CHAPITRE L

QUELQUES RÈGLES TRÈS PARFAITES
 

 
      Observe les préceptes de Dieu, et sois soumis à toute créature humaine pour Dieu, comme le dit le divin Apôtre Pierre (1 Pet. 2.); de la même manière que Dieu nous a obéi, par lui-même et toutes ses créatures ; et cela en toutes nos nécessités.

En effet, toutes les créatures irraisonnables obéissent à Dieu, et le servent ainsi que nous ; et de même toutes les créatures raisonnables, les anges, les bienheureux et tous les êtres qui vivent en la grâce de Dieu, obéissent à Dieu et à nous, et nous à eux ; et de la sorte, nous tous nous ne faisons qu'une famille, un seule servitude, une seule manifestation de respect et d'adoration envers Dieu.

Quant aux pécheurs qui, dans le mépris de Dieu et de son service, sont les esclaves du vice : Dieu permet parfois qu'ils méprisent, persécutent et martyrisent les justes, et qu'ils les conduisent ainsi aux récompenses éternelles.

Et de cette manière, ils servent sans le savoir Dieu et les justes qu'ils persécutent.

Car, vouloir ou rechercher le mal et le faire, c'est la vie des démons. Au contraire, souffrir et supporter pour Dieu, c'est la vie du Christ. Qui veut être son disciple doit se modeler sur lui, être innocent et magnanime, ne céder à personne jusqu'au consentement du péché. Qu'il fasse abnégation de lui-même et se renonce, s'il veut que l'esprit du Christ progresse en lui. Qu'il aime le pécheur, mais déteste le péché, et qu'il suive ainsi la règle du Christ. Qu'il aime le Christ et se haïsse lui-même ; et qu'il laisse agir le Christ en tous, comme il lui plaît. Qu'il aime tous les hommes et n'en méprise aucun ; car s'il déteste ses ennemis il se perd, parce qu'il vit en dehors de la charité. Qu'il ne dédaigne, ne juge, ne condamne personne. Qu'il se méprise, se juge et s'accuse lui-même, sans toutefois se condamner.

Car Dieu est proche de lui, tout prêt à le pardonner et à le faire rentrer en grâce avec lui. Que lui-même se reconnaisse toujours coupable, qu'il s'accuse et prie Dieu, soutenu par la foi et l'espérance, afin qu'il lui soit propice.

S'il est pauvre, indigent et misérable, c'est pour lui un grand sujet d'allégresse ; car c'est ainsi que le Christ lui-même a vécu. Et cependant, s'il est accablé par la disette et la pénurie, qu'il ne demande pas aux riches avares, car il donnent à contre-coeur ; mais qu'il supplie les riches généreux, et qu'il n'éprouve aucune crainte ; car ceux-là se réjouissent, quand ils rendent service et font du bien aux pauvres.

Qu'il aime et désire la soumission et l'abjection ; et de la sorte il vivra en esprit sans peine.

Qu'il ne résiste ni ne murmure ; et de la sorte sa faculté irascible sera paisible et silencieuse.

Que ce qu'il fait ou endure lui suffise ; et ainsi il demeura en lui-même simple, sage et prudent.

Qu'il ne désire être ni maître, ni juge, ni modérateur; car ceux qui aiment gérer les affaires des autres, sont (souvent) tourmentés du vice caché de l'orgueil.

Mais si, sans qu'il le désire ou le veuille, il commande aux autres et en est honoré, qu'il s'incline et se taise ; et s'il peut garder l'humilité, il trouvera grâce auprès de ses subordonnés ; et il pourra faire auprès d'eux tout ce qu'il voudra. Car l'homme humble se fait aimer et estimer des justes ; tandis que l'orgueil caché et indomptable est le sujet et la cause de tous les vices. Quiconque ose mépriser, sans scrupule de conscience, le plus petit et le plus humble, mépriserait également le plus grand s'il en avait la faculté.

Ceux qui, dans l'affliction et la souffrance, murmurent et se plaignent, ne peuvent croître et progresser en humilité.

Ceux qui observent curieusement les autres et les reprennent sévèrement, ne diffèrent en rien des hypocrites qui, ayant double visage intérieurement et extérieurement, ne peuvent vaincre et repousser la superbe :

Celui qui désire être honoré plus que les autres, n'est nullement digne d'honneur.

Il faut supporter librement pour Dieu, ceux qui vous envient, vous oppriment, vous dénigrent et déchirent votre réputation ; car ils vous attirent des jours de grâce. Il faut toujours vous garder des médisances et des calomnies ; car elles exaspèrent et offensent les autres. Si vous agissez ainsi, vous serez prudent et sage et vous progresserez dans les vertus.

Vous supporterez sans vous plaindre tout ce qu'on vous fera, ou tout ce qui vous arrivera ; et c'est ainsi que vous apprendrez l'humilité et la sagesse.

Si vous reprenez les autres avec une âme douce, si vous les instruisez, si vous les formez, lorsqu'ils sont bons, ils deviennent plus prudents et plus sages.

Que si, à cause de cela, vous vous complaisez en vous-mêmes, c'est une tentation très préjudiciable. C'est pourquoi quand vous avez été troublé par des pensées d'orgueil, qui agitent votre âme, mettez une barrière à votre bouche et taisez-vous longtemps. Si vous ne pouvez chasser l'orgueil, soyez honteux, et apprenez à vivre et à vous taire.

Ceux qui par l'humilité combattent contre la superbe, sont bacheliers en théologie sacrée.

Ceux qui veulent conquérir des lauriers dans le combat et devenir docteurs, doivent réprimer et écraser la superbe.

La superbe est en vérité un serpent redoutable, qui envoie ses adeptes et ses sectateurs dans le tartare.

Quiconque trouve en son esprit l'humilité, mène une vie tranquille et suave. Car la véritable humilité est au-dessus et au-delà de tout exercice des vertus, la quiétude et la liberté ; et au-dessus de toute endurance, la résignation innocente ; et au-delà de toute affliction, la paix de l'esprit, la douce et bienveillante tolérance.

Ceux qui dans la pureté de l'esprit découvrent l'humilité, passent dans la vie sans labeur, et possèdent le principe et le fondement de toute sainteté.

Nous cherchons assurément et nous désirons l'humilité qui s'abaisse, qui est une immuable simplicité, vivant dans notre pur esprit, et elle ne se découvre que par elle-même.

Elle constitue, certes, la simplicité de tous les saints, la constance et la stabilité de tous les justes. C'est d'elle que vient la patience dans l'affliction, et le premier principe de toutes les vertus. Elle ne s'exalte pas dans les honneurs. Elle est la paix infinie, la source de vie de toute sainteté, où germent toutes les vertus dans la perfection de notre innocence.

Bien que nous puissions découvrir, obtenir et posséder cette vie dans notre esprit pur, nous ne pouvons cependant pas empêcher l'instabilité de nos sens.

Il faut que nous endurions la faim, la soif et combien d'appétits désordonnés. Nous devons manger, boire et nous livrer au sommeil; et souvent nous oublions Dieu. Nous devons nous taire et parler ; et c'est la cause de beaucoup de fautes et de vices.

C'est là notre vie sensible, dans laquelle nous faisons de nombreuses chutes, bien que notre esprit soit mort (au monde), ce qui nous fait vivre sans souci ni sollicitude, profondément cachés en Dieu qui est l'abîme sans fond (Jacob. 1.).

 
CHAPITRE LI

D'UN DOUBLE MODE D'EXERCICE SPIRITUEL

Or, si nous voulons expérimenter et réaliser la vie la plus sublime qui puisse être pratiquée ici-bas, il importe que notre esprit se sépare de notre âme, et qu'il s'élève au-dessus de la raison, au-dessus des imaginations, au-dessus de l'exercice des vertus, par son regard simple (nu), dans la lumière divine ; et qu'intérieurement il regarde en haut, et adhère à Dieu par l'amour simple. Et dans cet acte entre Dieu et nous, nous sentons une différence ; mais dès que, en esprit, nous pénétrons en Dieu et son infinie hauteur, là nous nous reposons et nous habitons avec Dieu dans son essentielle unité, demeurant toujours immuables avec Dieu, et perpétuellement dans la quiétude sans acte (passive) ; et de la sorte nous sommes éternellement en repos et en action, ce qui se nomme vivre sans labeur.

Et c'est là le mode suprême par lequel nous pouvons expérimenter en nous la vie déiforme, à la lumière de l'éternelle vérité. Et c'est aussi le premier mode par lequel notre esprit s'élève librement, par l'amour (nu) simple, dans la sublimité infinie sans borne de Dieu.

Le second mode d'exercice de notre esprit, est le mépris et l'abandon de nous-mêmes, au-dessous de tous les mortels et de toutes les formes d'humiliation qui puissent tranquilliser notre raison ; de telle sorte que nous soyons assez humbles, assez morts à nous-mêmes dans l'humble résignation, option ou défection, et assez dépouillés de nous mêmes, que nous regardions au-dedans, et que nous soyons absorbés ou submergés dans l'abîme sans fond de Dieu, (au-dessus) et au-dessous duquel il n'est rien ; et où, dans la résignation de notre humilité, nous sommes le royaume de Dieu, dans lequel Dieu vit et règne et nous avec lui, en dehors de toutes créatures.
 Et c'est le deuxième mode d'exercice de notre esprit, à savoir, le renoncement de nous-mêmes, et la pénétration dans la profondeur infinie et sans limite de Dieu.

Dans ces deux modes, l'esprit s'élève au-dessus de l'âme ; et néanmoins, l'esprit et l'âme sont une seule vie ; mais l'âme vit dans la grâce, la règle et le multiple exercice des vertus ; tandis que l'esprit uni à Dieu, au-dessus de la raison et de l'exercice des vertus, vit dans l'amour simple et dépouillé de formes (images).