J. RUSBROCH

DES SEPT DEGRÉS DE L'AMOUR

CHAPITRE IX

COMMENT LES ESPRITS ANGÉLIQUES, SURTOUT LES PREMIÈRES ET SECONDES HIÉRARCHIES, SE CONDUISENT VIS-A-VIS DE NOUS, ET DE LA MUTUELLE COMPLAISANCE DES RAPPORTS INTÉRIEURS
ENTRE DIEU ET L'AME SAINTE.


    Les esprits de la suprême hiérarchie, à savoir : les Trônes, les Chérubins et les Séraphins, ne luttent pas avec nous contre nos vices, afin que nous l'emportions sur eux, mais ils vivent avec nous, dès que nous nous sommes élevés au-dessus du combat, demeurant toujours avec Dieu dans la paix, dans la contemplation et dans l'amour. Mais les esprits de la hiérarchie moyenne, à savoir : les Principautés, les Puissances et les Dominations, combattent avec nous, contre les démons, le monde, tous les genres de vices, et tout ce qui, dans le service de Dieu, peut s'opposer à nous ; et de même ils nous disposent, nous règlent, nous modèrent, et nous sont secourables, pour (parachever) accomplir la vie éternelle ornée de toutes les vertus. Comment nous sommes les rois du monde et les vainqueurs du Démon. C'est pourquoi si, munis de la divine grâce et de l'aide des anges, nous vainquons le monde et nous méprisons tout ce qui est dans le monde, nous sommes déjà les rois et les princes du monde, le royaume des cieux est à nous ; et l'ordre des Principautés, qui est le quatrième, nous sert pour l'honneur de Dieu. Et si pour l'honneur de Dieu, du fond du coeur, nous nous mettons au-dessous de toutes les créatures, nous nous condamnons et nous nous humilions, alors nous sommes les vainqueurs du démon et de toute sa puissance : les Puissances, qui constituent le cinquième choeur ou le cinquième ordre, sont nos compagnons ; et ils nous servent dans les exercices intérieurs, pour notre victoire et la dignité de Dieu. Ce qu'exigent l'esprit de la justice de Dieu et notre humilité. Mais, si quelqu'un se méprise et se met au-dessous de tous ceux qui sont bons, de telle sorte qu'il n'ose se comparer à aucun homme de bien par ses vertus, celui qui ne veut juger personne et ne condamner que lui-même, et quelque vertu qu'il professe, trouve qu'il a fait peu de chose ou rien, de telle sorte que, tant les esprits de la divine justice que ceux de son humilité, ne le laissent pas en repos, lui rappelant toujours dans son coeur, qu'il vive pour Dieu et le serve, rongeant le coeur de ses entrailles et consumant les moelles de ses os, parce que sa faim et son désir de servir Dieu est si grand, que tout ce qu'il peut faire de bien il le fait incessamment, et qu'il n'est pas
tranquille et paisible, qu'il s'indigne et s'insurge contre lui-même, de ce qu'il n'a pu accomplir cette oeuvre, de telle sorte qu'elle lui paraisse suffisante, car toute complaisance naturelle envers lui-même et toutes les créatures est morte et évanouie en lui, et il ne connaît et ne sent rien autre chose que ces voix puissantes qui résonnent dans son coeur et lui disent : Vis et sers Dieu ! et lorsqu'il ne peut le faire selon son voeu, il n'éprouve pour lui-même que haine et mépris, parce que l'esprit du Seigneur demande sans cesse de son désir, une nouvelle marque de soumission, un nouveau témoignage d'honneur ; et il peut l'accomplir et le rendre beaucoup mieux que lui-même ; car tout ce qu'il donne lui fait une obligation plus étroite ; et de là vient, que ce même désir se change en une certaine impatience : Alors ce qui est exigé par Dieu, l'homme humble s'aperçoit et considère qu'il ne peut le faire ; et prosterné humblement aux pieds du Seigneur, il dit : Je ne puis faire assez pour toi, ô Seigneur ! c'est pour quoi me méprisant moi-même, je me donne à toi ; fais avec moi tout ce que tu voudras.

Quelle résignation plait à Dieu.
    Dans cette humble résignation, le Seigneur répond ainsi : Tu me plais assez par ta résignation et ta confiance ; c'est pour quoi je te communique mon esprit de liberté et de vérité, afin que moi seul je te plaise uniquement, plus que tous les actes bons et tous les exercices des vertus. Complaisance mutuelle entre Dieu et l'homme qui l'aime, racine de toute sainteté.  Cette complaisance entre Dieu et l'homme ainsi libéré et  humble, est la racine de la charité et de toute sainteté, dans la vie intérieure. Et dans cet exercice de complaisance, celui qui est ainsi ne peut être combattu et tenté par aucun vice ; car tous les ennemis fuient loin de lui, comme les serpents de la vigne fleurissante. De même, cette mutuelle complaisance entre Dieu et un homme de cette sorte, est une action et une oeuvre excellente et très belle dans la vie intérieure ; et par elle, toutes les vertus et toutes les bonnes oeuvres sont bien traitées et parfaitement ordonnées. Car Dieu donne sa grâce, et l'homme intérieur donne à son tour à Dieu toutes ses oeuvres ; et ainsi, aussi bien la grâce que les actes bons, augmentent toujours et se renouvellent. Colloques amicaux de Dieu et de l'homme en esprit. Car Dieu parle intérieurement à l'homme intérieur : Voici que je communique ma grâce, donne à ton tour tes oeuvres. Et de nouveau, il parle dans la complaisance de son libre désir : Lorsque tu t'es donné à moi, je me donne à toi. Si tu veux être mien, je serai tien. Ces amicales questions et réponses sont faites et rendues, non extérieurement par des paroles, mais intérieurement, en esprit. Alors l'âme aimante répond à Dieu : Tu vis en moi, en vérité, ô Seigneur, par ta grâce ; et tu me plais uniquement et au-dessus de tout. Je suis contraint de t'aimer, de te rendre grâces et de te louer, et je ne puis ne pas le faire, puisque c'est ma vie éternelle. Tu es ma nourriture et mon
breuvage, et plus je mange de cette nourriture et plus je me désaltère de ce breuvage, plus j'ai faim et j'ai soif ; plus je possède, plus je désire. Tu es plus doux à mes lèvres que le miel. Et parce que je ne puis te consumer, la faim et le désir durent toujours en moi. Je ne vois pas clairement si tu me manges, ou si tu es mangé par moi, lorsque je parais éprouver les deux, au fond de moi-même. Quand l'âme dévote interrompt à regretles exercices de piété. Mais tu exiges que je sois un avec toi ; et cela est pour moi une dure croix, car je ne  veux pas quitter mes exercices, et ne pas dormir dans tes bras. Je ne puis pas en effet ne pas te louer, ne pas te rendre grâces, ne pas t'honorer puisque c'est là ma vie éternelle. Je sens en moi une certaine impatience et j'ignore ce que c'est. Si, en vérité, je pouvais arriver à ne faire qu'un avec toi ; afin de persévérer toujours dans mes actes, je ne demanderais pas autre chose. Mais toi, ô Seigneur, qui connais les nécessités de tous, tu fais avec moi tout ce que tu trouves bon, je me mets entre tes mains, pour que je devienne forte et magnanime dans tous les afflictions et toutes les souffrances. A cela l'esprit du Seigneur répond, non en vérité extérieurement par des paroles, mais intérieurement, pour faire sentir (son action) dans les replis les plus intimes de l'âme qui est ainsi : Je suis en effet, à toi, très chère âme, et toi tu es à moi, et je me donne intérieurement à toi, au-dessus de tous mes dons, et j'exige aussi que tu viennes en moi au-dessus de toutes tes actions. Alors, dès que l'âme dévote et adonnée à la vie intérieure satisfait à ce divin traité, en se livrant librement à l'esprit de Dieu, elle éprouve un amour inépuisable et infini qui la pénètre entièrement : et, dès qu'elle est élevée dans l'esprit de Dieu au-dessus d'elle-même et de tous les dons, elle goûte une joie infinie, qu'elle ne peul contenir, et dans laquelle elle est comme plongée et liquéfiée.  Ainsi donc l'âme dévote et adonnée à la vie intérieure, sous les aspects de l'amour, est environnée et comme enveloppée d'un immense et inépuisable amour et d'une joie infinie. Mais cela ne dure que peu d'instants. L'amour ne peut rester oisif. Car l'amour ne peut rester oisif : c'est pourquoi il crie à haute voix dans cette âme : Rends grâces et louanges, et honore ton Dieu ; et l'amour ne le conseille pas seulement, mais il le commande. Mode de vie intérieure le plus excellent. Ce mode d'exercice intérieur est très parfait, très excellent, et proche je de la vie contemplative. Lorsque nous l'avons atteint, nous sommes semblables  aux esprits du sixième ordre, que l'on appelle Dominations, parce qu'ils dominent les cinq ordres d'anges inférieurs. Et ce mode est supérieur et plus excellent, que tous les exercices que l'on peut suivre dans la vie intérieure.