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LE LIVRE

DU ROYAUME DES AMANTS DE DIEU

CHAPITRE XXV.



DU DON DE CONSEIL.

     Le cinquième don divin qui orne l'âme est le don de conseil. Par la force spirituelle l'homme s'élève vers Dieu en louange et en dévotion, et il s'incline vers les pécheurs avec compassion et miséricorde pour remonter ensuite vers Dieu par le désir et la prière, lui demandant d'avoir pitié des malheureux et de leur accorder la grâce de se convertir pour le louer. Il met, à cette prière et au désir de voir Dieu glorifié, une faim, un amour et une ardeur qui grandissent sans cesse. Dieu, en effet, se montre si libéral et si riche, si aimable et si plein de délices, de joie et de suavité incompréhensibles ! Tous ces attributs divins sont appropriés au Saint-Esprit qui est amour sans mesure. Aussi lorsque l'homme sait cela, c'est-à-dire que l'amour est immense, il comprend que tout le reste doit suivre, car la bonté sans fond abonde en vertu infinie. Il en prend conscience, il le contemple et il le ressent intimement à cause de l'amour et de tous les dons que Dieu a répandus en lui. Il comprend alors très bien qu'à toute heure et sans cesse Dieu s'écoule lui-même avec tous ses dons, et c'est pour lui une cause de grande impatience d'amour. Il ne peut plus se contenir, et il doit s'écouler à son tour avec toutes ses puissances dans la bonté incompréhensible, dans la sublime Trinité et dans la délicieuse Unité, aussi loin qu'il peut y pénétrer. Ainsi se reprend-il à désirer et à se replonger dans l'unité.

     À ce moment surgit le don de conseil divin. C'est une touche ou une motion en la mémoire de l'homme (1) ; motion qui vient de l'éternelle génération du Père, engendrant son Fils en la haute mémoire, au-dessus de la raison, dans l'essence même de l'âme. Sous cette touche l'âme devient très noble et très surnaturelle, sans pouvoir néanmoins comprendre ni saisir ce qu'elle ressent. Elle voudrait bien le connaître, mais plus elle regarde attentivement, plus cela lui échappe. C'est ici l'œuvre particulière du Père dans la partie supérieure de l'âme, qui en est favorisée à cause du grand amour et de la grande faim de désirs avec lesquels elle a fait retour à l'unité de son esprit. Sans doute, elle ne parvient pas à l'unité de nature divine, dans laquelle le Père engendre son Fils et le possède dans sa nature féconde, et où les personnes divines, sous l'impulsion de l'amour, reviennent sans cesse avec un amour sans mesure. L'âme élevée au degré que nous disons ne connaît pas l'unité à la manière divine ; car ainsi elle passerait à l'état sans mode et à l'amour de fruition : mais elle la connaît à la manière des créatures, c'est-à-dire d'une façon moins haute, et seulement comme une ressemblance de l'unité divine, et c'est là ce qui cause l'impatience d'amour.

     De cette touche de l'âme et de la génération du Fils, Sagesse éternelle, naît dans l'intellect une lumière brillante qui éclaire et illumine la raison d'une clarté singulière. Cette lumière, c'est la Sagesse de Dieu qui la donne pour imprimer à l'intellect de l'âme sa propre ressemblance, pour l'éclairer et l'élever. Et la raison reçoit cette clarté et cette illumination toutes les fois qu'elle s'élève et pénètre dans l'unité par l'ardeur de son désir.

     La raison éclairée maintenant voudrait bien savoir ce qui l'empêche de demeurer dans cette unité si douce et comprendre d'où vient la touche qu'elle ressent et ce qu'est cette motion divine. Alors elle regarde avec grande attention et elle découvre au plus profond de la mémoire comme le jet d'une source vive qui jaillirait d'un centre vivant et fécond. Ce centre vivant, c'est l'unité de Dieu, la propriété des personnes et l'origine de l'âme ; car l'unité possède la fécondité, elle est l'origine et la fin de toute créature. Le jet qui sort de cette source, l'attouchement divin est si merveilleux et si doux à l'intelligence, si aimable et si singulièrement désirable à la volonté, que l'âme tombe dans une impa-tience et une folie d'amour, et sent grandir son ardeur. À nouveau elle se met à rechercher ce qui peut l'em-pêcher de trouver son repos soit en Dieu, soit en elle-même. Elle scrute du haut en bas son royaume : et sa raison y met une rapidité extrême. Elle regarde ce sommet où elle a fait son retour à l'essence même de sa mémoire, là où les trois puissances supérieures prennent leur source, d'où elles tirent leur origine et re-tournent d'elles-mêmes vers l'unité. C'est en ce même sommet de l'âme que se fait sentir la touche mystérieuse, ce flot jaillissant de la source divine : et cette touche ébranle l'étincelle de l'âme (2), elle est la source qui apporte avec elle tous les dons divins, selon la di-gnité et la vertu de chacun. Cependant à ce degré de la contemplation, la touche divine n'est connue que par un sentiment d'amoureuse impatience, ressentie dans l'étincelle de l'âme. Ceux qui sont dans la vie active ne peuvent en faire l'expérience d'une manière aussi élevée ; et pourtant toute leur bonne volonté, tout leur amour et toutes leurs vertus reçoivent la vie et la conservent dans cette étincelle. S'ils ne peuvent con-naître la touche divine au même degré que les con-templatifs, c'est qu'ils ne sont pas encore assez élevés dans le royaume de l'âme et dans la vie affective ; car cette touche divine c'est Dieu adhérant à l'âme, en son plus haut sommet. En tant que l'âme comprend et ressent cette touche, c'est quelque chose de créé, mais en tant que celle-ci lui échappe, il s'agit de Dieu même, et alors vient l'impatience d'amour. En cet état élevé, l'âme demeure toujours attachée à l'unité en sa mémoire ; elle se répand à l'extérieur par l'activité de ses puissances, mais le fond même de ces puissances demeure attaché à l'unité. Cependant elle voudrait bien suivre, à travers l'unité, le flot doux comme le miel qui en jaillit, afin d'arriver jusqu'à la source vive d'où il s'échappe ; mais plus elle tend de ce côté avec ardeur de désir, plus elle ressent l'impa-tience et l'emportement d'amour. Le désir de la créature ne peut atteindre Dieu, car avec une lumière et un amour créés, son opération est limitée ; à ce degré donc, l'âme demeure toujours dans l'ardeur d'amour, et c'est pour elle une vraie noblesse, ainsi qu'une haute ressemblance avec la Sainte-Trinité.

     Lorsqu'elle voit qu'elle ne gagne rien, mais que toujours elle perd sa peine, elle se réfugie en son sommet et elle considère son royaume en tous sens, pour voir s'il n'y a pas quelque chose à mettre en ordre et à gouverner. À cet effet, elle députe deux messagers qui descendent dans son royaume l'un est la raison éclairée par la divine sagesse ; l'autre est la promptitude mue et poussée par la touche du Père et par l'emportement d'amour qui est dans l'âme. La promptitude oblige à se hâter à travers le royaume, sous l'action du Seigneur qui la meut et sous l'impulsion de la touche divine et du feu de l'amour. La raison éclairée fait d'attentives remarques, car elle sert la divine sagesse. Ainsi marchent ensemble dans le royaume la promptitude et la raison éclairée et elles règlent et ordonnent toutes choses. Leurs recherches les amènent à constater qu'il y a partout grande pauvreté et grand défaut de vertus, et que le royaume est tout dépouillé de l'orne-ment des nobles actions. La raison peut faire cette remarque, mais elle n'a pas ce qu'il faut pour remédier au mal. Les deux messagers reviennent alors à l'unité et exposent leur requête à l'amour élevé qui languit dans une grande impatience de goûter Dieu d'une façon parfaite. Mais dès que l'amour reçoit ce message et apprend qu'il y a si grand défaut de biens et d'ornement de vertus, il appelle ses deux filles la Miséricorde et la Libéralité, ainsi que leur compagne, la raison éclairée et leur servante à toutes, la promptitude, et tous ensemble ils s'en vont de nouveau dans le royaume de l'âme. La raison éclairée régit et ordonne toutes choses selon la rectitude. ; et, de son côté, l'amour distribue libéralement, pourvoyant à tout besoin avec miséricorde. C'est ainsi que l'homme règle et ordonne le royaume de son âme d'une façon raisonnable, qu'il pourvoit à tout besoin selon la miséricorde, et donne à toute indigence le secours de ses libéralités, établis-sant de la sorte par l'amour son royaume dans l'unité. Cela s'appelle mener une vie de désir selon la vérité, et c'est la possession parfaite du don divin de conseil. C'est aimer Dieu de toute son âme, et à ceux qui agis-sent ainsi s'applique la parole du Christ : « Bienheureux les miséricordieux, car ils recevront miséricorde (3). » Ils sont vraiment miséricordieux parce qu'ils ont été poussés par Dieu et son amour à parcourir du haut en bas le royaume de leur âme, afin de prendre en pitié toute nécessité. Et ils suivent la miséricorde divine jusqu'à l'unité, qu'ils ne peuvent dépasser.

     Les hommes dont nous parlons ressemblent aux anges du sixième chœur, et ils sont leurs émules. On appelle ces anges Dominations, parce qu'ils ont empiré et commandement sur les cinq chœurs inférieurs, qu'ils illuminent, ordonnent et régissent, ayant à un degré plus élevé la lumière et l'ornement des vertus. Ils ont aussi un commerce spirituel avec les hommes qui leur ressemblent en vertus et en clarté de vie ; et ils intéressent le ciel en faveur de toutes les créatures qui sont sur la terre, dans les eaux et dans les airs.

     Ces hommes ont aussi une ressemblance avec la très haute et féconde nature de Dieu, car cette noble nature, cause première de toutes les créatures, possède la fécondité, et c'est pourquoi elle ne peut se contenir dans l'unité de paternité ; mue par sa puissance féconde, elle engendre sans cesse l'éternelle Sagesse, le Fils du Père. Toujours et sans cesse le Fils de Dieu est engen-dré, reçoit la génération et demeure au sein du Père. Néanmoins il est tout entier un même Fils (4). Là où le Père contemple son Fils, la Sagesse éternelle, ainsi que toutes choses en cette même Sagesse, le Fils est engendré et une personne distincte du Père. Et dans l'acte même du Père contemplant son Fils, en cette même Sagesse, le Fils reçoit la génération. Enfin le Père demeurant toujours fécond, le Fils lui demeure sans cesse attaché. Là où la nature est féconde, là le Fils est dans le Père et le Père dans le Fils ; et là où le Père engendre le Fils, là le Fils naît du Père. Enfin là où le Père contemple le Fils et toutes choses dans le Fils, là le Fils est engendré. Et en tout cela il n'y a qu'un seul Fils engendré de la nature féconde qui est paternité.

     Quant à l'Amour, c'est-à-dire le Saint-Esprit, ce n'est point de cette génération du Fils par le Père qu'il émane ; mais parce que le Fils est engendré, personne distincte du Père, le Père contemple son Fils engendré et toutes choses en lui et avec lui, comme en leur vie à toutes ; et le Fils à son tour contemple le Père qui l'engendre en sa fécondité et il se contemple lui-même ainsi que toutes choses dans le Père : ce qui est contempler et contempler de retour dans une même nature féconde : c'est de là que vient un Amour qui s'appelle le Saint-Esprit, qui est un lien du Père au Fils et du Fils au Père ; et les personnes sont tout enveloppées et pénétrées de cet Amour qui les fait refluer vers l'unité d'où le Père engendre éternellement. Écoulées dans l'unité, elles n'y peuvent cependant demeurer, en raison de la fécondité de la nature. Cette génération et ce reflux vers l'unité, c'est l'opération de la Trinité de telle sorte qu'il y a là trinité de personnes et unité de nature. Dans la Trinité Dieu opère toutes ses œuvres : de l'unité naît la génération et le reflux des personnes dans une perpétuelle faim d'amour et un éternel désir. Cependant les personnes ne peu-vent demeurer en repos dans l'unité, car cette unité est féconde et la propriété des personnes. Aussi est-elle le mode suprême de l'être divin, au-dessous cependant de l'essence divine, qui est sans modes. L'unité n'est donc pas la béatitude fruitive de Dieu, puisque cette unité consiste dans la fécondité de la nature il n'y a pas là de fruition éternelle ; mais la béatitude fruitive de Dieu ignorant tout mode consiste en l'immersion des personnes divines, toujours en possession de leurs propriétés personnelles, dans l'essence sans mode de Dieu.

     Cette sublime nature de Dieu possédant avec plénitude et de toute éternité sagesse, bonté, libéralité, amour infini et miséricorde, le Père tout puissant incline ses regards et considère toutes ses créatures, œuvre de sa sagesse ; il les ordonne, les régit avec discrétion, les attire par sa miséricorde, les enrichit de ses dons avec libéralité, se les unit avec amour et fait entrer dans l'unité avec lui-même tous ceux qui en sont dignes par leurs vertus.



CHAPITRE XXVI.


COMMENT CES HOMMES RESSEMBLENT AU CHRIST
DANS SON HUMANITÉ.


     Les hommes qui possèdent le don de conseil divin dans ce degré de perfection sont semblables au Christ selon son humanité. On trouve trois sortes d'hommes qui portent la ressemblance de la sublime Trinité de Dieu et de son adorable humanité. Les premiers ont une ressemblance naturelle et imparfaite ; les seconds une ressemblance surnaturelle et parfaite, chacun dans un degré donné ; les troisièmes sont à la fois ressemblants et bienheureux, chacun selon ses mérites. La première ressemblance naturelle et imparfaite appartient aux hommes qui accomplissent des œuvres vertueuses en dehors de l'impulsion de l'Esprit-Saint et sans amour de Dieu. Ils font des œuvres bonnes mais avec des intentions étrangères, soit pour un avantage temporel, soit pour tout motif autre que Dieu. À cette catégorie appartiennent aussi les incroyants et tous ceux qui, sur un point quelconque, sont opposés à la sainte Église, aux Sacrements ou aux commandements. Quelque ressemblance qu'ils montrent ou quelque grandes que soient leurs œuvres, ils ne peuvent atteindre la ressemblance parfaite sans la grâce de Dieu. Alors même que, par une sorte de vide et de détachement des choses terrestres, au moyen de la clarté de leur intelligence naturelle et du retour de leurs puissances dans leur propre fond, ils parviendraient à reconnaître le naturel penchant de leur âme vers son principe, il n'y aurait là autre chose que cette loi commune à tout être créé d'avoir son attache en sa cause, comme en son propre repos. Seraient-ils d'autre part arrivés à cette pénétration de leur propre essence, qui fait que l'on se perd soi-même et que l'on n'agit plus ni à l'extérieur, ni à l'intérieur, sous forme d'amour ni de connaissance, ce serait temps perdu, car ils ne possèdent pas la ressemblance. L'Esprit de Dieu, en effet, pas plus que son amour ne demeurent oisifs soit dans la grâce, soit dans la gloire : aussi ces hommes ne s'élèvent-ils pas au-dessus d'eux-mêmes ; ce qu'ils sentent c'est l'inclination naturelle qu'ils ont pour leur principe, qui est Dieu. Quant à la divine jouissance, nul ne peut la goûter s'il n'est semblable au Christ et à la sainte Église, et rendu capable, par cette ressemblance, de leur être uni. Il n'y a point, en effet, de ressemblance parfaite pour ceux qui veulent se reposer dans l'inaction et abandonner le travail des vertus, car ils n'ont en vue qu'eux-mêmes dans toute leur vie et ils se croient des esprits sublimes parce qu'ils arrivent à percevoir leur propre fond et à ressentir ce que c'est que l'absence de modes. Mais si, par la grâce divine, ils étaient poussés au dehors vers toutes les vertus, dans l'amour de Dieu, puis ramenés au-dedans par l'impatience et l'emportement d'amour, enfin s'ils étaient transportés moyennant l'amour de jouis-sance jusqu'en la superessence de Dieu, de manière à le goûter selon son mode divin, alors ils vivraient dans la pratique de toutes les vertus comme le Christ et les saints ; ils leur seraient semblables, en tout ce qui peut s'accomplir par voie de modes, tandis qu'ils adhéreraient sans cesse, par l'amour de fruition, à l'être sans modes.

     La seconde ressemblance est surnaturelle, elle est parfaite en ses divers degrés. Ceux-là ont cette ressemblance qui sont mus par la grâce de Dieu et par le divin amour ; ayant abandonné le péché, ils pratiquent la vertu et recherchent Dieu, son honneur et leur propre salut. Ainsi ont-ils la ressemblance parfaite, chacun selon sa mesure ; mais plus ils reçoivent de grâce et s'adonnent davantage aux vertus, plus aussi ils sont élevés et ressemblent à Dieu pourtant à ce degré ce n'est qu'une ressemblance et non l'unité.

     La troisième catégorie comprend les bienheureux qui sont dans la gloire : ceux-là aussi ont la ressemblance avec Dieu dans la lumière de gloire, chacun selon le mérite acquis dans la lumière de grâce. Le Christ, dans son humanité, possédait la ressemblance la plus parfaite selon la grâce et les dons divins, de même jouit-il dans la gloire de la plus haute ressemblance avec Dieu : car c'est de sa plénitude que tous nous avons reçue et ce que nous sommes dans la grâce et ce que nous serons dans la gloire. Sous la touche intime de son Père, il devait constamment sortir de l'unité pour pratiquer les vertus et pour se dévouer aux besoins corporels et spirituels des hommes, puis de nouveau, il refluait vers son Père par le désir et par l'impatience de son amour. Cependant il ne pouvait rester dans l'unité à cause de la touche du Père ; et en cela il ressemblait et ressemble toujours à la Trinité Sainte, qui, féconde en elle-même, ne peut demeurer dans l'unité de sa nature. Le Christ possédait donc par là et possède à jamais la ressemblance ; et il avait la grâce (5), comme il a maintenant la gloire, selon la mesure de sa capacité créée. De même, tous les hommes bons, élevés à ce degré portent la ressemblance de Dieu, dans la grâce, comme aussi dans la gloire. Et tous, à cause de cette ressemblance, s'écoulent dans l'unité, sans pouvoir cependant parvenir à cette unité que possèdent les divines personnes. L'unité pour les créatures réside dans le fond propre des puissances, au sommet le plus élevé du mode créé, mais elle est au-dessous du mode divin : car le mode de la créature est mesuré, tandis que celui des personnes divines est sans mesure. C'est pourquoi l'homme par-venu à ce degré ne peut, par la lumière créée, atteindre le mode divin, ni ce principe de l'unité des personnes, qui est la Paternité ; car l'unité qui s'acquiert dans la lumière créée n'est qu'une ressemblance de cette unité des personnes, et l'unité de Dieu est au-dessus. C'est pourquoi ce que peut donner la lumière créée, ce n'est que l'impatience d'amour ; cette lumière ne peut faire dépasser la ressemblance, ni faire goûter Dieu selon son propre mode. C'est la dignité de cet état : car, dans la grâce ou dans la gloire, l'homme parvenu à ce degré connaît et aime au moyen d'une lumière créée : aussi ne peut-il goûter l'unité où les personnes divines se pénètrent dans une connaissance infinie et un inconcevable amour ; car même à ce degré les saints, qu'ils soient dans la grâce ou dans la gloire, ne sont jamais qu'une ressemblance de Dieu. Jamais la grâce ni la gloire ne peuvent être si grandes qu'elles deviennent infinies ; et personne ne peut posséder cette unité que par un amour sans mesure, ce qui fait que la simple ressemblance n'y peut jamais atteindre en demeurant ressemblance. Or la ressemblance obtenue en ce degré est pour jamais, car la gloire, mesurée elle aussi, est pour la vie éternelle et ne doit jamais finir. Ainsi, l'homme, dans la grâce ou dans la gloire, connaît selon son mode créé, dans la lumière de grâce ou de gloire ; et c'est une noblesse de ce degré, car de là viennent la faim du désir et l'impatience causée par cette impuis-sance à atteindre et à goûter jamais celui que l'on aime, selon son mode, dans un complet apaisement.

     Or, chacun possède cette unité d'une façon particulière ; il la connaît et la goûte dans la proportion où il a été doué par Dieu et selon ses propres mérites et son degré d'amour divin. Cette unité n'est pas unique cependant ; dans la grâce comme dans la gloire, chacun a en lui-même son unité spéciale, et ses actions sont d'accord avec sa propre noblesse. Cette unité réside dans la mémoire et toutes les puissances y sont maintenues sous le lien de l'amour. Chacun en a le sentiment dans sa propre unité, au fond de lui-même, et cela selon le degré de noblesse dont il a été divinement doué, car là il est donné à chacun plus ou moins, selon ses mérites. Mais l'unité des personnes divines demeure toujours au-dessus de ces unités créées, donnant à chacune suffisamment selon sa dignité propre, c'est-à-dire les excitant aux vertus et les ramenant à l'impatience d'amour. Et celui qui possède plus de res-semblance avec la Sainte-Trinité ressent aussi plus vite sa motion et est ramené intérieurement avec plus d'amour. Mais ce sont là des opérations toujours limitées, soit dans la grâce, soit dans la gloire. Aussi n'y a-t-il jamais qu'une ressemblance avec la Sainte-Trinité, ressemblance sans laquelle nul ne peut être un avec Dieu ni dans le temps ni dans l'éternité.

     L'homme qui, sous l'influence du don de conseil divin, réalise la parfaite ressemblance avec la Sainte-Trinité peut être comparé au firmament du ciel, mû lui-même par la touche divine et conduit par les puissances angéliques. C'est de même façon, en effet, que son esprit ressent sous le toucher divin l'impatience d'amour. Le firmament éclaire tout ce qui est sur la terre, de même que la raison illuminée par la sagesse éternelle éclaire tout le royaume de l'âme. Le firmament verse sa chaleur à toute créature, en même temps qu'il donne à toute chose vie et croissance. De même, l'homme qui possède le don de conseil répand sa chaleur de son amour et de sa compassion ; et c'est pour toutes les puissances de son âme une source de vie, d'activité et de croissance en vertus. Le firmament du ciel est enfin orné de sept planètes et d'étoiles qui éclairent et régissent tous les corps qui sont sous le firmament.



CHAPITRE XXVII.


DES SEPT PLANÈTES.


     Les sept planètes du firmament ont un rapport avec les sept jours qui mesurent le temps (6)

     Et tout d'abord le soleil est parmi les astres le plus puissant et le plus clair. Il représente la raison éclairée, lumière puissante de l'intelligence qui s'incline vers les choses extérieures. C'est cette raison éclairée qui, dans le royaume de l'âme, fait luire le premier jour, ou jour du soleil, durant lequel on se repose ; car elle met en repos toutes les puissances de l'âme, qu'elle rend ainsi capables d'entendre ses ordres et de s'y conformer durant la semaine, c'est-à-dire toute la vie.

     Le second jour est le lundi, jour de travail, auquel préside la lune, symbole de la discrétion qui emprunte sa lumière au soleil de la raison éclairée, afin que toute la semaine, c'est-à-dire en tout temps, règne un ordre parfait. La lune est à juste titre symbole de discrétion, car elle effectue sa révolution tout près de la terre, de même que la discrétion s'unit à toute vie active. Le soleil représente mieux la raison éclairée : comme lui cette dernière est élevée, car elle régit la vie intérieure affective.

     La planète Mars, symbole d'humilité et d'obéis-sance en toutes vertus, préside au mardi.

     Le mercredi, c'est la planète Mercure, symbole de charité et de bienfaisance ; car nous sommes arrivés au milieu de la semaine ou à la moitié du temps qui nous reste à parcourir. Si nous perdons ce temps, il s'écoule néanmoins, et à l'heure de la fête éternelle nous ne le retrouverons plus.

     Le jeudi est présidé par la planète Jupiter, figure d'un désir véhément de charité pour Dieu, joint à l'amour et à la louange ; voici, en effet, toute proche, la fête qui nous introduira à la cour céleste.

     Le vendredi est le jour de Vénus qui symbolise la touche de l'amour divin. Cette planète, en effet, se lève à l'aurore, comme la touche divine se fait sentir dans l'unité de l'âme, à la source de toute action créée ; le soleil, ou la raison illuminée brillera ensuite de tout son éclat. Lorsque notre étoile du matin ou toucher divin paraît à l'aurore, tout le royaume de l'âme est en fête parce que l'on sent que cette clarté vient du ciel immuable de l'unité de Dieu. Souvent alors, sous l'éclat du soleil et le feu de l'amour, notre étoile se transforme de telle sorte qu'il semble impossible d'atteindre ce que l'on aime. C'est alors le midi, et l'on paye sa dette, telle qu'on la connaît. Car lorsque nous regardons la grandeur de Dieu et notre propre faiblesse, et que nous voyons combien nous sommes redevables à Dieu et aux hommes ; alors il nous semble que tout nous manque et que nous ne rendons ni à Dieu ni aux hommes ce que nous devons.

     La charité est grande alors et la raison éclairée brille avec éclat aussi sommes-nous dominés par l'humilité à la vue de notre infirmité, et c'est ainsi que nous payons notre dette. La planète dont nous avons parlé peut encore s'appeler l'étoile du soir, quand par la raison éclairée et l'ardeur de la charité on a satisfait envers tous. Jusque-là, la raison éclairée, représentée par le soleil, a poussé devant elle l'étoile du matin, c'est-à-dire l'amour, le portant à toutes les œuvres vertueuses ; mais lorsque l'on a satisfait à tous selon son pouvoir, l'étoile du matin devient étoile du soir et suit le soleil ; c'est l'amour qui voudrait trouver son repos dans l'unité, s'il était capable de la posséder éternellement.

     Le samedi est présidé par Saturne le terrible, qui représente la faim et l'impatience causées par la pensée que Dieu nous échappe. Cette faim, figurée par Saturne, se tient au sommet de la puissance concupiscible et elle est plus impérieuse que celle que l'on ressent en se voyant incapable de vertus dignes de Dieu. La première convoite, en effet, la jouissance tandis que l'autre ne regarde que les œuvres vertueuses. L'une regarde Dieu, l'autre soi-même, et malgré qu'elles aient leur siège dans le même désir, elles diffèrent par l'action. La faim dont nous parlons, figurée par la planète furieuse (7), produit dans le royaume de l'âme des éclairs et de terribles tonnerres, des ouragans et des tempêtes violentes. L'éclair c'est le toucher divin qui remue l'âme dans une continuelle impatience, découvre le ciel de l'intelligence et montre le bien-aimé couronné au sein d'incompréhensibles joies. Puis vient la foudre, c'est-à-dire la fureur d'amour qui naît de l'impuissance à atteindre le bien-aimé. Il s'ensuit de grands bouleversements qui agitent de fond en comble le royaume de l'âme et si la raison éclairée, que Dieu a conformée en vue de cet état d'impatience, ne s'y opposait, l'on serait incapable d'attendre la fête et la venue de l'Époux. Mais cette raison éclairée montre avec clarté et évidence que l'on jouira bientôt du bien-aimé en toutes délices, avec toute la puissance de jouir dont on est capable. Et cela fait prendre patience à celui qui aime.

     Ainsi, comme nous l'avons marqué dans ces différents degrés, telle doit être, dans toute sa sincérité, la vie de l'homme, s'il veut arriver à la vie superessentielle, c'est-à-dire à la vie contemplative selon le mode divin.



CHAPITRE XXVIII.


COMMENT ON POSSÈDE LE DON DE CONSEIL.


     Pour que l'homme puisse posséder le don divin de conseil, il lui faut

avoir une vie de désirs,
être élevé bien haut
et entré profondément dans l'unité.
Là il ressent la touche divine,
puis il est ramené au dehors,
en grande impatience d'amour.
La raison alors s'éclaire
et elle veut entrer de nouveau
pour savoir ce qu'est cette touche.
De là vient l'amoureuse ardeur
que l'on ne peut comprendre ;
c'est le lien de l'amour.
Puis la raison éclairée
veut pénétrer dans le royaume
et ennoblir toutes les puissances.
Elle s'accompagne de l'empressement
afin de revenir plus vite
à sa haute expérience.
La miséricorde et la charité
sont toujours libérales :
elles veulent satisfaire à tout
et remonter vers les hauteurs.
Si vous voulez y regarder,
vous pourrez bien reconnaître
que c'est ressembler à la Trinité.

Mais voici que s'élèvent des obstacles
qui font courir çà et là,
et empêchent l'unité :
Ne point sentir la touche divine
c'est ce qui fait défaillir
de la haute unité.
Alors la raison éclairée fait défaut
au lieu de rentrer à l'intérieur
pour ennoblir le royaume de l'âme.
L'empressement à son tour faiblit :
et c'est, comme je le pense,
une cause de défaillance dans le vrai zèle.
Si miséricorde et charité
deviennent tièdes et languissantes,
la libéralité diminue.
Si vous voulez y regarder,
vous pourrez bien reconnaître,
soit au dehors, soit au dedans,
qu'on est loin de la Trinité.


Croyez-moi quand je vous dis
qu'il y a des choses qui trompent
et dérobent la béatitude :
Qui se livre au souci étranger
peut bien en avoir déplaisir,
car il perd l'unité.
Celui dont la raison s'aveugle
est bientôt déshonoré ;
il ne vit plus selon la justice.
La torpeur l'emporte bientôt,
et l'empressement disparaît,
car le désir fait défaut.
L'amour et la miséricorde
manquent toujours à celui
qui ignore la libéralité.
Si vous voulez bien le remarquer,
vous comprendrez à ses œuvres
qu'il est loin de béatitude.



CHAPITRE XXIX.


D'UN PLUS HAUT DEGRÉ DU DON DE CONSEIL.


     Je veux maintenant vous parler d'une dignité et de vertus plus hautes qui viennent de ce don divin de conseil. Lorsque, sous l'influence de la touche divine, source de ce don, l'âme est portée par la puissance du Père à toute vertu, et qu'éclairée de la lumière du Fils elle vient à connaître Dieu, en sa raison illuminée, selon le mode des créatures, mais d'une façon très lumineuse de cette touche et de cette lumière de la raison le Saint-Esprit fait surgir en l'âme une impatience d'amour qui l'enflamme d'un désir ardent de goûter son Dieu dans une joie incompréhensible. C'est ainsi qu'elle ressemble à la très haute Trinité et à l'Unité féconde. Tout ce que Dieu pourrait lui donner de créé, sans se donner lui-même, la laisserait dans l'impatience et sans repos. Car elle possède la ressemblance et elle soupire vers l'union de fruition, la ressemblance lui ayant déjà donné le moyen de s'élever dans l'unité aussi haut qu'elle le pouvait. C'est d'ailleurs le sommet de cette ressemblance.

     Ici commence un degré supérieur du même don de conseil. Tous les êtres raisonnables, anges ou hommes, que Dieu a faits semblables à lui, dans la grâce ou dans la gloire, ont reflué, par le moyen de cette ressemblance, vers l'unité de leur esprit ; ils possèdent une tendance naturelle vers leur propre fond et une adhésion fruitive qui les portent, avec toutes leurs puissances réunies, vers la superessence de Dieu comme vers leur fond propre. Car chaque esprit qui se tourne intérieurement vers son essence doit être considéré selon ses propriétés essentielles et non en son activité (8) ; et toutes les essences ont une affinité et une attache à l'essence simple de Dieu comme à leur cause propre. L'être de créature n'y est pas intermédiaire, car il est ici en son essence, élevé au-dessus de toute activité ; or, toute essence a, sans intermédiaire, son attache à l'essence divine, et les personnes divines elles-mêmes ont fait retour à l'unité et elles ont leur attache naturelle et fruitive à cette même essence. Il y a là comme un abîme béant, une lumière simple ; c'est l'essence elle-même qui apparaît dans l'unité des personnes et dans l'unité de chaque esprit créé rentré en lui-même et soupirant vers la jouissance, au sommet de sa mémoire. Cette lumière incompréhensible illumine l'entendement de l'esprit rentré en lui-même, car elle est la Sagesse éternelle engendrée dans l'âme. En elle, on peut contempler la simplicité d'où provient cette lumière, et cette simplicité c'est la nature de Dieu. Personne ne peut voir cette essence incompréhensible de façon à en jouir, sinon dans cette lumière, qui est le Christ. Il est, dans sa nature divine et dans sa nature humaine, la porte par laquelle tous doivent passer ; et l'on ne peut entrer dans le palais de l'éternelle jouis-sance, sans vivre à l'exemple de son humanité sainte, sans contempler et se recueillir sous son incommensurable clarté.

     Cette lumière simple de l'essence divine est un abîme incommensurable et sans mode ; elle enveloppe l'unité des divines personnes, ainsi que l'unité de l'âme et toutes ses puissances ; de sorte que cette lumière simple embrasse et inonde la tendance naturelle foncière et l'adhésion fruitive de Dieu et de tous ceux qu'il s'est unis dans cette lumière, et devient ainsi l'unité fruitive de Dieu et de tous les esprits aimants.

     Car tous les esprits s'écoulent ici, au-dessus d'eux-mêmes, selon un mode divin, dans l'unité fruitive, en une lumière indéfinissable. C'est pourquoi, dans cette lumière sans modes où l'on s'engloutit, toute action cesse tant de Dieu que des créatures. Car dans l'essence divine ainsi considérée il n'y a point place pour l'agir ni de Dieu ni des créatures (9) ; les personnes divines elles-mêmes, avec leurs propriétés personnelles, sont attirées dans la jouissance, bien qu'éternelles de nature elles ne puissent jamais disparaître. Or, ce repos tant de Dieu que des créatures vient de la tendance fruitive vers l'essence divine impénétrable et sans modes. Ici Dieu et tous ceux qui lui sont unis sont sous l'information de la lumière simple (10). Sous cette information, l'âme s'aperçoit bien de la venue de celui qu'elle aime ; car elle reçoit dans l'unité de fruition plus qu'elle ne peut souhaiter.

     Et quiconque est uni reçoit dans cette information joie et jouissance incompréhensibles. Tous pourtant ne reçoivent pas même joie de béatitude ; car chacun est élevé en dignité selon sa faim, son impatience d'amour et son degré de vertu. Mais il leur est donné un bien commun ; et chacun en est plus ou moins pénétré et débordant selon qu'il a ressenti la faim et l'impatience d'amour. Ce bien néanmoins demeure au-dessus d'eux tous, car les délices infinies sont sans mesure et sans mode. L'âme créée du Christ en est débordante, et elle reçoit plus qu'elle ne peut désirer ; car elle est créée et le bien est immense. L'amour chez Dieu est une propriété infinie qui peut attirer et aimer à l'infini. Or les délices dont nous parlons sont en dehors de tout mode et résident dans l'essence même de Dieu. Les personnes divines opèrent, en tant que personnes, selon le mode qui leur est propre, mais selon l'essence elles jouissent simplement. Elles sont alors débordantes, et toutes remplies de la clarté infinie, elles reçoivent essentiellement plus qu'elles ne peuvent désirer. De là vient que tous ceux qui sont imprégnés de cette jouissance s'écoulent, sous cette lumière, en une certaine absence de modes, car dans la jouissance, la lumière infinie est sans modes. Lorsqu'ils sont ainsi immergés dans l'absence de modes, la lumière ne réside spécialement en aucune de leurs puissances ; c'est-à-dire qu'ils la possèdent d'une façon incompréhensible, et c'est leur plus grande joie. Car s'étant écoulés et perdus eux-mêmes moyennant la jouissance, ils possèdent Dieu comme des délices sans modes et incompréhensibles, et Dieu, à son tour, les possède. Dans cet état que nous appelons « sans modes », il n'y a plus, pour eux, d'action ni de Dieu ni de créature, car c'est la fruition de Dieu et de tous ses saints. Telle est l'adhésion de jouissance de Dieu et de tous les esprits aimants dans la simple essence de Dieu.

     Mais si les personnes en leur unité trouvent toujours la jouissance dans l'essence divine, selon leur contemplation mutuelle et leur tendance vers le repos de jouissance, néanmoins cette même unité est féconde, et elle engendre sans cesse l'éternelle sagesse : et du mutuel amour de celui qui engendre et de celui qui est engendré, procède l'Esprit-Saint. C'est là l'opération de Dieu. Sans cesse il opère, car il est une pure opération selon la fécondité de sa nature : et s'il n'opérait pas, il ne serait pas, non plus qu'aucune créature au ciel ni sur la terre. C'est pourquoi il est toujours opérant et sans cesse jouissant. Dans la haute unité de sa nature, Dieu se possède fruitivement, en raison de sa tendance propre vers son essence ; et dans cette même unité il est fécond et engendrant sans cesse son Fils, la Sagesse éternelle. Cette unité est le trône de la Trinité et le triomphe de la puissance paternelle de Dieu ; car la haute nature divine se tient entre la jouissance et l'opération, sans cesse jouissant et sans cesse opérant. Tous ceux qui possèdent la ressemblance avec Dieu, en grâce ou en gloire, sont sous l'influence de la génération du Père, chacun selon sa dignité. Tous opèrent les œuvres vivantes des vertus, en ressemblance avec la très haute Trinité, et ils sont sans cesse attachés selon la fruition à l'éternelle béatitude.
Ce sont ceux dont le Christ a dit : « Bienheureux les miséricordieux, car ils recevront miséricorde (11). »

     Ils en ont eu pour eux-mêmes, en s'épargnant le détriment d'une défaillance dans la vertu et dans la vie parfaite, et en évitant la douleur de voir Dieu leur refuser ses délices de jouissance. Aussi grâce à la bonté de Dieu ont-ils obtenu miséricorde et connu la jouissance sans fond, où ils se sont engloutis eux-mêmes comme dans un abîme, devenant les trônes et le repos de la très haute Trinité. C'est pourquoi les anges qui sont élevés à ce degré dans le royaume de Dieu sont appelés Trônes parce qu'ils possèdent Dieu et sont possédés par lui. Ils se partagent entre la jouissance et l'action, et s'adonnent à l'une et à l'autre d'une façon parfaite. Ce sont les anges du septième chœur, les derniers de la troisième hiérarchie, plus éclairés et plus élevés que ceux qui appartiennent aux six autres chœurs. De même tous ceux qui sont parvenus par le moyen des dons divins et des œuvres vertueuses au degré de perfection que nous avons décrit, dans la grâce ou dans la gloire, sont aussi appelés trônes. Ils possèdent en effet Dieu par leur adhésion de jouissance à la superessence, et ils sont possédés par lui comme son propre trône et son repos, étant, dans la simple jouissance de l'essence, unis sans différence (12). Dans cette simple unité de l'essence divine, il n'y a ni connaître, ni désirer, ni opérer ; car c'est là un abîme sans modes qui n'est jamais sondé par une compréhension active. Tel est le sens de la prière que faisait pour nous le Christ afin que nous fussions un, comme lui et son Père sont un dans l'amour de fruition et l'immersion dans la ténèbre sans modes. Là est comme perdue et engloutie toute action de Dieu et des créatures.

     L'homme qui possède ainsi d'une façon parfaite le don divin de conseil ressemble au firmament du ciel, qui est orné des planètes et des étoiles. C'est par le mouvement de tout cet ensemble que vivent et crois-sent toutes les créatures sur la terre, dans les eaux et dans les airs. De son côté, la partie supérieure du firmament est passive sous l'influence du premier mobile, sous l'impulsion des anges et de la puissance divine : et ainsi le firmament est-il sans cesse agissant par la partie inférieure et passif selon la partie supérieure.



CHAPITRE XXX.


COMMENT LE DON DE CONSEIL EST POSSÉDÉ
DANS SA PLUS HAUTE PERFECTION.

     Si l'on veut posséder le don divin de conseil dans la plus haute perfection, il faut

avoir acquis une haute ressemblance,
et s'être élevé par l'amour
pour adhérer à la superessence.
Ceux qui tendent là
n'auront plus à attendre
que la fruition.
Cette lumière simple
ils la reçoivent avec joie
dans l'unité des puissances.
Ainsi doivent-ils s'engloutir,
sans la moindre tristesse,
dans la simplicité de cette lumière.
Ils veulent y habiter
sans jamais s'en retourner,
bien loin perdus, hors d'eux mêmes.
Dès lors en eux veut reposer
la Trinité pleine de délices
et tous ses hôtes avec elle.
Ainsi devons-nous aspirer
sans aucune défaillance,
vers la superessence
puis nous retourner toujours
en bas, pour régir le royaume
par la ressemblance en vertus.

Mais il y a des obstacles
qu'il faut aussi vous décrire,
parce qu'ils empêchent la fruition.
Ceux qui ont peu de désir
n'ont pas d'adhésion ferme
à la superessence.
Aussi ne sont-ils pas éclairés
ni touchés par l'essence sans modes ;
mais ils demeurent en eux-mêmes.
Parce qu'ils n'ont pas cette lumière,
ils ne peuvent dès lors s'en aller
bien loin pour se perdre entièrement.
Et comme ils manquent en cela,
ils ne sont point engloutis
au sein de la béatitude.

Je veux vous montrer encore
d'autres choses qui alourdissent
et dérobent la vertu.
Ceux qui se tournent au dehors
et cherchent louange et honneur,
sont bien loin de l'unité.
La clarté de simplicité,
ils ne peuvent l'expérimenter
dans leur propre misère.
Ils ne sont pas ressuscités,
car la torpeur habite en eux :
ils cherchent repos dans le créé.
Mais s'ils voulaient le rejeter
ils pourraient s'élancer en haut,
goûter le toucher de Dieu
et posséder l'éternité.


CHAPITRE XXXI.

DU DON D'INTELLIGENCE.


     Le sixième don divin qui orne et ennoblit l'âme est le don d'intelligence. Déjà sous l'influence de la touche intérieure du Père, de l'illumination de la raison par le Fils et de l'impatience d'amour causée par le Saint-Esprit, l'homme a acquis une parfaite ressemblance avec Dieu. Néanmoins il peut toujours croître en vertus et en plus grande ressemblance ; car son mérite n'est jamais tel qu'il épuise tout ce que Dieu peut donner. Son intelligence n'est jamais si claire qu'elle ne puisse s'éclairer encore. Enfin son amour ne peut jamais être si grand que Dieu soit incapable de l'augmenter. Cependant la touche intérieure, l'illumination de la raison et le feu de l'amour font ressembler l'homme à Dieu d'une manière parfaite. Mais parce que, selon son âme, il est créé d'un néant qui n'a été emprunté nulle part, il a pris conscience de ce rien qui n'est nulle part, et il s'est écoulé jusqu'à se perdre lui-même en s'engloutissant dans l'essence simple de Dieu, comme dans son propre fond et il a trépassé en Dieu. Ce trépas en Dieu c'est la béatitude que chacun reçoit selon les divers degrés de dignité, soit en grâce soit en gloire, et qui consiste à saisir Dieu et à être saisi de lui, dans l'unité fruitive des divines personnes, puis à être englouti, par le moyen de l'unité, dans la superessence de Dieu. Or cette unité, selon son mouvement intime, est fruitive, et selon sa propension à s'épancher, elle est féconde ; c'est pourquoi la source d'unité jaillit : le Père engendre le Fils, la Vérité éternelle, sa propre image, en laquelle il se connaît lui-même et connaît toutes choses. En cette image toutes les créatures ont vie comme en leur cause et elles résident en elle selon le mode divin. C'est aussi d'après cette image que toutes choses ont été créées d'une façon parfaite, et c'est selon l'exemplaire divin qu'elles ont été ordonnées avec sagesse. Enfin c'est l'image qui conduit toutes choses vers leur fin, en tant qu'elle se rapporte à Dieu. Car chaque créature raisonnable reçoit tout ce qu'il faut pour obtenir la béatitude. Cependant la créature raisonnable, dans sa production comme créature, n'est pas l'image du Père ; elle est créée et, par conséquent, soumise à la mesure dans sa connaissance et son amour, sous la lumière de grâce ou de gloire. Car nul autre que les personnes de la Sainte-Trinité ne possède la nature divine d'une façon active, selon le mode divin ; aucune créature ne peut opérer selon un mode sans mesure, car si elle le pouvait, elle serait Dieu et non créature. Au moyen de l'image, Dieu a fait les créatures raisonnables semblables à lui par nature ; et à celles qui se sont tournées vers lui, il a donné au-dessus de la nature une ressemblance plus grande encore, dans la lumière de grâce ou de gloire, chacun selon sa capacité, son état et sa dignité.

     Quant à tous ceux qui ont senti la touche intérieure, qui ont reçu l'illumination de la raison et l'impatience d'amour, et à qui est montrée l'essence sans modes, ils sont recueillis fruitivement dans la superessence divine. Dieu lui-même adhère à son essence par la fruition et il contemple cela même dont il jouit. Sa jouissance est prise dans l'essence sans modes où la lumière n'a point d'action : mais en tant qu'il contem-ple et regarde fixement, la lumière ne cesse jamais : car toujours on doit contempler ce dont on jouit.

     Défaillir sans cesse dans cette divine lumière c'est la part de ceux qui se reposent dans la jouissance, dans la solitude immense où Dieu se possède fruitivement. La lumière ici vient défaillir dans le repos et dans l'essence sublime et sans modes. Dieu y est son propre trône et tous ceux qui le possèdent, dans la grâce ou dans la gloire, sont ses trônes et ses tabernacles et ils sont morts en lui en un repos éternel.

     De cette mort naît une vie superessentielle, une vie qui contemple Dieu, et c'est ici que commence le don d'intelligence. Car Dieu contemple toujours l'essence dont il jouit ; et de même qu'il donne l'impatience à ceux qu'il se rend semblables, de même accorde-t-il repos et jouissance à ceux qu'il s'unit. Mais lorsqu'il y a unité dans l'essence et dans l'immersion, on ne parle plus de donner ni de recevoir. Et comme Dieu donne l'illumination à la raison lorsqu'il confère la ressemblance, ainsi donne-t-il clarté sans mesure lorsqu'il donne l'union. Cette clarté immense c'est l'image du Père, selon laquelle nous avons été créés, et nous pouvons lui être unis en plus haute dignité que les Trônes, si au-dessus de la jouissance qui fait défaillir, nous contemplons la face glorieuse du Père, c'est-à-dire la nature très noble de la divinité (13). Or cette même clarté infinie est donnée d'une façon commune à toutes les intelligences qui possèdent la fruition, dans la grâce ou dans la gloire. Ainsi s'écoule-t-elle d'une façon égale comme la clarté du soleil, sans cependant que ceux qui la reçoivent soient éclairés de même sorte. Le soleil, en effet, pénètre plus de sa lumière le verre que la pierre, et le cristal que le verre ; et c'est aussi sa clarté qui fait briller chaque pierre précieuse selon la noblesse, la vertu et la couleur dont elle est douée. De même chacun est-il illuminé, selon l'éminence de sa capacité, aussi bien dans la grâce que dans la gloire. Mais celui qui est le plus illuminé en grâce l'est moins que le plus petit dans la lumière de gloire. Cette lumière de gloire n'est pas cependant un intermédiaire entre l'âme et la clarté sans mesure ; mais l'état de voie, le temps et l'instabilité nous font obstacle, et c'est pourquoi nous pouvons mériter, tandis que ceux qui sont dans la lumière de gloire ne méritent pas.

     La clarté sublime dont nous parlons est la contemplation simple qui appartient au Père. Elle est aussi le partage de tous ceux qui contemplent dans la jouissance, fixant l'incompréhensible lumière au moyen de cette lumière même, chacun selon qu'il est illuminé. Cette lumière infinie brille bien sans cesse dans toutes les intelligences ; mais l'homme qui vit ici-bas dans le temps est souvent encombré d'images, de sorte qu'il ne peut toujours contempler ni fixer activement, dans cette lumière, la superessence. Tandis que celui qui a reçu le don de cette contemplation la possède d'une façon habituelle et peut y vaquer quand il veut. Or comme la lumière par laquelle on contemple est sans mesure et que l'objet de la contemplation est un abîme sans fond, jamais ils ne pourront se saisir l'un l'autre. Ainsi, regarder et contempler se fait éternellement sans aucun mode, car cette contemplation a lieu en la face béatifiante de la Majesté suprême où le Père, moyennant son éternelle Sagesse, contemple de même son essence infinie. Et tous ceux qui sont inondés et illuminés de cette même Sagesse méritent le nom de Chérubins, car ils appartiennent à ce chœur. Tous accomplissent cette œuvre de contemplation durant l'éternité, chacun selon la noblesse de sa nature, car ils ne sont pas également illuminés. Cependant parce qu'ils ont la ressemblance avec Dieu, ils ne manquent jamais en vertus, et ne font défaut à personne ; mais au-dessus de cette ressemblance, ils contemplent sans interruption, parce qu'ils possèdent l'union.

     Dieu, qui est souverain maître en cette contempla-tion, contemple et agit sans cesse. Le Christ, dans son humanité et en son âme créée, est et a toujours été le contemplatif le plus sublime qui ait jamais existé. Un avec la Sagesse, il est cette Sagesse même par laquelle on contemple. Cependant il a toujours été dévoué envers tous les hommes, extérieurement et en œuvres de charité, en même temps qu'il contemplait sans cesse la face de son Père. Telle est la noblesse du don d'intelligence : toujours agir et sans cesse contempler, puis demeurer sans entraves, comme on le veut. A ceux qui le possèdent s'adresse la parole du Christ : « Bienheureux ceux qui sont purs de cœur, car ils verront Dieu (14). » Dégagés d'images de choses terrestres, sans souci pour les satisfactions corporelles, et doués de la ressemblance avec Dieu par la pratique éminente des vertus, puis contemplant l'être sans modes en toute pureté, ils sont alors vraiment bien-heureux, car c'est là une contemplation divine. Ces hommes ressemblent au ciel moyen qui est appelé cristallin, car ils sont éclairés comme lui par le ciel supérieur, c'est-à-dire par la vérité éternelle du Père. C'est là une vie contemplative superessentielle, où l'esprit recueilli est orné du don d'intelligence qui est Dieu lui-même, la Sagesse éternelle.





CHAPITRE XXXII.

COMMENT L'ON PEUT POSSÉDER
LE DON D'INTELLIGENCE.

Si l’homme veut posséder le don d'intelligence et en être possédé à son tour, il doit avoir les qualités suivantes :

Pour avoir pleine lumière,
il faut être transporté
dans la superessence.
Car la clarté sans mesure
est donnée à la connaissance
dans la simplicité foncière.
On est alors tout pénétré
et totalement transformé
par la lumière de vérité.
Cette lumière brille pour tous
lorsqu'ils ont le cœur pur,
et les éclaire tous selon leur dignité.
Alors peuvent-ils fixer
et contempler sans défaillir
la face qui donne jouissance.
Toujours l'on contemplera
ce dont on jouit fidèlement,
bien loin perdu hors de soi-même.
Si le bien-aimé s'est enfui,
cela même fait toujours fixer
la haute béatitude.
D'ailleurs le bien-aimé est pris
et possédé par son bien-aimé
dans l'unité de solitude.
Ainsi devons-nous continuer
à soupirer toute notre vie
vers le très haut abîme.


J'ai encore à vous faire connaître,
si vous y faites attention,
ce qui nuit à l'intelligence.
Ceux qui toujours ferment les yeux,
et méditent afin de jouir
dans la superessence
ne peuvent être éclairés,
car ils ne savent fixer
la simplicité de la lumière.
C'est un obstacle pour connaître
avec les Chérubins
le bien-aimé en cette noblesse.
Ils cherchent à avoir profit
et cela les fait reculer
devant la divine Majesté.


Je veux encore vous montrer
les causes qui font perdre
le don d'intelligence.
Lorsqu'on recherche goûts terrestres,
il est impossible d'atteindre
à la haute jouissance.
On ne peut être éclairé,
car on est tout encombré
des images de tout ce qui fuit.
A peine peut-on ressusciter :
l'on ne pense qu'à boire et manger,
tout adonné à la gourmandise.

Or voilà ce que j'enseigne,
tout cela fait tomber l'homme
et lui enlève la béatitude.



CHAPITRE XXXIII.

DU DON DE SAGESSE SAVOUREUSE.


     Le septième don divin est une sagesse savoureuse conférée au sommet de la mémoire recueillie et qui pénètre l'intelligence et la volonté, selon leur degré de recueillement en ce sommet. Le goût qui vient de cette sagesse est sans mesure et sans fond ; il se répand du dedans au dehors, pénètre l'âme et le corps même, selon la capacité de chacune de leurs puissances, et le sentiment qu'il produit est si intime que c'est comme une sorte de toucher sensible. Les autres sens, tels que l'ouïe et la vue, prennent leur joie du dehors, dans les merveilles que Dieu a créées pour sa gloire et pour l'utilité des hommes. Le goût insaisissable dont nous parlons est sans mesure, en tant qu'il se tient au-dessus de la mémoire, dans le vaste domaine de l'âme, et il n'est autre que le Saint-Esprit, l'amour incompréhensible de Dieu. Mais, en tant qu'il demeure dans les limites de la mémoire, le sentiment en est mesuré. Cependant parce que les puissances ont leur attache en Dieu, elles surabondent. Déjà le Père éternel a donné à la mémoire recueillie l'ornement de la jouissance dans l'union, ainsi que la faculté de saisir et d'être saisie, en se perdant elle-même, et de cette façon la mémoire est devenue un trône et un repos pour Dieu. Puis le Fils, la Vérité éternelle, a orné à son tour de sa propre clarté l'intelligence recueillie, afin qu'elle puisse contempler cela même qui donne jouissance. Voici maintenant que le Saint-Esprit veut orner la volonté recueillie et l'unité des puissances qui a en Dieu son attache, afin que l'âme puisse goûter, connaître et éprouver combien doux est Dieu.

     Ce goût est si fort qu'il semble, pour l'âme qui le ressent, devoir absorber et faire disparaître comme en un abîme sans fond le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment. Les délices goûtées ainsi par l'âme sont au-dessus et au-dessous d'elle, au-dedans et au-dehors, embrassant et pénétrant son royaume tout entier. Et, de cette façon, l'intelligence peut contempler la simplicité, d'où découlent toutes ces délices. Dès lors la raison éclairée se met à considérer, bien qu'elle sache qu'elle ne peut arriver à connaître les délices incompréhensibles ; car elle considère avec une lumière créée, et les délices sont sans mesure. C'est pourquoi la raison vient défaillir dans cette considération ; mais l'intelligence, qui est transformée par la clarté sans mesure, contemple et fixe sans cesse la joie incompréhensible de la béatitude.



CHAPITRE XXXIV.

COMMENT LA RAISON ÉCLAIRÉE CONTEMPLE DIEU
DANS DES IMAGES INTELLECTUELLES.

     La raison cependant s'exerce avec beaucoup d'attention, selon le mode qui lui est propre et avec la lumière créée, afin de trouver satisfaction et joie en des images intellectuelles et dans le spectacle des œuvres qui émanent de Dieu tout-puissant. De cette façon, elle comprend aisément que la grandeur de son bien-aimé l'empêche, elle et toute créature, de jamais le saisir pleinement. Il est si haut, en effet, que nul procédé créé ne peut l'atteindre ; il est si simple qu'en lui toute multiplicité doit cesser et prendre son commencement. Il est une beauté qui orne le ciel et la terre, une richesse d'où toutes les créatures découlent, tout en y demeurant essentiellement attachées. Il est un ornement pour tout ce qui est au monde, il est la vie de tout ce qui fut ou sera jamais.

     Il est la victoire qui fait vaincre les obstacles et la couronne des vainqueurs. Il est la santé qui donne à jamais guérison, la paix où tous ceux qui aiment trouvent leur repos, la sécurité qui met à l'abri de tout besoin. Il est la béatitude qui donne jouissance, la consolation qui réjouit les affligés, la suavité qui pénètre ceux qui le désirent, la joie où se glorifient ceux qui aiment. Il est une source de félicité où se fondent ceux qui en jouissent, une jubilation, c'est-à-dire une allégresse qui ne peut s'exprimer, où sens et puissances viennent défaillir. Il est la récompense vers laquelle nous aspirons tous, une volupté qui ne laisse les hommes se reposer nulle part, une ardeur qui veut les enflammer et embraser tous. Il est la puissance qui peut tout dompter, la divinité capable de tout combler, l'éternité qui a créé tous les temps. Il est la bonté, disposée à donner tous biens, la libéralité, prête à se répandre au ciel, sur la terre et en tout ce qui existe ; une charité sans mesure qui veut s'unir tous ceux qui vivent d'une façon vertueuse. Il est la noble source de tout ordre et de toute mesure, la pureté sans alliage, la fécondité qui donne le mouvement au firmament, la vie et la croissance à toutes les natures corporelles, et qui confère surnaturellement à ceux qui aiment tous les dons divins et bienfaits spirituels, ainsi que la vie glorieuse et la jouissance d'éternité. Le bien-aimé est encore la puissance que rien n'arrête, la sagesse qui décore, règle et ordonne toutes choses, la longanimité qui attend la conversion des pécheurs et le couronnement des justes. Il est la fidélité qui n'abandonne personne, la vérité qui connaît tous les cours, la sainteté qui dégage les hommes des choses terrestres. Il est une chaleur qui enflamme l'homme pour la vertu, une lumière qui la manifeste, une satiété, cause de faim éternelle pour ceux qui lui ressemblent et source de biens surabondants pour ceux qui lui sont unis. Il est la force qui fait tout sur-monter, la justice qui punit ou récompense selon les mérites, la sainteté enfin qui, au dernier jour, confondra les impurs et s'unira les innocents.

     La raison éclairée aperçoit tout cela dans la divinité infinie, et ce sont comme des images intellectuelles, conçues de l'essence simple de Dieu, selon le mode créé. En tant que la raison les comprend, ces images sont créées, ce sont des similitudes tirées de la nature divine. Mais parce que, contemplées par l'homme, elles commencent et finissent dans une essence sans fond, toute raison et considération viennent à défaillir, car il s'agit là de la nature simple de Dieu. Ainsi la raison éclairée s'applique à considérer son bien-aimé dans toutes ses excellences, et de là elle tombe dans l'admiration des richesses qu'elle aperçoit ; elle comprend que Dieu les possède bien au-dessus de toute raison dans un degré incompréhensible. Alors naît en elle un si grand désir, une impatience telle, qu'il lui faut plonger le regard dans la lumière simple, afin de trouver réconfort et apaisement au désir impatient qui la fait soupirer si ardemment vers la jouissance.



CHAPITRE XXXV.

DU SAINT-ESPRIT.

     Dans cette contemplation, la raison éclairée ne fixe rien d'une manière distincte et tous les flots de la divinité s'écoulent vers la partie supérieure du royaume de l'âme. Il en est tout enflammé et embrasé de feu, et ce feu est le Saint-Esprit, qui brûle dans la fournaise de l'unité divine. Là, dans cette unité sublime, tous les esprits sont imprégnés et illuminés, au sein d'une incompréhensible tendresse. Or cette unité pleine de jouissance, c'est le trésor caché dans le champ de l'âme. Quiconque creuse là et estime le trésor vend et abandonne ce qu'il est et ce qu'il peut avoir en fait de délices, afin de pouvoir posséder le champ qui renferme de telles richesses.

     Le Saint-Esprit est le trésor de Dieu et de l'âme ; il est le lien d'amour qui embrasse et pénètre tous les esprits recueillis dans l'unité de jouissance. Il est l'amour dont l'ardeur consume les amants. Il est le doigt de Dieu qui a créé toute la nature, le ciel, la terre et tous les êtres, et qui a distribué ses dons surnaturels à tous ceux qui se sont tournés vers lui, chacun selon sa dignité, s'unissant à lui-même tous ceux qu'il a ainsi comblés.

     Le Saint-Esprit, c'est l'océan sans bornes d'où découle tout bien et où tout bien demeure incommensurable. C'est le soleil divin, ardent et lumineux, qui orne le royaume de l'âme des principaux rayons surnaturels qui sont les sept dons supérieurs. Le Saint-Esprit est un feu immense qui transforme et pénètre de lumière tous les esprits recueillis, soit dans la grâce, soit dans la gloire, pour les fondre comme l'or, dans la fournaise de l'unité divine. Là, chacun jouit et goûte, selon sa condition et sa dignité, quoique le feu divin les brûle tous sans distinction. Mais il y a dans cette fournaise du cuivre et du plomb, du fer et de l'étain, de l'argent et de l'or, et un grand nombre de métaux fondus ensemble sous l'ardeur de ce feu incompréhensible. Or chaque métal, c'est-à-dire chaque esprit est intelligent et sensible, et il supporte la transformation de l'amour essentiel de Dieu, selon sa propre noblesse et dignité, quoique l'amour se répande également sur tous ; de là vient la distinction de jouissance.

     Cet amour insondable est, selon la jouissance, essentiel et non actif, car par le rejaillissement de cette charité essentielle, le Père et le Fils, et tous les esprits qui ont en eux leur attache, s'écoulent dans la fruition et y sont engloutis au-dessus de l'action. Mais, par l'émanation de ce même amour qui vient du Père et du Fils, toutes les vertus sont opérées et perfectionnées en toute créature. Ainsi l'amour divin est actif, selon cette effusion, et il conduit l'homme à toutes les vertus ; selon l'écoulement intérieur, il est essentiel et il inonde tous ceux qui lui sont unis d'un goût incompréhensible. C'est le gouffre sans fond où toutes les nobles intelligences sont fixées dans la jouissance et sont englouties jusqu'à se perdre elles-mêmes. C'est le clair soleil, qui brille et répand son ardeur au sommet de l'âme, qui attire l'intelligence alors qu'elle contemple et reçoit la clarté, et l'applique au regard sans défaillance pour l'éternité.

      C'est la source vive et sans fond, qui, de l'intérieur, coule à l'extérieur par sept fleuves principaux, les sept dons, qui rendent le royaume de l'âme fécond en toutes vertus. Les esprits élevés dont nous parlons ont remonté ce flot vivant et jaillissant et sont parvenus jusqu'au fond de vie où il prend sa source. Plongés là, ils sont inondés de clarté en clarté et de délices en délices ; car il y coule une rosée de miel d'ineffable allégresse, qui fait fondre et s'écouler dans les délices de la béatitude divine.

      Ces esprits sont les Séraphins, les plus élevés du royaume éternel, car ils brûlent et se fondent devant la face de la souveraine jouissance. Et tous ceux qui possèdent le don divin de sagesse tel que nous l'avons décrit leur sont semblables, chacun selon sa clarté. Car chez les Séraphins il y a distinction en clarté, en amour et en jouissance. Et tous les esprits, soit dans la grâce, soit dans la gloire, diffèrent en connaissance, en amour et en aptitude à goûter, mais le moindre dans la lumière de gloire connaît, aime et goûte davantage la joie que le plus élevé dans la grâce. L'allégresse que Dieu répand est pourtant égale, mais ceux qui la reçoivent diffèrent. Ils ont tous plus qu'ils n'en peuvent user, en tant qu'unis à Dieu ils possèdent la jouissance ; mais perdus dans l'obscurité de ce désert, ils n'ont plus rien à désirer. Là, en effet, il n'est plus question de donner ni de recevoir, il n'y a plus qu'une très simple essence, où Dieu et tous ceux qui lui sont unis sont engloutis et perdus. Ils ne peuvent plus se trouver dans cette essence sans modes, car c'est une pure et simple unité ; et c'est en cela que consiste la plus haute béatitude dans le royaume de Dieu (15).

     Néanmoins tous ces esprits élevés doivent s'incliner encore vers les œuvres de charité et toutes les vertus ; car plus l'homme est élevé en dignité, plus il se doit communément à tous ceux qui réclament son aide soit corporelle, soit spirituelle. Ainsi Dieu jouit immensément de lui-même, plus que tous les saints, car son recueillement est sans fond et son essence est sans modes. Si son essence n'était pas sans modes, il n'y aurait pas en lui de jouissance parfaite, mais dans l'essence sans modes vient défaillir l'action des personnes. Et c'est pourquoi Dieu possède la jouissance, plus que tous les esprits créés qui ont reçu la dignité et les dons selon une mesure néanmoins, il demeure sans cesse actif, car il s'épanche au ciel et sur la terre, au moyen de ses dons matériels et spirituels.

     Le Christ, dans son âme créée, est et fut toujours le voyant et l'amant suprême, et la jouissance qu'il possède demeure sans rivale tandis que, selon sa nature divine, il était lui-même objet de jouissance. Néanmoins, jamais il n'a manqué ni ne manque à personne, car il appartient également à tous, selon leurs désirs, et il souffre de l'indifférence de ceux qui n'ont point pour lui de désirs ; il prie enfin et offre ses souffrances à son Père pour eux tous. De même, les saints les plus élevés qui sont au ciel étaient sur la terre universellement dévoués envers tous et ils se donnent encore également à tous dans le royaume éternel, priant et soupirant pour nous. Les plus hauts Séraphins et tous ceux qui appartiennent à leur chœur, au ciel et sur la terre, prient aussi et soupirent, pour la béatitude des hommes, plus que ceux qui appartiennent à l'un quelconque des autres choeurs, car ils connaissent mieux et ils aiment davantage : et c'est pourquoi ils se donnent plus à tous et désirent davantage l'honneur de Dieu et la béatitude des hommes.

     C'est de ceux-là que le Christ a dit : « Bienheureux les pacifiques, ou ceux qui font la paix, car ils seront appelés les fils de Dieu (16). » Ces esprits élevés ont fait la paix avec Dieu, avec toutes leurs puissances et avec toutes les créatures, et tout chez eux est orné et ordonné en proportion de la dignité de chacun (17). Ils possèdent leur royaume en une paix véritable ; et ils sont engloutis dans l'abîme de la simplicité. C'est là le sommet du royaume dans la béatitude éternelle, et ce royaume ressemble ainsi au ciel supérieur, qui est une pure et simple clarté, source immobile et principe de tous les êtres corporels, royaume créé et corporel de Dieu et de tous ses saints.

     Telles sont les voies droites par lesquelles le Seigneur a ramené le juste, au-dessus de tout chemin, dans un éternel silence. Et c'est la quatrième des cinq principales considérations formulées par le Sage (18).



CHAPITRE XXXVI.

COMMENT ON PEUT POSSÉDER LE DON DE SAGESSE.


     Afin que l'homme puisse posséder ce don sublime dans toute sa perfection

il doit être pénétré intérieurement
d'un amour sans mesure
et tout inondé de saveur divine ;
il lui faut une considération claire
dans les œuvres qui prennent leur source
à l'abîme de simplicité.
De là naît l'admiration
des dons multiples
et de la richesse incompréhensible.
L'admiration fait soupirer
et s'attacher par le désir
à la haute jouissance.
Ainsi l'homme doit fixer son regard,
afin d'assouvir ses désirs
au-dessus de toute activité.
L'amour sans mesure
s'enflamme en tout son être
dans la fournaise de l'unité.
De là vient liquéfaction
et entière immersion
dans les délices de la jouissance.
L'homme pénètre ainsi tout entier
et s'engloutit dans l'essence sans modes,
comme en un désert d'obscurité.
Là plus ni recevoir ni donner,
ni exercice d'amour ;
c'est pure et absolue simplicité.

Mais il faut encore vous faire connaître
ce qui fait tort et met obstacle
à la sagesse savoureuse.
Contempler sans prendre garde
aux œuvres qui doivent en découler,
cela empêche le goût divin.
Ceux qui n'ont pas d'admiration
possèdent moins le désir
qui naît de l'impatience amoureuse.
Et l'amour sans mesure
les brûle d'autant moins
au plus intime du royaume de l'âme.
Tendre son regard vers ce qui est simple
sans ressentir l'ardeur d'amour,
cela empêche la haute pureté.


Je veux encore vous révéler
ce qui cause la ruine
et la perte de la béatitude :
Il y a des gens ignorants et aveugles
qui errent çà et là,
à la recherche de satisfactions étrangères.
Ils regardent et considèrent
de misérables et pauvres gains,
et prennent leur repos dans ce qui est vil.
C'est un amour pervers
qui affole leurs sens malheureux,
et aveugle la raison humaine.
Poursuivant un goût étranger,
ils ne sauraient atteindre ce lieu
où coulent les délices d'éternité.
C'est donc un grand empêchement
pour recevoir la clarté éternelle
que de vivre sans pureté.


(1) mémoire doit être prise dans tout ce chapitre au sens indiqué plus haut, lorsqu'il a été question de la voie de lumière naturelle, au chapitre V. C'est non point la mémoire en tant que faculté sensible, mais la mémoire élevée, consi-dérée par Ruysbroeck comme la faculté la plus haute de l'âme.
(2) L'expression employée par Ruysbroeck die vonke dersielen, que nous traduisons par l'étincelle de l'âme, se retrouve
au Miroir du Salut éternel, c. VIII, et aux Noces spirituelles, I, c. I. Dans ce dernier traité, l'expression est prise au sens strict et désigne une tendance naturelle de l'esprit vers Dieu et vers le bien. Mais ici et au passage indiqué du Miroir, le sens est plus général et l'étincelle de l'âme doit être entendue de la région même où s'exerce la tendance naturelle vers le bien. C'est là que se fait sentir la touche divine dont il est question ici. Ruysbroeck suit de nouveau la doctrine de saint Bonnaventure (in Sentent. 1. II, dist. XXXIX, q. 2, a. 2) qui fait de la synderesis ou scintilla un habitus de la volonté, tan-dis que saint Thomas identifie d'une part la scintilla avec la nature intelligente de l'homme, en son point culminant (in Sentent. 1. II, dist. XXXIX, q. 3, a. s) et d'autre part avec la synderesis, habitus naturel de l'homme à connaître les premiers principes des choses à faire, ce qui est à peu près la conception de Ruysbroeck dans le Livre des noces spirituelles (cf. S. Thomas, de Veritate, quæst. XVII, a. 2, ad 3um, et Summ.theol., Ia, quæst. LXXIX, a. 12).
(3) MATTH., V, 7.
(4) La traduction littérale serait : totus unus Filius. Il est possible que Surius ait eu un texte différent de celui des cinq manuscrits qui ont servi pour l'édition flamande de David. La traduction latine donne, en effet, une phrase entière qui ne se trouve pas dans le texte original : « Est enim in Patre tanquam in proprio sempiternoque fonte, a quo immanens sive in illo se permanens egreditur, et absque egressione orilur ; et tamen unus idemque Filius est. » Cf. SURIUS, D. J. Rusbrochii opera, edit. 1609, p. 565.
(5) Le Christ, néanmoins, a toujours possédé a vision béatifique, mais son corps n'a été glorifié qu'après sa résurrection
(6) L'auteur fait allusion au système planétaire des anciens, spécialement des Égyptiens, pour qui chacune des vingt-quatre heures du jour était consacrée à l'une des sept planètes. Les heures successives étaient ainsi mises en correspondance avec les planètes disposées dans l'ordre de leurs distances supposées ; de sorte que la première heure de chaque jour se trouvait consacrée à une planète, suivant un ordre régulier qui revenait toujours le même dans chaque période de sept jours : Saturne, le Soleil, la Lune, Mars, Mercure, Jupiter et Vénus. Les jours correspondants en ont reçu leurs noms respectifs.
(7) La planète Saturne était rangée au moyen âge parmi les astra malefica.
(8) On peut rapprocher ceci de ce qui a été dit au chapitre V, de l'essence de l'âme. La même doctrine est développée au livre II, de l'Ornement des noces spirituelles.
(9) D'après la théorie scolastique, l'essence de la béatitude consiste dans la possession de Dieu vu face à face. Cette vision béatifique s'adresse premièrement à l'intelligence, mais la volonté y trouve son repos à cause de la présence même de l'objet aimé. (Cf. S. THOMAS. Summ. theol., la IIæ, quæst. IV, art. 3.) Ruysbroeck se sert des mêmes principes pour expliquer comment l'âme parvenue à l'état qu'il décrit jouit d'un véritable apaisement.
(10) Le terme d'information est emprunté à la philosophie scolastique, qui considère la forme comme la cause première constituant les êtres dans leur perfection. Appliqué à Dieu, ce terme doit signifier dans l'esprit de notre auteur que les personnes sont parfaites en tant qu'elles possèdent la nature divine désignée ici sous le nom de lumière simple. Mais le même terme ne saurait être ici appliqué rigoureusement à la créa-ture, car Dieu ne peut jamais s'unir à elle comme une forme qui l'amènerait à la perfection.
(11) MATTH., V, 7.
(12) C'est l'union sans différence dont il sera question au chap. XII du Livre de la plus haute vérité
(13) Pour comprendre cette phrase, il faut la comparer avec ce qui a été dit un peu plus haut : « La jouissance de Dieu est prise dans l'essence sans modes où la lumière n'a point d'action : mais en tant qu'il contemple et regarde fixement, la lumière ne cesse jamais. » Le don d'intelligence dont parle ici Ruys-broeck se rapporte à cette contemplation continue, tandis que le don de conseil s'arrête à la jouissance.
(14) MATTH., V, 8.
(15) Il faut peser avec soin l'expression qui est contenue dans cette phrase afin d'éviter l'accusation de panthéisme. Ruysbroeck ne veut pas dire que les esprits deviennent une seule essence avec Dieu, mais qu'ils lui sont tellement unis qu'ils ne considèrent rien autre chose que la simple unité, où ils sort comme plongés.
(16) MATTH., V, .
(17) Saint Augustin appelait déjà la paix : tranquillitas ordinis. Cf. S. THOMAS, Summ., theol., IIa IIæ, quæst. XLV, a. 6.
(18) Cf. Prologue,


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