivre les traces de leur saint patron, sont restés en grande et particulière vénération parmi les chrétiens du pays.

A Tsien-tsiou, chef-lieu de la province de Tsien-Ia, cinq autres confesseurs attendaient la bonne nouvelle de la véritable délivrance. Aussitôt qu'ils l'eurent reçue, ils laissèrent éclater leur joie et répandirent leur âme devant Dieu en ferventes actions de grâces. Pierre Sim, seul, sentait dans son coeur un mouvement de regret et d'attache à la vie ; mais sa foi courageuse n'en parut qu'avec plus d'éclat. Paul Tsieng, se défiant de sa propre faiblesse, pria les geôliers de ne pas laisser venir, ce jour-là, sa femme et ses enfants. Pendant qu'ils se rendaient au lieu de l'exécution, les enfants de Job Ni suivaient leur père en pleurant. Il leur dit d'un ton joyeux : « Pendant de longues années, j'ai langui dans ce cachot ; aujourd'hui enfin je pars pour le ciel. Pourquoi pleurez-vous ? Réjouissez-vous au contraire de mon bonheur. Réjouissez- vous de ce que votre père meurt pour Jésus-Christ, et soyez toujours de bons chrétiens. » Ils furent décapités tous les cinq, au milieu d'une foule immense rassemblée pour le marché. C'était le 17 de la quatrième lune, 29 mai 1839. Pierre Ni Sièng-hoa était âgé de cinquante-huit ans, Job Ni de soixante-treize, Paul Tsieng T'ai-pong de quarante-quatre, et Pierre Sin T'ai-po d'environ soixante-dix. On ne sait pas quel âge avait Pierre Kim T'ai-koan-i.

A ces exécutions sanglantes succéda quelque calme.

 

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MARTYRE DE MGR IMBERT, DE M. CHASTAN ET DE M. MALTBANT.
LE 21 SEPTEMBRE 1839.

 

Mgr Imbert, voyant une accalmie dans la persécution,, jugea pouvoir se retirer dans une cachette préparée pour lui en. province par les soins d'André Son, homme riche et bienfaisant, d'un commerce aimable avec tous. Cette cachette se trouvait dans un petit village appelé Siangkoi, district de Siou-aien, situé à l'extrémité d'une langue de terre qui s'avance assez loin dans la mer. Les maisons ne pouvaient être aperçues des bateaux qui longeaient le rivage. Du côté de la terre, une vallée seulement y aboutissait, mais tellement éloignée de tout autre lieu habité, que l'on ne pouvait, pour ainsi dire, avoir par là aucune communication avec l'intérieur du pays. André plaça un bateau près du village, pour que l'évêque pût fuir au besoin. Deux ou trois chrétiens seulement furent mis dans le secret. André transporta à Siangkai, par mer, d'abord sa famille, et revint aussitôt à la capitale, avec Dominique Kim, pour amener Mgr Imbert, qui partit le 3 juin sur le fleuve et par une navigation d'environ trente lieues, le long de la côte, à travers les nombreux îlots qui bordent la presqu'île coréenne, arriva dans son asile. Pendant ce temps, les deux autres prêtres, tout en se tenant sur leurs gardes, donnaient encore quelques soins aux chrétiens des provinces.

 

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Vers la fin de juin, quelques jours avant la mort de l'ancien régent Kim Hoang-san, une intrigue de palais mit presque toute l'autorité entre les mains de- T'siopieng-kon, oncle du roi enfant, et le plus grand ennemi des chrétiens. Aussi, dès le 7 juillet, en séance extraordinaire du conseil des ministres, un nouveau décret fut rédigé et proclamé au nom de la régente Kim, reprochant aux juges et aux chefs des satellites leur négligence à exterminer les chrétiens, et les menaçant des peines les plus sévères, s'ils ne mettaient désormais plus de zèle dans l'exercice de leurs fonctions.

Les faux frères mêlés aux chrétiens et en particulier le traître Kim Ie-saing-i, n'avaient pas encore jeté le masque. Toujours le premier aux réunions, il faisait la lecture publique du catéchisme et des livres religieux, exhortait tous les assistants à tenir ferme, et à supporter patiemment les épreuves que Dieu leur envoyait. Il avait ainsi capté la confiance d'un grand nombre, et put faire aux mandarins les dénonciations les plus précises et les plus circonstanciées.

Aussi le dernier décret avait à peine paru, que les arrestations de personnages importants se succédèrent coup sur coup. On voyait que les satellites étaient bien renseignés. En quelques jours, on saisit Charles T'sio, Charles Hien servant de M. Chastan, Paul Tieng, qui gardait la maison de l'évêque, Augustin Niou, l'interprète du gouvernement, et leurs familles. Augustin Niou, qui, comme membre de l'ambassade annuelle, rendait de si grands services pour les relations avec la Chine, était dénoncé depuis longtemps ; mais son intimité avec l'ancien régent Kim Hoang-san, frère de la régente, et avec Kim Tsiang-ei, ministre de troisième ordre. l'un des premiers savants du royaume, était assez connue pour qu'on craignît de mettre la main sur lui. On prétend que Kim Hoang-san, pendant sa dernière maladie, eut avec

 

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Augustin de longues et fréquentes conférences sur la religion,.et fut baptisé par lui à l'heure de la mort. Quant à Kim Tsiang-ei, qui souvent assista à ces conversations, il manifesta quelques velléités de se faire chrétien, et demanda une audience de l'évêque ; mais, disgracié et exilé lui-même à cette époque, il perdit de vue l'unique chose nécessaire, et mourut en 1857, à l'âge de quarante-cinq ans, sans s'être converti. Quelques membres de sa famille sont aujourd'hui chrétiens. Kim Hoang-san étant mort deux ou trois jours après la proclamation du décret du 7 juillet, Augustin fut immédiatement arrêté.

On décida, en même temps, l'exécution publique des quelques chrétiens dont les procès venaient d'être terminés, et le 10 de la sixième lune, 19 juillet, huit nouveaux martyrs furent décapités en dehors de la petite porte de l'ouest. Le chef de cette généreuse troupe fut Jean Ni Kieng-sam-i. Frère cadet d'Augustin Ni, décapité à la quatrième lune, Jean avait été converti avec lui, et s'était fait tellement remarquer par sa droiture, son dévouement et sa piété, que, peu de temps après sa conversion, les chrétiens l'adjoignirent à ceux de leurs chefs chargés de l'importante mission des voyages à Péking. C'est dans cette ville qu'il reçut le baptême. Dès son retour, il s'astreignit à une abstinence complète de viande, et, n'étant pas encore marié, renonça à toutes les espérances du monde, et résolut de vivre dans le célibat. Pris à la deuxième lune aveç toute sa famille, il eut à subir les mêmes interrogatoires et les mêmes supplices que son frère aîné, montra la même fermeté héroïque et, après cinq mois de souffrances, porta enfin sa tête sous la hache, dans la quarante-cinquième année de son âge. Venaient ensuite Madeleine Ni de Pong-t'sien, âgée de trente et un ans, vierge ; Thérèse Ni, tante paternelle de Madeleine, veuve, âgée de cinquante-deux ans ; Marthe Kim Pon-p'ieng-tsip-i, veuve, âgée de cinquante-trois

 

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ans, et notre illustre Lucie Kim, fille de Pan-moul-tsip-i, vierge, âgée seulement de vingt-deux ans.

Les trois autres furent : Anne Kim, Rose Kim et Marie Ouen. Anne Kim, veuve, née de parents chrétiens à la capitale; vivait près de la maison de Jean Ni Kieng-sam-i. Arrêtée avec lui, elle ne se démentit pas dans les supplices, et fut décapitée à l'âge de cinquante et un ans. Rose Kim Kam-kol-tsip-i, veuve, n'était devenue chrétienne qu'après la mort de son mari. Elle avait converti sa mère et son frère, et vivait avec eux dans la pratique exacte de tous ses devoirs. Prise à la onzième lune de l'année 1838, avec Pierre Kouen, elle invoqua à l'instant les noms de Jésus et de Marie, pour obtenir la force de confesser sa foi jusqu'au martyre. Les supplices ne la firent pas faiblir, et après huit mois de prison, elle fut martyrisée, âgée de cinquante-six ans.

Enfin, la dernière victime de cette journée fut la jeune vierge Marie Ouen, âgée de vingt-deux ans. Ayant perdu dès l'enfance son père et sa mère, elle quitta la province et vint chez des parents de la capitale, où elle gagnait sa vie par des travaux d'aiguille. Elle avait fait voeu de virginité. Quand les satellites entrèrent dans sa maison, elle put fuir, mais des gens qui la connaissaient, l'ayant rencontrée sur la route, la firent arrêter. Pendant un quart d'heure environ, elle fut comme hors d'elle-même. Mais bientôt Dieu lui rendit son calme ordinaire. Dans les deux tribunaux tous les moyens furent mis en oeuvre pour obtenir son apostasie. Mise à la torture presque à chaque séance, elle conservait sa présence d'esprit et répondit toujours avec calme et dignité. Dans la prison, elle eut cruellement à souffrir de la faim et de la soif et de la peste. Enfin, après cinq mois de détention, elle eut le bonheur de signer de son sang le contrat de ses chastes noces avec l'Agneau.

Cependant Mgr Imbert, dans sa retraite, apprenait

 

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jour par jour ces graves événements. Dans cette extrémité, il appela ses deux missionnaires pour conférer avec eux. Les routes étaient devenues fort dangereuses, mais André Son se chargea de les amener dans son bateau. Le 24 juillet, à minuit, il revint avec M. Chastan ; puis repartit chercher M. Maubant, auquel il portait la lettre suivante de Mgr Imbert :

« Bien cher confrère, M. Chastan est arrivé avant-hier à minuit. Deo gratias. Votre catéchiste Jean est venu hier m'apprendre que tout est perdu, et qu'il ne manque plus que nous pour terminer la fête. Les satellites se répandent dans les campagnes pour nous arrêter. Il faut se livrer et payer de sa personne, au moins l'un de nous, et les deux autres sortir du royaume. Ainsi, venez tout de suite, car plus nous différons, plus il y a de danger. Venez vite, venez vite. Je fais partir une barque pour aller vous rencontrer. »

M. Maubant obéit tout de suite à cette invitation et rejoignit ses confrères dans la nuit du 29 juillet. Nous ne savons pas en détail ce qui se passa dans cette réunion, et quelles mesures y furent prises. Une lettre de M. Maubant nous apprend que l'évêque voulait renvoyer les deux prêtres en Chine, par mer, et rester seul victime de la persécution. Mais outre que ces généreux missionnaires ne pouvaient consentir, le danger évident de mort pour les bateliers qui auraient tenté de les jeter sur les côtes de la Chine ou de la Mandchourie fit abandonner ce projet.

Dès le lendemain, 30 juillet, ils se séparèrent, avec la consigne à chacun d'être prêt à tout événement, et de se cacher aussi bien que possible, en attendant que la situation, mieux connue, permît à l'évêque de donner une décision définitive. Malgré la difficulté des temps et les dangers de toute nature, MM. Maubant et Chastan crurent devoir céder, aux voeux ardents des trois petites chrétientés

 

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par où ils avaient à passer, et furent occupés une dizaine de jours à leur administrer les sacrements.

Le 31 juillet, les satellites se portèrent à Sou-ri-san, village chrétien à cinquante lys de la capitale, composé de plus de soixante personnes. François T'soi T'sioun-i, père du prêtre Thomas T'soi, alors élève à Macao, en était comme le chef. François , né à Ta-ri-kol, au district de Hong-tsiou, était le dernier de six enfants. Sa famille, fort riche, avait été l'une des premières converties quand l'Evangile pénétra en Corée ; aussi pratiqua-t-il la religion dès l'enfance. Mais voyant dans son pays natal trop d'obstacles au salut de son âme, et ne pouvant déterminer ses aînés à quitter la maison paternelle, il partit, laissant seulement une lettre d'adieu. La lecture de cette lettre fit une grande impression sur tous ses frères,et tout de suite ils envoyèrent à sa recherche. De re-tour à la maison, François insista plus que jamais sur la nécessité d'émigrer pour sauver leurs âmes, et le départ, décidé sur-le-champ, fut exécuté peu de mois après. Il sauva ainsi toute sa famille, qui, sans cela, n'eût jamais pratiqué franchement le christianisme. A peine arrivés à la capitale, ils furent exposés à de graves vexations de la part des païens, et perdirent presque toute leur fortune. Quelques-uns de leurs amis, très riches et très puissants, s'offrirent à les mettre pour toujours à l'abri de ces persécutions, en en punissant les auteurs. Mais François et ses frères refusèrent de rendre le mal pour le mal et préférèrent se retirer dans les montagnes. Là, François instruisait ses enfants, lisait les livres de religion, et quoique pauvre trouvait moyen de faire l'aumône. On écoutait avec joie ses exhortations, et plusieurs venaient de très loin pour l'entendre.

Douze ans plus tard, son fils le P. Thomas T'soi, écrivant à M. Legrégeois, directeur du séminaire des Missions

 

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étrangères, donnait sur François les détails suivants :

« Quoiqu'il n'eût reçu que bien peu d'instruction, mon père puisait dans de fréquentes méditations, dans de pieuses lectures, une charité ardente et une connaissance admirable de nos mystères. Dans le travail comme dans le repos, à la maison comme à la campagne et en voyage, _ partout et toujours uni à son Dieu, il ne s'entretenait que de religion et de piété. Ses paroles étaient si fortes, si simples, si persuasives, qu'elles pénétraient tous les coeurs d'amour pour Dieu, et d'admiration pour son serviteur. Son zèle pour la gloire du divin Maître s'alliait à une tendre charité pour le prochain. Lorsqu'il allait au marché, il achetait ce qu'il y avait de plus vil et de plus mauvais, et à ceux qui l'en blâmaient il faisait cette réponse : « Comment pourraient vivre ces pauvres gens, s'ils ne trouvaient pas d'acheteurs pour les denrées de rebut ? » Cette charité grandissait et devenait héroïque dans les temps de calamités. Les moissons furent, une année, détruites par les eaux. Les gémissements et le désespoir étaient universels comme la misère. François seul, au grand étonnement des fidèles eux-mêmes, montrait un visage aussi serein que de coutume. « Pourquoi, disait-il, s'abandonner ainsi à l'affliction ? Est-ce que tous les événements ne viennent pas de Dieu ? Si vous croyez à sa paternelle providence, pourquoi donc attrister vos coeurs ? » Dans la famine, il se multipliait et pourvoyait à tous les besoins des malheureux. Lorsqu'arrivait la cueillette des fruits, il faisait choisir et mettre en réserve pour les pauvres tout ce qu'il y avait de meilleur. Quoique sans cesse occupé de bonnes oeuvres, il ne négligeait ni ses frères, ni sa mère qu'il entoura toujours de la plus tendre piété filiale, ni ses serviteurs, ni sa maison, où les prières et les lectures pieuses se faisaient en commun et à des heures réglées.

 

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« Créé catéchiste dans la tourmente de 1839, il trouva une ample matière à son zèle. La ville de Séoul était alors décimée par la persécution et par la faim. François recueillit d'abondantes aumônes, exhorta, supplia les chrétiens de son village, et vola avec eux ensevelir les corps des martyrs, et secourir ses frères malheureux. A son retour dans sa famille, il crut que le moment était venu de la préparer au martyre. Il était tout entier à ce saint devoir, lorsqu'un jour les satellites se présentèrent à sa porte, bien avant le lever du soleil. François s'avance à leur rencontre, et leur dit tranquillement

            « D'où venez-vous ? — De Séoul, » répondent les satellites. — « Pourquoi avez-vous tant tardé ? Depuis longtemps nous vous attendions avec impatience : nous sommes tout prêts, mais l'aube ne paraît pas encore reposez vos membres fatigués, fortifiez-vous par un peu de nourriture, et bientôt nous partirons tous en bon ordre. » Cet accueil remplit d'admiration les satellites, qui s'écrient avec une espèce d'enthousiasme : « Celui-ci et tous les siens sont vraiment chrétiens ! Comment pourrions-nous craindre de leur part une tentative de fuite ? Nous pouvons bien dormir en paix. » Là-dessus, ils s'endorment profondément. Pendant ce temps, François anime les chrétiens au martyre, et Marie, son épouse, prépare la table pour les satellites. Le repas achevé, François offre à chacun d'eux des vêtements. Tous les membres de la famille se réunissent, au nombre de quarante, et le départ commence. En tête marchent les hommes avec leurs fils aînés ; viennent ensuite les mères avec les enfants à la mamelle; les satellites ferment la marche. On était alors au mois de juillet ; la chaleur était accablante : la troupe s'avançait lentement, et de ses rangs, s'élevaient les cris des petits enfants fatigués. Sur la route, c'étaient des malédictions et des imprécations, quelquefois des gémissements

 

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de pitié, qui accueillaient cette légion de martyrs. Mais la voix de François , qui ouvrait la marche, couvrait ces clameurs et communiquait à tous l'intrépidité dont il était animé. « Courage, mes frères, » s'écriait-il ; « voyez l'ange du Seigneur, une verge d'or à la main, mesurant et comptant tous vos pas. Voyez N. S. Jésus-Christ qui vous précède avec sa croix au Calvaire ! »

« C'est au milieu de ces exhortations brûlantes de charité que nos chrétiens arrivèrent à la capitale. La vue de ces héros, qui marchent au supplice comme à une fête, la vue de ces enfants serrant de leurs petits bras le cou de leur mère, provoquent les malédictions des païens, qui n'épargnent aux confesseurs ni les coups de bâton, ni les pierres, ni les injures. « O scélérats ! ô impies ! » s'écrient-ils; « comment osez-vous courir à la mort avec « ces tendres enfants ? » Enfin les prisons s'ouvrirent devant ma famille, pour la soustraire à ces imprécations ; mais ce fut pour la jeter au milieu des voleurs, et la charge de lourdes chaînes.

« Dès le lendemain, François parut devant le tribunal, et fut appliqué à la torture. Comme le juge le pressait d'apostasier : « Malheureux, » répondit-il, « vous osez « m'ordonner un parjure ! Si l'infidélité envers l'homme « est un crime, que sera l'infidélité envers Dieu? » A cette réponse, ses jambes et ses bras sont déchirés et broyés ; cent dix coups de rotin font voler ses chairs en lambeaux. Enfin, lorsque tout son corps est labouré de plaies et couvert de sang, on le rapporte à la prison. Quelques autres chrétiens comparurent à leur tour et subirent d'affreux tourments ; à demi morts et n'ayant plus l'intelligence de leurs réponses, ils balbutièrent une formule d'apostasie dictée par les juges.

« La première question étant terminée, les juges et les satellites se rassemblèrent dans le prétoire, et firent venir François . « Voilà, » lui dirent-ils, « un livre de ta religion ;

 

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désireux de t'entendre, nous nous sommes réunis ici pour que tu nous lises quelques pages. » François accueillit avec bonheur cette proposition, et souriant de plaisir, comme s'il eût été invité à un festin splendide, ouvrit le livre et se mit à lire avec tant d'onction et d'effusion de coeur, que tous les auditeurs, saisis d'admiration, se levèrent spontanément et louèrent la religion qui inspire une joie si libre et si pure au milieu des plus horribles tourments. Lorsque le confesseur eut fini, ma chère mère fut invitée à continuer la lecture. Comme elle le refusait, en prétextant son ignorance : « Comment se « fait-il, » s'écrièrent les juges, « que la femme d'un si « grand catéchiste ne sache pas lire ? »

L'apostasie des compagnons de François eut le plus fâcheux effet. Toute la troupe fut découragée, et le plus grand nombre de ceux qui n'avaient pas encore comparu faiblirent avant la torture. On assure que le juge ne leur adressa que des questions ambiguës, auxquelles ils firent des réponses équivoques ou insignifiantes, qu'on se hâta d'interpréter comme une apostasie formelle. En quelques jours, tous, sauf trois, furent mis en liberté, et le juge arriva à son but, qui était de se débarrasser d'eux aussi rapidement que possible. François et sa femme, inébranlables et trop compromis par l'envoi de leur fils à l'étranger, furent déposés à la prison, avec eux une chrétienne nommée Emérence Ni, qui avait imité leur constance. Celle-ci se présenta courageusement au tribunal, où elle subit à plusieurs reprises, sans ouvrir la bouche, les plus cruels supplices. Son corps avait été mis dans un état affreux, et, comme les autres chrétiens la plaignaient .et cherchaient à la consoler, elle leur dit : « Par mes propres forces que pourrais-je supporter? mais avec le secours de Dieu, je puis tout. Ne savez-vous donc pas que de grandes souffrances procurent un grand bonheur?» Bientôt ses chairs meurtries se corrompirent, et il s'y

 

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engendra quantité de vers. La faim et la soif vinrent encore augmenter ses souffrances, et trois jours après le dernier interrogatoire, elle mourut dans la prison, à l'âge de trente-neuf ans.

 

BIBLIOGRAPHIE. — CH. DALLET, Histoire de l’Eglise de Corée,

t. II, p. 156-185.

 

MARTYRE DE MGR IMBERT, DE M. CHASTAN ET DE M. MAUBANT.

 

Cependant, grâce aux manoeuvres des traîtres et aux révélations des apostats, tous les secrets des chrétiens avaient été dévoilés, et la présence des trois Européens n'était plus ignorée de personne. Un décret de prise de corps fut porté contre eux par le gouvernement, et une grosse récompense promise à celui qui les arrêterait. Kim le saing-i, le faux frère, s'offrit à les livrer, ce qui fut accepté avec joie.

Ie-saing-i alla visiter quelques chrétiens et leur dit : « A la capitale, nos frères les plus éclairés ont développé les vérités de la religion devant les mandarins. Par la grâce de Dieu, les magistrats, les ministres eux-mêmes ont ouvert les yeux, et, si l'Evangile leur est convenablement expliqué, tous sont disposés à le recevoir. Le temps de la liberté est enfin arrivé, et quand l'évêque ou les prêtres se présenteront, toute la cour va certainement se faire chrétienne. Je suis porteur d'une lettre de Paul Tieng pour l'évêque : indiquez-moi donc où il est. » Deux néophytes, trompés par ces paroles. dirent que probablement André T'sieng connaîtrait sa demeure, et le traître, suivi des satellites, se fit conduire immédiatement chez ce dernier. André T’sieng était un excellent chrétien ruiné, quittant son pays natal pour pratiquer plus librement sa religion, et dévoué au service de la

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chrétienté. Il avait pris beaucoup de peines, avec André Son, pour préparer un refuge à l'évêque, et il était effectivement dans le secret. Malheureusement sa simplicité passait toutes les bornes, et Dieu permit qu'il fût rencontré par les émissaires de Satan. Leur récit le transporta de joie. Cependant, pour ne pas se compromettre, après y avoir songé toute la nuit, il dit qu'il irait seul aux informations. Pressé d'y aller en compagnie des envoyés, il y consentit enfin, à condition que ceux-ci resteraient à mi-route, et avec la détermination de ne pas pousser plus loin, si les autres le suivaient. Il partit donc avec Kim Ie-saing-i seulement ; celui-ci s'arrêta à quelques lys de la résidence de l'évêque, et André alla seul trouver Mgr Imbert, auquel il raconta ce qui s'était passé.

Mon fils, lui dit le prélat, tu as été trompé par le diable. » Puis, réfléchissant que le traître était presque à la porte, que la fuite était devenue impossible et ne servirait qu'à faire torturer les chrétiens qui, tout consternés, l'entouraient et le suppliaient de leur sauver la vie, il prit la résolution de se livrer. Ceci se passait dans la suit du 10 août, fête de saint Laurent, patron du saint évêque. Le matin, il célébra la messe pour la dernière fois, et écrivit à MM. Mauhant et Chastan la lettre suivante :

 

« J. M. J. 11 août. Mes chers confrères, Dieu soit béni ! et que sa très sainte volonté soit faite ! il n'y a plus moyen de reculer. Ce ne sont plus les satellites qu'on envoie à notre. recherche, mais les chrétiens. André T'sieng est arrivé à une heure après minuit. On lui a raconté les plus belles merveilles, et le pauvre homme a promis de m'appeler. Cependant cachez-vous bien, jusqu'à nouvel avis, si je puis vous en donner. Priez pour moi.

« Laurent-Joseph-Marie IMBERT, évêque de Capse. »

 

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Il fit ensuite un petit paquet de ses habits, de quelques objets nécessaires, défendit que personne l'accompagnât, et se mit en marche pour se rendre au lieu où le traître attendait. A quelque distance plus loin, il rencontra les cinq satellites, et obtint d'eux que le pauvre André, qui voulait le suivre, fût renvoyé dans sa famille. En route, Mgr Imbert annonça la parole de Dieu aux satellites et à une vingtaine d'autres personnes que la curiosité avait attirées sur son passage.

On le dirigea tout de suite vers la capitale. Arrivé aux portes de Séoul, il fut lié de la corde rouge, dont on se sert pour garrotter les criminels d'État, et remis entre les mains du grand juge, qui le fit déposer d'abord à la prison des voleurs, auxquels le prélat eut, comme son divin Maître, la honte d'être assimilé. Les interrogatoires commencèrent tout de suite ; malheureusement nous en savons fort peu de chose. On fit subir à Mgr Imbert le supplice de la courbure des os, pour qu'il dénonçât la re-traite des autres Européens, puis on lui demanda : « Pourquoi êtes-vous venu ici ? — Pour sauver des âmes. — Combien avez vous instruit de personnes ? — Environ deux cents. — Reniez Dieu. » A cette parole, l'évêque, frémissant d'horreur, éleva fortement la voix et répondit: « Non, je ne puis renier mon Dieu. » Le juge le fit reconduire à la prison, après les bastonnades d'usage.

Cependant, MM. Maubant et Chastan avaient reçu le billet que Mgr Imbert leur écrivit avant de se livrer aux satellites, et fidèles à ses recommandations, ils 'se tenaient cachés en lieu sûr, jusqu'à nouvel ordre. L'argent et les divers objets de la mission, provenant des aumônes de la Propagation de la foi, ayant été pillés dans la maison de Charles Tsio, les deux missionnaires se trouvaient absolument sans ressources. «M. Chastan et moi, dit à ce sujet M. Maubant, nous n'avions pu toucher une

obole, et ne recevant d'ailleurs rien de nos chrétiens,

 

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qui presque tous sont réduits à l'indigence, nous avons été obligés de faire mendier notre pain, ce qui, dans un temps où il faut nous cacher des néophytes imprudents aussi bien que des païens, n'est pas chose facile ; mais, après tout, c'est une misère humaine, qui, comme toutes celles de ce bas monde, aura sa fin. »

D'un autre côté, les recherches, dirigées par les plus habiles employés du gouvernement, étaient poussées avec activité. On négligeait d'arrêter les chrétiens ; tous les efforts étaient tournés contre les prêtres étrangers. On avait promis en récompense à qui les arrêterait, une préfecture s'il était noble, et s'il était roturier, exemption d'impôts pour toute sa famille.

Après quelques jours d'attente, l'élève de Monseigneur Thomas Ni, qui se trouvait avec les prêtres, voulut re-tourner à la capitale, pour apprendre des nouvelles sûres, constater l'effet produit sur les mandarins et le peuple par l'arrestation de l'évêque, et voir de ses propres yeux l'état des choses. M. Maubant essaya de l'en dissuader; n'y pouvant réussir, il lui adjoignit comme compagnon de route son propre serviteur, Pierre Tseng Les deux missionnaires ignoraient encore que le premier pasteur, désolé de voir couler le sang de ses ouailles, témoin des mesures qu'on ne cessait de prendre pour arrêter les étrangers, et convaincu que leur arrestation ferait cesser les désastres de la chrétienté, leur avait envoyé l'ordre de se livrer eux-mêmes.

Thomas et Pierre se mirent donc en rente, et dès le premier jour ils rencontrèrent le pauvre André T'sieng, dont la trop grande bonhomie avait fait livrer l'évêque. Ils refusèrent d'abord de faire route avec lui, vu qu'il était trop connu des satellites; mais celui-ci, n'ayant que quelques lys à faire, insista tellement qu'on le laissa suivre. En passant près d'une auberge, il entra pour allumer sa pipe ; Thomas et Pierre marchèrent en avant,

 

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comme faisant route à part. Malheureusement quelques satellites se trouvaient dans l'auberge. Ils reconnurent André T'sieng et l'accostèrent aussitôt avec de grandes démonstrations de joie, disant que tout allait pour le mieux, que la liberté de la religion serait certainement proclamée au moment même où les deux prêtres seraient rendus à la capitale. En même temps, présumant que les deux autres voyageurs pouvaient bien être des chrétiens, ils les rappelèrent pour les sonder ; mais ceux-ci firent si bonne contenance qu'on les laissa continuer leur route.

André T'sieng resta prisonnier, et il faut que les satellites aient bien connu sa stupidité pour essayer de le jouer encore ; mais ce qui est plus incroyable, c'est que pour la seconde fois il fut dupe de leurs mensonges et eut la sottise d'indiquer que les deux voyageurs, amis des prêtres, devaient certainement connaître leur demeure. Ravis de joie,les satellites se mirent en route avec André pour atteindre Pierre Thomas, à Koun-p'oun-nai, district de Kou-t'sien, dans la maison isolée d'une veuve chrétienne nommée Tsiou, chez qui ils devaient passer la nuit. Chemin faisant, les satellites ne parlèrent que de religion, s'informèrent des dispositions requises pour se préparer au baptême, et firent si bien leurs grimaces hypocrites qu'André, tressaillant de bonheur, croyait déjà voir les principaux personnages de la cour et le peuple coréen tout entier, convertis et prosternés aux pieds de nos autels.

Après la nuit tombée, ils arrivèrent ensemble à la maison ou se trouvaient les envoyés, qui essayèrent en vain de fuir. Les satellites les saisirent, mais sans les lier, et continuant leur comédie, ils déclarèrent que le gouvernement cherchait les deux prêtres uniquement pour la grande cérémonie de la réception officielle de l'Evangile dans le royaume, qu'en conséquence il fallait indiquer leur retraite et les y conduire. Thomas Ni et Pierre

 

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Tseng ne furent pas dupes, mais pensant avec raison qu'abonder dans le sens de ces brigands était, pour le moment, la seule- chance d'évasion, ils firent semblant d'ajouter foi à toutes leurs paroles et dirent qu'ils ignoraient dans quel lieu les prêtres s'étaient retirés, qu'il leur faudrait aller de côté et d'autre aux informations, et qu'avec des recherches et du temps ils parviendraient probablement à les trouver. La nuit se passa très paisiblement. Dès le matin, on donna congé à André et à Pierre Ko qui avait été arrêté dans cette maison, sous prétexte qu'il était inutile de faire voyager tant de personnes ; et comme on devait soi-disant se trouver bientôt réunis dans la pratique de la religion, on se quitta les meilleurs amis du monde.

Arrivé près d'un village, Thomas dit aux satellites que là, peut-être, on pourrait avoir quelques nouvelles, mais qu'il voulait aller seul, pour ne pas donner de soupçons aux chrétiens, et les faire parler franchement. Après quelques débats, ses raisons parurent si évidentes qu'on le laissa partir seul ; Pierre fut gardé comme caution.

Thomas, à peine libre, s'esquiva et reprit la route du village où ilavait laissé le missionnaire. En chemin, il rencontra André T'sieng, et les deux ensemble vinrent raconter ce qui s'était passé. « La première conséquence, écrit M. Maubant, que je tirai des belles paroles des satellites fut qu'il fallait nous cacher immédiatement. Je recommandai fortement et doucement à la fais à André T'sieng de ne plus croire désormais aux promesses des satellites et même des chrétiens qui se trouveraient avec eux, pour ce qui concerne la publicité de, la religion chrétienne, de ne se fier à personne, à moins que ce ne fût un de nos serviteurs muni d'une pièce authentique, et je lui conseillai, en attendant, d'aller se cacher où il pourrait. Il obéit. Nous partîmes, M. Chastan et moi, pour chercher un refuge dans les provinces méridionales.

 

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Le vendredi 23 août, au matin, un chrétien de Kin-lato nous rencontra à Tarai-Kol, et nous dit qu'il avait trouvé une retraite sûre. Le soir même, M. Chastan partit avec lui, et il fut convenu que le même guide reviendrait me chercher aussitôt que possible.»

Pendant trois jours, les satellites attendirent impatiemment le retour de Thomas, après quoi, voyant qu'ils avaient été joués, ils furent très embarrassés de savoir comment agir avec Pierre Tseng. Les uns voulaient essayer de continuer avec lui leurs hypocrites manoeuvres, les autres opinaient pour qu'on le livrât tout de suite aux mandarins, afin d'en tirer quelques aveux par la torture. Après de longs débats, ils se décidèrent à le lier, puis le suspendirent au plafond et le frappèrent cruellement ; Pierre n'ouvrit pas la bouche. Il était resté suspendu une demi-journée lorsqu'on le délia ; comme il semblait être à demi mort, et avoir perdu connaissance, on le coucha dans une chambre. Les satellites en dehors de la porte se disputaient entre eux. « Nous avons eu tort, » disaient-ils, « ces supplices n'aboutissent à rien ; quand on voit des femmes et des enfants garder le silence sous les coups, comment croire qu'un des confidents des prêtres les dénoncera ? Nous avons gâté l'affaire. » Puis ils éclatèrent en reproches contre l'auteur de la bastonnade, et celui-ci, vexé, se retira. Pierre avait entendu toutes leurs paroles sans qu'ils s'en doutassent. Ils revinrent près de lui et dirent : « Ce butor s'est montré trop violent, il a mal agi envers vous. Nous autres, nous sommes décidés à attendre que vous preniez des informations. »

On se remit donc en route, et bientôt Pierre demanda à se rendre seul dans un village près de là, pour s'enquérir de la demeure des prêtres. Les satellites refusèrent. Il leur dit : « Il m'est parfaitement inutile d'y aller avec vous, car en votre présence personne ne parlera. Il faut donc

 

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renoncer à rien faire ; conduisez-moi où vous voudrez, je n'ai plus rien à tenter. » Alors les satellites insistèrent : « Puisque vous ne nous croyez pas, montons à la capitale, et quand vous aurez vu la manière dont on y traite l'évêque, vos doutes cesseront. » Ainsi fut fait. A la capitale, on logea Pierre chez un des satellites, où il fut reçu en ami ; puis pour le tromper, on se hâta pendant la nuit de tapisser et d'orner une des salles de la prison où l'on amena Mgr Imbert.

Pierre fut conduit devant lui, et le prélat lui dit aussitôt : « Sais-tu où sont les prêtres ? » Il répondit : « Avec quelques recherches, je pourrai sans doute les rencontrer. — Je crois bien, » reprit Sa Grandeur, « qu'ils n'ont pas reçu ma lettre ; veux-tu te charger de leur en porter une ? — Je suis disposé à exécuter vos ordres. » Et, sans plus de paroles, Mgr Imbert écrivit quelques lignes qu'il lui remit entre les mains. Pierre salua et se retira. Les satellites, enchantés, le félicitaient, et ne cessaient de lui parler de la manière honorable dont on traitait l'évêque. Mais Pierre, peu touché de leurs compliments, avait dès lors un double but : faire passer secrètement et sûrement aux missionnaires la lettre dont il était chargé, et s'évader le plus tôt possible. Il alla chez quelques chrétiens pour s'informer du lieu où étaient les prêtres, mais les satellites l'ayant suivi, personne ne voulut répondre, et force fut bien de lui permettre d'y aller seul. Il revint fidèlement jusqu'à trois fois, et après avoir ainsi endormi les soupçons des satellites, il sortit vers le soir, sous prétexte de chercher des informations, et s'enfuit dans les montagnes. Des chrétiens de sa connaissance se chargèrent de porter la lettre de l'évêque, et Pierre, ayant appris que les prêtres l'avaient reçue, se cacha en lieu sûr.

M. Chastan avait à peine quitté M. Maubant pour gagner la cachette dont nous avons parlé que celui-ci reçut,

 

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à quarante lys de distance de Hong-tsiou, le premier billet de Mgr Imbert. Il était en latin et ne contenait que ces mots : « Lebon pasteur donne sa vie pour ses brebis ; si vous n'êtes pas encore partis en barque, venez avec l'envoyé Son-Kie-tsong. » C'était le nom d'un capitaine de satellites, qui à la tête de plus de cent hommes venait saisir les missionnaires. M. Maubant expédia tout de suite cette lettre à son confrère, l'invitant à revenir en toute diligence, et en même temps il fit parvenir au chef des satellites ci-dessus nommé le billet suivant : « Lo-sinpou (le père spirituel Lo, nom chinois de M. Maubant, conservé en coréen) fait savoir à Son-Kie-tsong qu'il ne peut se rendre tout de suite à Palkei-mori, où il est attendu , parce que Tchen sin-pou (nom coréen de M. Chastan) est à présent loin d'ici. Nous nous y rendrons ensemble dans une dizaine de jours. Je désire que ton coeur change, et qu'après ta mort, tu trouves l'heureux séjour. »

M. Chastan reçut dans sa nouvelle retraite, le 1er septembre, le billet de Mgr Imbert. Il se prépara aussitôt à aller rejoindre M. Maubant, et ne sachant s'il lui serait possible plus tard d'écrire encore, il fit, ce jour-là même, ses derniers adieux à sa famille dans la lettre suivante :

 

« Corée, 1er septembre 1839.

 

« Mes très chers parents, que la paix du Seigneur soit avec vous ! J'espérais avoir cette aimée la consolation de recevoir de vos nouvelles ; aucune lettre de votre part ne m'est parvenue : que la volonté du bon Dieu soit faite! C'est un petit sacrifice que j'ai à offrir à son bon plaisir.

            « Les nouvelles que j'ai eu l'honneur de vous annoncer les années précédentes ont dû vous être agréables. Cette année la moisson spirituelle a été aussi très abondante. Avec la protection du Seigneur, j'ai parcouru mon vaste

 

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district sans fâcheux accident. L'administration achevée, j'espérais aller jouir d'un peu de repos, dans une agréable solitude où l'on me préparait un logement. Mais Dieu nous prépare une demeure infiniment plus agréable ; il paraît certain que bientôt nous aurons le bonheur d'y entrer, et d'y jouir d'un repos éternel avec les glorieux martyrs qui nous ont précédés. Je prie le Seigneur de vous accorder la grâce de n'être point effrayés des choses que je. vais vous annoncer.

            « Le 11 août, Mgr le Vicaire apostolique a été conduit à la capitale, et grand nombre de satellites ont été envoyés dans les provinces, pour prendre les deux missionnaires que l'on sait bien être dans le royaume. Les chrétiens: ou même des catéchumènes tout récemment convertis à la fois se prêtaient volontiers à nous fournir un asile pour nous cacher pendant ces temps critiques. Nous en avons profité pendant les, quatre derniers mois, et nous en aurions profité encore si un ordre supérieur ne nous obligeait de nous manifester. Mgr notre Évêque juge dans sa sagesse que, dans les circonstances où nous sommes, il est du devoir du bon pasteur de donner sa vie pour ses brebis ; il nous a donné l'exemple en se présentant lui-même. Une victime ne suffit pas à la rage des persécuteurs : ils en auront trois. L'ordre de nous cacher nous avait retenus. dans le secret ; l'ordre de nous présenter nous est aussi agréable que le premier ; en tout la volonté de Dieu et l'accomplissement de son bon plaisir !

            « Avant de venir en mission je savais bien que, tôt ou tard, il faudrait. souffrir quelque chose pour le ban Dieu, et lorsque le Vicaire. apostolique de Corée daigna m'appeler à sa suite, j'espérais bien que je pourrais obtenir la palme du martyre. A mon entrée dans cette obère mission, on torturait cinq confesseurs ; j'étais alors bien faible, je tremblais en entendant le récit des

 

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tourments qu'on leur faisait endurer. Depuis, le Seigneur m'a fait la grâce de ne plus craindre. Je me sens fortifié par tant d'exemples de personnes à qui j'ai administré les sacrements, de néophytes, de petits enfants de dix à quinze ans, qui ont enduré les supplices avec une constance qui fait l'admiration des chrétiens et des païens. Je pars demain trouver mon confrère ; de là nous nous rendrons au lieu marqué, où l'officier qui conduisit Monseigneur nous attend avec impatience. Il nous mènera en prison ; nous aurons la consolation de revoir notre Evêque, et peut-être aussi nos chers catéchistes, et tous ces fervents chrétiens qui souffrent, depuis plusieurs mois, un long martyre. Mon âme est consacrée au Seigneur ; si dans cette belle circonstance je puis entrer en possession de mon Jésus bien-aimé, ne vous affligez pas de mon bonheur ; rendez-lui-en plutôt mille actions de grâces. Je vous ai toujours aimés, toujours chéris tandis que j'étais sur la terre : soyez certains que je ne vous oublierai pas si Dieu me fait la grâce d'entrer au ciel par la porte du martyre.

« Mes très chers père, mère, frères, soeurs, parents et amis, comme c'est probablement la dernière lettre que j'ai l'honneur de vous écrire, agréez mes derniers adieux. Par la grâce de Dieu, je ne possède ni or ni argent, mais seulement quelques habits nécessaires que m'a procurés la charité des fidèles ; mes dispositions testamentaires sont donc toutes faites.

« Mille actions de grâces à la divine Providence qui m'a appelé à cette mission bénie, pauvre en biens de ce monde, mais fertile en croix. Il faut partir ; je ne puis vous écrire plus au long, Si j'ai l'occasion de vous écrire avant qu'on nous fasse mourir, je le ferai bien volontiers.

« En attendant de vous voir au ciel, où je vais vous attendre, aimez de toute votre âme, de toutes vos forces

 

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le Seigneur notre Dieu ; aimez-vous mutuellement ; aimez aussi le cher prochain comme vous-même, et infailliblement vous aurez le bonheur de vous trouver au rendez-vous. J'ai l’honneur d'être avec le plus sincère attachement, dans les saints coeurs de Jésus et de Marie.

 

« Votre très humble et tout dévoué fils

« Jacques-Honoré CHASTAN, miss. apost. »

 

Les deux missionnaires, réunis de nouveau, se préparèrent à obéir à l'invitation de leur évêque. Ils écrivirent chacun une lettre aux chrétiens qu'ils avaient évangélisés, pour les consoler, les affermir dans la foi, et leur faire les diverses recommandations réclamées par les circonstances. Sur ces entrefaites, arriva la seconde lettre de Mgr Imbert qui avait été remise à Pierre Tseng. C'était la répétition de la première. «J'ai possédé nombre d'années, écrit Mgr Verroles, ce précieux autographe que je gardais dans mon diurnal ; un pieux larcin, fait par une main inconnue, m'en a privé. Il était en latin, et ainsi conçu : «In extremis bonus pastor dal vitam pro ovibus ; unde si nondum profecti estis, venite cum præfecto Son-kie-isong, sed nullus chrislianus vos sequatur. INSERT, Episcopus Capsensis. — Dans les cas extrêmes, le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis; si donc vous n'êtes pas encore partis, venez avec le préfet Son-kie-tsong, mais qu'aucun chrétien ne vous suive. »

Cette double démarche de Mgr Imbert, de se livrer lui-même, puis de donner à ses missionnaires l'ordre de se livrer, a été différemment appréciée, et il est assez difficile, humainement parlant, de porter un jugement sur un acte de cette nature, que les diverses circonstances de temps et de lieu peuvent seules expliquer

 

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complètement. Il est certain, en règle générale, que l'on ne peut pas s'offrir de soi-même aux persécuteurs, surtout quand une chrétienté tout entière doit, en conséquence, se trouver sans pasteur, abandonnée à la rage des bourreaux ; mais il est, certain aussi que, plusieurs fois depuis l'origine de l'Eglise, l'esprit de Dieu a inspiré à ses fidèles serviteurs des résolutions semblables, contraires en apparence à toutes les règles de la prudence chrétienne. Voici ce que dit à ce sujet le promoteur de la foi, dans l'introduction de la cause de ces martyrs :

« L'évêque pouvait-il écrire à ses missionnaires un ordre ou une invitation de se livrer eux-mêmes, lorsqu'il savait de science certaine qu'ils seraient martyrisés? Les missionnaires pouvaient-ils, devaient-ils obéir à un tel ordre, ou suivre un tel conseil, avec la prévision d'être infailliblement envoyés à la mort ? C'est à Vos Eminences qu'il appartient de juger la question. Pour moi, il me semble que le cas ne présente aucune difficulté, quand on se rappelle les circonstances très graves dans lesquelles ils se trouvaient. La persécution sévissait avec rage. Tous, magistrats, juges, mandarins, peuple, connaissaient la présence de trois Européens en Corée. C'était surtout pour découvrir leur retraite et s'emparer d'eux que l'on arrêtait et que l'on martyrisait les chrétiens dont un grand nombre, incapables de résister aux tortures, tombaient misérablement dans l'apostasie. En un mot, on pouvait raisonnablement supposer qu'à cause d'eux seulement la persécution était si terrible ; qu'eux découverts, arrêtés et mis à mort; elle serait à tout le moins très diminuée. Dans un tel état de choses, il me semble qu'ils auront dit, comme Jonas (c. 1, v. 12) : Prenez-moi et jetez-moi à la mer, et la mer se calmera... car c'est à cause de moi que s'est élevée cette violente tempête. Je crois donc que l'ordre ou le conseil

 

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donné par l'évêque n'a été ni imprudent ni digne de blâme, que l'obéissance des missionnaires a été héroïque, et que tous les trois se sont sacrifiés volontairement pour obtenir la cessation, ou au moins une sensible diminution d'une aussi épouvantable calamité. En un mot, ils se sont sacrifiés pour le salut du prochain, ils ont mis en pratique cette parole du Seigneur Jésus-Christ dans saint Jean (c. XI, V. 13) : Personne n'a un plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (1). »

C'est dans ce sens que le souverain Pontife Pie IX a tranché la question, le 23 septembre 1857, en déclarant Vénérables Monseigneur Imbert et ses deux confrères.

La seconde invitation de leur évêque à peine reçue, les missionnaires se hâtèrent de terminer leurs lettres. Ils adressèrent au cardinal Fransoni, préfet de la Sacrée Congrégation de la Propagande, une courte relation de l'état de la chrétienté et de l'administration des sacrements. On y lit ces mots : « Nombre des chrétiens, environ dix mille ; baptêmes, douze cents ; confirmations, deux mille cinq cents ; confessions, quatre mille cent ; communions, quatre mille ; mariages, cent cinquante; extrêmes-onctions, soixante catéchumènes se préparant au baptême, six cents. — Aucun d'entre nous n'a pu éviter la persécution ; bien plus, vu la nécessité présente, notre pasteur et père le Vicaire apostolique, nous ayant invités à nous rendre en prison, bous allons nous constituer prisonniers aujourd'hui

 

1. Relazione e voto dell' Rev. Andrea Maria Frattini, promotare della fede copra l'introduzione della causa de molli servi di Die, morti nette persecuzioni per la fede cattolica sella Corea, etc.. p. 6 et 7. Rome, 1857.

 

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6 septembre 1839. Que la grâce de Dieu et la patience de notre Sauveur soient toujours avec nous ! »

Ils écrivirent aussi quelques lignes d'adieu à tous les membres de la Société des Missions étrangères.

 

« Corée, 6 septembre 1839.

«J. M.J.

 

« Messeigneurs, Messieurs et chers Confrères,

« La divine Providence qui nous avait conduits, à travers tant d'obstacles, dans cette mission, permet que la paix dont nous jouissions soit troublée par une cruelle persécution. Le tableau qu'en a tracé Mgr Imbert, avant son entrée en prison, et qui vous sera envoyé,vous en fera connaître la cause, la suite et les effets.

« Aujourd'hui 6 septembre, est arrivé un second ordre de Monseigneur de nous présenter au martyre. Nous avons la consolation de partir après avoir célébré une dernière fois le saint Sacrifice. Qu'il est consolant de pouvoir dire avec saint Grégoire : Unum ad palmam iter, pro Christo mortem appeto. (Il n'est pour moi qu'un chemin vers la palme, je désire la mort pour le Christ.) Si nous avons le bonheur d'obtenir cette belle palme, quæ dicitur suavis ad gustum, umbrosa ad requiem, honorabilis ad triumphum (que l'on dit suave au goût, ombreuse pour le repos, honorable pour le triomphe), rendez-en pour nous mille actions de grâces à la divine bonté, et ne manquez pas d'envoyer au secours de nos pauvres néophytes, qui vont de nouveau se trouver orphelins. Pour encourager nos chers confrères, qui seront destinés à venir nous remplacer, nous avons l'honneur de leur annoncer que le premier ministre Ni (actuellement grand persécuteur) a fait faire trois grands sabres pour couper des têtes. Si quelque chose pouvait diminuer la joie que nous éprouvons à ce moment

 

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du départ, ce serait de quitter ces fervents néophytes que nous avons eu le bonheur d'administrer pendant trois ans, et qui nous aiment comme les Galates aimaient saint Paul. Mais nous allons à une trop grande fête, pour qu'il soit permis de laisser entrer dans nos coeurs des sentiments de tristesse. Nous avons l'honneur de recommander ces chers néophytes à votre ardente charité.

« Agréez nos humbles adieux, etc., etc...

 

Jacques-Honoré CHASTAN,

 

Pierre-Philippe MAUBANT. »

 

 

Après avoir ainsi tout disposé, les généreux missionnaires, sachant que les satellites les attendaient à environ dix lys de là, se pressèrent d'aller les rejoindre. Bientôt on arriva à la ville de Hong-tsiou,où ils furent enchaînés. Puis, on les conduisit à cheval, à la capitale ; là, ils furent remis entre les mains du grand juge criminel, et réunis à leur évêque. Le lendemain, le grand juge criminel, déployant un appareil formidable, traduisit à sa barre les trois Européens et leur dit : « Qui vous a logés ? D'où est venu l'argent que vous avez ? Qui vous a envoyés ? Qui vous a appelés ? » Ils répondirent : « C'est Paul Tieng qui nous a logés. L'argent à notre usage, nous l'avons apporté avec nous. Nous avons été envoyés par le Souverain Pontife, chef de l'Eglise, et les Coréens nous ayant appelés pour secourir leurs âmes, nous sommes venus ici. » Sur ces réponses, on leur donna une rude bastonnade, et pendant trois jours, on renouvela les interrogatoires et aussi les supplices, dont malheureusement les détails ne nous sont pas connus. On sait seulement que pour leur faire dénoncer quelques chrétiens, oh les frappa, à trois reprises, de la planche à voleurs, sans pouvoir leur arracher une parole. « Retournez maintenant dans votre patrie. »

 

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leur dit le juge. — « Nous ne voulons pas, » répondirent-ils ; « nous sommes venus pour le salut des* âmes des Coréens, et nous mourrons ici sans regret. » Reconduits à la prison, ils y furent pendant quelque temps gardés à vue jour et nuit. Puis on les transféra au Keum-pou, prison des dignitaires et des criminels d'Etat. Pendant trois jours, ils y subirent de nouveaux interrogatoires devant les principaux ministres. C'est rà qu'ils furent confrontés avec Paul Tieng, Augustin Niou et Charles Tsio, et tous ensemble torturés de différentes manières. L'évêque et les prêtres reçurent chacun soixante-dix coups de bâton, avant qu'on prononçât leur sentence de mort. Le jour de l'exécution fut fixé au 14 de la huitième lune, qui, cette année, correspondait à la fête de l'apôtre saint Matthieu, 21 septembre. Déclarés criminels au plus haut degré, ils devraient être mis à mort avec le cérémonial extraordinaire appelé koun-mun-hio-sion. En pareil cas, le lieu de l'exécution n'est plus en dehors de la petite porte de l'Ouest, mais dans un endroit plus éloigné, nommé Sainam-to, non loin du fleuve.

Le jour venu, on les conduisit au supplice, sur des chaises à porteur, les mains liées derrière le dos, au milieu d'un cortège de plus de cent soldats. A l'endroit fixé, on avait planté un pieu au sommet duquel flottait un étendard, portant la sentence des condamnés. A peine arrivés, ils sont dépouillés de leurs vêtements ; on ne leur laisse que le pantalon. Puis les soldats leur attachent les mains devant la poitrine, leur passent sous les bras de longs bâtons, leur enfoncent deux flèches de haut en bas à travers les oreilles, et, leur jetant de l'eau au visage, les saupoudrent d'une poignée de chaux. Ensuite, six hommes, saisissant les bâtons, font faire trois fois aux martyrs le tour de la place, pour les livrer aux dérisions et aux grossières moqueries de

 

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la foule. Enfin on les fait mettre à, genoux, et une douzaine de soldats courent autour d'eux le sabre au poing, simulant un combat, et leur déchargent, en passant, chacun un coup de sabre.

Le premier coup que reçut M. Chastan n'ayant fait aussitôt qu'effleurer l'épaule, il se leva instinctivement et retomba à genoux. Mgr Imbert et M. Maubant restèrent immobiles. Les têtes ayant été abattues, un soldat les posa sur une planche, et les présenta au mandarin, qui partit tout de suite pour donner à la cour avis de l'exécution.

 

 

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