RUYSBROECK - TOME 6 : LE LIVRE DES DOUZE BÉGUINES

DEUXIÈME PARTIE

LES DIVERS EXERCICES FAUX ET VRAIS
DE L'AMOUR

***

CHAPITRE XVII

QUELS SONT LES BONS CHRÉTIENS ET QUI LES DAMNÉS ;
AVEC UNE BRÈVE DESCRIPTION DE LA TRIPLE VIE, À
SAVOIR, LA VIE ACTIVE, LA VIE CONTEMPLATIVE, ET LA
VIE COMPOSÉE DES DEUX PRÉCÉDENTES.


   La Sagesse éternelle de Dieu, Jésus-Christ, Dieu et homme, nous a donné dans l'Évangile de saint Matthieu cet enseignement : « Là où deux où trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux (1). »

   Or, tous les bons chrétiens sont réunis en une seule foi dans la loi des Évangiles et des préceptes divins, en un seul vouloir et un seul amour, dans la grâce, les vertus, la louange divine, en la véritable vie enfin de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais ceux qui sont incrédules en quelque point, qui doutent ou tiennent une opinion contraire à la foi commune de la sainte chrétienté, sont tous damnés ; et tous ceux qui vivent en péché mortel et n'obéissent ni à leurs prélats, ni à la sainte Église en bonne conduite et pieuses pratiques, sont tous séparés et divisés par le fait de leurs multiples péchés et malices ; ils sont réprouvés et méprisés de Dieu et de tous les saints : s'ils persévèrent et meurent en cet état, le diable sera leur maître et ils iront dans le feu de l'enfer.


   Maintenant comprenez-moi bien, et considérez atten-tivement ce que je vais vous dire, ce qui vous est néces-saire si vous voulez en vérité vivre pour Dieu sans déviation spirituelle. Tous les hommes de bien qui sont illuminés par la grâce de Dieu, lorsqu'ils se recueillent au-dessus de la raison dans leur propre essence, trouvent là le royaume de Dieu en eux et Dieu dans son royaume. Et ceci est appelé une vie contemplative, qui nous est souhaitée et conseillée par l'Esprit du Seigneur. Puis dans la sortie de nous-mêmes, nous employons nos sens à la pratique de la vertu et des bonnes œuvres, selon la discrétion et en sincère charité. Et ceci s'appelle une vie active, qui nous est commandée et nous est nécessaire à tous si nous voulons être sauvés. Mais agir et contem-pler tout ensemble, d'une façon bien ordonnée chez le même homme, c'est une vie bienheureuse et sainte.


CHAPITRE XVIII


DE CERTAINS HÉRÉTIQUES DÉTESTABLES ET DE LEUR
QUADRUPLE ERREUR.

   Comprenez bien, car c'est fort utile. On trouve certains hommes pervers et égarés, qui ne possèdent ni la vie contemplative, ni la vie active, et qui pourtant croient être les plus sages et les plus saints du monde entier ce sont ceux qui, dépouillés d'images en toutes choses en la seule nature et en dehors de la grâce et des vertus, se recueillent dans leur propre essence au-dessus de la raison : là ils trouvent l'oisiveté, le repos et le dépouillement d'images ; et c'est le sommet de la nature, où l'on peut parvenir sans la grâce et sans la vertu. Mais comme ils ne sont pas baptisés dans l'Esprit du Seigneur et dans la vraie charité, ils ne peuvent voir ni rencontrer Dieu, ni posséder son royaume glorieux en eux-mêmes ; mais ce qu'ils découvrent c'est leur propre essence, un loisir tranquille au-dessus des images : et là ils pensent être éternellement bienheureux. Or, de là proviennent quatre espèces d'incrédulité et d'erreurs, et de tous maux qu'on commet d'ordinaire dans le monde.

   La première espèce de mal va contre le Saint-Esprit et contre sa grâce ; la deuxième contre le Père céleste et sa souveraineté ; la troisième s'oppose à Notre-Seigneur Jésus-Christ et à sa sainte humanité ; la quatrième enfin est contraire à Dieu et à toute la sainte chrétienté.


CHAPITRE XIX

DE LA PREMIÈRE ERREUR, QUI S'OPPOSE A
DIEU LE SAINT-ESPRIT.

   Démasquez les faux prophètes, afin de ne pas être trompés par eux. Ils prétendent être l'essence divine, au--dessus de la distinction des personnes, et se disent établis dans un tel repos qu'ils ne sont même plus, pour ainsi dire ; car l'essence divine n'opère pas, mais c'est le Saint--Esprit qui opère. Ils pensent donc être au-dessus du Saint-Esprit et n'avoir besoin ni de lui ni de ses grâces. Car ils disent que ces grâces ne peuvent être données ni retirées par aucune créature, pas même par Dieu.

   Et il en est qui osent dire que leur âme est créée de l'essence divine, et que lorsqu'ils mourront, ils seront cette même substance qu'ils étaient auparavant ; de même que l'eau d'une fontaine puisée dans un vase, et que l'on y verse de nouveau, redevient ce qu'elle était d'abord. Ils disent encore que si l'on parcourait le ciel tout entier, on n'y trouverait point de diversité d'anges ni d'âmes, d'ordre, de gloire, ni de récompense ; car selon eux il n'y a là qu'une essence simple et bienheureuse, sans opération. Et ils ajoutent que nous tous, méchants et bons, Dieu lui-même, ne serons, après le dernier jour, qu'une seule essence divine, en repos et sans opération pour l'éternité. Dès lors point de savoir ni de connais-sance, de vouloir ni d'amour, d'action de grâces ni de louange, de désir ni de possession ; ils veulent être au-dessus de Dieu et se passer de lui, ne chercher ni trouver Dieu en quoi que ce soit et être libres de toutes vertus.

   Voilà ce qu'ils appellent la parfaite pauvreté d'esprit. Mais une pareille pauvreté on ne la trouve pas dans le royaume des cieux, ni en Dieu, ni chez les anges, ni chez les saints, ni chez les gens de bien du monde entier. Aussi est-ce une diablerie et une pauvreté infernale. Car dans l'enfer il n'y a ni connaître, ni aimer, ni remercier, ni louer, ni vérité, ni sagesse, ni justice mais honte et douleur, feu infernal et malheur sans fin.

   Mais ceux qui sont nés du Saint-Esprit et vivent de lui, pratiquent toutes les vertus : ils connaissent, ils aiment, ils cherchent, ils trouvent, ils goûtent et possèdent la grâce et la gloire, la joie éternelle sans mesure qui est Dieu même ; ce sont les vrais pauvres en esprit morts à eux-mêmes en amour, vivant dans le Saint-Esprit et jouis-sant de la béatitude éternelle. Ceux, au contraire, qui veulent monter par eux-mêmes sans l'Esprit du Seigneur et sans sa grâce, trouveraient-ils le vide en leur propre fond, ne le rencontrent pas au-dessus de leur propre essence et nature, là où réside la béatitude éternelle ; car ils pèchent contre le Saint-Esprit, auteur de toute grâce et de tout don, de toute gloire et de tous modes de béati-tude. Telle est la première espèce d'incrédulité où les hommes sots et aveugles s'égarent et où ils trouvent leur condamnation.


CHAPITRE XX

DE LA DEUXIÈME ERREUR OU HÉRÉSIE, QUI VA CONTRE
DIEU LE PÈRE.

   Vient ensuite un autre mode d'incrédulité, qui va contre le Père céleste et contre sa souveraineté absolue. C'est l'erreur de ceux qui croient être Dieu par nature. Chacun de ces hommes maudits ose dire : « Alors que je résidais en mon être d'origine, en mon essence éternelle, il n'y avait pas de Dieu pour moi, mais ce que j'étais, je le voulais être, et ce que je voulais être, je l'étais c'est par libre volonté que je suis sorti et devenu ce que je suis. Si j'avais voulu, je ne serais rien devenu, et je ne serais pas une créature. Car Dieu ne connaît, ne veut, ni ne peut rien sans moi : avec Dieu je me suis créé moi-même et ai créé toutes choses, et c'est ma main qui supporte le ciel et la terre, et toutes les créatures ; aussi toute gloire qu'on rend à Dieu, c'est à moi qu'on la rend : car dans mon être je suis Dieu par nature. »

   « Je n'ai ni espérance ni amour, et je n'ai pas de confiance ou de foi en Dieu. Je ne puis ni prier, ni adorer, car je ne puis donner à Dieu de gloire ou de supériorité au-dessus de moi. En Dieu il n'y a de distinction ni de Père, ni de Fils, ni de Saint-Esprit il n'y a qu'un Dieu, et avec lui je suis un, le même un que lui-même ; avec lui j'ai créé toutes choses, et sans moi rien n'existe. »

   Quelle incrédulité de blasphème ! Les hommes qui pensent ainsi d'eux-mêmes ne peuvent être enseignés et sont inaptes à comprendre la droite vérité dans la foi chrétienne. Car leur orgueil spirituel est si grand et si indignement stupide, bien qu'ils aillent à la messe et au sermon, et entendent tous les jours les enseignements de la foi chrétienne, consignés par les saints Apôtres dans leurs écrits ; enseignements qui leur apprennent que Dieu le Père céleste a créé et tiré du néant le ciel et la terre et tout ce qui existe. C'est de même que Moïse le prophète dit qu'à l'origine du monde, Dieu a créé et fait le ciel et la terre, le soleil et la lune, tous les éléments et toutes les créatures ; et qu'au-dessus de tout il a placé les anges du ciel et le premier homme qu'il a formé du limon de la terre, lui infusant l'esprit de vie. C'est de cet homme que nous sommes tous venus selon le corps ; mais comment Dieu a créé et formé l'âme, c'est à sa sagesse et à sa vérité que nous nous en remettons. Le prophète David lui aussi nous dit « C'est Dieu qui nous a faits, et nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes (2). » C'est notre foi commune depuis l'origine du monde, que Dieu a créé les anges et toutes les créatures, et que nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Aussi lorsque l'ange Lucifer, qui avait été mis par Dieu au-dessus de tous et avait reçu le plus de gloire, voulut s'égaler à Dieu, par cela même il tomba dans les abîmes de l'enfer. Quant à ces hommes, qui non contents de vouloir égaler Dieu, prétendent être Dieu même, ils sont pires et plus dam-nables que Lucifer et tout son cortège.


CHAPITRE XXI

DE LA TROISIÈME ERREUR, QUI S'ÉLÈVE CONTRE LE FILS
DE DIEU ET SON HUMANITÉ.

   La troisième espèce d'incrédulité appartient à ceux qui pèchent contre le Christ, le Fils de Dieu, et contre son humanité adorable. À quelques vérités ils mêlent une fausse croyance. Car la vérité et la foi chrétiennes nous attestent qu'il n'y a qu'un Christ au ciel et sur la terre, éternellement né du Père selon la nature divine, et né de sa mère dans le temps, selon la nature humaine : de sorte qu'il est Dieu et homme en une personne. « Et pour moi il en est de même, dit l'incrédule, en toute manière, sans nulle exception car comme lui, je suis vie et sagesse éternelles, né du Père dans la nature divine, tout comme lui ; né aussi avec lui dans le temps selon la nature humaine et tout comme lui-même et ainsi je suis un avec lui, Dieu et homme, en toute manière, sans aucune différence. Car tout ce que Dieu lui a donné, il me l'a donné à moi avec lui et pas moins qu'à lui-même. Que même il soit né d'une vierge, je ne le compte pour rien, car ce n'est qu'une chose accidentelle, dont ne dépendent ni la sainteté ni le salut : il pourrait aussi bien être né d'une femme vulgaire. Et il a été envoyé dans une vie active pour me servir, afin de vivre et de mourir pour moi ; tandis que moi, je suis envoyé dans une vie contempla-tive, qui est bien plus élevée ; afin que je me recueille en moi-même vide et affranchi de toute forme et image et ainsi je me découvre être la Sagesse de Dieu, qu'il est lui-même en sa personne ; et eût-il vécu plus longtemps, son âme serait parvenue à une vie contemplative, où je suis déjà arrivé. Voyez comment tout l'honneur qu'on lui rend, c'est à moi qu'on le rend, et à tous ceux qui sont arrivés à cette vie supérieure : nous ne sommes, en effet, qu'un avec lui dans la nature divine comme dans la nature humaine : et c'est pourquoi tout l'honneur qu'on lui rend, c'est à moi qu'on le rend. Dans le Sacrement, lorsqu'on fait l'élévation de son corps à l'autel, c'est moi qu'on élève ; et là où l'on porte son corps, là on me porte aussi : car avec lui je suis chair et sang, et une même personne que nul ne peut diviser. »

   Voyez, cette incrédulité est encore plus grande que je n'ai pu l'entendre. La réfutation en est donnée par la Sainte Écriture, par la foi chrétienne et par le Christ lui-même, en même temps que par tout homme de bien : « Écoute maintenant, et sois attentif, homme sans raison, aveuglé et incrédule : c'est grandement étonnant que tu sois assez fou et insensé pour croire que tu es le Fils de Dieu par nature. Notre Père céleste engendre son Fils éternellement de lui-même, personne distincte dans la nature divine ; et par ce même Fils qui est sa Sagesse, il a formé et créé de rien le ciel et la terre et toutes les créatures. Et pour cela il ne t'a pas demandé conseil, car alors tu n'étais pas encore ; et alors même que tu eusses été là, il n'avait pas besoin de toi. Lorsqu'il forma le premier homme, il te connaissait bien déjà, mais tu n'y pensais pas. Et le dernier jour, où il jugera le monde, lui le connaît bien, mais tu l'ignores. Et il conserve, gouverne et ordonne le ciel et la terre, et tout ce qui est créé, mais il ne te le demande pas. Il connaît tout ce qui est et tout ce qu'il pourrait faire, tandis que tu ne te connais même pas toi-même. S'il est vrai que tu as une vie éternelle dans la Sagesse de Dieu en dehors de toi, tu n'es cependant pas la Sagesse de Dieu. Et s'il est vrai que Dieu vit dans toutes les créatures et que toutes les créatures vivent en Dieu, cependant les créatures ne sont pas Dieu, ni Dieu les créatures : car le créé et l'incréé demeurent toujours deux choses, et éloignées sans mesure de l'unité. Et bien que Dieu soit devenu homme, et l'homme Dieu, cependant la divinité n'est pas l'humanité, ni l'humanité la divinité ; éternellement elles demeurent deux choses distinctes, le créé et l'incréé, Dieu et la créature. Et s'il est vrai que le Verbe éternel du Père a pris notre nature, la chair et le sang, et une âme vivante, il demeure que le Christ est Dieu et homme en deux natures. En effet, éternellement il est né de la substance de son Père, Fils de Dieu, Dieu véritable ; et dans le temps il est né de la substance de sa Mère, la Vierge Marie, vrai homme en notre nature. C'est ainsi qu'il est le Fils de Dieu et le Fils de Marie, tous deux par nature : car en sa nature humaine le Christ est le Fils de Marie, la Vierge toute pure, et son corps a été formé de son sang noble et précieux par l'opération du Saint-Esprit de sorte qu'il est son Fils unique en notre nature, et nul autre que lui seul ; et il est le Fils éternel de Dieu, né de la nature divine et nul autre que lui seul. De la sorte le Christ est Fils de Dieu et Fils de Marie, Dieu et homme, deux natures en une seule personne divine, qui est le Fils même de Dieu. Et son humanité est élevée, âme et corps, en gloire et en dignité, au ciel et sur la terre, au-dessus de tout ce que Dieu a créé ou créera jamais.

   Et ainsi peux-tu remarquer, homme aveuglé et incré-dule, que tu n'es pas le Christ, le Fils de Dieu, Dieu et homme en deux natures ; mais tu es entièrement dans l'erreur.

   Et tu oses encore prétendre que tout ce que Dieu a donné à l'humanité du Seigneur, il te l'a donné aussi, sans diminution ni exception aucune. C'est là un mensonge grossier ; on peut le voir, le toucher et le sentir. Car Dieu a donné à l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ tout pouvoir au ciel et sur la terre, au-dessus de toutes les créatures ; et c'est pourquoi il remettait aux pécheurs leurs péchés comme ils le désiraient et l'en priaient. Et de plus il leur accordait sa miséricorde et sa grâce. Il rendait la vie aux morts ; il rappelait les âmes des enfers et les corps du tombeau ; tous ceux qu'il touchait de quelque manière ou qui s'approchaient de lui avec foi, étaient guéris de tous leurs maux. Il avait pouvoir d'accomplir tout ce qu'il voulait, et il faisait pour ceux qui croyaient en lui tout ce qu'ils désiraient, aussi bien pour l'âme que pour le corps, selon qu'il leur était utile. Vois donc bien maintenant, pauvre homme insensé, que Dieu ne t'a pas donné tel pouvoir. L'âme du Christ était de par les dons de Dieu si pleine de sagesse, qu'elle connaissait Dieu son Créateur, ainsi que toutes les créatures au ciel et sur la terre. Le Christ savait les paroles, les œuvres, les pensées de tous les hommes, et chacune des choses qu'il voulait savoir ; il connaissait tout le passé, le présent et l'avenir, depuis le commencement du monde jusqu'au dernier jour ; et rien n'était caché à son âme au ciel ni sur la terre. Il prédisait clairement sa passion et sa mort, son martyre, la façon dont il devait souffrir et pâtir, sa résurrection le troisième jour, et sa montée au ciel dans la gloire ; l'envoi de son Esprit-Saint à tous ceux qui voulaient s'y disposer, et sa venue au dernier jour, pour juger les bons et les mauvais. Néanmoins tu oses dire, misérable, que le Christ était envoyé dans une vie active pour te servir et pour mourir pour toi, ainsi que pour tous les hommes ; mais que s'il avait vécu plus longtemps, il serait parvenu à une vie contempla-tive, qui est supérieure et plus noble, et que tu prétends avoir atteinte.

   Comprends donc, dans ton abjection et ton aveuglement, que l'âme du Christ était plus illuminée de la Sagesse divine et avait une contemplation plus claire et plus haute que tous les hommes qui furent ou seront jamais. Pour toi, tu ne possèdes ni vie contemplative, ni vie active, ni même aucune vertu qui puisse plaire à Dieu et te sauver. Ainsi est content le chien qui dort et qui rêve d'avoir dans la gueule un morceau de viande ; lorsqu'il se réveille il n'a plus rien ; et voilà bien ce qui t'arrive. Car un faux dépouillement d'images t'a mis dans l'erreur, de sorte que tu penses posséder la contemplation divine, alors que tu ne connais rien ou fort peu de Dieu. Lors que tu te recueilles en toi-même au-delà des images, de la raison et de tout regard distinct, et au-dessus de toutes les puissances de ton âme, tu trouves l'essence pure de ton âme, dépouillée et vide d'images par nature, telle que Dieu l'a créée. Tu penses alors que cet être pur est Dieu, et que tu vois Dieu, et que toi-même tu es la Sagesse de Dieu, c'est-à-dire le Christ, Dieu et homme. En quoi tu es bien trompé. Car tu penses être le Christ ou n'être qu'un avec lui ; et tu crois que tout honneur qu'on rend au Christ est rendu à toi-même, autant qu'à lui : et c'est une erreur impie. C'est le Christ que nous adorons : c'est en lui que nous croyons et que nous espérons, car il est notre Dieu : et si nous agissions envers toi de telle façon, nous serions, comme toi, incrédules et maudits.

   Tu prétends encore, indigne menteur, que le corps du Christ est ton propre corps ; tu penses être sa chair et son sang, et un avec lui : et lorsqu'on consacre son corps sacré, lorsqu'on l'élève ou le porte dans le Sacrement, tu crois l'être avec lui. Aussi ne ressens-tu nul désir ni aucune révérence pour le corps du Seigneur, ni plus de joie à contempler le saint Sacrement, que n'en aurait un chien accompagnant sa maîtresse à la messe : tu as autant d'intérêt pour le mur de l'église que pour le saint Sacrement entre les mains du prêtre. Écoute donc, âne sans raison, que je te dise l'exacte vérité.

   À la Cène, lorsque le Christ consacra son très saint corps et son sang précieux, il prit le pain en ses mains saintes et vénérables et, levant les yeux au ciel vers son tout-puissant Père céleste, il lui rendit grâces et le loua.

   Il bénit le pain et le rompit, et il dit à ses disciples : « Prenez et mangez-en tous : ceci est mon corps. » Or, Jésus-Christ est la vérité éternelle ; il ne peut ni mentir ni nous tromper. Ensuite, de la même manière, il prit le calice de vin en ses mains saintes et vénérables, il rendit grâces et loua de nouveau son Père céleste, et bénissant ce calice, il dit à ses disciples : « Prenez et buvez--en tous : ceci est le calice de mon sang qui pour vous et pour beaucoup d'hommes sera versé en rémission des péchés. Et toutes les fois que vous offrirez ce sacrifice, vous le ferez en mémoire de moi, c'est-à-dire, de mon amour, de ma passion et de ma mort. Voyez, ce sacrifice a été institué au commencement par Jésus-Christ lui-même, en son corps sacré et son précieux sang. C'est ce que nous attestent les quatre Évangélistes et la pratique de la sainte chrétienté, depuis le temps où le Christ a envoyé son Saint-Esprit aux apôtres et à tous les fidèles disposés à le recevoir. Néanmoins jamais saint personnage n'eut l'audace, ni la prétention d'oser dire : « Le corps du Christ c'est mon corps, et son sang est mon sang. » Marie elle-même, la Mère de Dieu, ne peut pas dire : « Le corps de mon Fils est mon corps », car ce corps est de celui-là seul, qui est Dieu et homme tout ensemble, et de nul autre. Aussi nous vénérons et adorons son corps dans le Sacrement, et nous l'offrons à Dieu, selon qu'il a été torturé par amour, en expiation de nos péchés et pour l'utilité de la sainte chrétienté.

   Pour toi, tu refuses au Christ tout privilège qui l'honore ou le loue. Qu'il soit né d'une vierge, tu n'y vois rien que d'accidentel, et tu ne penses pas lui être inférieur pour cela : une femme vulgaire eût tout aussi bien pu être sa mère. C'est là un blasphème contre Dieu et contre la Vierge toute pure, que de comparer à une femme quel-conque celle qui, dès l'éternité, a été choisie au-dessus de toutes les créatures pour être la Mère de Dieu. N'eusses-tu commis que cette impiété, elle te mériterait l'enfer et la mort ici-bas par le feu : car tu es un incrédule, un excommunié, maudit et rejeté de Dieu et de tous les saints, ainsi que de la sainte Église.

   Mais la miséricorde de Dieu est grande et dépasse toute mesure ; il a rempli et comblé le Christ son Fils de ses dons et de toute la richesse des grâces et des vertus. Aussi le Christ a-t-il pouvoir sur toutes les créatures au ciel et sur la terre ; et il est mort par amour. Prends pitié de toi-même, et rougis de honte ; humilie ton cœur qui sent l'orgueil, mais ne désespère pas ; cherche, au contraire, grâce et miséricorde : tombe aux pieds de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et incline-toi devant la grandeur de sa Mère glorieuse : alors tu trouveras sans aucun doute le pardon de tous tes péchés.


CHAPITRE XXII

DE LA QUATRIÈME ERREUR OU HÉRÉSIE, QUI S'ATTAQUE
À DIEU, AUX DIVINES ÉCRITURES, ET A TOUTE
LA SAINTE ÉGLISE.

   Voici la quatrième espèce d'hérésie, qui comprend en soi toutes les autres sortes d'erreurs. Elle s'attaque à Dieu, à la sainte Écriture, et à toute la sainte chrétienté. Elle méprise sagesse et ignorance, action, contemplation, désir, connaissance, amour, science, possession, pratiques de la sainte Église et tous les sacrements, préceptes et conseils, le saint Évangile et la vie du Christ, sa doctrine, sa sainte passion, ses souffrances et sa mort, les personnes divines et toutes les œuvres que Dieu accomplit jamais ou qu'il fera encore. Ceux qui professent ces erreurs dédaignent la vie éternelle que nous possédons dans la Sagesse de Dieu, selon cette parole de saint Jean : « Tout ce qui est fait est vie en Dieu (3). » Ils dépassent leur propre existence et tout ce qui est créé, Dieu et la divinité, et ils disent : « Dieu n'est pas, non plus que nous-mêmes ; il n'y a ni béatitude ni damnation, ni activité ni oisiveté, ni Dieu ni créature, ni bien ni mal. » Voyez comment ils ont perdu leur propre être créé pour devenir rien, de même que Dieu selon leur pensée n'est rien. Le ciel et la terre, et tout ce que Dieu a fait, ont l'être et l'existence ; mais ces incrédules disent : « Nous ne sommes pas et notre Dieu n'est pas. » Cependant la Sagesse divine nous dit : « Je suis le commencement et la fin de toute créature (4) » et Dieu dit à Moïse : « Dites aux fils d'Israël Celui qui est, m'a envoyé (5) », et Dieu lui-même dit encore : « Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob (6). » Et saint Bernard enseigne que Dieu n'est pas une partie, mais il est tout. Aussi bien le prophète nous apprend-il que les hommes insensés disent : « Il n'y a pas de Dieu (7) » ; et voilà ton cas lorsque tu prétends que Dieu n'est rien et que dans ce rien tu trouves toutes choses : et c'est là une erreur manifeste. Car si tu n'es pas, tu ne cherches pas, et tu ne peux trouver ; et si tu n'es pas, et si Dieu n'est pas, il ne peut y avoir aucune créature. Dieu, en effet, est un appui vivant pour tout ce qu'il a créé il vit en nous et nous vivons en lui. Il est un agent vivant et qui agit toujours : il nous donne sa grâce et réclame de nous sans cesse des œuvres de vie, qui consistent à le confesser, à le connaître, l'aimer, le remercier et le louer : ce sont là des œuvres continues de vie, qu'il opère en nous et avec nous. C'est en lui, en effet, qu'elles ont leur source, et c'est en lui aussi que par son secours elles sont accomplies. Au-dessus de ces œuvres il n'y a qu'à jouir avec lui de lui-même dans la béatitude éternelle car Dieu est notre vie, et il est tout ce dont nous avons besoin et que nous souhaitons pour le temps et pour l'éternité. Il est l'éternel et le vivant, qui dépasse en hauteur, en pro-fondeur, en longueur et en largeur tout ce qu'il a créé ou peut faire. Comprenez donc que tout ce qui est Dieu ou créature.

   Voici maintenant que ces gens en délire nous disent qu'ils ne sont pas, et que Dieu n'est pas non plus, et c'est là chose impossible. Car être et n'être pas est quelque chose de contradictoire en soi-même. Néanmoins cela s'est réalisé en eux. Car Dieu a fait toutes choses de rien, et ce rien qu'ils sont, cela leur reste ; Dieu ne pouvait pas le faire. Car ce néant c'est le péché, la fausse oisiveté et la désobéissance : ce néant c'est à eux qu'il revient ; tout ce que Dieu a fait, c'est de l'être. Mais le néant du péché a été fait sans Dieu, dit saint Jean (8).

   Le premier néant de péché a été fait dans le ciel. En créant les ordres et les hiérarchies des Anges, Dieu leur avait ordonné d'agir en toute obéissance, et de l'aimer, le remercier et le louer. Ceux qui ont agi ainsi sont demeurés fermes dans leurs œuvres, et ils sont éternelle-ment heureux dans la gloire de Dieu. Ceux qui n'ont pas obéi et qui dans leur orgueil ont méprisé l'ordre de Dieu et ses œuvres, sont tombés du ciel dans le néant ténébreux du péché et dans le faux repos, de sorte qu'ils ne pourront plus jamais connaître ni aimer Dieu, le remer-cier ni le louer, ni pratiquer aucune vertu ; car le néant du péché et la fausse oisiveté mettent un obstacle entre eux et Dieu et les empêchent de s'unir à lui.

   Cependant il faut remarquer que le néant en lui-même n'est ni bon ni mauvais, ni heureux ni malheureux, ni pauvre ni riche, ni Dieu ni créature. Pourtant ces gens dans leur folie disent que l'essence de l'âme est le néant, et que l'essence de Dieu est ce néant même des âmes arrivées au repos : cela est faux, et contre la foi. Car Dieu est tout en tout, l'être éternel, tout-puissant, infini et incréé, auteur de toutes les créatures : c'est ce que témoigne aux yeux de l'intelligence et confesse en maintes façons tout ce qu'il a créé. Il vit par sa grâce dans les puissances de notre âme, et nous ordonne d'opérer des œuvres de salut éternel, puisqu'il est lui-même une opération éternelle. C'est par ces bonnes œuvres d'éternité que nous lui ressemblons et demeurons toujours avec lui, croissant et progressant en des grâces toujours plus abondantes. Au-dessus de la grâce et des bonnes œuvres il vit encore par lui-même dans la propre essence de l'âme : c'est là que nous lui sommes unis et que nous sommes élevés dans la vie sainte et bienheureuse. Mais entre cette union avec Dieu au-dessus de nous et la ressem-blance avec lui au-dedans de nous-mêmes, il nous faut placer l'intermédiaire des œuvres bénies qui attirent sa complaisance, et qu'il nous a commandées et con-seillées : nous ne pouvons autrement atteindre l'union avec Dieu, devenir saints ni bienheureux.


CHAPITRE XXIII

DES QUATRE MODES DE L'AMOUR.

   Les œuvres bénies qui nous rendent saints et bienheureux se font et sont menées à perfection de quatre manières ; elles ont leur origine en Dieu, et s'achèvent avec son secours ; se renouvellent et recommencent toujours ; et elles demeurent éternellement et sans fin. Ce sont les quatre modes d'amour, tels qu'ils nous ont été ordonnés et conseillés. Il nous faut les exercer et pratiquer avec la grâce de Dieu ; car entre nous et Dieu il n'y a que pratiquer l'amour, c'est-à-dire donner et recevoir : c'est ce qui donne à l'amour sa stabilité. L'amour nous rend semblables à Dieu et un avec lui en amour ; non pas que nous puissions devenir Dieu ou semblables à lui en puissance ou en sagesse, en connaissance, en amour et en tout ce qu'il est par nature : même l'âme de Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme tout ce qui est créé, demeure en deçà de Dieu et moindre que lui.

   Dieu nous a ordonné et enseigné de pratiquer l'amour en quatre manières, lors qu'il a dit : « Écoute, Israël, ton Dieu est un. Tu l'aimeras de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes puissances et de toutes tes pensées (9). Ce sont là quatre modes d'amour éternel, où nous pouvons apercevoir ce que Dieu nous donne, et ce que nous devons lui rendre en toute justice, si nous voulons être sauvés.


CHAPITRE XXIV

DU PREMIER MODE D'AMOUR DE DIEU ET COMMENT NOUS
DEVONS EXERCER LE VRAI AMOUR ET RENDRE QUELQUE CHOSE A DIEU.

   Le premier mode d'amour est ainsi défini : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. » Observez donc et apprenez avec soin comment il faut pratiquer l'amour véritable pour répondre à l'amour de Dieu. C'est librement qu'il nous a aimés de toute éternité ; il a créé notre nature et il a donné au premier homme de notre race noblesse et liberté, afin qu'il pût aimer et accomplir des œuvres libres, acquérir la liberté et s'y fixer pour l'éter-nité. Cela le premier homme l'a méprisé et c'est pourquoi il a été chassé du paradis et condamné à la misère de cet exil, que nous pouvons expérimenter et trouver chaque jour. Ensuite le Père céleste a considéré notre grande détresse et sa propre bonté insondable, et par amour il a envoyé en notre nature son Fils unique, qui nous a tant aimés qu'il s'est abaissé et humilié, pour élever notre nature et la faire monter avec lui jusqu'au-dessus des Séraphins. Il veut être entièrement nôtre. Il s'est mis à notre service, il a vécu pour nous, nous a enseignés, et par amour est mort pour nous. Il nous a donné et laissé sa chair et son sang, tout ce qu'il est avec toute sa puissance, Dieu et homme ; et il nous attend, nous ayant préparé la gloire et la vie éternelles ; et il veut que nous l'aimions de retour avec tout notre cœur. Aussi devons-nous abandonner le péché et rejeter tout ce qui pourrait nous être une entrave dans son amour et son service, toute crainte désordonnée et tout amour intempéré, joie ou tristesse au sujet de choses périssables, angoisse et sollicitude de cour, et toutes choses étrangères capables de nous déprimer. D'une âme libre, dans une charité sincère et avec affection de cour nous devons le servir et observer ses paroles et ses commandements. Ainsi connaîtrons-nous que le Christ vit en nous par la grâce, et que nous vivons en lui au moyen des vertus et de l'amour sincère du cœur que nous lui portons. Alors nous pouvons dire avec saint Paul : « Je vis, non pas toutefois selon les désirs de la nature, mais c'est le Christ qui vit en moi (10). » Celui qui aime est aimé ; il habite en Dieu et Dieu en lui.

   Ensuite nous chercherons, nous trouverons, et nous aimerons le Christ au-dessus de nous dans le ciel, où il est assis à la droite de son Père dans la gloire de Dieu : c'est là que nous devons habiter et nous tenir avec tous les saints en présence de Dieu. D'une âme libre nous nous élèverons au-dessus de tous les cieux par une volonté sans partage, par des prières intimes, une dévotion ardente, et l'affection d'un cœur qui s'épanche devant la face glorieuse de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Là nous verrons des yeux de l'intelligence et par la raison éclairée le Père dans le Fils et le Fils dans le Père ; et le Fils dans son humanité, assis à la droite de son Père, revêtu de puissance et de majesté, au-dessus de tout ce qui est au ciel et sur la terre. Là notre cœur aimant se réjouira et demeurera élevé avec Dieu. Nous pourrons dire alors avec l'Apôtre : « Notre vie se passe dans les cieux (11) », avec joie et affection de cœur, et non point sur la terre, dans l'angoisse de la tristesse et des misères.

   Nous devons encore chercher le Christ au-dedans de nous-mêmes et dans le saint Sacrement. Là sa chair est une nourriture éternelle pour ses bien-aimés, et son sang un breuvage glorieux. Il nous faut chercher ces saints aliments avec un grand désir, les reconnaître avec une foi véritable, les manger et les goûter avec une joie toujours avide ; c'est ainsi que nous nous affranchissons du péché, que nous croissons et profitons en toutes vertus.

   Nous convoitons et nous sommes convoités ; nous dévorons Dieu, et Dieu nous dévore en lui-même ; nous souhaitons être consumés par lui afin de devenir avec lui un même Christ devant la face du Père : là notre désir et celui du Christ ne seront qu'un ; car avec l'amour de notre cœur nous nous écoulerons en lui, et avec lui nous nous perdrons dans la félicité éternelle de Dieu. Et là s'achève et se parfait l'amour, que Dieu nous ordonne de lui rendre de tout notre cœur.


CHAPITRE XXV

DU DEUXIÈME MODE D'AMOUR DIVIN.

   Vient ensuite le deuxième mode qui consiste à aimer Dieu de toute notre âme. Le Père et le Fils nous ont donné le Saint-Esprit, c'est-à-dire leur mutuel amour et le Saint-Esprit se communique lui-même à nous avec tous ses dons. Le Saint-Esprit, c'est-à-dire l'amour de Dieu, exige notre amour et rien d'autre ; mais les dons qu'il fait écouler en nous nous ordonnent de pratiquer à l'intérieur les vertus et à l'extérieur les bonnes œuvres selon la très chère volonté de Dieu. Nous devons donc obéir à son amour éternel par un retour éternel d'amour. Et nous devons librement obéir à sa libre volonté et à ses dons gratuits, à l'extérieur et à l'intérieur, par les vertus et par les bonnes œuvres, de sorte que nous puissions accomplir librement tout ce qu'il nous ordonne, et subir sans résistance tout ce qu'il nous envoie de fardeaux nous sommes alors fermement établis, ne voulant ni ne pouvant vouloir rien d'autre que ce que Dieu veut. Alors devenons-nous semblables à notre très cher Seigneur Jésus-Christ, qui a accompli la volonté de son Père et s'y est soumis jusqu'à la mort très amère. Et si son âme et son nom sont glorieux par-dessus toutes les créatures, c'est qu'il a vécu et qu'il est mort selon la très chère volonté de Dieu : il a satisfait à l'amour de toute son âme.

   À nous aussi est donné le commandement d'aimer de toute notre âme. C'est pourquoi il nous faut élever le plus vif de notre âme au-dessus de la vie sensible, là où elle est tout esprit ; là aussi nous dépouiller de nous-mêmes et de tout ce qui n'est pas selon l'obéissance. De cette manière nous avons notre âme entre nos mains et en notre pouvoir, et par suite il nous est loisible de nous recueillir, d'adhérer en amour à l'amour, et de nous laisser écouler de toute notre âme par l'amour dans cet amour éternel, dont nous sommes nés. Là nous habiterons par l'amour dans l'amour : car « Dieu est amour et celui qui demeure dans l'amour, il demeure en Dieu, et Dieu en lui (12) » dit saint Jean. Aussi notre âme doit-elle sans trêve s'écouler par amour dans l'amour éternel, et toujours rester en deçà et recommencer toujours : c'est là la vie éternelle. Et ainsi elle devient avec Dieu un seul amour vivant, et dans la simplicité de son amour elle ne voit plus de différence entre aimer et être aimé. Car là où elle habite dans l'amour, elle est dépouillée d'elle-même et de toute son opération, puisque l'amour l'établit en Dieu au-dessus d'elle-même et au-dessus de toute opération. Voyez, c'est ainsi qu'il faut aimer Dieu de toute son âme. C'est là le deuxième mode d'amour.


CHAPITRE XXVI

DU TROISIÈME MODE D'AMOUR DE DIEU.

   Le troisième mode qui vient ensuite, c'est que nous aimions Dieu de toutes nos puissances, Dieu est un dans sa nature, et cette nature est féconde selon la Trinité des personnes ; sans cesse il s'écoule, vit et agit selon la distinction des personnes ; il connaît et il aime ; il crée et façonne le ciel, la terre et toutes les créatures. Mais éternellement et sans trêve il se retire en lui-même, dans le repos absolu de son essence, par l'amour éternel, dans l'unité du Saint-Esprit : c'est là qu'au-dessus de nous-mêmes nous sommes un seul amour et une seule jouissance avec lui. En répandant la grâce, il nous rend semblables à lui ; et en rentrant en lui-même il nous recueille avec lui dans l'unité de son amour. Là le Saint--Esprit, c'est-à-dire l'amour éternel de Dieu, nous ordonne d'aimer de toutes nos forces, afin que nous puissions devenir un avec Dieu en amour. Pour cela il faut que le cœur et les sens, l'âme et le corps, et toutes nos puissances, tant spirituelles que corporelles, et tout ce que nous sommes, se recueillent en nous et nous élèvent au plus haut sommet que nous puissions atteindre là nous rencontrons l'unité de tous les esprits aimants dans la fontaine de la grâce de Dieu, qui est la plénitude de tous les dons et tout près de l'amour éternel de Dieu. Là tous les esprits aimants constituent une unité spirituelle dans laquelle Dieu vit par sa grâce, donnant à tous ceux qui aiment grâce et miséricorde selon que chacun en est digne. Nul ne peut découvrir ni goûter cette unité sinon ceux qui emploient toutes leurs puissances en vue de cet amour tranquille qui ressemble à celui des Séra-phins ; car il s'élève au-dessus de toutes les hiérarchies en pratiques d'amour et il constitue la plénitude de toutes grâces, où commencent et s'achèvent tous les exercices de vertus.

   L'amour tranquille est au-dessus de tout. Il vaque seulement à l'amour et à rien d'autre. Il est un ornement achevé de toute vertu. Il dépasse toute ardeur brûlante, semblable à un brasier de charbons. enflammés qui con-sume en soi toute scorie et tout ce qui n'est pas lui : et il est lui-même le plus haut degré d'amour. En lui ne se trouvent ni venir ni aller, ni échauffement d'amour ou de vertu. Quand l'huile en bouillonnant a brûlé et consumé tout élément étranger, elle est tranquille, pure, brûlante, et surpassant toute chaleur. L'amour tranquille vit en Dieu et Dieu en lui : rien d'autre n'y peut entrer. Il nourrit et entretient toutes les vertus, et étant lui-même au-dessus de tout, il ne prend nourriture qu'en Dieu seul. On peut bien le comparer au soleil qui envoie sa chaleur et rend ainsi fertile la terre entière, sans néan-moins se donner lui-même. De même que la source se déverse en ses ruisseaux et demeure toujours remplie en son fond vivant ; de même en est-il de la noble union des esprits aimants, où Dieu vit par sa grâce, et nous avec lui dans l'amour tranquille ; et de là émanent pour nous tous les dons et toute sainteté, où nous vivons, tandis que l'union demeure en elle-même immobile au-dessus de tout. Dans la mesure où nous nous dépensons nous--mêmes avec toutes nos puissances dans l'amour, nous rencontrons l'union de tous les esprits aimants, et Dieu lui-même uni avec nous dans l'amour tranquille. Au-dessus de cette union il n'y a rien d'autre que l'unité du Saint-Esprit, en laquelle l'union de nous tous et notre amour tranquille ont leurs racines comme en leur fond vivant. C'est donc en aimant jusqu'à la dépense totale de nous-mêmes et de toutes nos puissances dans l'unité de notre esprit, que notre amour devient tranquille : là nous apercevons Dieu et nous avec Dieu, et tous, les esprits aimants unis à Dieu en une vue toute simple. Et ainsi il est aimé de nous, de toutes les puissances de notre âme.


CHAPITRE XXVII

DU QUATRIÈME MODE D'AMOUR DE DIEU.

   Vient enfin le quatrième mode, qui consiste à aimer Dieu avec toute notre pensée simple. Vous devez savoir, en effet, que notre âme raisonnable est douée de trois puis-sances distinctes, au moyen desquelles nous pratiquons la vie intérieure et toutes les vertus. Et lorsque nous dépassons par l'amour ces puissances dans l'unité de notre esprit, nous rencontrons en nous-mêmes l'amour tranquille et l'union amoureuse avec Dieu dans l'amour ; car au-dessus de notre pensée simple il n'y a rien d'autre que l'amour éternel qui est Dieu lui-même. Nous devons donc dépasser par l'amour notre pensée simple et notre esprit, si nous voulons nous trouver avec Dieu en unité d'amour ; et bien que nous nous sentions au-dessus de nous-mêmes unité avec Dieu en amour, nous demeurons néanmoins éternellement dans notre esprit et notre pensée simple un autre que Dieu. Entre unité avec Dieu et la distinction d'avec lui, qui nous est propre, vit une extase d'amour, en laquelle se trouve notre béatitude ; car l'Esprit de Dieu invite notre esprit à se perdre en lui par une extase d'amour. Et notre esprit veut s'abandonner lui-même et être un seul amour avec Dieu. Mais extase d'amour et d'autre part distinction entre nous et Dieu, ce sont là œuvres éternelles, dont nous ne pouvons nous défaire : et c'est pourquoi nous devons éternellement demeurer en nous-mêmes des êtres créés.

   Nous aurons extase d'amour dans le Saint-Esprit, qui nous a aimés éternellement ; et nous nous dépenserons nous-mêmes en le Père céleste, qui, dès le principe de notre existence, nous a donné l'être ; et nous ferons remonter notre vie jusqu'à la Sagesse éternelle de Dieu, en qui sans commencement nous avons image éternelle. De ces trois manières il y a pour nous une sortie de nous-mêmes, un écoulement en Dieu, et de nouveau un retour en nous-mêmes : et ces actes se renouvellent toujours et sans interruption. Ainsi demeurons-nous toujours autres que Dieu dans notre être créé. Car notre pensée simple est une image créée de Dieu ; et en rentrant en nous-mêmes, nous découvrons toujours une différence et une distinction entre nous et Dieu, sauf là où nous sommes hors de l'esprit dans l'amour ; car là nous perdons toute distinction entre notre amour et l'amour de Dieu, et nous n'y sentons rien d'autre que le seul amour de Dieu. Mais dans la pratique des œuvres, où nous nous dépassons nous-mêmes en amour pour Dieu, nous com-prenons et sentons qu'il y a différence et distinction entre notre amour et l'amour de Dieu, car s'il n'en était pas ainsi, ce serait preuve que toute œuvre et pratique d'amour entre nous et Dieu auraient disparu ; et ainsi ne serions-nous ni saints ni bienheureux.

   Dieu donc nous a faits à son image et à sa ressemblance ; et si nous mourons au péché et faisons abandon de nous-mêmes et de notre volonté propre pour la volonté de Dieu, nous sommes alors semblables à Dieu et rendus capables de croître et de progresser dans une ressemblance toujours plus grande, de sorte qu'entre nous et Dieu il n'y a pas d'autre intermédiaire que sa grâce et nos bonnes œuvres ; et ainsi Dieu prend-il en nous ses complaisances, et nous de retour en lui ; et cette complaisance mutuelle entre nous et Dieu, c'est le vrai exercice d'amour avec lui nous opérons toutes nos vertus et toutes nos bonnes œuvres, et sans lui nous ne pouvons rien de bon ; et si notre volonté ne s'y prête pour collaborer avec lui, nous ne pouvons ressembler à Dieu, ni Dieu nous rendre saints ni bienheureux. Souhaitons donc de ressembler à Dieu par les vertus et par une charité sincère, pour que Dieu vive en nous et nous en lui, et que notre âme raisonnable avec toutes ses puissances soit remplie de la grâce et de tous les dons spirituels. Car ainsi nous demeurons toujours riches en vertus et semblables à Dieu, et attirons sa complaisance éternelle, et au-dessus de cette ressemblance nous lui demeurons unis par un amour qui ne connaît pas de retour.


CHAPITRE XXVIII

DE L'UNITÉ DE NATURE DE DIEU TOUT-PUISSANT,
ET DE LA TRINITÉ DES PERSONNES.

   Remarquez bien que la haute nature de Dieu, un en trois personnes, opère éternellement tout bien et toute vertu en chaque homme selon ses besoins et ses désirs. Il a créé l'âme raisonnable douée de trois facultés ; et si elles sont remplies de grâce, l'homme devient semblable à Dieu et il est apte, assez sage et puissant pour vaincre tous les péchés et accomplir toutes les vertus ; il peut ainsi se régir et s'ordonner lui-même au dehors et au dedans, en toutes bonnes habitudes et toutes vertus, selon la très chère volonté de Dieu. Et ainsi est-il semblable à Dieu, par sa grâce et par la vie vertueuse qu'il mène ; mais au-dessus de ressemblance en grâce et en vertus, Dieu a formé l'homme à sa propre image. Étant l'image de lui-même et de toutes les créatures, il se connaît lui-même, par lui-même et en lui-même, et toutes choses avec lui. Il est la superessence de tous les êtres sa divinité est un gouffre sans fond : celui qui y tombe s'y perd pour toujours. Dieu est un en nature ; trine en personnes. La trinité demeure éternellement dans l'unité de la nature, et l'unité de la nature dans la trinité des personnes : c'est ainsi que la nature est vivante et féconde pour l'éternité.

   L'essence divine est oisive, en tant qu'elle est appelée essence, et en même temps, éternel principe et fin, et soutien vivant de tout ce qui est créé. Et cette même essence est nature, et fécondité, et domaine propre de la personnalité. Ce domaine propre est personnalité et personnifié en trois propriétés, la paternité, la filiation, et la troisième propriété qui y est cachée, c'est-à-dire la spiration volontaire. Or, ni la nature ne peut être sans les personnes, ni les personnes sans leur substance, qui est le soutien vivant des personnes. Et ainsi la nature est une en elle-même, féconde en trinité, et la trinité vit dans l'unité, et l'unité dans la trinité.

   La trinité, en effet, est féconde en elle-même ; et elle n'est point distincte réellement de la nature, mais selon la raison. Car trinité, c'est unité de la nature. La nature produit les personnes distinctes, selon la raison, et aussi selon la réalité, c'est-à-dire : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ce sont trois personnes distinctes et cependant une seule divinité, qu'on ne peut ni séparer ni diviser en aucune façon. Ainsi confessons-nous un seul Dieu en trois personnes. Et les trois personnes n'existent pas selon la distinction personnelle, mais elles sont une seule essence, une seule nature, un seul Dieu, sans séparation ni divi-sion d'aucune sorte. Cependant chacune des personnes est Dieu, parce que chacune comprend la nature tout entière mais nous ne pouvons pas dire trois Dieux comme nous confessons trois personnes, car elles sont une seule unité de nature, indivisée et indivisible. Entre les personnes, le Père est un principe éternel et ce principe est en même temps essentiel et personnel. Les autres personnes sont avec le Père ce même principe ; elles sont éternelles, sans avant ni après, sans plus ni moins, mais sont égales en toutes manières quant à l'être, la vie et l'opération. Mais selon la raison, selon l'ordre de la nature, et aussi selon la manière de parler de la Sainte Écriture, le Père est dans la divinité la première personne ; il engendre son éternelle Sagesse, c'est-à-dire, son Fils égal à lui-même et une seule substance avec lui ; et il connaît son Fils unique, éternellement inné en lui et sans cesse naissant de lui à nouveau ; toujours engendré comme personne distincte et toujours un seul Dieu avec lui dans la nature.

   Le Fils, qui est Sagesse du Père, fixe à son tour son principe, le Père, et il le connaît : et il se voit inné dans le Père selon la nature et émanant de la substance du Père par distinction personnelle, comme une autre personne distincte du Père, et toujours dans la même nature un avec le Père. De ce regard mutuel entre le Père et le Fils jaillit une complaisance éternelle, c'est-à-dire, le Saint-Esprit, la troisième personne qui procède des deux ensemble : car il est une seule volonté et un seul amour au-dedans d'eux, jaillissant éternellement du Père et du Fils, mais de nouveau refluant dans la nature de la divinité. Et ainsi la nature sublime de Dieu consiste dans une trinité de personnes réellement distinctes, et dans une unité de nature, qui est simple et sans distinction. De cette manière vous tiendrez fermement et croirez au Fils avec le Père dans l'unité du Saint-Esprit, trois personnes en une nature, vrai Dieu qui vit et règne au ciel et sur la terre au-dessus de toutes les créatures, dans le temps et pour l'éternité.



(1) MATTH., XVIII, 20.
(2) Ps. XCIX, 3.
(3) JOA., I, 3-4.
(4) APOC., I, 8.
(5) EX., III, 14.
(6) EX., III, 15.
(7) Ps., XIII, I.
(8) JOA., I, 3.
(9) DEUT., VI, 4-5.
(10) GAL., II, 20.
(11) PHIL., III, 20.
(12) JOA., IV, 16.



retour suite