Ruysbroeck Tome 6

LA PASSION DU CHRIST DIVISÉE EN SEPT HEURES CANONIALES



CHAPITRE LXXII

DE L'OFFICE DE MATINES OU DE NUIT ; DE CE QUE LE
SEIGNEUR A FAIT ET SOUFFERT A CETTE HEURE, ET DE CF
QUE LES FIDÈLES DOIVENT EUX-MÊMES FAIRE AU MÊME TEMPS.


   Le premier office dans la sainte Église est de nuit, ce sont les Matines. À ce moment les bons fidèles doivent ouvrir leur livre d'heures et lire la légende de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ils tourneront leur attention vers Dieu avec un amour de cœur et un esprit élevé ; et ils diront chacun avec ferveur « Seigneur, ouvrez mon cœur et ma bouche j'annoncerai votre louange et votre gloire. Seigneur, regardez-moi et hâtez-vous de me secourir, pour que je puisse accomplir votre louange et votre service. Seigneur, de toute éternité vous m'avez regardé, appelé et élu, observé et aimé, afin que je croie en vous et que je veuille vous servir librement jusqu'à la mort. Car vous nous avez créés à votre image, c'est-à-dire, pour que, moyennant votre grâce, nous puissions vous ressembler par tous les modes de vertu. Et vous vous êtes abaissé au-dessous de tout ce que vous avez créé ; et vous nous avez tant aimés, que vous nous avez visités dans cet exil. Vous avez pris et revêtu notre humanité. Vous êtes né de la Vierge Marie, au milieu de la nuit, et l'on vous a mis dans une crèche, petit et humble, entre deux animaux. Vous avez par votre naissance illuminé la nuit. Les anges ont chanté votre gloire les hommes de bonne volonté qui vivent pour vous possèdent en vous la paix éternelle. »
   Ici nous commençons le premier nocturne de nos Matines, en faisant mémoire de la passion du Seigneur, alors qu'il avait donné sa chair et son sang à ses disciples dans le sacrement, leur avait humblement lavé les pieds et les avait servis avec un grand respect. Il fit ensuite un long discours que saint Jean nous décrit dans son Évangile, et après cela, prenant ses disciples avec lui, il traversa un torrent, appelé Cédron, et entra dans un jardin où il avait coutume d'aller souvent. Là il dit à ses disciples : « Asseyez-vous ici, veillez et priez, afin de ne pas tomber en tentation (1). » Prenant alors à part avec lui Pierre et les fils de Zébédée, Jacques et Jean, il avança un peu, devint triste et leur dit : « Mon âme est triste jusqu'à la mort attendez-moi ici et veillez avec moi (2) »
   Et s'éloignant d'eux l'espace d'un jet de pierre, il fléchit les genoux, tomba la face contre terre, et pria d'un cœur humble et affligé, en disant « Abba, Père, toutes choses sont en votre pouvoir : s'il est possible, éloignez de moi cette heure et ce calice. Cependant ce n'est pas ma volonté qui doit s'accomplir, mais ce que vous voulez (3). » Il se leva alors de sa prière et vint à ses apôtres qu'il trouva endormis. Et il dit à Pierre « Vous n'avez pas pu veiller avec moi une heure ? veillez et priez, afin de ne pas tomber en tentation. Mon esprit est prêt, mais la chair est faible (4). »
   Par là Jésus-Christ nous apprend lui-même que nous devons veiller avec lui et prier, lutter avec notre esprit et la grâce divine, et vaincre la chair et la nature, et obéir à Dieu en toute patience jusqu'à la mort. Et c'est là la première heure de la nuit, par laquelle nous suivons le Christ et lui ressemblons.
   La deuxième heure Jésus s'éloigna de ses disciples pour prier seul. Et levant les yeux au ciel, il dit : « Père, si ce calice ne peut s'éloigner de moi sans que je le boive, que votre volonté se fasse (5) . », et il se rendit, obéissant et humble, corps et âme, en toute sa nature créée, aux mains souveraines de son Père, désirant que tout s'accomplît en lui, de ce qui d'avance avait été vu et réglé en la sagesse éternelle de Dieu. Et il se remit librement, sans nulle préférence, à la très chère volonté de Dieu, et là il trouva le repos et la paix dans l'esprit. Mais lorsqu'il considérait la délicatesse de son corps et de sa nature, la rigueur de la passion et des souffrances qu'il devait et voulait endurer, son cœur se sentit profondément opprimé, attristé et épouvanté, ainsi que toute sa vie sensible, âme et corps, cœur et sens : car il était fort, de bonne santé et jeune, l'homme le plus beau et le plus gracieux qui vînt jamais au monde. Il tomba à terre par tristesse et affliction, car selon l'esprit il voulait mourir et selon la chair il voulait vivre. Alors un ange descendit du ciel et le consola dans son agonie. L'esprit du Seigneur était élevé au-dessus de tout, dépouillé et affranchi, bienheureux et uni à Dieu en amour. Son âme raisonnable était pleine de grâce, de sagesse et de clarté, et de dévotion intime, et elle aimait ceux pour lesquels il allait mourir et priait pour eux. Mais toute sa partie sensible était dans l'angoisse et la crainte, et son imagination était remplie de la passion et de la mort amère. Pour cette raison il pria longtemps, et par l'amour il vainquit la chair et le sang, et s'abandonna à la volonté de son Père ; et dans cette victoire le labeur était si grand, que de tous ses membres coulait une sueur de sang jusque sur la terre. De nouveau il se leva et revint à ses disciples, qu'il trouva endormis. Leurs yeux étaient alourdis, et ils ne savaient pas que lui répondre.
   À la troisième heure de la nuit il quitta ses disciples puis rendit grâces à son Père céleste et le loua de ce que par sa grâce il avait vaincu sa propre volonté ; et il pria pour tous ceux qui devaient l'imiter par amour et se renoncer, afin que par lui ils soient baptisés dans le Saint-Esprit et que leur vie intime soit remplie de la grâce divine. Alors il se leva de ses prières, et revenant à ses disciples, il leur dit : « Maintenant dormez et reposez-vous. C'est assez. Les premières veillées de la nuit, trois heures, sont passées. Maintenant vient la quatrième heure de la nuit, lorsque le Fils de l'homme sera livré au pouvoir des pécheurs. Levez-vous et partons : celui qui doit me livrer à eux approche de nous (6). »
   Lorsque Jésus eut fini de parler, Judas, qui avait été un des douze, vint, et avec lui une grande foule de gens, munis de lanternes, d'armes, de glaives et de torches, envoyés par les princes des prêtres et les anciens du peuple. Et le traître leur avait donné un signe : « Celui à qui je donnerai un baiser c'est lui : tenez-le, et conduisez-le avec précaution (7). » Il alla vers Jésus, et lui donna le baiser en disant : « Salut, Maître (8). » Jésus lui répondit : « Judas, vous trahissez le Fils de l'homme par un baiser ? Ami, comment êtes-vous venu jusque-là (9) ? » Alors il s'avança et dit : « Qui cherchez-vous ? » Ils répondirent : « Jésus de Nazareth. » Et Jésus répondit : « C'est moi. »
   À ce mot ils perdirent tout leur pouvoir et tombèrent à terre à la renverse. Jésus leur demanda de nouveau « Qui cherchez-vous » ? Ils dirent : « Jésus de Nazareth. Jésus répondit : « Je vous ai dit que c'est moi. Si donc c'est moi que vous cherchez, laissez ceux-ci s'en aller. » Alors ils s'avancèrent, le saisirent et le tinrent. Les disciples, en le voyant, dirent « Seigneur, frapperons-nous avec le glaive ? » Et Simon-Pierre tira son glaive, et coupa l'oreille droite du serviteur du pontife. Mais Jésus dit à Pierre : « Remettez votre glaive : le calice que mon Père m'a donné, je le boirai. Et ne savez-vous pas que je pourrais prier mon Père, pour qu'il m'envoie douze légions d'anges ? Comment s'accompliraient alors les Écritures, puisque c'est ainsi que cela doit arriver (10) ? »

   Vient ensuite la cinquième heure de la nuit, à laquelle Jésus dit à la foule venue pour le prendre : « Vous êtes venus me saisir avec des glaives et des bâtons, comme si j'étais un meurtrier. Tous les jours j'étais avec vous, enseignant au Temple, et vous ne m'avez pas pris : mais ceci est votre heure, et le pouvoir des ténèbres. Mais tout cela est arrivé, afin que les Écritures des prophètes s'accomplissent (11). » Alors les disciples l'abandonnèrent et s'enfuirent tous loin de lui.
   À la sixième heure de la nuit les serviteurs des juifs se saisirent de lui, le foulèrent aux pieds et lièrent ses mains bénies. Ainsi lié ils le conduisirent à la maison d'Anne, le beau-père de Caïphe, pontife cette année-là. Simon-Pierre le suivit de loin avec un autre disciple jusque devant le palais du pontife. L'autre disciple était connu du pontife, et entra avec le Seigneur dans le vestibule du palais, mais Pierre resta dehors devant la porte.
   Alors l'autre disciple qui était connu du pontife, sortit et dit à la servante qui gardait la porte, de laisser entrer Pierre. En voyant Pierre, la servante lui demanda : « N'étiez-vous pas un des disciples de cet homme ? » Pierre répondit à la femme : « Je ne le connais point, et je ne sais pas ce que vous dites (12). » Là dans le vestibule les domestiques et les serviteurs se tenaient près du feu pour se chauffer, car il faisait froid. Pierre se joignit à eux et se chauffa, parce qu'il voulait voir ce qu'on ferait de Jésus. Une autre servante vint, et voyant Pierre, elle dit à ceux qui se tenaient là : « Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth. » Et de même alors les autres qui étaient là, dirent à Pierre : « Vraiment, vous êtes un des disciples : votre voix vous accuse (13). » Mais Pierre renia Jésus avec serment et jura qu'il ne connaissait point cet homme. Quelques instants après, un des serviteurs du pontife lui dit : « Mais ne vous ai-je pas vu avec lui dans le jardin (14) ? » Et Pierre le nia une troisième fois. Alors le coq chanta pour la seconde fois de cette nuit, et Jésus se retourna et regarda Pierre. Et Pierre se souvint de la parole que Jésus lui avait dite : « Avant que le coq chante deux fois, vous m'aurez renié trois fois, aujourd'hui même (15). » Il sortit et pleura amèrement.
   À la septième heure les serviteurs conduisirent Jésus devant le pontife Anne, qui l'interrogea sur ses disciples et sur sa doctrine. Jésus répondit : « J'ai parlé publiquement dans le monde ; j'ai toujours enseigné dans les synagogues et dans le Temple, où tous les juifs se réunissent ; et je n'ai point parlé en des lieux cachés. Pourquoi m'interrogez-vous ? interrogez ceux qui ont entendu ce que j'ai dit. » Lorsque Jésus eut ainsi parlé, un des serviteurs du pontife, qui se tenait là, lui donna un soufflet en disant : « C'est ainsi que vous répondez au pontife ? » Jésus lui répondit : « Si j'ai dit mal, rendez témoignage du mal ; mais si j'ai bien dit, pourquoi me frappez-vous (16) ? »
   À la huitième heure de la nuit, Anne envoya Jésus lié à CaIphe, qui était pontife cette année. Là se réunirent devant le pontife les princes des prêtres et la foule avec les scribes, cherchant de faux témoignages contre Jésus pour le faire condamner à mort ; mais ils n'en trouvèrent point, bien que se présentèrent grand nombre de faux témoins et que beaucoup rendirent témoignage ; car ils ne s'accordaient pas entre eux.
   À la neuvième heure vinrent deux faux témoins qui dirent : « Nous avons entendu celui-ci dire : J'ai le pouvoir de détruire le temple de Dieu, fait de main d'homme et d'en construire un autre en trois jours qui ne sera pas fait par les hommes (17). » Mais Jésus se tut et ne leur répondit pas. Alors le prince des prêtres se leva, et se tenant au milieu devant Jésus, il lui demanda : « Vous ne répondez donc point à ce que ceux-ci témoignent contre vous (18) ? » Et Jésus se tut et ne répondit pas. Alors le prince des prêtres lui demanda de nouveau : « Je vous adjure par le Dieu vivant, de nous dire si vous êtes le Christ, le Fils de Dieu (19). » Jésus lui répondit et dit : « Vous le dîtes : en effet, je le suis. Si je vous le dis, vous ne me croyez pas ; si je vous interroge, vous ne me répondez pas, ni ne me laissez aller. Cependant je vous le dis : vous verrez désormais le Fils de l'homme assis à la droite de la majesté divine, et revenir sur les nuages du ciel (20). » À ces paroles le prince des prêtres déchira ses vêtements et dit : « Il a blasphémé : qu'avons-nous encore besoin de témoins ? Voilà, vous avez entendu le blasphème de sa bouche : que vous en semble (21) ? » Tous répondirent : « Il est digne de mort. » Puis ils lui crachèrent à la figure, et ceux qui le tenaient se moquèrent de lui, lui couvrirent le visage et lui donnèrent des soufflets. Et lorsqu'ils se furent ainsi raillés de lui, il en vint d'autres qui lui donnèrent aussi des soufflets au visage, et se moquant de lui ils dirent : « Christ, prophétisez-nous, qui vous a frappé (22) ? » Et beaucoup d'autres injures encore lui furent faites qui n'ont pas été écrites. Et cela dura trois heures, jusqu'au jour.
   Au temps où Jésus voulut souffrir pour nous, la nuit se divisait en douze heures, partagées en quatre veilles, chacune de trois heures. À la première veille de la nuit Jésus renonça à lui-même et à sa propre volonté, s'abandonnant à la volonté de son Père, humble et obéissant, pour souffrir d'une façon ignominieuse, sans choix, jusqu'à la mort. La deuxième veille de la nuit vit Jésus donner aux serviteurs des juifs le pouvoir de le saisir, de le lier, et de le conduire enchaîné à la maison d'Anne. À la troisième veille, Jésus supporta sans contredire, en silence et dans l'humilité, les faux témoins et traîtres qui l'accusaient devant Caïphe le pontife : c'est parce que Jésus disait la vérité devant le pontife et la foule, qu'il fut méprisé et maltraité par eux tous comme un impie, qui avait blasphémé Dieu et qui avait justement mérité la mort. À la quatrième Jésus s'abandonna librement à toute la foule, humble, innocent et patient, afin qu'ils pussent le mépriser, le railler et le couvrir de crachats tant qu'ils voulurent et que Dieu le leur permit. C'est ainsi que le Christ veut que nous nous méprisions nous-mêmes et que nous le suivions en toute souffrance, humblement, avec obéissance et abandon à la volonté divine, aux serviteurs de péché et aux prélats de la sainte Église, tant spirituels que séculiers, et à tous ceux qui nous haïssent et méprisent, nous tourmentent et persécutent, jusqu'à la mort.



CHAPITRE LXXIII

CE QUE LE SEIGNEUR A SOUFFERT A L'HEURE DE PRIME.



   À la première heure du jour les serviteurs des juifs conduisirent Jésus lié au prétoire et le livrèrent au juge Ponce Pilate ; mais eux-mêmes n'y entrèrent pas pour ne pas se souiller et pour pouvoir manger l'agneau pascal. Pilate alors sortit au-devant d'eux et demanda « Quelle accusation apportez-vous contre cet homme ? » Ils répondirent : « Si ce n'était pas un criminel, nous ne l'aurions pas livré. Car nous l'avons trouvé provoquant notre peuple et défendant de donner le tribut à César ; et il dit de lui-même qu'il est le Christ (23). » Pilate leur dit : « Prenez-le vous-mêmes et jugez-le selon votre loi. Les juifs répondirent : « Il ne nous est pas permis de mettre quelqu'un à mort (24). »

   Lorsque Judas, qui l'avait trahi, vit que Jésus était condamné à mort, il se repentit et rendit aux princes des prêtres et aux anciens du peuple les trente pièces d'argent pour lesquelles il avait livré Jésus, et il dit « J'ai livré le sang du juste. » Ils répondirent : « Qu'est-ce que cela nous regarde ? Voyez vous-même (25). » Alors Judas, jetant les trente pièces dans le Temple, s'en alla et se pendit à une corde. Bien que Judas se repentît de ce qu'il avait fait, il ne chercha pas le pardon et ne mit pas sa confiance dans la miséricorde divine ; et c'est pourquoi son repentir ne lui profita point, de sorte qu'il demeure damné et fils de l'enfer pour toujours.

   Pilate rentra de nouveau dans le prétoire, et mandant Jésus devant lui, il l'interrogea « Vous étiez roi des juifs ? » Jésus répondit « Dites-vous cela de vous-même, ou est-ce que d'autres vous l'ont dit de moi ? » Pilate répondit : « Est-ce que je suis un juif ? Votre peuple et vos princes vous ont livré à moi qu'avez-vous fait ?
   Jésus répondit « Mon royaume n'est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs n'auraient pas souffert que je fusse livré aux juifs. Mais maintenant mon royaume n'est pas de ce monde. » Pilate dit « Vous êtes donc roi ? » Jésus répondit : « Vous le dîtes, car je suis roi. Je suis né et je suis venu pour rendre témoignage à la vérité ; et tous ceux qui sont nés de la vérité entendent ma voix. » Pilate alors dit : « Qu'est-ce la vérité (26) ? » et sortant de nouveau vers les juifs, il dit aux princes des prêtres et au peuple : « Je ne trouve pas de cause de mort en cet homme. » Les juifs s'écrièrent : « Il a provoqué le peuple, enseignant par toute la Judée, depuis la Gaulée jusqu'ici (27). » Lorsque Pilate entendit parler de la Galilée, il demanda si cet homme était de là. Apprenant qu'il était du pouvoir d'Hérode, il l'envoya vers celui-ci, qui était en ces jours à Jérusalem. Lorsque Hérode vit Jésus, sa joie fut grande : déjà depuis longtemps il désirait le voir, car il avait entendu beaucoup parler de lui et il espérait être témoin de quelque miracle. Il l'interrogea en beaucoup de paroles, mais Jésus ne lui répondit pas. Les princes des prêtres et les scribes se tinrent là et l'accusèrent faussement de beaucoup de choses. Hérode alors et les siens le méprisèrent et le raillèrent, le revêtirent d'un habit blanc et le renvoyèrent à Pilate. De ce jour Hérode et Pilate devinrent amis, d'ennemis qu'ils étaient.
   À la seconde heure du jour, lorsque Jésus était revenu chez Pilate, celui-ci sortit et convoqua les princes des prêtres et du peuple et leur dit : « Vous m'avez amené cet homme comme s'il provoquait le peuple ; je l'ai interrogé devant vous, mais je ne trouve en lui nulle cause de tout ce dont on l'accuse. De même pour Hérode, car il nous l'a renvoyé, n'ayant pas trouvé en lui de cause de mort. Je vais donc le flageller et puis le laisser partir (28). » Alors tout le peuple s'écria : « Prenez-le, et crucifiez-le. » Pilate répondit : « Prenez-le vous-mêmes et crucifiez-le ; car moi je ne trouve pas de cause en lui (29). » Les juifs alors répondirent : « Nous avons une loi, et d'après cette loi il doit mourir ; car il s'est fait le Fils de Dieu. » Lorsque Pilate entendit cette parole, il eut peur, et rentrant de nouveau au prétoire, il dit à Jésus : « D'où êtes-vous ? » Mais Jésus ne lui répondit rien. Pilate reprit : « Ne voulez-vous pas me parler ? Ne savez-vous pas que j'ai le pouvoir de vous faire crucifier ou de vous délivrer ? » Jésus répondit : « Vous n'auriez aucun pouvoir sur moi, s'il ne vous était donné d'en haut. C'est pourquoi celui qui m'a livré à vous est plus coupable. » Pilate dès lors chercha une occasion pour délivrer Jésus de la mort. Lorsque les juifs s'en aperçurent, ils crièrent à Pilate : « Si vous délivrez cet homme, vous n'êtes point l'ami de César : car quiconque se fait roi, est l'ennemi de l'empereur (30). » Lorsque Pilate entendit ceci, il eut plus peur encore, et il amena Jésus au dehors, et s'assit à son tribunal, à l'endroit appelé Lythoostrotos, en hébreu Gabbatha.

   Une bonne conscience remplie de grâce est notre paradis. Tant que nous pratiquons la vertu et nous gardons du péché, nous plaisons à Dieu et vivons dans le paradis de notre bonne conscience.
   C'est aussi à l'heure de Prime que le sage maître de maison sortit afin d'engager des ouvriers pour un denier par jour et les envoyer travailler à sa vigne. La vigne de Dieu c'est la sainte Église : le denier par jour c'est la grâce divine, donnée par le Christ qui est chargé de la vigne. Les ouvriers qui travaillent sans regarder la récompense, sont payés les premiers ; car ils sont les premiers dans la grâce et les plus proches du soir et du repos de la gloire éternelle, que l'on achète avec les deniers de la grâce. Celui qui persévère en elle aura le royaume de Dieu en propre.
   À l'heure de Prime Jésus entra au Temple et expulsa tous ceux qui y achetaient et vendaient, en disant : « Ma maison est une maison de prière (31). » Aussi tous ceux qui sont avares et ladres, et qui servent le monde, sont incapables de plaire à Dieu, car ils ne peuvent ni prier ni adorer : tout leur désir va vers les choses de la terre.

Le troisième jour après sa mort, à l'heure de Prime,
le Christ ressuscita de la mort.
C'est une grande joie pour nous tous.
C'était l'aurore la plus joyeuse
qui fût jamais trouvée,
lorsqu'il se montra à ses bien-aimés.
Si nous abandonnons le péché,
et vivons pour lui en toutes vertus,
nous recevrons sa récompense.
L'office de Prime s'étend sur deux heures :
qui y persévèrent dans les vertus,
vivent sans crainte.
La première heure est de vivre les préceptes de Dieu
et d'adhérer à lui en amour ;
car alors on ne désire rien d'autre.
La seconde heure est de se soumettre à toute sa volonté,
car ainsi on peut toujours progresser en vertu
et vivre sans tristesse.


CHAPITRE LXXIV

CE QUE LE SEIGNEUR A SOUFFERT A L'HEURE DE TIERCE,
ET CE QUE NOUS DEVONS FAIRE.


   Nous arrivons maintenant à la troisième heure parmi les sept, et nous l'appelons Tierce, parce que c'est la troisième heure du jour. Cet office s'étend sur trois heures, de Tierce jusqu'à Sexte.
   À la première heure de Tierce, Pilate chercha l'occasion de délivrer Jésus de la mort. Lorsque les juifs s'en aperçurent, ils dirent à Pilate : « Si vous délivrez cet homme, vous n'êtes pas l'ami de l'empereur : car quiconque se fait roi s'oppose à Césa r (32). » Pilate en l'entendant, craignit davantage, et il fit venir Jésus au dehors, là où il était assis à son tribunal pour le jugement, à l'endroit appelé Lythoostrotos, en hébreu Gabbatha.
   Mais lorsque les juifs virent Jésus, ils crièrent d'une seule voix : « Ôtez-le, ôtez-le et crucifiez-le ! » Pilate répondit : « Crucifierai-je votre roi ? » Les princes du peuple répondirent : « Nous n'avons pas d'autre roi que César (33). » Et les princes des prêtres et les pontifes commencèrent à accuser Jésus de beaucoup de choses ; Jésus pourtant ne leur répondit rien, de sorte que le juge s'étonna grandement. Ce fut le vendredi, aussitôt avant la sixième heure du jour. Or, c'était la coutume que pour la fête de Pâques le juge remit au peuple un des prisonniers, à leur choix. Il y avait alors quelqu'un qui avait été arrêté pour avoir commis un meurtre, et il s'appelait Barrabbas. Pilate donc convoqua les juifs et leur dit : C'est la coutume que l'on vous délivre un prisonnier pour la fête de Pâques : qui voulez-vous que je vous donne, Barrabbas ou Jésus qu'on appelle le Christ ? Tous crièrent d'une seule voix : « Barrabbas » Pilate reprit : « Que ferai-je de Jésus appelé le Christ ? » Tous crièrent : « Crucifiez-le, crucifiez-le (34) ! »
   À la quatrième heure du jour Pilate dit aux juifs acharnés : « Quel mal vous a-t-il fait ? » Tous crièrent davantage : « Qu'il soit crucifié » Lorsque Pilate vit qu'il ne gagnait rien, mais que les cris du peuple allaient croissant, il se fit verser de l'eau devant tout le peuple, se lava les mains et dit : « Je suis innocent du sang de ce juste ; vous le voyez bien. » Tout le peuple s'écria d'une seule voix : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants (35). » Alors Pilate porta la sentence afin qu'il fût crucifié et que l'on délivrât Barrabbas. Il livra Jésus à ses serviteurs pour le flageller : ceux-ci le conduisirent dans le prétoire, lui ôtèrent tous ses vêtements, et de leurs verges le frappèrent de blessures innombrables sur tout son corps béni.
   À la cinquième heure du jour on le fit sortir devant tout le peuple. Pilate dit alors : « Voici l'homme ! » Mais tous crièrent : « Ôtez-le, ôtez-le ! crucifiez-le ! crucifiez-le (36) !
   Alors toute la populace s'assembla devant lui, et on lui mit une tunique de pourpre ; on pendit à ses épaules un manteau d'écarlate rouge sang et couleur d'or ; et après avoir tressé une couronne d'épines, on la lui plaça sur la tête. Dans sa main on mit un roseau, et tous s'agenouillant devant lui disaient par raillerie : « Salut, roi des Juifs (37) ! » Puis on lui cracha à la figure et avec un roseau on lui frappa sur la tête, de sorte que son sang coulait à terre. Lorsqu'on l'eut suffisamment raillé, on lui ôta le manteau et la tunique de pourpre, et on lui remit ses propres vêtements. Il chargea sa croix sur ses épaules, et il fut conduit au lieu dit Calvaire, où il devait être crucifié.
   À cet office de Tierce Jésus veut que nous le suivions au tribunal de notre conscience, pour y voir et reconnaître, corriger, mépriser et détester tout ce qu'il y a de péché en nous. Nous devons détester et fuir l'apparence feinte de sainteté qui est sans pratique de vertus, mais au contraire nous montrer à la vérité éternelle dans une simplicité sans feinte ; et nous devons nous juger nous-mêmes, nous accuser et confesser de tous nos péchés et défauts devant Jésus, notre juge et notre pontife, devant notre Père céleste et devant notre confesseur, qui tient la place de Dieu. Si nous avons regret et repentir de nos péchés, nous devons avoir foi, espoir et confiance ferme en la miséricorde divine. Et nous devons nous livrer librement par pénitence à la justice divine et à tous les pécheurs qui nous détestent et nous calomnient, nous condamnent, persécutent et flagellent, qui nous privent de notre bonheur et de notre bien ; nous devons nous livrer aussi aux esprits damnés et aux hypocrites, qui désirent leur propre gloire et qui nous détestent, et à toutes les créatures dont nous souffrons. Tout cela nous le supporterons en silence et patience pour la gloire de Dieu et en pénitence de nos péchés. D'autre part, nous ne détesterons ni ne mépriserons personne, quoi qu'on nous fasse ; mais nous supporterons toutes choses pour Dieu. C'est avancer dans l'amour. Voyez, c'est ainsi que nous suivrons Jésus et lui ressemblerons par nos vertus ; ainsi vivrons-nous en lui et lui en nous. Et il nous enverra son Esprit qu'il a donné à ses disciples à cette heure de Tierce, au jour de la Pentecôte.


CHAPITRE LXXV

DE CE QUE LE SEIGNEUR JÉSUS A SOUFFERT A L'HEURE DE
SEXTE ; DES BIENFAITS QU'IL NOUS A CONFÉRÉS ET DE SON
TESTAMENT.



   À cette heure les soldats de Pilate et les serviteurs des juifs saisirent Jésus et le conduisirent au lieu impur du Calvaire, où l'on avait coutume de mettre à mort les criminels. Et parce que Jésus fut le premier prêtre de la chrétienté, il voulut qu'on préparât l'autel sur lequel il devait offrir le sacrifice suprême et la plus noble oblation qui fut jamais offerte ou qui doit l'être encore. Cette oblation est le principe, la fin et la cause de tout notre salut.
   Les soldats firent alors trois trous dans la croix de Notre-Seigneur ; et ils avaient apporté trois gros clous, à peine moindres qu'un doigt d'homme. Puis ils dévêtirent Jésus entièrement et le posèrent sur le bois de la croix, et ils clouèrent ses deux pieds d'un seul clou sur le bois de la croix et les fixèrent au trou inférieur. Ils étendirent ses mains et ses bras, comme on étire le drap sur le cadre, et transpercèrent chacune de ses mains d'un gros clou, de chaque côté de la croix, et ainsi ils l'élevèrent pour le placer entre deux larrons. Du sang précieux qui coulait de ses mains et de ses pieds Jésus consacra et sanctifia l'autel de la croix, sur lequel il servait Dieu et s'offrait lui-même à la mort.

   Les soldats divisèrent ses habits en quatre parts, une pour chaque soldat ; quant à la tunique qui était tissée sans couture, ils ne voulurent pas la diviser. Ils tirèrent donc au sort pour voir à qui elle reviendrait. Puis Pilate écrivit un titre, contre la volonté des juifs. au-dessus de la tête de Jésus : « Jésus de Nazareth, roi des juifs. » Les prêtres et les anciens du peuple passaient devant la croix, et crachant en l'air à la figure du Seigneur ils disaient « Hé, vous qui détruisez le temple de Dieu et le reconstruisez en trois jours : si vous êtes le Fils de Dieu, descendez de la croix et nous croirons en vous.
   Et ils disaient entre eux : « Il guérit les autres et lui-même il ne peut se sauver : s'il est le Fils de Dieu, que Dieu le sauve, s'il veut de lui. Roi d'Israël, descendez de la croix, afin que nous voyions et croyions en vous.
   Le soleil alors cessa de luire, et l'air s'obscurcit sur toute la terre. D'autres injures et traitements indignes lui furent infligés en paroles et en actes, mais lui se tut et ne dit mot : cloué à la croix par les mains et par les pieds, il voulait sauver tous ceux qui cherchaient la grâce auprès de lui.
   Vers la septième heure du jour Jésus voulut laisser son testament, car le moment de sa mort approchait. Élevant les yeux au ciel, il offrit à son Père céleste en humble obéissance sa nature créée, sa vie et tout ce qu'il avait reçu, en une louange de reconnaissance ; et il montra aux anges qu'il était le Fils de Dieu, Dieu et homme, élevé au-dessus de tout ce que Dieu a créé, et selon sa nature d'homme, serviteur avec ceux-ci, au service de Dieu et de tous les hommes pour la gloire de Dieu. Ce fut pour tous une joie nouvelle, telle qu'ils n'en avaient pas auparavant, et un testament nouveau, qui devait leur demeurer éternellement. Il nous a aimés avant que nous fussions ; et c'est pour cela qu'il nous a créés à son image et ressemblance, pour que nous lui rendions amour pour l'éternité, et c'est là pour nous aussi un nouveau et éternel testament qui nous rend saints et bienheureux.
   Il nous apprend par ses œuvres qu'il accorde également tous les hommes ce dont ils ont besoin pour le corps, car il a créé le ciel et la terre, et toutes les créatures ensemble pour les besoins de tous afin qu'ils l'aiment et servent seul au-dessus de tout, et qu'ils usent d'eux--mêmes et de toutes les créatures en les ordonnant à louange ainsi ils acquièrent la vie éternelle.

   Il a témoigné encore un plus grand amour envers tous les hommes par lui-même. Car il est descendu du haut des cieux en cet exil, où il a pris notre nature à tous et il nous a enseignés ; il a vécu et travaillé pour nous jusqu'à la mort, à cause de nos péchés, afin qu'à notre tour nous détestions le péché jusqu'à la mort et que nous l'aimions et gardions ses préceptes. Jésus, Dieu et homme, poursuit le salut du monde entier, car il veut sauver tous les hommes et n'en veut perdre aucun. Ceux qui veulent ce qu'il veut seront tous sauvés : dans ce but il a donné à tous les hommes une volonté libre, une nature intelligente et une inclination vers leur principe qui est Dieu. C'est l'alliance éternelle de Dieu, pratiquée depuis le commencement du monde par les anges et les hommes. Jésus a renouvelé cette alliance en son temps, en envoyant ses apôtres, ses docteurs ses prophètes par le monde entier témoigner et enseigner qu'il est venu en rédempteur et sauveur de toutes les créatures. Ceux qui veulent croire librement en lui, être baptisés dans sa mort, se confier à lui, l'aimer et le servir seront tous sauvés ; car il est le Fils de Dieu et sa grâce est prête pour tous ceux qui veulent venir à lui. Mais les incrédules et ceux qui le méprisent, lui et son Père céleste, qui repoussent la loi chrétienne et les préceptes divins, et qui servent le monde, les péchés, le démon leur chair en y persistant jusqu'à la mort, sont tous damnés. Celui qui choisit le Christ comme objet de son amour est élu, mais celui qui le rejette est damné pour toujours. C'est là le testament que Jésus a laissé communément à chacun dans le monde entier.
   Le jour où Jésus acheva son testament et le confirma en y mettant le sceau de sa mort, un grand nombre d'écrivains étaient venus de tous pays et de toutes langues (car c'était la plus grande fête de toute l'année). Ils observèrent et écrivirent ce qu'ils voyaient de passion du Seigneur et de la grande merveille qui arrivait en ce jour ; mais tous leurs écrits ne sont pas reçus dans la sainte Église. L'Évangile écrit par les quatre évangélistes a été annoncé, prêché et répandu dans le monde entier, et a été reçu avec foi par toute la sainte chrétienté.


CHAPITRE LXXVI

DE SIX ESPÈCES D'HOMMES QUI PÈCHENT CONTRE LE
SEIGNEUR JÉSUS.


   Soyez maintenant attentif et écoutez, si vous voulez vivre pour Dieu et garder le testament du Seigneur. Le jour où Jésus est mort pour nos péchés, il y avait six espèces de pécheurs opposés à Dieu et à Jésus, en autant de façons. Les trois premières espèces de pécheurs reçurent la grâce et le pardon de leurs péchés par la mort du Seigneur ; les trois autres espèces, ceux qui rejetèrent Jésus et sa mort, et persistèrent en ce péché, sont tous damnés. Regardez donc, choisissez et réfléchissez bien de quel côté vous voulez vivre et mourir : car les six espèces de pécheurs, qui pèchent de six façons, règnent encore dans le monde tant que Dieu le permet.
   Les premiers pécheurs opposés au Seigneur furent ses propres disciples, qui s'enfuirent loin de lui lorsque les serviteurs des juifs le saisirent et le lièrent. Ils avaient pourtant l'esprit d'amour envers l'humanité du Seigneur, puisqu'ils avaient tout quitté et méprisé pour être avec lui. Mais leur angoisse et leur crainte étaient si grandes, que leur cœur et leurs sens étaient frappés, distraits et refroidis par la crainte de la mort ; ainsi tombèrent-ils ; cependant tout leur amour ne délaissa pas leur âme mais demeura toujours. Cette chute, en effet, fut permise par Dieu à cause du fruit qui plus tard devait en sortir. Il leur manqua l'esprit de la force divine, qui remporte la victoire sur toutes choses. Ils hésitèrent dans la foi, car l'esprit de la sagesse divine, qui éclaire toutes choses, leur faisait défaut. Il leur manqua encore l'esprit de charité parfaite, qui consume et expulse toute crainte : aussi restèrent-ils dans la crainte et le souci jusqu'au jour de la Pentecôte, lorsqu'ils reçurent le Saint-Esprit. Bien qu'ils eussent abandonné Jésus, celui-ci ne les quitta pas, mais resta avec eux, et leur envoya des anges et des messagers, et il se manifesta à eux en maintes façons : ainsi demeurèrent-ils toujours dans l'espoir et la crainte, en attendant le Saint-Esprit, le consolateur du salut éternel, qu'il leur avait promis.
   Cette première espèce de pécheurs pour lesquels Jésus est mort par amour, ce sont les hommes de bonne volonté qui suivent Jésus avec intention droite et un amour sincère ; ils sont simples, innocents, doux et humbles de cœur. S'ils tombent dans le péché à cause de l'infirmité de leur amour, la grandeur de la tentation, la crainte de la mort ou le mauvais entourage, ils ne persistent pas longtemps dans le péché, car la sainte Écriture les blâme et les corrige du dehors, tandis que le Saint-Esprit divin les appelle et les excite intérieurement dans leur cœur : c'est comme s'ils avaient bu du poison, et qu'ils ne pussent trouver tranquillité et repos avant de l'avoir rejeté.
   La deuxième espèce de pécheurs opposés à Jésus au jour de son martyre était celle des soldats de Pilate et des serviteurs des juifs, qui le saisirent, le lièrent, le flagellèrent, le crucifièrent et le mirent à mort ; ils y furent contraints par leurs chefs, de sorte qu'ils étaient obligés de le faire, quoiqu'ils eussent pitié de lui et que ce fût contre leur volonté, car ils hésitaient et craignaient qu'il ne fût le Fils de Dieu. Pour ceux-là Jésus pria son Père céleste, car ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Il fut exaucé, car après sa mort ils reçurent la grâce. Mais pour ceux qui savaient bien qu'ils faisaient mal, qui étaient méchants et envieux, sans crainte et malicieux, qui flagellaient Jésus, le frappaient, le crucifiaient et le mettaient à mort sans pitié, pour ceux-là Jésus ne demanda pas qu'ils obtinssent leur pardon.
   Cette abominable espèce de pécheurs existe encore de nos jours : ce sont ceux qui persécutent, frappent et emprisonnent les bons, qui prennent et volent tout ce qu'ils peuvent atteindre, sans crainte de l'enfer ou de la mort. C'est le monde mauvais qui méprise Jésus et ses membres, et pour lequel Jésus ne prie pas, puisque ces gens sont incapables de recevoir la grâce divine. Cette vie sera suivie pour eux de la peine de l'enfer et de la tristesse éternelle.
   La troisième espèce de pécheurs c'étaient les meurtriers crucifiés avec Jésus. En voulant mourir au milieu d’eux, Jésus montrait qu'il ne rejetait aucun pécheur. Il n'est pas venu pour condamner, mais pour sauver tous les pécheurs, qu'il appelle tous à la pénitence et à sa grâce ; et sa mort a plus de valeur que tous les péchés, et elle donne la vie éternelle à tous ceux qui ont le regret de leurs fautes, en font pénitence et ont foi en lui. Mais le larron crucifié à gauche du Seigneur était mauvais et impie, et il méprisait le Seigneur et il aurait fait encore plus de péchés s'il avait vécu plus longtemps ; il n'avait pas le vrai regret de ses fautes ni la volonté de ne plus en commettre. Il ne croyait pas que Jésus fût le Fils de Dieu, et le regardant avec impiété et mépris de cœur, il dit « Si vous êtes le Fils de Dieu, sauvez-vous vous--même avec nous. » Jésus se tut et ne lui répondit pas, parce que sa demande n'était ni spirituelle, ni bonne, ni raisonnable. L'autre larron, au contraire, celui qui était à droite, regrettait ses péchés, et il blâma son compagnon en disant : « Vous ne craignez pas Dieu, vous qui partagez la même condamnation ; pour nous nous recevons la peine de nos œuvres. Mais celui-ci n'a rien fait de mal. »
   Alors il se tourna vers Jésus, d'un cœur humble et d'une voix plaintive il dit : « Seigneur, souvenez-vous de moi, lorsque vous entrerez dans votre royaume. » Et Jésus le regarda comme s'il avait été toujours fidèle et un vrai ami et il lui dit « Aujourd'hui même vous serez avec moi dans le paradis. » L'un des pécheurs fut ainsi justement reçu dans la miséricorde divine ; quant à l'autre, Jésus le livra à la justice de Dieu.
   Cette mauvaise espèce de pécheurs est demeurée encore chez nous jusqu'à présent : ce sont les incrédules qui ne respectent pas Dieu, qui ne craignent pas l'enfer et qui n'ont pas d'espoir pour le ciel. Ils bafouent la passion, la mort et les souffrances du Christ, le Fils de Dieu, par leurs jurons impies et grossiers, par leur vie de luxure au dedans comme au dehors, par leurs crimes et leurs paroles honteuses. Ceux qui sans regretter ni confesser leurs péchés restent dans cette mort, n'obtiendront plus jamais la grâce.
   La quatrième espèce de ceux qui péchaient contre le Seigneur, c'étaient les pontifes et les prêtres des juifs, les scribes et les anciens du peuple, qui tous étaient extérieurement personnes spirituelles et de ces disciples de Moïse, qu'il avait fait sortir d'Égypte par la puissance de Dieu. Ils étaient orgueilleux, désobéissants, mauvais, envieux, avares et ladres. Car ils adoraient un veau d'or qu'ils avaient fabriqué et les idoles des gentils, et les veaux que jéroboam, le roi d'Israël, faisait faire. Ils méprisaient Moïse et Aaron, et la loi divine, pour observer la loi des gentils ; et ils rejetaient les prophètes qui leur annonçaient et enseignaient la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et tout ce qu'il devait souffrir et endurer par leurs mains. Ils ne voulaient pas que Jésus les instruisît ou leur reprochât leurs péchés ; par haine et envie ils achetèrent Jésus afin de le mettre à mort, ce qu'ils firent, parce qu'il leur était opposé en sa vie et sa doctrine.
   Néanmoins il y avait encore en ce temps de bons prélats, de bons prêtres et beaucoup d'hommes de bien, dont la vie était conforme aux prescriptions de la loi juive. Et il en est de même en notre temps : on trouve encore grand nombre de bons prélats, de bons prêtres et d'autres hommes vertueux, disciples du Christ et successeurs des apôtres dans leur vie, leurs paroles et leurs œuvres. Nombreux sont toutefois les prélats, les prêtres et les clercs, qui bien qu'ils doivent gouverner la sainte Église et bien qu'ils vivent du patrimoine que le Christ s'est acquis par son sang, méprisent le Christ, sa vie et son enseignement, pour servir volontairement et sciemment le démon, le monde et la chair. Quoiqu'ils connaissent l'Écriture sainte, ils ne possèdent pas l'Esprit de Dieu, et sont dès lors semblables à Judas. Ils sont incrédules, ennemis de Dieu et infidèles, car au-dessus de Dieu ils préfèrent l'argent et l'or, et les dignités du monde, idoles auxquelles ils se consacrent jour et nuit. Tout ce qui est en leur pouvoir et même tout ce qui dépasse leur pouvoir est à vendre aux riches qui apportent de l'argent.
   Il n'en était pas ainsi à l'origine de la foi chrétienne, lorsqu'à la suite du Christ et de ses disciples grand nombre de saints papes, d'évêques, de prêtres et de saints personnages méprisaient le monde, prêchant par leur enseignement et leur vie la vérité et la foi chrétienne dans le monde entier. Ceux-là étaient humbles, pleins de charité, patients dans la souffrance. Le monde entier les méprisait et les détestait, mais ils étaient pleins de miséricorde et fidèles envers tous, priant pour amis et ennemis, et pour ceux qui les persécutaient et mettaient à mort. Grande fut la persécution, et elle dura de nombreuses années ; mais Dieu opérait par eux des merveilles, des prodiges et des miracles si grands, que leurs ennemis devaient céder : car ces merveilles s'accomplissaient sous les yeux des empereurs, des rois et des princes du monde, de sorte qu'ils entendaient la vérité, y ajoutaient foi et se faisaient baptiser dans la foi chrétienne. Ils donnaient alors à la sainte Église grande liberté et ils honoraient les prêtres et le sacerdoce au-dessus de toute autre dignité. Ils fondaient des églises et des monastères, donnant de grands bénéfices et de hautes dignités à ceux qui étaient au service de Dieu. Et ainsi la religion grandissait et venait en grand honneur ; et la sainte Église croissait et fleurissait, produisant de grands fruits de sainteté et de vertu. Tant que les prélats de la sainte Église et les prêtres restaient humbles et aimaient la pauvreté, même ne l'ayant plus, tant qu'ils vivaient pour le Christ, l'aimaient et le servaient au dehors et dans l'intime, le Christ régnait sur eux et la sainte Église était en honneur et en paix avec tous. Mais lorsque les prélats et les prêtres s'élevèrent et se complurent en eux-mêmes, à cause de la richesse et de l'honneur qu'on leur donnait, méprisèrent Dieu et son service, ce fut Satan qui régna sur eux, car ils devinrent orgueilleux, avares et ladres, et sans miséricorde envers leurs sujets, ainsi que je l'ai dit plus haut. Ils achetaient et vendaient l'héritage du Christ, comme ils le font encore de nos jours. C'est la simonie presque partout : évêchés, abbayes et riches prébendes, il faut les acheter ; tant est grand aujourd'hui le pouvoir de l'argent et de l'or, au-dessus même de Dieu, de la justice, de la grâce et des préceptes divins.
   Les bons prêtres sont des vases de sainteté, surabondamment remplis de dons célestes, parce qu'ils sont purs d'âme et de corps, sobres et modérés en tous leurs besoins. Ils sont ordonnés pour le service du Seigneur, dont ils portent l'image dans leur cœur par la méditation quotidienne de sa passion, de sa mort, de sa fidélité et de son amour. Intermédiaires entre les pécheurs et Dieu, ils sont pleins de miséricorde et de bienveillance envers tous ceux qui ont besoin d'eux, et offrent pour les vivants et pour les morts au Père céleste ce Jésus qui a souffert et qui est mort par amour. Avec une dévotion ardente ils prient et intercèdent auprès du Dieu tout-puissant pour tous les besoins de la sainte chrétienté et pour tout ce qui lui est utile. Jamais ils ne cherchent la complaisance de personne pour en avoir de la consolation ou des biens temporels, mais ils désirent uniquement la gloire de Dieu et le salut de tous. Le Christ leur a confié le trésor et le bénéfice de la sainte Église, c'est-à-dire les sept sacrements, qu'ils dispensent et donnent à chacun selon ses besoins, conformément à la manière et à l'ordonnance de la sainte Église, sans les vendre ni en exiger quelque récompense. Ce sont les riches dons de Dieu que le Christ a accordés et laissés à son peuple dans la sainte Église, comme loi et norme de la sainteté, et de l'honnêteté de mœurs dans tous les états de vie.
   Les bons prêtres sont un miroir pour la sainte Église et pour tous les hommes de bien qui veulent mener une vie raisonnable et sage : pour les yeux ils donnent le bon exemple, pour les oreilles les bonnes paroles, et pour l'odorat la bonne renommée d'une vie sainte. Le saint Sacrement est de bon goût dans la bouche de ceux qui sont en santé. Aux âmes nobles tes prêtres donnent aussi une nourriture et un breuvage éternels, qui sont le corps et le sang du Christ : c'est-à-dire à ceux qui ont faim et soif, qui soupirent et languissent, qui sont blessés d'amour. Cette nourriture et ce breuvage éternels conservent l'esprit aimant en santé. Ceux qui aiment Dieu sont toujours doux et joyeux de cœur, de sorte que tout leur profite pour le bien. Maintenant, avec les anges et tous les saints, rendons hommage au Christ et adorons-le, ainsi que son Père céleste : cela nous mettra sans cesse à l'abri d'un dommage éternel.




   La cinquième espèce de pécheurs qui livrèrent le Seigneur à la mort, ce furent les deux rois païens et le juge infidèle, païen lui aussi. Le premier de ces rois était Hérode, qui, au nom de l'empereur, régnait sur la Judée et sur Jérusalem lorsque Jésus naquit. En entendant que le roi des juifs était né, il s'affligea beaucoup et tout son peuple avec lui : car il craignait de perdre son royaume, parce qu'il était un étranger et que ce royaume ne lui appartenait pas de droit. Ayant appris que le Christ naîtrait à Bethléhem, la ville de David, et de la race de Juda, il attendit encore quelque temps, et envoya alors ses soldats, ses serviteurs et son peuple pour immoler à Bethléhem et dans ses environs, tous les petits enfants mâles qui n'avaient pas encore atteint l'âge de deux ans. Ainsi Hérode fut-il le premier qui, dès la naissance de Jésus, chercha à le mettre à mort.
   Plus tard venait son fils qui s'appelait aussi Hérode roi de Gaulée à l'heure où le Christ souffrit et mourut pour nous. C'est cet Hérode qui mit à mort saint Jean-Baptiste, à cause de sa vertu et de sa justice, et après la mort du Christ, l'apôtre saint Jacques, frère de saint Jean l'Évangéliste ; et lorsque Pilate s'était saisi du Christ, il l'envoya enchaîné à cet Hérode, pour voir ce qu'il lui ferait. Mais Hérode le renvoya lié à Pilate avec mépris et raillerie, afin qu'il le crucifiât. Il était le second roi, cet Hérode de Galilée, qui livra le Christ à la mort. Cette mauvaise espèce de pécheurs régna de longues années encore après la mort du Christ, parmi les empereurs, les rois, les païens et les juifs qui ont persécuté jusqu'à la mort le Christ et tous ceux qui croyaient en lui.
   Le Christ, la Sagesse éternelle de Dieu, a bien ordonné toutes choses au ciel et sur la terre, divisant son royaume entre bons et mauvais. Aux mauvais, ses ennemis, il a laissé la terre avec toutes les richesses du monde ; car ils sont ses frères bâtards nés dans la nature humaine, comme lui selon son humanité ; mais ceux-là sont les envoyés et les serviteurs de l'antéchrist. Ils sont impies et infidèles à l'égard du Christ, leur frère, et envers ses serviteurs.
   À ceux qui croient en lui et qui le servent, le Christ a donné et promis le royaume des cieux, dont il est lui-même l'ornement avec toute sa gloire. Ici-bas dans le temps, il a orné et rempli de multiples dons spirituels ceux qui le servent et qui lui appartiennent.


CHAPITRE LXXVII

DES TROIS DONS QUE DIEU, PAR LE MÉRITE DE LA PASSION,
CONFÈRE À SES ÉLUS, ET DES TROIS MODES DE L'AMOUR PARFAIT.


   Le premier don que le Christ accorde à ses élus, est une toi sincère, qui ne connaît pas de doute. La foi chrétienne est le fondement de toute sainteté et de toutes les vertus.
   Celui qui aime Dieu et croit en lui ressent dans son esprit une béatitude constante, que personne ne saurait lui enlever. Le deuxième don spirituel, que Dieu donne à ses fidèles, est une sagesse céleste, qui fait connaître toute vérité et grâce à laquelle on méprise le monde et tout ce qui pourrait remplir l'âme d'images, et l'empêcher de se recueillir, d'aimer, de connaître et de posséder Dieu dans une absolue simplicité. Le troisième don est une force intérieure, au moyen de laquelle on domine toute affection désordonnée ; il confère un triple mode d'amour qui élève l'homme jusqu'à Dieu, qui le dirige et le perfectionne en tous les modes de vertu et de sainteté, selon la très chère volonté de Dieu.
   Le premier mode est l'amour ressenti pour Dieu il méprise le plaisir et la satisfaction, et tout ce qui est désordonné dans la pratique de l'amour de Dieu, et il établit l'homme dans une humble démission et un déplaisir de soi-même, et il le fait crier avec un désir ardent : « Seigneur, aidez-moi, afin que je vous aime. » Plus il crie et désire, plus il aime ; plus son désir d'aimer est grand plus il y trouve de goût, et ce désir et ce goût lui pénètrent le cœur et les sens, l'âme et le corps.
   Dieu convie tous les hommes et leur ordonne d'aimer ceux qui entendent sa voix et lui obéissent répondent : « Seigneur, donnez-moi votre grâce et aidez-moi afin que je puisse vous aimer. » Celui qui aime n'est pas mercenaire il ne cherche ni récompense ni gain, mais il aime d'amour. Plus il reçoit de dons de Dieu, plus il devient pauvre ; car tous les dons exigent le retour. Plus il mange d'aliments célestes, plus il a faim ; plus il boit, plus il a soif ; plus il goûte, plus il désire. Car le cœur aimant reste vide et inapaisé, jamais satisfait ; mais recevoir ainsi et donner de retour c'est le commencement des mœurs de l'amour. L'afflux des dons est si grand qu'il inonde la vie sensible. Les sens ne peuvent supporter les délices de l'âme ; mais le cœur aimant désire mourir pour la gloire de Dieu et le profit de la sainte chrétienté. La vie sensible est dans l'ivresse et ne connaît plus de mesure ; mais plus elle est enivrée, plus la faculté intelligente est perspicace et sage : elle méprise toute volonté propre en disant : « Seigneur, faites de moi tout ce que vous voulez », car elle ne préfère ni la vie, ni la mort, ni rien de particulier. Les sens alors défaillent dans ces délices, et dans le sentiment et le plaisir qu'ils éprouvent, ils sont terrassés et sans force ; car ils ne peuvent comprendre les flots de la grâce divine. L'âme raisonnable s'oublie elle-même avec toutes les vertus distinctes, et s'évanouit devant la majesté divine. Elle ne connaît plus qu'amour ressenti et révérence pour Dieu.
   Tel est le premier mode des exercices d'amour et de la vie spirituelle. Tout ce que Dieu peut donner en dehors de lui-même, l'âme ne l'estime plus. Car elle s'est abandonnée elle-même avec toutes choses, et elle en a choisi une qui lui échappe.
   Ici commence le deuxième mode des exercices d'amour. L'Esprit de Dieu y dit à l'âme aimante : « Donne-moi, moi je te donne. » Alors l'âme tombe dans un tout humble abaissement d'elle-même au-dessous de tout ce qui est créé et elle dit : « Seigneur, non pas ma gloire, mais votre gloire doit être procurée. » Cet humble abaissement c'est l'habitation de Dieu avec tous ses dons. Et il montre à l'âme aimante sa grandeur éternelle au-dessus de tous les dons et de tout ce qui est créé.
   Celui qui au-dessus des préceptes veut vivre selon les conseils divins, doit se renoncer et s'abandonner lui-même humblement au-dessous de toutes les créatures, en cet humble abaissement où le Christ vit et nous avec lui. La vie du Christ fut toujours et est encore un humble abaissement. Celui qui vit pour lui, vit de l'esprit de force ; et il domine toutes choses, et il demeure insensible en son fond à la joie comme à la douleur, au gain comme à la perte. Il ne méprise personne et se laisse volontiers mépriser. Il porte et supporte toutes choses dans son cœur sans s'émouvoir. Le Christ demeure en lui et c'est pourquoi il lui fait produire de grands fruits de vertu, et il lui montre la hauteur infinie où il habite avec le Christ en Dieu au-dessus de tous dons, au-dessus de toute vertu et de tout être créé. Les pratiques qui s'y rapportent sont la louange et l'action de grâce, le respect et la révérence envers Dieu. Mais il ne peut pas les accomplir pleinement, car son esprit défaille dans l'amour et trépasse en Dieu et est réduit à rien, mais il recommence sans cesse et sans trêve ces mêmes pratiques. C'est là le plus haut mode d'amour et de pratiques envers Dieu dans l'humble abaissement il triomphe du monde et de tous les péchés, car le Christ vit en lui avec l'esprit de sa force, et dans la hauteur infinie il vit avec le Christ en Dieu, et ressent en lui-même une béatitude que rien ne peut troubler. Tel est le deuxième mode d'amour parfait selon la très chère volonté de Dieu, et il demeure toujours et ne périra jamais ni dans le temps ni dans l'éternité.
   Ensuite vient le troisième mode d'amour, qui est caché pour tous ceux qui ne sont pas anéantis dans l'exercice de l'amour. Ici l'Esprit de la Sagesse de Dieu enseigne et montre et fait ressentir ce que c'est qu'unité en amour avec le Christ en Dieu, et différence avec le Christ lorsqu'on se tient en éternelle révérence devant Dieu. Unité en amour ne peut pas devenir différence, ni différence unité, ainsi les deux sont-elles séparées dans un même esprit. La différence est bienheureuse dans sa tenue devant Dieu et sa contemplation en révérence éternelle ; l'unité avec Dieu en amour est béatitude, repos, jouissance pour l'éternité. Ceci est le plus haut mode qu'on puisse ressentir ici-bas dans le temps, au moyen de la grâce et de la miséricorde de Dieu. Et il est achevé et éternel avec Dieu dans la gloire divine.
   Tous ceux qui sont nés de Dieu sont héritiers et fils légitimes de Dieu : ils sont baptisés dans le Saint-Esprit et dans le sang vivifiant de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; ainsi sont-ils nés à nouveau et ils vivent avec le Christ en Dieu. Mais les fils naturels qui sont nés de la chair et sang, sont fils de Dieu selon la nature. Bien qu'ils soient nés pour son royaume, ils méprisent Dieu et le royaume des cieux, préférant le monde et tout ce qui est périssable. parce qu'ils ne sont pas nés de nouveau du Saint-Esprit, ils ne peuvent ni voir ni posséder le royaume de Dieu ; car ils méprisent et haïssent les fils légitimes, qui sont nés de Dieu. On peut le remarquer dès le commencement du monde. Car Adam avait deux fils, et le mauvais poursuivait le bon de sa haine à cause de sa vertu. Abraham aussi avait deux fils : Ismael, le bâtard, haïssait fils légitime Isaac. Isaac avait deux fils Ésau et Jacob ; Ésau détestait et méprisait Jacob pour sa vertu. Jacob avait un grand nombre de fils : ils haïssaient et méprisaient le vertueux joseph. Les bâtards luttent entre eux et se disputent le royaume du monde : un roi en combat un autre, un état fait la guerre à l'autre, les familles, les voisins et les hommes se battent entre eux. Ceux qui sont puissants et riches ont des fils illégitimes et des serviteurs, et souvent ils méprisent sans motif l'innocent et ils disent à leurs bâtards et à leurs serviteurs : « Allez, coupez-lui le pied, la main ; crevez-lui les yeux ; ôtez-lui la vie et tout ce qu'il possède. » Voilà la vie des bâtards qui sont plus puissants et plus riches que les autres hommes. Ils sont cruels et sans pitié, semblables au démon : difficilement ils chercheront ou trouveront miséricorde.
   Les fils légitimes de Dieu, qui sont nés de Dieu, ne font tort à personne ils sont sans malice, et ils souffrent et supportent tout le mal qu'on leur fait ; ils demandent et souhaitent le salut pour leurs ennemis comme pour tous les hommes ; aussi vivent-ils en paix et en repos avec Dieu pour le temps et pour l'éternité.
   Tous ceux qui sont morts à eux-mêmes en Dieu, à leur propre volonté et à toute propriété pour la très chère volonté de Dieu, trouvent en eux-mêmes la vie éternelle, et une béatitude sans fin : ils sont élevés au-dessus de répugnance, au-dessus d'attrait, au-dessus de toute vertu et pratique d'amour, dans le repos sans image : là ils ont reçu la richesse sans fond et la liberté sans entrave, qui leur permet de pratiquer toutes les œuvres bonnes extérieures, et de se recueillir en toutes les vertus et pratiques d'amour, car ils demeurent immobiles en eux-mêmes, fixés avec Dieu dans une unité d'amour que personne ne peut leur enlever. Ils habitent en Dieu et Dieu en eux ; dès lors ils sont assurés de la vie éternelle, car par amour ils ont comme échappé à eux-mêmes, perdus pour toujours, et personne ne peut plus les atteindre : aussi ont-ils la certitude de la vie éternelle, personne ne pouvant la leur ravir. Et ils ne peuvent pas tomber dans le péché mortel, à cause de cette inhabitation divine qu'ils ressentent, qu'ils possèdent et qu'ils expérimentent en eux, jour et nuit. Tous leurs péchés véniels sont consumés dans ce retour amoureux vers Dieu, lorsqu'ils possèdent l'unité d'amour avec Dieu, sans obstacle, et qui ne peut leur être enlevée par personne.
   Ce mode élevé de vie ne peut être enseigné à ancun ; il est caché et inconnu. Mais ceux à qui Dieu le donne et qui en sont capables peuvent le recevoir : ce sont ceux qui au moyen de la grâce divine renoncent à eux-mêmes et meurent en Dieu et dans l'amour essentiel sans images. Ils trouvent le royaume de Dieu en eux, car dans leur esprit vit la révélation divine, et Dieu se manifeste dans leur pensée élevée au-dessus des images. On appelle ceci la vie contemplative. La richesse y est grande sans mesure ; là brille le jour de l'amour, que Dieu seul peut donner et qu'ici bas on ne peut exprimer en paroles.
   La charité parfaite comprend deux modes ; le précédent est le mode le plus élevé d'amour qu'on puisse vivre, ainsi qu'il a été expliqué ci-dessus. L'amour y est achevé et en Dieu y est aimé sans fin. Un autre mode de vivre et d'aimer qui s'y ajoute est celui que Dieu impose de façon rigoureuse à tous les hommes, à savoir qu'il doit être aimé au-dessus de tout ce qu'il a créé. Ce mode d'amour fut pratiqué par le Christ selon sa nature humaine ; il nous l'a enseigné en paroles et en œuvres, il est mort pour cet amour et il l'a emporté avec lui au ciel ; les anges, les saints et tous les justes le pratiquent ; et il durera éternellement. La charité parfaite est enracinée et établie en Dieu, et c'est le Saint-Esprit lui-même qui est son fondement.
   L'âme raisonnable comprend par nature, la raison enseigne, ainsi que la pure nature, la sainte Écriture et toutes les créatures, que Dieu doit être aimé par-dessus tout. L'âme raisonnable qui fait choix d'aimer le Christ par-dessus toutes choses, possède en elle la vie du Christ avec tous ses dons, et il lui enseigne la vérité et toutes les vertus. La charité envers Dieu est de si grand poids, qu'elle l'emporte sur toutes choses ; et elle si agréable à Dieu, que s'il lui donnait en échange tout ce qu'il a créé, il ne lui donnerait pas suffisante récompense, et elle ne pourrait elle-même être satisfaite si elle ne possédait pas celui qu'elle aime par-dessus tout L'âme raisonnable est semblable à un marchand qui cherche des perles précieuses et lorsqu'il en a trouvé une il vend tout ce qu'il a et il achète cette précieuse gemme. Qui aime Dieu par-dessus tout, a trouvé la perle ; il méprise aisément tout ce qu'il peut aimer et l'empêche d'aimer Dieu par-dessus tout.
   Aimer Dieu par-dessus toutes choses, c'est le trésor des anges, des saints et des hommes parfaits ; il est caché dans le champ de la sagesse de Dieu. Le don de sagesse de Dieu montre le trésor de l'amour à l'âme, trésor que la sagesse du monde ne peut trouver. Car la sagesse du monde est folie devant Dieu et en son temps, elle se change en tristesse éternelle. La sagesse de Dieu enseigne l'amour éternel et procure la gloire et la béatitude pour l'éternité.
   L'âme raisonnable possède trois manières de vivre pour Dieu. Le mode le plus élevé est celui du pur amour par lequel l'esprit est uni à Dieu sans images. L'esprit qui est né de Dieu, a fait retour en lui, et il a trouvé la béatitude éternelle : dès lors il lui est impossible de tomber en péché mortel. Le deuxième mode consiste en ceci que l'âme raisonnable s'élève vers Dieu en action de grâces louange et révérence. En le faisant elle ne peut non plus commettre de péchés, de même que l'arbre bon ne peut produire de fruits mauvais. Car adhérer à Dieu avec amour, hommage et respect c'est la vie éternelle, qui reçoit Dieu et ne peut pas mourir.
   L'homme raisonnable qui cherche et qui aime Dieu et qui désire vivre selon la très chère volonté de Dieu en toutes les vertus selon la discrétion, est enraciné en Dieu et né de Dieu : il produit de multiples fruits en vertus, en amour et en pratiques. Car le Christ vit en lui par sa grâce et opère avec lui ce qui est de précepte comme ce qui est de conseil. Cet homme commence par l'humble abaissement, l'obéissance docile, la mansuétude clémente ; il est innocent et juste, désireux d'accomplir promptement la très chère volonté de Dieu, il n'est pour personne méchant ni cruel. Le retour amoureux vers Dieu lui est facile : il vit dans la charité ; quoi qu'on lui fasse, il ne peut haïr ; il supporte l'injustice sans murmure, et reste patient en toutes choses. Sans cesse il doit croître et monter dans la charité et dans la vertu ; il aime les pécheurs et déteste les péchés, comme l'exige la justice divine. Pour tous il est affable, serviable et bienfaisant, car en lui vit l'esprit de miséricorde. Il est intimement et uniquement uni à Dieu pour toujours là il a trouvé la paix et le bonheur Il ne peut ni mourir, ni tomber en corruption, ni pécher mortellement, car il vit en Dieu et Dieu en lui de façon immuable. Ses péchés véniels lui sont facilement pardonnés ; car sa pratique est vie éternelle.


CHAPITRE LXXVIII

DES TROIS MODES DE PRATIQUE DE VIE ÉTERNELLE.



   La pratique de vie éternelle a un triple mode : deux modes spirituels et un mode sensible. Le Christ mettait trois modes en pratique et il les enseigna aux apôtres durant sa vie il les enseigne encore à tous ceux qui le suivent et qui renoncent à eux-mêmes : Il conduit ses disciples avec lui au ciel vers son Père céleste, et celui-ci leur apprend à choisir et à prendre pour eux avec le Christ et en lui ce qu'il a choisi lui-même pour la vie éternelle. Le Christ leur enseigne à remercier avec lui, à louer, à servir et à aimer le Père céleste dans un respect infini, et à posséder avec lui et avec son Père céleste l'unité du Saint-Esprit pour en jouir dans la béatitude éternelle. C'est la clôture de l'amour : penser sans images et pratiquer le pur amour dans un repos éternel.
   Tel est le premier mode spirituel enseigné par le Christ, et dans lequel nous possédons la sublime nature divine. Dans le deuxième mode spirituel le Christ nous fait descendre avec lui et nous apprend à mourir à nous-mêmes et à notre propre volonté, par une humble démission devant le libre vouloir divin, de sorte que nul homme, méchant ou cruel, ne puisse nous découvrir. Le Christ donne son esprit, sa vie, et son sentiment vertueux à ceux qui le servent par leurs vertus, sans défaillance.
   Son esprit est commun à tous ceux qui se gardent purs du péché et qui le servent avec respect : la vie éternelle leur est préparée. Leur vie consiste à vivre pour Dieu et à supporter l'injustice sans murmurer ni se plaindre.
   C'est ce que donne le Christ à celui qui peut le porter. Le sentiment vertueux qu'il confère consiste dans l'humble abaissement au-dessous de tous les hommes ; demander et souhaiter le salut de tous ; vivre et mourir pour accomplir la justice divine. Ceux qui le suivent ainsi lui sont semblables. Il veut que nous soyons obéissants, dociles, soumis et patients jusqu'à la mort. Ceux qui vivent ainsi pour lui s'alimentent du pain céleste. Il veut que nous soyons de mœurs honnêtes et que nous accomplissions les bonnes œuvres : alors nous serons toujours en paix avec lui. Il veut que nous soyons raisonnables et discrets : et tous les vices nous viendront en dégoût ; il veut que nous soyons dociles, écoutant volontiers les paroles de Dieu tant du dehors que de l'intérieur elles nous sont un moyen de combattre les péchés d'acquérir toutes les vertus. Il veut que nous soyons rapports agréables avec tous les gens de bien, d'une seule volonté et de charité unanime avec eux : alors nous trouverons avec lui toute vérité et toute vertu. Il ne faut pas être bourru ni grincheux, mais doux de cœur, d'un esprit joyeux, d'une âme généreuse, rempli de vertus et de bonnes œuvres envers tous ceux qui ont besoin de nous : alors il nous donne son esprit de miséricorde, qui s'écoule en multiples fleuves. Ceux qui en boivent sont bienveillants : jamais ils ne méprisent quelqu'un sans raison, ni ne l'oppriment ou lui font violence, ni injustice, ni tristesse ; mais ils arrangent toutes choses au mieux.
   Ce sont là les disciples du Seigneur capables d'enseigner et d'apprendre, de corriger, de consoler et de diriger les autres, de les reprendre et de les amener à toutes les vertus, car ils sont remplis des grâces de Dieu. Le Christ supporte et tolère le pécheur en ses péchés ; mais les hommes de bonne volonté lui sont unis en amour.
   Le pécheur qui cherche et désire la grâce est cher et agréable à Dieu. Mais le pécheur qui méprise le Christ et sa grâce, et vit ainsi jusqu'à la fin, ne peut trouver pardon auprès de Dieu. D'autres portent une apparence dévote et se croient les disciples du Christ ; les mélancoliques, les faibles et qui ne peuvent rien supporter ont de la joie et de la douleur ; en beaucoup de choses ils sont mauvais et cruels, et certains tout particulièrement : souvent ils ont souffrance et tristesse. S'ils étaient d'âme simple, ils n'auraient rien de semblable.
   Dieu, notre Père céleste, en créant la nature humaine, a donné à tous liberté et faculté de choisir librement, de se détourner ou de se retourner, de faire le bien ou le mal, et c'est là la plus haute noblesse de notre nature. Dieu et avec lui tous les saints et tous les anges, veulent que nous nous retournions vers lui par l'amour, l'action de grâces et la louange, et il veut nous accorder la grâce de pouvoir le faire. Il veut et ordonne que nous lui rendions action de grâces et louange : dans cette condition nous sommes ses disciples et lui nous donne la vie éternelle. Mais ceux qui méprisent sa volonté, ses préceptes et sa grâce, pour servir le démon, le monde et la chair, sa justice les livre au feu éternel et à la peine d'enfer. Ici est la distinction entre le bien et le mal, l'aversion et la conversion des disciples de Dieu et des disciples de Satan.
   De plus Dieu donne ordre à tous les hommes de pratiquer la charité mutuelle, la fidélité et la justice entre eux. Cette loi et ce précepte ont leur principe en Dieu et demeurent éternellement. Ceux qui dès le commencement du monde ont aimé, honoré et adoré Dieu, ont trouvé et possèdent la béatitude éternelle. Ceux qui se sont détournés de lui, qui adorent le bois et la pierre, et les statues qu'ils fabriquent, sont damnés pour l'éternité. Ceux qui aiment tous les hommes pour Dieu et pour sa grâce sont les disciples du Seigneur, pleins de grâce et de miséricorde. Mais les disciples de Satan sont impitoyables et remplis de malice ; ils font œuvre de brigands, tuent, volent, se battent, et sont pleins d'actions mauvaise Certains portent un extérieur dévot et veulent être les disciples du Christ, mais ils sont méchants et sans pitié, mélancoliques et faibles, incapables de toute vertu. Ils injurient, se fâchent, se battent, mentent, jurent, blasphèment, et ne peuvent se corriger de leurs vices. Il en est d'autres encore qui ont pour autrui de la mésestime et le montrent en paroles, en procédés, en affectation de silence, par des signes ou des attitudes méprisantes ; et ce sont tous des vases vides de grâce et remplis de péchés. Ils ont délaissé Dieu : ils sont tous disciples de Satan et rejetés de Dieu.
   Le Christ ordonne à ses disciples, qui l'aiment et le servent, de supporter et de souffrir toute injustice, sans murmure ni plainte : ainsi peuvent-ils en Dieu obtenir toute béatitude et avec tous les saints se réjouir éternellement. Certains disciples ne sont pas encore trépassés en Dieu : le royaume de Dieu leur est caché ; ils ont encore craintes et soucis, et s'affligent grandement de beaucoup de choses. S'ils étaient des disciples parfaits, ils n'auraient rien de tout cela. Ils ne veulent de mal à personne, n'ont aucune intention de causer des humiliations ni de nuire à quiconque, d'amoindrir ni de mépriser personne ; mais sont faibles et facilement déprimés.
   Le Christ donne sa grâce à ses disciples ; il veut qu'ils méprisent les choses de la terre et suivent ses conseils ; qu'ils s'observent attentivement, abandonnent le péché et s'en purifient ainsi son esprit peut-il progresser en eux. Ils se mépriseront eux-mêmes et confesseront devant Dieu leurs péchés, et ils les révéleront au prêtre sans les cacher ni les excuser ; et sans hésiter ils mettront en Dieu leur confiance c'est là un signe de vrai repentir. Avec une charité sincère ils lui rendront grâce, le loueront, et commenceront la pratique des vertus.
   Ceux qui agissent ainsi auront la vie éternelle. Le Christ leur montre sa bonté sans fin, la grâce qui s'écoule de lui et son inhabitation avec eux pour l'éternité. Cela augmente en eux le vrai repentir, l'espérance et la confiance. Devant sa face et remplis de respect, ils pratiquent l'amour ardent, connaissent toute vérité, et avec lui ils aiment tous les hommes, pour la béatitude éternelle.
   Ils ne peuvent se battre ni se disputer avec personne, mais ils supportent en silence toutes choses. S'ils font ainsi, ils sont sages et prudents et ont la facilité pour toute vertu. Les hommes qui ont l'esprit orgueilleux et qui n'ont pas dompté leur propre sang, sont vite irrités ; ceux qui en prennent l'habitude, toute leur vie est en adversité. Ceux qui ne cherchent ni n'aiment Dieu sont aveugles dans leur connaissance. Ils ne peuvent pas se vaincre et toute leur vie est folie. Ceux qui n'ont pas le déplaisir d'eux-mêmes et qui portent volontiers des soucis étrangers ont souvent un sentiment de joie et de tristesse ; ils sont vis-à-vis de toutes vertus sans disposition, ils ont souvent peines et mécontentements. S'ils étaient morts à eux-mêmes, ils ne souffriraient pas. Volontiers ils se plaignent des autres, mais s'ils se regardaient eux-mêmes, ils garderaient le silence et supporteraient tout, et ils vivraient soucieux d'eux-mêmes et de Dieu, supportant tout sans tristesse.
   Ceux qui se déplaisent eux-mêmes confessant et reconnaissant leurs péchés sont bénis de Dieu. Jésus nous a donné sa mort par laquelle il a acheté la vie éternelle, afin que nous l'offrions à son Père céleste, et dès lors nous serons tous les enfants de Dieu par la grâce. Beaucoup de gens qui s'exaltent eux-mêmes ne supportent personne au-dessus d'eux. Ils ont une volonté propre et orgueilleuse, et ils préfèrent leur propre opinion à celle des autres hommes : ceux-là ne sont pas nés de Dieu rarement leur vie est sans tristesse et douleur, car ils veulent dominer les autres, les enseigner, faire des remarques, et ils veulent qu'on les suive dans leurs opinions : si l'on refuse, ils se fâchent. Lorsqu'ils se rencontrent avec ceux qui leur ressemblent par leurs vices, ils doivent s'injurier et se battre, car l'un ne veut pas céder à l'autre. Volontiers se plaindre, ne rien supporter : telle est leur vie ; mentir, menacer, avoir le visage hautain, jurer, blasphémer, car ils ne sont que des vases vides. Être infidèle et sans repentir, c'est vivre en opposition avec la charité. Mais l'humilité, fille du Christ, est morte à elle-même, sage et prudente ; elle a foulé le monde aux pieds, et sait supporter patiemment toute injustice : ce qui la fait monter sans cesse dans la vertu. Elle s'est chargée de sa propre croix et suit le Christ par ses bonnes actions. Elle sait tout supporter, et suivre le Christ jusqu'à la mort : ceux qui agissent de la sorte, auront une grande récompense. Ils attendront, en s'y préparant, leur fin pour trouver la vie éternelle avec le Christ. Rien ne peut les atteindre : ils sont fixés dans le repos avec Dieu et personne ne peut les troubler. Ils compatissent aux besoins de tous : c'est pourquoi ils sont aimés des riches comme des pauvres ; et le Christ leur promet la vie éternelle : Il ne peut mentir et il la leur donnera. Ceux-là sont généreux et riches devant les yeux du Christ qui servent les pauvres de tout leur pouvoir.
   Dieu, notre Père céleste, est une source de grâce sans fond : il a fait le ciel et la terre et toutes les créatures ; Il a envoyé son Fils dans notre nature, afin de nous purifier des péchés et de nous amener avec lui dans sa gloire. Le Christ, notre ami éternel, nous a servis par sa mort ; il veut nous communiquer ses mérites, si avec lui nous usons de la grâce. Sa vie nous a été décrite, ainsi que ses paroles, son enseignement et la manière dont il vivait. Il veut que nous le suivions sans cesser jamais. Sa vie sensible était innocence, endurait faim, soif, chaleur et froid, peine et labeur. Sa vie intérieure était sagesse, contemplant distinctement toute vérité ; sa fidélité, son amour se répandaient en grâce. Sa vie contemplative était au-dessus de toute hauteur et consistait à remercier et à louer son Père, à l'honorer et à l'aimer dans un respect sans fin. Sa vie passible était soumise à la volonté de son Père et aux mains de ses ennemis, en grande patience ; disposée à mourir et à vivre, en même temps qu'à tout supporter en soumission absolue. Sa vie parfaite était un abandon volontaire aux mains du Père jusqu'à la mort ; sa passion, l'effusion de son sang, sa nourriture ; sa boisson, du vinaigre mêlé de fiel ; tout endurer et porter patiemment, mourir enfin en humble obéissance.
   Il nous a légué pour après son départ, par pure charité, sa chair vivante et son sang précieux. Nous pouvons manger et boire, et faire mémoire de lui avec un goût pénétrant. Il nous donne son âme glorieuse, pleine de beauté, de gloire, de dons, qui peuvent nous remplir de grâces et de bienfaits.
   Il nous donne son esprit créé, qui nous a mérité la vie éternelle. Il nous donne aussi son Esprit incréé, qui est un seul Dieu avec lui et avec le Père céleste, qui pénètre et inonde tout notre intérieur de suavité divine ; ceux qui le servent ressentent la douceur éternelle. Tout ce qu'il est et tout ce qu'il peut, il nous l'a donné. Mais être Dieu et homme en une seule personne, cela il ne peut le communiquer à quiconque cette majesté et cette noblesse ne sont qu'à lui seul. Il n'y a qu'un Christ, qui est Dieu et homme en deux natures : c'est lui que nous devons aimer, remercier et louer pour l'éternité. Il nous a donné sa divinité, au-dessus de tout être créé, et sa superessence, que nous possédons dans la béatitude éternelle, au-dessus de nous-mêmes, en nous-mêmes ; voulez-vous en avoir l'expérience : là s'achève toute raison, là il y a vie sans labeur.
   Telles sont la règle du Christ, sa doctrine et sa vie si nous voulons le suivre, il nous enseignera toute vérité. Il nous montrera dans le royaume de son Père son être glorieux. Il veut qu'avec lui nous portions son joug, et que nous aimions les bons et les mauvais pour le service de Dieu et pour sa grâce. Le joug de l'amour est doux et suave il est la rançon de tous les péchés. Le fardeau du Christ est léger de poids : tout ce dont il charge, il aide à le porter. Il envoie ses disciples dans le monde comme des agneaux au milieu des loups : ils ne veulent dominer sur personne ; ils sont les moindres selon leur sentiment ; vivre d'orgueil ne peut entrer chez eux, alors même que le monde entier leur serait profit.
   Ils se sont humiliés avec le Christ et sont devenus les serviteurs du monde entier : c'est l'état le plus haut, en toute vérité et justice. Ils ne sont pas avares : ils ont abandonné toutes les choses terrestres ; ils ne sont pas ladres : bien qu'ils soient pauvres de richesses, avec Dieu ils donnent au ciel et sur la terre tout ce qu'ils ont ; ils ne sont pas irritables : ils ne cherchent pas à se venger ; tout ce qu'on leur fait de mal est aussitôt oublié ; en eux la haine et la colère ne peuvent entrer, car ils sont nés de Dieu. C'est là une extraction très noble, riche en vertus et de grand pouvoir. Ils prennent la place la plus humble : tous les gens de bien s'en trouvent mieux. Avec le Christ ils sont morts à eux-mêmes en humble soumission ; ils se sont engloutis et se sont réfugiés avec tous les esprits aimants dans la béatitude sans fond.
   Ici commence le troisième mode de vie éternelle dans les exercices sensibles de la vérité sans fin. La raison éclairée par Dieu ordonne aux hommes de dominer et de régir la vie des sens et de l'ordonner à la gloire du Seigneur. Et à cause de cela ils haïssent et méprisent toutes les inclinations désordonnées de la nature : bien--être, plaisir, satisfaction et consolation, complaisance en toutes créatures. Ils donnent à la partie inférieure, comme à un serviteur, ce qui lui est nécessaire ; ils sont sobres et purs ; ils servent Dieu seul par leurs bonnes œuvres et demeurent bien ordonnés jusqu'à la mort. Voir, entendre, sentir, goûter, toucher, éprouver, autant de moyens de servir Dieu sans diminuer de ferveur. Ils usent de leurs sens pour les bonnes œuvres, par lesquelles ils servent Dieu et qui leur servent à eux-mêmes jusqu'à la mort : c'est là grande sagesse. Ils méprisent et haïssent les inclinations désordonnées de la nature, ce qui est de toute nécessité. Car ceux qui méprisent Dieu et obéissent aux sens, pour leur commodité, leur plaisir, leurs délices, sont pires que des morts.
   Les hommes éclairés de Dieu aiment les vertus et les bonnes œuvres, par lesquelles ils servent Dieu et se servent eux-mêmes avec les autres hommes en mainte manière. Tous leurs péchés véniels leur sont facilement pardonnés, car ils sont unis à Dieu par amour. Rentrer en Dieu par amour et sortir pour les bonnes œuvres, ce leur est également facile : car ils sont unis à Dieu au-dessus de joie et de douleur. Toute défaillance, en cette vallée de larmes, se change et se consume en amour et en retour vers Dieu car leurs vertus et bonnes œuvres sont sans nombre. Ces hommes ont obtenu la victoire au-dessus de la lutte ceux qui la leur envient ont tort.


NOTES :
(1) MATTH., XXVI, 36 et 41.
(2) Ib. XXVI, 38.
(3) MARC, XIV, 36.
(4) MATTH., XXVI, 40-41.
(5) MATTH., XXVI, 42.
(6)MARC, XIV, 41 et 42.
(7)MARC, XIV, 44.
(8)Ib.,45.
(9)LUC, XXII, 48 ;MATTH., XXVI, 50.
(10) JOA., XVIII, 4-8; LUC, XXII, 49; MATTH., XXVI, 52-54.
(11) LUC, XXII, 52-53; MATTH., XVII, 56.
(12) JOA., XVIII, 17; Luc, XXII, 57 et 60.
(13) MATTH., XXVI,71-73.
(14) JOA., XVIII, 26.
(15) MARC, XIV, 72.
(16) J0A., XVIII, 20-23.
(17) MARC XIV, 58.
(18) MARC,XVI, 63.
(19) MATTH., XXVI, 63-64.
(20) LUC, XXII, 68-70
(21) MATTH XXVI, 65-66.
(22) Ib., XXVI,68.
(23) JOA., XVIII, 29-30; LUC, XXIII, 2.
(24) Id. XVIII, 31.
(25) MATTH., XXVII, 4.
(26) JOA., XVIII, 33-38.
(27) LUC, XXIII, 5.
(28) LUC, XXIII, 14-16.
(29) JOA., XIX, 15.
(30) JOA., XIX, 6-12.
(31) MATTH., XXI, 13.
(32) JOA., XIX, 12..
(33) Ib., XIX, 15.
(34) MATTH., XXVII, 15-22.
(35) MATTH., XXVII, 23-25.
(36) JOA., XIX, 5.
(37) MATTH.,XXVII, 29.