RUYSBROECK - TOME 6

LE LIVRE DES QUATRE TENTATIONS

   Que celui qui a des oreilles pour entendre entende ce que l'Esprit de Dieu dit aux églises, c'est-à-dire à toute la sainte chrétienté. Le vainqueur, dit l'Esprit du Seigneur, ne sera pas atteint de la seconde mort (1) Cela veut dire que celui qui sait vaincre sa propre chair, le monde et l'ennemi, ne sera pas atteint de la mort éternelle.

   Tout homme qui se tourne plus vers l'intérieur et vers le colloque intime avec Dieu que vers le dehors et vers les paroles humaines, et qui aime entendre la parole de Dieu plus pour en vivre que pour savoir, et pour qui la parole de Dieu est une nourriture qui le recueille et dans laquelle il goûte Dieu au-dessus de toute chose, et qui par sa foi et sa fidélité se tient en toute simplicité à cette parole intérieure : c'est celui-là qui a des oreilles pour entendre, car il est capable d'entendre toute vérité que Dieu lui veut montrer, et c'est lui qui remporte la victoire sur tout péché, c'est-à-dire sur la première mort. Il ne sera pas non plus atteint des peines éternelles, qui sont la seconde mort, laquelle suit toujours le péché.

   Celui, au contraire, qui s'occupe de choses multiples et qui avec la sainte Écriture va toujours vers le dehors, par complaisance de soi-même et de son savoir, celui-là veut toujours enseigner : et ceux qui le suivent n'arriveront jamais à la vérité entière, pas plus d'ailleurs que lui-même. Car il détourne sa face de la lumière simple de la vérité qui est au-dedans de lui, pour se tourner vers les détails multiples des Écritures. C'est pourquoi il ne reçoit jamais aucune lumière, car il ne veut écouter ni l’Esprit de Dieu ni qui que ce soit, mais toujours s'appliquer à la lettre qu'il ne veut entendre et comprendre que d'après ses propres vues et selon que bon lui semble. C'est là la raison pourquoi il est souvent en opposition avec la saine doctrine, les hommes de bien et la véritable sainteté. De là proviennent beaucoup de luttes et de discordes ; et cela cause la division des cours et c'est une grande difficulté pour la vraie charité. Car si on lui résiste, il s'irrite ; et si on lui cède, il s'enfle d'orgueil. C'est pourquoi l'Apôtre dit : « Que celui qui se croit debout fasse attention de ne pas tomber (2). » Car pour demeurer debout et pour être préservé de tomber dans le péché grave, nous devons apprendre à nous connaître nous-mêmes et nous observer, nous recueillir simplement en nous-mêmes et demeurer là où Dieu nous parle dans l'intime de l'âme. Nous y entendrons et nous y apprendrons la vérité et la véritable vie, et notre vie sera en harmonie avec la sainte Écriture et avec tous les saints. Et à cause de Notre   amour de la vertu et de notre vraie humilité, nous ne désirerons que d'être repris et enseignés par la sainte Écriture, ainsi que par tous les hommes. Toujours nous aurons plaisir à entendre et à concevoir la pure doctrine et la sainteté de vie. Celui qui a tout cela fait preuve d'être un homme de bien, car toutes ces choses sont dures et difficiles à entendre et à savoir, pour tous ceux qui ne veulent pas se donner complètement, et qui refusent de renoncer à toute volonté propre par rapport aux choses présentes et futures, par la mortification de la nature, de la chair et du sang, des sens et des œuvres de l'intelligence, en toutes les manières, selon que Dieu et ses saints amis les y exhortent, le leur enseignent et les y poussent.

   Car maintenant en ce temps quatre tentations règnent dans le monde, à l'occasion desquelles chaque homme peut expérimenter s'il est dans l'erreur ou bien un véritable disciple de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; car il y a quatre manières d'erreur, et tous les hommes qui ont l'apparence d'être spirituels et qui ne sont pas sincères ni vertueux de vie, sont séduits et mis en erreur selon l'une de ces quatre manières.

   Maintenant entendez et comprenez bien quelles sont ces choses dont proviennent toutes les erreurs. Tout homme qui ne cherche pas Dieu et qui ne l'aime pas au-dessus de lui-même et au-dessus de toutes choses, est toujours insouciant et inattentif pour ce qui regarde l'honneur de Dieu, toute vraie vertu et Dieu lui-même. Et c'est pourquoi il est exposé à toute espèce de tentation. Car il est infirme et ignorant, et il peut être sans le savoir induit en erreur multiple.

   Je ne veux point parler ici des hommes qui vivent ouvertement en de grossiers péchés mortels, car leurs œuvres sont manifestes. Mais il s'agit de tous ceux qui errent en doctrines douteuses et mensongères sous une apparence spirituelle.

   La source de la première erreur, dans laquelle la plupart des hommes sont tombés, est une nature indomptée. Et ce sont tous ceux qui vivent selon le désir du corps et des sens, par la vue, l'ouïe, la parole, la vie selon le plaisir et l'inclination de la nature ; dans le désir de plaire l'un à l'autre, en s'attirant mutuellement par des dons, des paroles et des actes, ou par une manière de faire, des lettres et des messagers. La recherche dans la nourriture et le boire, dans les vêtements de belles couleurs, et dans la coupe singulière de l'habit ; et aussi dans la magnificence extraordinaire et le grand nombre de vêtements et de toutes les choses dont on s'empresse d'orner ce sac impur qui est une nourriture des vers, afin de plaire an démon et aux messagers qui le servent ; et dans maint autre plaisir et bien-être par lesquels on sert le corps en particulier et en public, souvent de façon contraire à la raison et sans nécessité. Telle est la première erreur, qui est la plus commune, car elle a presque détruit et corrompu la religion de la sainte chrétienté. Elle règne en effet dans les cloîtres et les ermitages, dans les ordres et chez les prélats, dans tous les états de la sainte Église, depuis le plus haut jusqu'au moindre. Et c'est pourquoi la vraie connaissance de la vertu s'est beaucoup obscurcie Car certains disent que sensualité est chasteté, telle que Dieu l'aime ; ils prétendent être malades, et faibles et de complexion délicate, et que pour cela ils ont besoin de beaucoup de commodités et d'aises. Et un homme de bien, pensent-ils, est digne de tout honneur et de toute considération, et ils s'imaginent qu'ils sont tels eux-mêmes et ainsi ils sont dans l'erreur. Et alors même qu'ils disent et chantent beaucoup de prières, et récitent nombre de Pater, ils n'en ont aucun goût. Car ils sont extérieurs et ils vivent selon la chair et non selon l'esprit. Ils sont aveuglés et désobéissants à la vérité et aux touches du Saint-Esprit. Et c'est pourquoi dans leurs écrits les saints d'autrefois qui sont maintenant bien-heureux, condamnent et maudissent aussi bien par leur vie que par leurs paroles tous les hommes qui se croient être saints, et vivent pour la chair et le sang. Car ceux-ci détruisent ce que le Christ et les saints ont sanctifié et construit pour la gloire de Dieu par leur sang, leur vie et leur mort. Voilà la première tentation qui règne dans la chair et dans laquelle un nombre considérable de gens se trompent.

   Ensuite vient la deuxième tentation, de laquelle provient une autre sorte d'erreur, toute contraire à la première : car cette deuxième erreur naît d'un esprit hypocrite qui fait montre de grande sainteté là où il n'y en a pas. Et de là on peut conclure que beaucoup d'hommes tombent et sont éternellement en erreur, tout en ayant pourtant l'air d'être spirituels et saints.

   Comprenez bien maintenant. Si quelqu'un prend un habit usé et mène une dure vie de pénitence, abandonnant parents et amis, et biens terrestres et toute consolation du monde s'il s'aime et se poursuit plutôt soi-même et son propre profit que la gloire de Dieu, alors il est inconstant et enclin aux mauvaises pensées, aux imaginations et à toutes les tentations et erreurs spirituelles. Car il accomplit ses œuvres de son propre fond. Et il retombe sur lui-même. Même s'il aime et sert Dieu, c'est entièrement pour sa propre utilité. Et c'est pourquoi son amour est de nature et non pas de grâce. Car il n’est pas mort à lui-même ni ne veut se soumettre à la libre volonté de Dieu. Et c'est pourquoi il n'ose pas bien se confier en Dieu. Car sa nature ne veut pas s'abandonner, mais il veut être certain. Aussi désire-t-il que Dieu s'adapte à sa volonté et à son plaisir, c'est-à-dire que Dieu lui soit particulier plus que pour les autres hommes, et qu'il lui envoie un ange ou un saint qui lui dise et apprenne comment il doit vivre et si sa vie plaît à Dieu. Et tel autre désire que Dieu lui envoie un message particulier écrit avec des lettres d'or, ou que dans une vision ou un songe, il lui montre sa volonté. Voyez, cela vient souvent de l'orgueil spirituel, qui lui fait croire qu'il est digne de telles particularités. Car si cela a été donné à quelques saints, ces gens ne doivent pas en tirer exemple pour eux-mêmes. Et c'est pourquoi ils sont souvent dans l’erreur. Ce que les saints enseignaient et pratiquaient, ils l'estiment peu. Mais volontiers ils suivraient une voie particulière telle qu'on n'en avait jamais vu ni entendu parler. Si quelqu'un se cherche plutôt soi-même et propre gloire que la gloire de Dieu, il tombe dans l'hypocrisie, c'est-à-dire dans une vie feinte et orgueilleuse. C'est ainsi que ces gens adoptent extérieurement des manières singulières pour se faire remarquer, afin qu'on les appelle saints et qu'au moyen de ces façons singulières ils plaisent aux autres hommes. Car là où se montre une vie austère de pénitence avec ostentation de manières extérieures, sans une grande humilité de cour, là il y toujours aussi hypocrisie. De là vient que ces gens ne peuvent souffrir que quelqu'un soit appelé saint auprès d'eux ou que l'on en aime un autre plus qu'eux-mêmes. Car ils sont orgueilleux d'esprit comme l'étaient les pharisiens, et ils se croient intelligents et sages. Cependant ils sont rudes et pesants. Car ils mettent la plus grande sainteté dans les œuvres extérieures. Et si le Seigneur permet que l'ennemi leur fasse voir des songes et des visions, où ils se glorifient et se complaisent, alors ils sont davantage dans l'erreur et si préoccupés d'eux-mêmes. que presque plus jamais ils ne peuvent se convertir. Et c'est là la deuxième manière selon laquelle l'ennemi tente e les hommes égoïstes qui gardent leur volonté et la possession d'eux-mêmes par l'amour désordonné dont ils s'aiment.

   La troisième tentation qui vient ensuite, est encore plus subtile à comprendre. En cette tentation tombent et errent sous les ruses de l'ennemi tous ceux qui veulent mener une conduite spirituelle et qui sont subtils en leur sens, rusés et habiles en leur entendement naturel, voulant agir naturellement sans la charité et sans l'humilité de esprit, selon qu'il plaît à la nature. Car leur nature et leur sens intérieur s'exercent et mettent leur gloire dans la lumière naturelle. Et ils possèdent cette lumière naturelle avec tant de plaisir et d'esprit propre, qu'ils croient pouvoir comprendre et entendre toute vérité et toute possibilité de vie, et cela sans le secours surnaturel de Dieu.

   Et en cela ils se trompent et ils tombent dans les ruses de l'ennemi et dans un orgueil spirituel si enflé, que rarement ils peuvent être convertis. Car ces gens croient pouvoir atteindre et comprendre par la lumière naturelle la vérité première. Et ils veulent par leur propre talent creuser et approfondir les mystères cachés des Écritures, tue l'Esprit de Dieu a composées en la sagesse éternelle. Et à cause de leur orgueil il leur semble entendre les Écritures plus clairement et plus profondément, et mieux que ne l'ont fait les saints qui les ont écrites et enseignées et pratiquées. Car ils croient être les plus sages du monde ; et tous leurs exercices consistent à imaginer intérieurement, à étudier et argumenter sur les Écritures pour autant qu'ils osent le faire. Et quant aux autres hommes lui mènent une vie simple et sainte ou une dure vie de pénitence, ils les estiment des ânes stupides et des bêtes. Car ils se complaisent en eux-mêmes au-dessus des autres hommes. Et ils ont plus de goût intérieur et de joie dans es choses qu'ils trouvent et comprennent intérieurement par le raisonnement que dans les choses qui sont au-dessus de la raison, qu'il faut croire et qui nous donnent le salut éternel. Ils sont donc comme des païens incrédules qui ne connaissent pas Dieu. Toujours ils veulent proférer de nouvelles choses avec un plaisir naturel. Car ils travaillent et ils parlent de leur propre fond. Et par cela ils doivent se complaire en eux-mêmes et chercher leur propre gloire, et faire preuve d'orgueil, bien qu'ils ne s'en rendent pas compte eux-mêmes. Et le plus souvent ils ont une attitude extérieure grave, l'expression de leur visage est sévère et rude, et envers les autres hommes leur manière est orgueilleuse et hautaine. Et ils prennent volontiers largement et à grand prix le nécessaire pour leur corps, en toutes choses. Et ils désirent qu'on les honore, et qu'ils soient estimés au-dessus des autres hommes.

   Voyez, ceci est le troisième mode de tentation. En cela furent trompés tous les gens subtils, qui dans une sagesse toute naturelle ou dans un docte savoir s'exaltent eux-mêmes et trouvent en eux leur complaisance, et qui veulent s'élever par eux-mêmes et par leur propre lumière sans la grâce de Dieu.

   Vient ensuite la quatrième tentation, qui doit être redoutée plus que les autres. Car ceux qui y tombent, s'égarent si loin de Dieu et de toutes les vertus, qu'à peine peuvent-ils jamais revenir en arrière.

   Et ce sont tous ceux qui, sans exercice de vertus, avec un entendement sans images, trouvent et possèdent en eux-mêmes leur être essentiel dans l'oisiveté nue de leur esprit et de leur nature. Car ils tombent dans une vaine et aveugle oisiveté de leur être, et ils deviennent négligents pour toutes les bonnes œuvres au dehors comme au dedans. Car ils dédaignent toute œuvre intérieure, qui consisterait à vouloir, savoir, aimer, désirer, et toute application active à Dieu. Mais si une fois en toute leur vie ils avaient, pendant une seule heure, aimé Dieu et goûté la vraie vertu, ils ne pourraient pas arriver jusqu'à ce manque de foi. Car anges et saints, et le Christ lui-même éternellement doivent agir, aimer et désirer, remercier et louer, vouloir et savoir. Et sans ces œuvres ils ne pourraient pas être saints. Et Dieu lui-même, s'il n'agissait pas, ne serait ni Dieu, ni saint.

   C'est pourquoi ces hommes misérables se sont gravement trompés ; car ils s'endorment et s'enfoncent eux-mêmes dans un repos tout naturel de leur être. Et quand ils éprouvent en eux-mêmes ce repos, sans amour et sans exercice de vertus, ils veulent bien le posséder et y demeurer. Et de ceci provient grande infidélité, perverse et fausse liberté d'esprit. Et tous ceux qui en arrivent là sont des gens simples ou encore jeunes, qui ne se sont pas exercés dans les vertus ; ou ceux qui ne sont pas mortifiés à eux-mêmes, bien qu'ils se soient exercés longtemps en grandes mortifications, sans intention droite ni amour de Dieu. La méthode de ces gens consiste en un repos silencieux du corps, sans travail, en un sentiment oisif et dépourvu d'images, tandis qu'ils sont tournés entièrement vers eux-mêmes. Et parce qu'ils sont sans exercice, et sans adhésion amoureuse à Dieu, ils ne se dépassent pas eux-mêmes, mais ils se reposent en leur propre être ; et ainsi leur être est leur idole, car il leur semble qu'ils possèdent et qu'ils sont un même être avec Dieu, et cela est impossible. Et c'est pourquoi ils se sont trompés aussi gravement qu'il peut être, comme je l'ai dit souvent.

   Mais maintenant il nous faut voir comment chaque homme peut résister à ces quatre tentations et à toutes les autres, et les peut vaincre, et comment il peut vivre honnêtement pour Dieu, et utilement pour lui-même et tous les hommes de bien. Qui désire l'obtenir doit aller vers le royaume de Dieu par une autre voie que celle que vous avez entendu jusqu'ici. Car il doit se mettre dans l'état le plus humble au-dessous de tous les hommes, comme un pauvre pécheur, qui de lui-même ne possède rien, ne peut ni ne veut rien sans l'aide et la grâce de Dieu. Et sur cette humilité il peut fonder une vie haute, pourvu qu'il se dise toujours intérieurement « Seigneur, ayez pitié de moi, pauvre pécheur », et qu'il ait une confiance éternelle dans la bonté de Dieu. Et il doit embrasser les préceptes de Dieu et de la sainte Église, et s'efforcer de les maintenir et d'y persévérer aussi longtemps qu'il vit. Et il doit suivre sa droite raison et y obéir, ainsi qu'à tous les hommes qu'il approche, aussi longtemps qu'il aperçoit que là se trouvent paix, vertu et mortification. Et il doit maîtriser sa nature et ses sens, et résister à tout plaisir désordonné. Et il doit s'efforcer de renoncer et de mourir à soi-même, ainsi qu'à son propre intérêt en toutes choses, autant qu'il le peut et que s'y trouve la vertu. Et il doit porter sa croix et imiter le Christ en pénitences et en abstinences, discrètement, selon le pouvoir de son corps et de sa nature. Et il doit pratiquer bonté et fidélité, et un amour commun à tous les hommes, sans excepter personne. Et il doit être obéissant envers Dieu et n'avoir avec lui qu'une volonté en toutes choses. Et il doit être joyeux et patient en toutes les souffrances, doux et clément envers tous les hommes, chez qui il aperçoit quelque bonne disposition à la vertu. Il doit aussi avoir un respect sans feinte pour ses supé-rieurs et pour tous les hommes de bien, partout où il les rencontre. Quant aux œuvres de charité et de miséricorde, il doit les exercer en tout besoin, par des bienfaits, les paroles et des œuvres, et par tout ce qui est en son pouvoir selon la discrétion. Aux hommes faux il doit montrer un aspect grave et indigné, un discours âpre et une expression sévère de visage, partout où il les reconnaît. En tout ce que lui enseignent la raison, les saintes Écritures et tous les hommes de bien, il doit s'efforcer de vivre selon qu'il peut le faire discrètement.

   Je pourrais vous proposer beaucoup plus de façons de bonnes mœurs et de saintes pratiques, mais si vous avez ce fondement, dont je vous ai parlé, vous trouverez en vous-mêmes, avec l'aide de Dieu, tout ce dont vous avez besoin. Et ceci est un mode commun de vertus qui est nécessaire pour tous les hommes, qui doivent plaire à Dieu et vaincre toutes les tentations.

   Mais je désire que nous considérions encore plus profondément notre intérieur, afin d'éprouver plus clairement et d'une façon plus intime la richesse du Dieu vivant en notre esprit.

   Et pour cela nous devons nous recueillir et garder notre intelligence nue et dépourvue d'images pour la vérité incompréhensible de Dieu. Et nous trouverons cette vérité formée en nous, et nous-mêmes formés à nouveau en elle, devenant ainsi un avec elle. Et ceci constitue la voix la plus claire avec laquelle nous invo-quons le Fils de Dieu, et possédons avec lui son héritage et le nôtre.

   En raison de ces grandes faveurs, nous devons de nouveau retourner vers nous-mêmes, et nous incliner devant la toute-puissante bonté de Dieu dans un anéantissement de nous-mêmes, pour souffrir en patience tout ce que Dieu permet pour nous dans le temps et dans l'éternité. Et ceci est la voix la plus gracieuse. Et c'est ainsi que le Christ descendit vers l'humanité et nous mérita la vie éternelle. Et par là nous invoquons la justice de Dieu, et nous descendons avec le Christ dans la profondeur sans fond, qui jamais encore ne fut remplie.

   De cette profonde bassesse nous devons nous élever avec un vrai courage, jusqu'à la hauteur supérieure. Et avec tous les anges et tous les saints, dans le Christ Jésus, nous devons aimer, remercier et louer Dieu, maintenant et dans l'éternité. Et ceci est la voix la plus joyeuse par laquelle nous invoquons la sainte Trinité, que nous trouverons habitant en nous avec la plénitude de tous les dons, tandis que nous-mêmes serons, avec toutes les vertus, réfléchis dans l'unité divine.

   Du fond de cette riche unité nous nous écoulerons librement en la bonté libérale de Dieu, et nous parcourrons avec un cœur large le ciel et la terre, la grâce et la gloire, ainsi que tout bien utile à chacun. Telle est la voix la plus douce avec laquelle nous invoquons le Saint-Esprit, possédons la sagesse de l'amour et y sommes unis.

   Et lorsqu'ainsi l'amour envahit l'esprit en unité, il touche la vie même de l'esprit et lui fait goûter son insondable richesse. Et alors l'intérieur tout entier de l'homme est ému de jouissance. Et par là il est amené à aspirer et à soupirer vers l'infinité de l'amour. Et ceci est la voix la plus cachée par laquelle nous invoquons l'amour, afin qu'il nous consume et nous dévore dans sa profondeur, où tous les esprits défaillent en leur activité et cèdent à la jouissance.

   Là se révèle à l'amour le silence obscur, qui demeure inactif au-dessus de tous les modes. Là nous sommes trépassés et nous vivons au-dessus de nous-mêmes. Car là se trouvent notre jouissance et notre béatitude la plus haute. Là est un silence éternel en notre superessence. Là nulle parole ne fut jamais prononcée dans l'unité des personnes. Là aussi nul ne peut parvenir sans amour et exercice de vertus en justice. Et c'est pourquoi ils se sont trompés, ceux qui ont pratiqué une fausse oisiveté.

   Et ainsi pourrions-nous vaincre toutes les tentations et toute ruse de l'ennemi.

   Et cette hauteur de vie beaucoup d'hommes pourraient y parvenir en peu de temps, s'ils la pratiquaient aussi dévotement et aussi sagement que je viens de le dire. Mais mourir à la chair et au sang, ainsi qu'à la volonté propre, c'est chose très difficile, peu estimée et ignorée aussi d'un grand nombre. Et c'est pourquoi personne ne doit vite croire ni supposer en lui-même qu'il possède grande sainteté. Car c'est souvent simple affection, c'est-à-dire jouissance naturelle du tempérament, amour-propre et complaisance de soi-même, recherche de nouveauté, où l'on croit découvrir grande sainteté.

   Car aussi longtemps que l'homme est au-dessous de ses quarante ans, il est très incliné aux plaisirs des sens, facilement attaché et inconstant dans la nature ; et il cherche souvent commodité, goût et délices dans ses exercices, sans pourtant qu'il s'en aperçoive lui-même. Et ainsi sa pratique est encore toute mélangée de nature. Et là où il croit entretenir l'esprit et la sainteté de vie, il fait croître un égoïsme encore vivant de soi-même et la seule nature. Et c'est pourquoi saint Grégoire dit que les prêtres de la loi ancienne travaillaient et servaient dans le temple jusqu'à l'âge de quarante ans, et après cela ils étaient gardiens du tabernacle. Car alors la nature en eux était refroidie et diminuée, et ainsi ils devenaient plus affranchis et apaisés en eux-mêmes par un long exercice de bonnes œuvres.

   La cinquantième année on laissait reposer la terre selon la loi juive. Et toute dette était remise, tout prisonnier délivré, et tous les esclaves, libres de naissance, étaient affranchis. Et chacun retournait de nouveau à son propre champ qui était aussi celui de ses pères. Et ainsi puis-je dire maintenant : dès que nous avons reçu un nous la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous commençons à vivre ; et alors devons-nous servir, travailler et nous empresser dans le temple de Dieu, c'est-à-dire en nous-mêmes, avec pénitences et saints exercices ; et cela nous le ferons aussi longtemps qu'avec le secours de Dieu, nous devons poursuivre et vaincre notre vie pécheresse et terrestre, et tout ce qui est contraire à Dieu et à la vertu, en pensées, en paroles et en œuvres, et en toutes nos pratiques, de sorte que l'amour devienne si puissant en nous, qu'il nous puisse élever à la suprême hauteur qu'il est lui-même. Et alors sa bonté se répandra dans toute notre vie intime et la remplira de jouissance et de délices si grandes, que toute notre terre sera inculte et se reposera. Car notre homme extérieur et terrestre sera alors inactif à l'endroit de tout travail et de toutes pratiques.

   Et c'est là notre cinquantième année de rémissions et de joies, qu'on appelle en langue hébraïque jubilé. Ut nous comptons cinquante ans à partir du temps où le Christ, Fils de Dieu, est né en nous, et ceci, c'est notre saint pèlerinage vers Rome. Car là toute culpabilité de péchés est remise et pardonnée ; et tous les prisonniers sont délivrés, car tous les liens d'amour désordonné de quelque créature que ce soit se déchirent et disparaissent totalement ; et tous les esclaves sont affranchis, car ils sont de race libre, et ce sont les puissances supérieures de l'âme. Et cette liberté est telle, qu'en leur élévation elles peuvent aimer, remercier, louer et servir Dieu en toute manière, sans aucun empêchement de l'ennemi, du monde et de la chair. Mais les sens et les puissances animales doivent demeurer toujours esclaves, là où elles agissent. Car elles sont chair et nées de la chair. Et c'est pourquoi, si l'homme leur permettait de se développer, elles suivraient et serviraient la chair, ses œuvres seraient défectueuses, contre la raison et désordonnées. Voyez, avec ceci nous rentrons en possession de notre propre champ, que nous avions vendu et abandonné par nos péchés. Et ainsi nous devenons de véritables gardiens du tabernacle de Dieu, que nous avons en nous-mêmes, lorsque, d'après la doctrine de saint Paul, nous pouvons posséder notre corps en sainteté et en honneur, et vaincre, avec la puissance de notre Dieu, toutes les tentations, et avec un courage généreux, nous élever sans obstacle au-dessus de toute chose vers ce bien éternel qui est notre héritage et notre béatitude.

  Pour qu'à nous tous cela arrive, que Jésus-Christ nous aide, lui qui à cause de nous fut tenté par l'ennemi et souvent par le monde, et qui nous a acheté l'héritage de son Père avec son sang précieux ! Et celui-là nous le posséderons en toute liberté avec lui et en lui dans l'éternité. Amen.



(1) Apoc. II, II.
(2) COR. X, 12.



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