RUYSBROECK - TOME 4 : LE LIVRE DU TABERNACLE SPIRITUEL


INTRODUCTION


   Parmi tous les traités de Ruysbroeck, le Tabernacle spirituel mérite une place de choix, non seulement en raison de son étendue considérable, qui nous oblige à en répartir la traduction en deux volumes, mais à cause de la haute doctrine qu'il renferme. Sous ce rapport il n'est pas inférieur aux autres traités, et, malgré un genre tout spécial de composition, fort goûté sans doute des contemporains, mais qui peut nous étonner au premier abord, son originalité même lui donne une saveur très particulière.


DATE DE COMPOSITION.

   Dans la liste des ouvrages de Ruysbroeck, dressée par son biographe Pomérius, le Tabernacle spirituel occupe le sixième rang entre la Foi et les Sept clôtures. Le manuscrit A, qui n'est autre que le codex type de Groenendael, donne une précision sur l'époque où fut écrit le traité. Il porte en effet cette indication : « Ce livre fut édité par Messire Jean Ruysbroeck, pour une grande partie, alors qu'il était encore prêtre séculier (adhuc presbyter saecularis existens). Il acheva le reste après son entrée en religion. » Or c'est en 1343 que Ruysbroeck et ses deux amis, Franco van Coudenberg et jean Hinckaert, quittèrent Bruxelles pour se rendre à Groenendael. Il est vrai que c'est seulement six ans plus tard, en 1349, qu'ils y prirent l'habit et la règle de saint Augustin. On pourrait dès lors se demander à laquelle de ces deux dates s'applique l'expression d'entrée en religion. Il est vraisemblable cependant que l'auteur de l'inscription susdite a voulu dire simplement que le Tabernacle, commencé à Bruxelles, a été terminé à Groenendael, alors que Ruysbroeck venait de s'y retirer. Ce changement de vie donne aussi une explication très plausible du ton nouveau que prend subitement l'auteur, à partir du chapitre CXXV jusqu'au chapitre CXLIV. C'est une diatribe fort sévère contre les abus et l'irrégularité qui régnaient dans le clergé séculier et parmi les chanoines. Ruysbroeck qui venait à peine de quitter ce milieu, pour fuir justement la vie qu'il y voyait mener, en a l'âme toute pleine et désormais, retiré dans la solitude, il exhale des plaintes amères et ne ménage pas les reproches aux coupables.

   Nous pouvons donc penser que le Tabernacle spirituel a été achevé peu après 1343 et qu'il reflète, au moins dans la seconde partie, les dispositions d'âme du nouveau solitaire de Groenendael.


DIFFUSION DU LIVRE.


   Le livre, comme ses devanciers, devait jouir promptement d'une vraie célébrité. Du vivant même de Ruysbroeck, nous voyons un de ses disciples, Guillaume Jordaens, le traduire en latin, en même temps que les Noces spirituelles et la Petite pierre brillante, afin d'en permettre la diffusion au-delà des frontières du Brabant (1).

   D'autre part, le chartreux Gérard d'Hérinnes, qui nous est déjà connu, copiait l'ouvrage de sa propre main, tandis que Gérard Groot, une des premières autorités de l'époque, atteste dans une de ses lettres, que les Cisterciens du monastère de Camp sont occupés à transcrire le Tabernacle : « La dernière partie du Tabernacle, écrit-il, se trouve chez les Cisterciens de Camp, qui sont en train de le copier ; dès que je l'aurai reçue, je l'enverrai à Messire Ghisbert (2) ». Ce Messire Ghisbert est Ghisbert Dou, prêtre d'Amsterdam. Le traité De la Sagesse savou-reuse du chanoine régulier Henri Mande († 1431) est la reproduction, en grande partie littérale, des chapitres du Tabernacle où Ruysbroeck expose la théorie des sept dons du Saint-Esprit. Mande s'est contenté de supprimer la partie allégorique et de faire quelques modifications de détail.

   De son côté, Denys le Chartreux ne peut retenir son admiration pour le « docteur divin » comme il appelle Ruysbroeck, qui jouit auprès de lui d'une grande autorité. Plus d'une fois, il le cite dans ses ouvrages, et c'est au Tabernacle qu'il emprunte une description des dons du Saint-Esprit, ainsi qu'un autre passage sur l'autorité du Souverain Pontife (3).

   En l'année 1552 Surius, lui aussi chartreux, donne la traduction complète en latin des œuvres de Ruysbroeck et il atteste, à propos du Tabernacle, qu'il y a là des passages qui mériteraient d'être écrits en lettres d'or, étant d'une doctrine admirable et aptes à convertir les cœurs les plus endurcis.

   La doctrine n'était pas seule à attirer tant de faveur au Tabernacle spirituel ; le genre de composition adopté par l'auteur piquait aussi la curiosité et flattait le goût des contemporains. Basant sur une descrip-tion du tabernacle des juifs, empruntée à l'Exode, toute une interprétation spirituelle, il en explique les moindres détails selon le sens mystique et les entend de l'âme, de l'Église, du Christ lui-même.

   Le chartreux Gérard en dit son admiration au Prologue qu'il consacre aux œuvres de Ruysbroeck : « Le livre du tabernacle se recommande de lui-même, car il n'est personne, dans le corps de la sainte Église, depuis le Pape jusqu'au plus humble des fidèles, qui n'en puisse faire son profit spirituel, si toutefois il est capable de le lire et de le comprendre. C'est à la louange de l'auteur, qui y enseigne maintes vérités spirituelles et subtiles, tirées des détails les plus compliqués de la sainte Écriture et aboutissant toutes à un même sujet, l'âme humaine, comme le Tabernacle avec toutes ses parties ne formait qu'un seul ouvrage (4). »

   Le bon chartreux était si ravi de ce mode de composition qu'il a voulu ajouter de nouveaux détails à ceux que donnait Ruysbroeck sur la construction du tabernacle des juifs : « J'avoue, poursuit-il, que, dans le livre du Tabernacle, j'ai ajouté parfois, en des gloses marginales, les opinions d'autres maîtres ; non pour diminuer en rien la valeur de l'écrit, mais afin de permettre au lecteur subtil et éclairé d'en tirer plus de profit encore pour son avancement spirituel.

   Ces gloses sont pour la plupart empruntées à l'Historia scholastica de Petrus Comestor, chez qui Surius a, lui aussi, parfois puisé pour sa traduction latine du Tabernacle.

   Frère Gérard goûtait moins cependant les invectives sévères de la fin du livre, et tout en s'expliquant aisément les motifs qui les avaient dictées à Ruysbroeck, il s'abstenait de les reproduire dans sa copie : « Dans ce même livre, écrivait-il, là où l'on commence à parler des vingt espèces d'oiseaux dont Dieu avait défendu de manger, j'ai passé volontairement sous silence les invectives véhémentes adressées par l'auteur à tous les rangs de la sainte Église. Il y avait été poussé par la peine qu'il éprouvait à la voir si déchue de son premier état. »

  Ce qui nous intéresse surtout c'est le témoignage rendu par le même Gérard à la diffusion merveilleuse des écrits de notre grand mystique. Il les voit se répandre partout dans les Flandres et le Brabant. Ailleurs, on les lit dans la traduction latine de Jordaens, ainsi que dans des traductions en différentes langues. Nous avons déjà énuméré, dans les volumes précédents, les nombreuses éditions et traductions qui se succédèrent rapidement. Mais ce que nous pouvons ajouter ici, c'est que des quatre-vingt-quatre manuscrits indiqués par De Vreese dans son étude sur Ruysbroeck, vingt-trois contiennent le Tabernacle soit en entier, soit en extraits. Depuis, trois autres manuscrits ont été retrouvés (5).


TEXTE ET TRADUCTION.


   C'est toujours à l'édition de David, la seule qui soit encore complète, que nous avons emprunté le texte du Tabernacle. Le manuscrit A de la Bibliothèque royale de Bruxelles a servi de base, mais il a été souvent comparé à trois autres de même famille, B, C et D. Le codex type de Groenendael, auquel appartient le manuscrit A, est écrit sur parchemin et date de la fin du XIVe siècle (6). À la bibliothèque, il porte les nos 8 19295 à 19297 inclus. Sur la première page l'on a ajouté, sans doute au XVIIe siècle, les mots : Domini Joannis Ruysbyochii. Une table des matières avait été dressée antérieurement par une main du XVe siècle.

   Le Tabernacle spirituel y occupe la première place : Liber de spirituali Tabernaculo qui sic incipit : Loept alsoe dat ghij begrijpen moeght. Hunc librum edidit dominus Joannes Ruysbroeck ro magna tarte adhuc presbiter secularis existens, residuum autem post ingressum religionis com plevit. Et est translatus in latinum per fratrem Wilhelmum Jordani presbiterum professum in monasterio Viridisvallis.

   La provenance du manuscrit est attestée par deux inscriptions : l'une à la fin du premier traité : Hunc librum edidit Johannes de Ruysbroeck primus prior hujus monasterii ; l'autre à la dernière page du manuscrit Ce livre appartient au monastère de Groenendael, situé dans la forêt de Soignes près de Bruxelles. Et il a été composé, sous l'inspiration du Saint-Esprit, par le frère Jean Ruysbroeck, premier prieur du susdit monastère.

   Ces indications sont précieuses et elles nous permettent de croire que le manuscrit date des années qui ont suivi la mort de Ruysbroeck. L'expression : « composé sous l'inspiration du Saint-Esprit » laisse supposer, comme le remarque De Vreese, que l'auteur n'était plus en vie, car il n'en aurait pas supporté la solennité. D'autre part, l'écriture du manuscrit trahit la fin du XIVe siècle et il y a ainsi tout lieu de penser qu'il a été transcrit entre 1381, date de la mort de Ruysbroeck, et 1400.

   Ces données sont d'ailleurs pleinement confirmées par le R. P. Reypens, qui a fait une étude spéciale du manuscrit de Groenendael (7), où il démontre que A constitue la seconde partie de ce codex officiel. Les disciples de Ruysbroeck ont peut-être commencé à le rédiger du vivant même du maître, mais ils ne l'ont achevé qu'après sa mort. C'est d'après ce codex A que David a publié le Tabernacle, le préférant à B qui ne contient que les deux premiers tiers du traité. Néanmoins il l'a comparé au premier et a donné en noté des variantes. Le codex B date en effet lui aussi de la fin du XIVe siècle et il a appartenu au monastère de Saint-Paul de Rouge-Cloître, situé non loin de Groenendael. Il porte, à la Bibliothèque royale de Bruxelles, la cote 3091.

   Le troisième manuscrit employé C date de l'année 1472 et ne contient que le Tabernacle. Il est fort bien conservé, absolument intact, et le texte y est accompagné de nombreuses gloses empruntées à l'Historia scholastica. Il appartenait au monastère de Jéricho à Bruxelles et porte actuellement la cote 15136.

   Enfin le manuscrit D de 1461, cote 3416 à 3424, qui contient tous les écrits de Ruysbroeck, a également été usité pour l'édition.

   Notre traduction s'est efforcée, comme précédemment, de suivre le texte d'aussi près que possible, tout en lui donnant une tournure française. Certains passages, qui contenaient des redites ou des longueurs, ont été parfois abrégés, mais la pensée de l'auteur est demeurée intacte. La traduction latine de Surius, ordinairement très fidèle, bien que souvent surchargée de synonymes, nous a été fort utile dans les passages plus obscurs, afin d'interpréter la doctrine de Ruysbroeck l'Admirable.


ANALYSE ET DIVISION.


   Le Tabernacle spirituel suit pas à pas la description très détaillée du tabernacle de l'alliance, qui se trouve au livre de l'Exode à partir du chapitre XXV. Afin d'en donner l'interprétation spirituelle, l'auteur en a épuisé les moindres traits avec un scrupule et, disons le mot, une fécondité d'imagination, qui donnent à ce traité, parmi tous les autres, une physionomie absolument à part. Le mode de composition était, nous l'avons dit, tout à fait du goût de l'époque et Ruysbroeck semble avoir été satisfait de son œuvre, plus que de l'ensemble de ses autres écrits. Si aujourd'hui ce genre peut nous paraître au premier abord quelque peu subtil, l'étonnement le cède vite à l'admiration pour la foi profonde avec laquelle notre mystique scrutait les Écritures et savait y trouver l'enseignement spirituel le plus élevé. Sous ce rapport, il se rattache à l'école des Pères, dont les écrits sont tout remplis des interprétations les plus larges des Livres saints.

   Dans l'ensemble, le Tabernacle spirituel, malgré ses longueurs et ses subtilités, constitue un magnifique traité d'ascétisme et de mystique. Voici comment Ruysbroeck y procède d'ordinaire : il cite d'abord le passage de la Bible qu'il veut commenter, puis reprenant chaque détail en particulier, il s'efforce d'en établir exactement le sens, s'appuyant le plus souvent sur les anciens commentateurs, comme Josèphe dans son Histoire des Juifs, ou encore comme Petrus Comestor (fin du XIIe siècle) dont l'Historia scholastica était célèbre au moyen âge.

   Quant à la description des animaux purs et impurs, que nous trouverons dans la seconde partie de cet ouvrage, Ruysbroeck l'a empruntée en grande partie aux bestiaires qu'il avait à sa disposition, par exemple le De naturis rerum de Thomas de Cantimpré (XIIIe s.) et les œuvres de Jacques van Maerlant (8). Nous y reviendrons dans l'Introduction à la seconde partie, qui doit former un volume à part.

   Une fois établi le sens littéral du texte, Ruysbroeck en fait découler le sens mystique afin d'y baser son enseignement, se révélant là encore comme un maître, en pleine possession de la doctrine. Il convient de mentionner en particulier le traité des dons du Saint-Esprit (chap. XXIV-XXXI), qui peut être regardé comme un vrai chef-d'œuvre théologique (9).

   Au prologue du Tabernacle, Ruysbroeck nous donne lui-même la division de son long traité, consacré à ce qu'il appelle la course de l'amour. On y trouvera sept parties correspondant aux sept particularités que développe le livre de l'Exode en décrivant la construction du tabernacle (Exode, XXIV-XXXII) :

1° Le sacrifice offert au pied du Sinaï ;
2° Le parvis du tabernacle ;
3° L'autel des holocaustes dans le parvis ;
4° La construction du tabernacle lui-même ;
5° Les objets qui se trouvaient dans le Saint, les prêtres qui servaient dans le tabernacle et les sacrifices offerts par ces prêtres ;
6° Les objets qui se trouvaient dans le Saint des saints ;
7° La présence divine.

   À la lumière de ces figures, nous voyons la course de l'amour, c'est-à-dire la vie chrétienne évoluer jusqu'à son terme suprême ; la vie chrétienne placée toujours dans son vrai milieu, l'Église, rattachée sans cesse à sa source et à son modèle : Notre-Seigneur Jésus-Christ.

   En comparant la division indiquée dans le prologue avec celle que présente le livre des Noces spirituelles, nous pouvons grouper les sept stades selon trois vies :

1° La vie active, d'abord à son point de départ (premier degré) ; puis, dans son développement, où les vertus morales jointes à la charité ornent spécialement les puissances inférieures ou, selon l'expression de notre auteur, l'unité du cœur (10) (deuxième degré) ;

2° La vie intérieure qui premièrement orne la même partie sensible à l'intérieur par l'amour affectif, afin d'établir l'unité du cœur (troisième degré), mais qui regarde surtout l'unité de l'esprit ou les puissances supérieures (quatrième et cinquième degrés) : enfin ce qui constitue ce que Ruysbroeck appelle : la vie la plus intime (sixième degré) ;

3° La vie contemplative qui est la rencontre avec Dieu dans le plus profond de l'esprit (septième degré).

   Comme dans les Noces spirituelles, la vie intérieure comprend la plus grande partie du traité, tandis que la vie contemplative n'occupe qu'un seul chapitre.

   a) Le point de départ, ou premier stade de la vie chrétienne, c'est la justification du pécheur, laquelle se fait par l'infusion même de la grâce et de la vie surnaturelle. Cette justification nous a été méritée par le sacrifice de la croix, fondement de la nouvelle alliance, de même que le sacrifice offert au pied du Sinaï scella l'ancienne alliance (chap. I-II) ;

   b) Dans le deuxième stade, la partie sensible est ornée à l'extérieur par le dévouement au service du prochain dans les œuvres de miséricorde et, en général, par toutes les vertus morales pratiquées selon les dix commandements de Dieu et selon la doctrine des quatre Évangiles. Cette vie vertueuse sera comme le parvis de notre tabernacle spirituel. Les mêmes vertus morales et œuvres de charité se trouvent encore figurées par l'huile que le Seigneur ordonne d'apporter pour les lampes, après avoir donné les instructions concernant le parvis : Exode, XXVII, 9-19 ; 20-21 (chap. III-VI) ;

   c) Dans le parvis se trouvait l'autel des holocaustes (Exode, ibid., I-8). Cet autel figure l'unité du cœur où recueillement des puissances sensibles qu'on obtient par l'éloignement des préoccupations terrestres et par la recherche affectueuse de Dieu, dans une pratique plus élevée et mieux intentionnée des vertus morales. On y joint l'exercice de méditations amoureuses, dans un esprit intérieur et un amour affectif, qui se dévoue au service de Dieu et désire s'élever au-dessus de soi-même par une vie plus haute, dans un état plus spirituel (chap. VII) ;

   d) Cet état plus élevé appartient à la partie raisonnable, qui est comme l'enveloppe de notre tabernacle spirituel celui-ci sera construit quand notre entendement aura été établi dans une vie vraiment spirituelle. Avant d'expliquer le chapitre XXVI de l'Exode, où est donné le plan du tabernacle, Ruysbroeck parle d'abord des deux chefs de métier Beseleel et Oliab (Exode, XXXI, I-II), puis des offrandes volontaires et surabondantes que recueillit, pour le tabernacle, des mains des Israélites, Ithamar, fils d'Aaron (ibid., XXXVI, I-7 XXXVIII, 21-23) : les noms de ces trois personnages et ceux de leurs ancêtres nous indiquent les dispositions préalables à la construction d'un tabernacle spirituel, qui sont surtout une volonté docile et une intelligence éclairée. Venant ensuite au tabernacle lui-même et en premier lieu au toit formé de rideaux très riches et recouvert de différentes toiles, l'auteur nous y montre une pratique plus excellente des vertus et une observance plus spirituelle des commandements. On les obtient par une attention plus recueillie aux enseignements divins soit intérieurs, soit extérieurs, et par un désir plus intime de l'honneur de Dieu. Cette pratique des vertus trouve sa perfection et son unité dans l'amour, elle sera protégée par l'humilité dont le chapitre XII fait l'éloge le plus beau, et dans la partie sensible même elle sera assurée par un désir toujours actuel de Dieu et par l'union docile de cet élément inférieur de l'homme à l'élément supérieur qui est la raison.

   En examinant ensuite ce que le toit recouvrait, nous pénétrerons plus à fond le vrai sens de la vie spirituelle : nous verrons la source profonde de nos actes vertueux, qui est le libre arbitre mû par la grâce divine : plus la pratique des vertus sera rattachée à ce principe spirituel, plus elle sera élevée. Car, dans les propos délibérés de ce libre arbitre, les actes de vertus trouvent leur origine et existence fondamentale et ils y laissent à l'état habituel une inclination à de nouveaux actes de vertus. Élevée à ce niveau supérieur, la vie vertueuse se manifeste, non plus seulement par la pratique des vertus, mais aussi par le repos auprès de Dieu, non seulement par la soumission en toute adversité, mais encore par l'abandon amoureux entre les mains de Dieu : enfin à l'observance des préceptes est jointe celle des conseils. Parmi toutes les vertus seront particulièrement cultivées les trois vertus théologales « qui nous unissent à Dieu et sont la cause et l'origine de toutes les autres vertus ». Néanmoins cette vie de haute vertu ne saurait exister sans le secours divin : elle suppose l'opération divine surnaturelle qui précède et termine toutes nos œuvres vertueuses. L'influx divin devra être accueilli avec amour « comme le principe vivant et le soutien permanent de toute notre vie surnaturelle » il pénétrera tous nos actes et nous entraînera vers Dieu lui-même : il y aura un échange continuel d'amour dans l'opération de Dieu en nous et la docilité avec laquelle nos actes correspondront à cette opération divine.

   Une vie vertueuse plus élevée encore est figurée par le voile suspendu aux colonnes dorées devant le Saint des saints. Elle découle de manière plus consciente de l'union même de notre esprit avec Dieu et elle établit l'harmonie dans tout notre être, depuis le sommet jusqu'à la partie inférieure, à l'intérieur et à l'extérieur (chap. VIII-XX) ;

   e) La cinquième partie comprend à elle seule cent trente-quatre des cent cinquante-huit chapitres de notre traité : nous y avons la description des objets qui se trouvaient dans le Saint ; puis elle traite du sacerdoce et des sacrifices.

   Dans le Saint étaient placés le chandelier d'or, l'autel des parfums et la table des pains de proposition : de cette table, il ne sera parlé qu'à propos des prêtres.

   Le chandelier d'or nous montre dans le Christ, qu'il préfigure, la vie vertueuse la plus sublime qui puisse se pratiquer. Notre auteur révèle ici quelle profonde connaissance il avait du Christ Jésus : et après l'avoir présenté comme possédant les sept dons du Saint-Esprit au plus haut degré, il fait une description admirable des dons sans lesquels notre vie vertueuse resterait infirme.

    L'autel des parfums est la figure du Christ, auteur et modèle parfait de notre vie chrétienne : mais ici Ruysbroeck nous enseigne que la vie si parfaite du Seigneur et surtout sa Passion, point culminant de cette vie, sont devenues nôtres par la bonté de ce même Sauveur qui, dans l'offrande qu'il fit de tous ses actes, a uni notre volonté à la sienne et nous a donné, dans la sainte Église, le moyen de ratifier de notre côté cette union. Suit alors tout un traité sur la sainte Église et sur son sacerdoce qui fait parvenir jusqu'à nous l'offrande du Christ. Ces considérations sur le sacerdoce chrétien entrent d'ailleurs pleinement dans le cadre de l'ouvrage, où la vie chrétienne est présentée comme la recherche de ce Dieu qui vit en notre sanctuaire intérieur et qui attend là de nous un culte véritable. À propos du bassin d'airain et des vêtements sacerdotaux, notre auteur parle de la pureté et des vertus exigées des prêtres. Les vêtements propres au grand prêtre de l'Ancien Testament représentent la doctrine évangélique dont les évêques et les prélats doivent posséder éminemment la connaissance et la pratique : parmi ces ornements le rational, qui portait douze pierres, donne à notre auteur l'occasion d'exposer les douze articles du symbole des apôtres avec un art plein d'intérêt et qui lui est bien personnel.



(1) Le R. P. Reypens, S. J., a bien voulu nous communiquer un fragment de cette traduction latine retrouvé par lui à la Biblio-thèque nationale de Vienne.
(2) Bibliothèque royale de La Haye : manuscrit 78J55, f° 205 - Cf. PREGER, Beitr. zur Gesch. d. religiösen Bewegung in den Niederl., p. 49 (Abh. Bayer. Ak. III, CL.XXI, München, 1894).
(3) DENYS LE CRARTREUX : De donis Spiritus sancti, tr. 2 et 3. où Ruysbroeck est cité largement : Tabernacle, ch. XXII-XXXI ; De ecclesiasticis dignitatibus : de auctoritate summi pontificis et generalis concilii, 1. III, art. 31 : Tabernacle, ch. LXXI.
(4) Cf. DE VREESE, Bijdragen tot de hennis van het leven en de     werken van Jan van Ruusbyoec, p. 15.
(5) Cf. D. A. SrRACKE, S. J., Een fragment van Ruusbroec's Tabernakel (Tijdschr. voor Taal en Letteren, 1928, pp. 141-147).
(6) Tous ces détails sont empruntés à DE VREESE, Handsckriften van Ruusbroec, t. 1.
(7)  Tijdschrift   voor Nederlandsche Taal- en Letterkunde, Deel XLII, afl. I.
(8) Cf. Ons Geestelijk Erf, avril 1927 : Bartholomeus Anglicus en zijn invloed.
(9) Cf. Introduction au IIe volume des Œuvres de Ruysbroeck l'Admirable (Vromant, 1921), pp. 44 et suiv.
(10) Cf. Noces spirituelles. 1. II, chap. II.



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