LA LÉGENDE DE LA TARASQUE



    Dans le trésor populaire des légendes et des fables allégoriques que les générations transmettent aux générations, se retrouve fréquemment l'histoire d'un héros qui combat et terrasse un dragon dévorant. Ce mythe paraît être un symbole universel, car on le retrouve chez divers peuples et ses adaptations particulières sont fort nombreuses. Parfois, ainsi qu'il arrive pour tous les récits transmis par la tradition orale, son dessin originel se surcharge de détails adventices et de fioritures parasites au point de devenir méconnaissable. Cependant il suiffit à l'ordinaire, de comparer entre elles plusieurs formes de la légende pour distinguer le relief des parties essentielles présentant un sens symbolique des broderies dues à l'imagination des narrateurs.

    La forme de ce mythe la plus populaire en Europe est le combat de saint Georges contre le dragon. La personnalité du héros importe peu, car elle se modifie dans certains récits, notamment dans celui qu’a popularisé la ballade de Schiller, Der Kampf mit dem Drachen (1), mais sa qualité de chevalier chrétien persiste ; nous sommes en présence d'une adaptation chrétienne de la légende. Bien auparavant, le paganisme gréco-romain avait habillé le même symbole de draperies mythologiques un peu lourdes et confuses, telles la lutte d'Apollon contre le serpent Python, de Thésée contre le Minotaure, d'Hercule contre les Serpents envoyés pour le dévorer au berceau, contre l'Hydre de Lerne et le Lion de Némée. La tradition scandinave donne au mythe une forme très pure et très complète : le combat de Siurd contre Fafnir, que retracent les Eddas, se distingue par des détails symboliques que Wagner a génialement mis en lumière dans l'Anneau des Niebelungen. Siegfried où Sjurd tue le dragon avec un glaive d'origine divine, qui fut brisé et qu'il reforgea lui-même, qui se nomme Détresse ; il boit le sang du monstre et soudain comprend le langage des oiseaux dont les conseils lui permettent de traverser l'Océan de feu pour aller éveiller la Vierge divine qui deviendra son épouse. A l'autre extrémité du monde, dans l'antique Chine, les histoires du dragon tiennent une place considérable, comme chacun sait, dans la littérature et l'iconographie populaires (2).

    Quel est le sens de ces allégories ? Il en est sans doute plusieurs et de très profonds. On y voit communément un symbole de la lutte du bien contre le mal, de la lumière contre les ténèbres, de l'esprit contre la matière ; la victoire du chevalier sur le dragon revêt la même signification que la victoire de Michaël sur Satan ou d'Ormuz sur Arhiman. C'est là l'interprétation la plus exotérique du mythe draconique. Elle présente à l'imagination populaire sous les traits de saint Georges ou de Siegfried, le type accompli du héros, de l'homme régénéré, lieutenant de Dieu sur la terre, employant sa pureté et sa force à délivrer ses malheureux frères des morsures cruelles du Destin. Le chevalier chrétien incarne l'idéal de la vaillance morale qui redresse tous les torts, surmonte toutes les haines et vainc toutes les calomnies. Mais cette explication n'est qu’une écorce derrière laquelle se dérobent les significations intérieures ou ésotériques de la légende. Les phases mêmes de l'initiation, avec les combats et les travaux que doit accomplir l'âme qui progresse sur le sentier du milieu, sont retracées par les travaux d'Hercule et de Sjurd. La lutte du chevalier et du dragon résume tout le drame cosmique à qui notre Univers doit son origine. Elle rappelle aux hermétistes le moyen de fixer le volatil dans les trois plans de la création. Elle apporte de précieux enseignements au mage et au mystique qui savent par expérience ce que c'est que le Dragon et qui peuvent saisir l'analogie de cette fable, soit avec le symbole Judaïque du serpent d'airain dressé sur le Thau, soit avec le schéma du sceau de Cagliostro représentant un serpent percé d'une flèche.

    Un détail caractéristique de la tradition que nous examinons veut que le dragon perisse, après un combat rapide, sous la lance ou sous le glaive d'un homme, symbole du principe mâle et positif de l'Univers, - de la Colère ou de la Rigueur, dans l'ordre métaphysique, - de la Volonté, dans l'ordre psychologique, - du Feu, dans l'ordre élémentaire. La victoire de saint Georges peut signifier la victoire de la volonté dominatrice éclairée par l'intelligence et appuyée sur les lois de la sagesse divine. Cette glorification de la volonté est un trait qui relève de l'ancienne loi plutôt que de la nouvelle. Aussi soupçonnons-nous saint Georges, malgré le caractère chrétien dont on l'a revêtu, d'être fort païen d'origine et frère germain de Sjurd. Le Christ n'a-t-il pas défendu à Pierre de lutter par le glaive contre le mal ? n’a-t-il pas enseigné que la seule arme de combat contre l'éternel dragon devait être la puissance féminine de l'Amour que symbolise l'eau de miséricorde ? A l'antique loi, qui maintenait la puissance du mal dans ses frontières par l'équilibre de Michaël et de Satan, n'a-t-il pas substitué la loi de charité qui fait éclore des fleurs de lumière sur une racine même ténébreuse ?

    Malgré toute sa splendeur, le symbole du pur chevalier au glaive invincible ne paraît pas être une expression rigoureusement juste de l'idée chrétienne. On peut en concevoir un autre, plus raffiné et plus spirituel, qui affirme mieux la puissance suprême de la douceur sur la violence, de l'amour sur la haine, de la charité sur l'égoïsme, qui enseigne qu'on ne doit pas frapper le dragon à mort, mais l'enchanter et le soumettre. Ce symbole, le gracieux génie du peuple de Provence sut l'enchâsser dans la légende de Sainte Marthe et de la Tarasque.

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    La tradition provençale rapporte qu'une barque miraculeusement guidée au travers de la tempête vint aborder un jour non loin de l'embouchure du Rhône, sur la rive où s'élèvent aujourd'hui le village et l'église des Saintes Maries de la Mer (3). Elle contenait Lazare le ressuscité, sa soeur Marthe, Marie de Magdala et d'autres compagnons ou amis du Christ que les Pharisiens avaient voulu faire périr, après l’Ascension du Maître, en les exposant sur les flots dans une nef sans voile ni gouvernail (4). Sitôt qu'ils eurent échappé à la mort, les saints personnages se dispersèrent pour annoncer l'Evangile à toutes les populations de Provence ; le chemin de Sainte Marthe fut le long du Rhône qu'elle remonta en prêchant la parole de vie et en multipliant les miracles autour d'elle.
 
    Les populations habitant les bords du fleuve en aval d'Avignon éprouvaient alors les fureurs d'un monstre qui désolait les campagnes et dévorait hommes et bétail. C'était un dragon à longue queue, dont la gueule rappelait celle du lion et dont le dos était protégé par une forte écaille de tortue qui le rendait invulnérable (5). On le nommait Tarasque (6) et on le croyait sorti des abîmes marins, des eaux du Rhône peut-être (7). Les habitants du pays, terrorisés, n'osaient plus approcher du repaire de la Tarasque et rendaient même au monstre un culte superstitieux lorsque le bruit des miracles accomplis par Sainte Marthe parvint à leurs oreilles. Aussitôt ils implorent la sainte. Elle accepte de les délivrer, marche vers le monstre, lui commande au nom de Jésus-Christ de venir vers elle, dénoue sa ceinture pour la passer au cou de la terrible Tarasque devenue soudain docile et fait son entrée dans la bourgade voisine en conduisant le dragon comme elle aurait pu faire d'un chien familier. En souvenir de cette délivrance miraculeuse, la ville reçut le nom de Tarascon et les habitants instituèrent une fête commémorative, dont le cérémonial fut réglé au XVe siècle par le roi René (8) et qu'on célèbre encore aujourd'hui chaque année. La Tarasque devint le symbole de Tarascon ; son image figure sur les armes de la cité ; elle est sculptée sur la façade de son hôtel de ville, gravée sur ses sceaux et ses monnaies anciennes (9).

    Telle est, en bref, la légende. Elle ne pouvait manquer de piquer la curiosité des érudits et de susciter des interprétations variées. Les uns en acceptent la lettre et la tiennent pour vérité historique. D'autres y voient une pieuse allégorie signifiant que l'arrivée de Sainte Marthe à Tarascon marqua le triomphe du christianisme sur le paganisme. Certains se demandent s'il ne s’agit pas d’une ancienne tradition conservant parmi les hommes le souvenir de l'époque antédiluvienne et si la Tarasque n'est pas un dragon de la race du Léviathan. Les positivistes enfin cherchent, avec plus ou moins de vraisemblance, 1'origine de ce récit dans la déformation d'événements historiques(10). Sans entrer dans la controverse, nous remarquerons seulement que la réalité du combat de Sainte Marthe et de la Tarasque paraît fort peu plausible (11), et, surtout, que des légendes analogues, ne se différenciant que par le cadre historique, le nom des héros ou les circonstances du combat, se retrouvent dans toute la Provence et même dans d'autres régions (12).

    Evidemment, nous sommes en présence de formes multiples d'un mythe analogue à celui de saint Georges ou de Siegfried. L'imagination populaire attribue à tous les héros et à tous les saints la même victoire sur le dragon et ce pouvoir de dominer les monstres devient un attribut normal de l'héroïsme ou de la sainteté. Il faut y voir une allégorie ou un symbole sans prendre à la lettre les détails merveilleux de la légende. Nous n'entendons point dire par là, que ces récits-soient de pures fictions et des contes bons à endormir les petits enfants. Un symbole est l’expression physique d'une réalité métaphysique, comme les figures géométriques sont l'expression sensible d'idées abstraites. Tout signe matériel est le reflet ou la correspondance d'une entité immatérielle et la langue des symboles est la seule que puissent parler les hommes connaissant les mondes invisibles à ceux dont les perceptions sont encore bornées par les formes matérielles. Il n'existe pas sur terre de dragons de chair et d'os, mais il existe, dans les plans plus subtils de l'Univers, certaines puissances dont l'image du dragon symbolise exactement les modes d'action. Tous ceux qui veulent avancer le règne de Dieu sur terre ont livré le combat à ces monstres dans leur caverne, c'est-à-dire dans le monde où ils vivent, et ceux-là seuls qui ont eu la victoire méritent le nom de héros et de saints.

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Le conte de Sainte Marthe et de la Tarasque ne serait donc qu'une adaptation particulière de ce que nous appelons le mythe draconique ; toutefois le symbolisme heureux dont il est revêtu mérite un instant d'attention et d'étude. Ce symbolisme est mieux conservé d'ailleurs par l'iconographie que par la légende, les sculptures sur pierre étant moins faciles à altérer que les lignes d'une tradition orale. Sur un pilier du cloître de Saint-Trophime, à Arles, un bas-relief du XIe siècle représente la sainte, un voile sur la tête, un flambeau allumé dans la main droite, un récipient suspendu par l'anse à son bras gauche. Devant elle se tient la Tarasque dévorant les jambes d'un enfant : sa gueule est d'un lion, sa queue d'un dragon, son lourd corps de mammouth est revêtu d'une carapace (13).

    On peut résumer d'un mot cette allégorie en disant qu’elle exprime le triomphe de l'amour sur la fatalité. Sainte Marthe, la vierge voilée qui fut l'hôtesse du Verbe éternel (14) représente dans l'ordre cosmique le principe passif universel, féminin et amoureux ; dans le microcosme, elle désigne plus spécialement l’âme humaine, le reflet de l'homme dans la Vierge éternelle, l'Eve de la Genèse (15).

    Le voile couvrant sa tête exprime l'initiation, la séparation d'avec le monde, comme le manteau de l'Ermite du Tarot ; le flambeau symbolise la lumière de la sagesse ; le récipient d'eau, la miséricorde et l'amour (16) ; la ceinture, la pureté spirituelle.

    Quant au monstre, sa queue de dragon et sa gueule de lion dévorant indiquent assez son principe igné et son mode d'action (17) ; sa cuirasse signifie qu'il ne peut subir aucune atteinte des armes humaines ou des forces du monde physique. Les philosophes occultistes reconnaîtront en lui le feu astral, le grand Serpent dont les anneaux entourent le monde sublunaire ; celui qui dévore sans cesse toutes les formes créées, détruit les corps, tente et dévoie les âmes ; la puissance, aveugle qui meut tous les ressorts du monde physique, soit vers le bien, soit vers le mal ; qui répond comme un instrument docile au commanlement de la sagesse et de l'amour, qui se dresse en adversaire diabolique devant l'âme égoïste et ténébreuse. Instrument d'action du Destin, le dragon obéit à la loi d’équilibre et les événements qu'il amène sur la tête de chaque homme constituent la juste réaction des impulsions spirituelles que cet homme a données au monde. C'est pourquoi il châtie impitoyablement chaque erreur et dévorerait toute la faible et pécheresse humanité si le dévouement des âmes saintes ne venait enchaîner son action. Le dragon, invulnérable aux armes humaines, ne se laisse charmer que par la puissance céleste de l'amour ; il ne peut être lié que par la frêle ceinture d'une vierge.

    L'idée chrétienne de la rédemption par l'amour est l'essence du mythe de Sainte Marthe comme elle l'est d'innombrables autres symboles graphiques ou poétiques. On ne saurait contempler la sculpture naïve de Saint Trophime sans évoquer l'image universelle de la Vierge, debout sur un croissant de lune, écrasant sous son pied la tête du serpent en accomplissement de la promesse biblique (18). L'un et l'autre schéma glorifient également l'Eternel féminin qu'ont chanté tant de poètes et de philosophes. C'est la force de douceur, dont Epiménide disait qu'elle triomphe sans combat. C'est Béatrice, ouvrant à Dante la porte des mondes divins. C'est Elisabeth, dont la prière obtient la rédemption de Tannhaüser, malgré que l'énormité de son crime ait fait tomber sur lui le définitif anathème. C'est la Mater Gloriosa de Goethe arrachant aux griffes du démon l'âme pécheresse de Faust, ce symbole de l'humanité (19).

    Il convient cependant de ne pas oublier que l'Actif et le Passif, le Positif et le Négatif, le Masculin et le Féminin s'équilibrent, se complètent l'un par l'autre et sont, dans le Cosmos, indissolublement unis (20). Ainsi les deux formes symétriques du mythe draconique, celle de Saint Georges et celle de Sainte Marthe, apparaissent complémentaires et susceptibles d'exprimer des vérités nouvelles lorsqu’on les rapproche l'une de l'autre. Chaque penseur peut pousser ce parallèle aussi loin qu'il le désire dans le domaine de la philosophie générale, de l'occultisrhe pratique, de l'ésotérisme religieux ou de la sociologie.

    Essayons d'en esquisser deux aspects, l'un moral et l'autre initiatique.
    Le sens exotérique du mythe est la lutte contre le mal. Or, deux moyens de lutte s'offrent au choix de l'homme. Il peut opposer le mal à lui-même pour l'arrêter dans son développement (faire périr le dragon sous la lance ou l'épée d'un héros), ou il peut opposer au mal le bien qui l'absorbe et convertit sa nature (charmer le dragon par le feu et par l’eau, le lier avec la ceinture à une vierge).

    La lutte par l'épée appartient à l'ordre naturel ; elle manifeste la loi d'équilibre qui domine l'Univers créé et fait la réaction toujours égale à l'action. La cuirasse lutte ainsi contre l'élan du boulet qu'elle repousse et qu'elle échauffe ; l'homme extermine les animaux qui menacent sa santé, sa vie ou son travail ; le juge protège l'opprimé en frappant l'oppresseur ; les nations se dressent en armes l'une contre l'autre ; l'antique loi du talion demande oeil pour oeil et dent pour dent. Aussi longtemps que l'esprit humain ne s'élève pas au delà des bornes de la sphère naturelle, sa norme morale s'appelle justice et son idéal héroïsme. Le juste est celui qui ne fait tort à personne et dont l'action ne dépasse jamais les bornes qu'impose l’équilibre universel. Le héros est celui qui rétablit, par une réaction opportune, l'équilibre troublé, qui redresse l'iniquité et qui venge la victime en châtiant le criminel.

    Le charme par l'amour appartient à l'ordre spirituel, aussi apparaît-il au regard des «hommes du torrent » comme un moyen d'action surnaturel. Il est le grand arcane de cette alchimie céleste que le Verbe de l'Evangile dévoile à ceux qui sont nés de nouveau en leur indiquant, comme idéal, le sacrifice personnel. De même que l'élan d'un projectile vient mourir sans ricochet sur un rempart de paille non résistant, le mal tombant sur une victime innocente qui l'accepte et se dévoue tout entière, cesse de poursuivre son cycle fatal à travers le monde. Il n'existe plus en tant que mal et le faisceau d'énergies qu'il dirigeait vers les ténèbres se trouve orienté vers le ciel par la vertu du sacrifice. Un profond mystère se dérobe sous le symbole du bouc émissaire chargé des péchés d'Israël ; sa réalité vivante agit à chaque minute du temps jusque dans les parties les plus matérielles de notre être pour détruire les germes de mort qui nous accableraient, sans elle, en un instant. Repousser, le mal par le mal ne peut que tenir le monde en équilibre : du sang du dragon mort un autre dragon naîtra. Il faut transmuer le plomb en or et convertir les monstres en serviteurs fidèles pour délivrer l'Univers et pour faire descendre des cieux la nouvelle Jérusalem (21).

    Esotériquement, le mythe draconique signifie la lutte de l'initié contre le dragon du seuil. Ses deux formes correspondent aux deux méthodes initiatiques qu'on nomme ordinairement la voie magique et la voie mystique et que nous préférons appeler la méthode active et la méthode passive. Les mots de magie et de mystique se sont trop écartés de leur sens large et vrai, ils ont reçu trop d'acceptions particulières, souvent péjoratives, pour être employés sans inconvénients. Leur opposition même peut faire croire à l'antagonisme irréductible de deux processus appelés souvent à se succéder et à se compléter pendant le long pélerinage de l'âme humaine vers les cimes escarpées de l'Esprit. Si la méthode active consiste essentiellement, pour l'initié, à concentrer et harmoniser les forces qu'il trouve en lui, à séparer le volatil du fixe, puis à conduire vivement le combat des puissances de l'esprit contre les inerties de la matière, la méthode passive, au contraire, l'oblige à dépouiller toute initiative, à se rendre semblable à un vase vide pour appeler en lui la rosée céleste, pour devenir l'instrument docile des forces divines qui feront par ses mains des miracles. L'une a pour ressorts la science et la volonté ; l'autre, le désir et l'humilité d'esprit. Les deux méthodes, rapprochées, règlent l’aspir et l'expir de l'âme humaine qui attire les forces spirituelles des cieux pour les répandre dans le monde, qui marie le Roi et la Reine, le Soleil et  la Lune, dans l'athanor éternel. Le Désir est la racine de la Volonté, mais la Volonté fait naître ou empêche de naître le Désir, comme la Colère et l'Amour tournent éternellement l'un dans l'autre, car l'oméga touche l'alpha et deux serpents s'enlacent autour du caducée d'Hermès.

   Chacun des deux symboles que nous examinons retrace, dans ses détails, l'une des voies initiatiques. Toutefois, et, c'est là chose digne de notre admiration, il ne le fait point de manière exclusive, mais en indiquant discrètement que les méthodes actives et passives se complètent et qu'il ne faut point séparer les colonnes du temple.

   Sjurd ou Siegfried, le héros qui n'a connu ni père ni mère, qui a forgé son glaive et qui ignore la peur, représente l'initié actif, fils de ses oeuvres, agissant selon les impulsions de sa volonté propre. Après qu'il a frappé le gardien du seuil de l'épée, les étapes de sa carrière spirituelle se déroulent, symboliquement indiquées par le chant de l'oiseau, la traversée du feu, l'éveil de la vierge. Mais qu'on y prenne garde : Siegfried croit agir par lui-même alors qu'il met en oeuvre, a son insu, des forces divines qui assureront son triomphe. Son glaive est un don de Wotan ; il en a simplement reforgé les débris, après que le Destin l'eut brisé, et cette arme, céleste fait songer à la lance composée de quatre métaux que Claude de Saint-Martin place dans la main d'Adam (22): Toute la volonté propre du héros est mue par un inconscient désir du divin et le terme de sa carrière se trouve dans les bras de Brünnhilde, fille du dieu suprême. Assurément, ce n'est point la desséchante doctrine du surhomme que cette fable exprime (23).

    Inversement, Sainte Marthe personnifie l'action mystique. Elle va où Dieu l'envoie, sans volonté propre, détachée des fruits de son acte, insoucieuse d’accomplir un miracle ou d'être déchirée par le dragon. Il n'existe même aucun miracle à ses yeux, car la puissance des signes de sagesse et d'amour qu'elle porte est universelle et irrésistible. Elle apaise le dragon, non par art magique, mais en invoquant le Verbe universel, et son âme ignore le désir orgueilleux, qui gonfle le coeur du héros, de triompher par ses forces spirituelles propres de la plus terrible puissance de la Nature. Aussitôt cependant que le charme est accompli, la Sainte redescend des cimes spirituelles sur la terre, matérialise son action, utilise activement en faveur de ses frères la grâce divine qu'elle vient d'obtenir. Elle lie la Tarasque et la ramène, domptée, parmi le peuple, donnant par ce geste un muet enseignement aux âmes égarées dans les brumes de la mystique imaginative, qui n'espèrent de leur ascension spirituelle qu’une longue suite d'enchantements et d'égoïstes délices, dans un séjour radieux situé très loin des misères, des travaux et des combats de la terre.

    La légende ajoute que le peuple se précipita sur la Tarasque, désormais incapable de nuire, et la mit en pièces. Conclusion d'une psychologie attristée mais vraie : telle est la manière ordinaire dont la foule reçoit les bienfaits merveilleux des adeptes. Il n'importe d'ailleurs. La Tarasque est charmée pour toujours et ne dévorera plus personne. Le passage qu'elle gardait farouchement devient libre à tout homme de bonne volonté. La rosée de bénédictions projetée par l'aspersion de la Sainte ne cessera de couler sur le monde. Le Ciel et la Terre ont fait un pas l'un vers l'autre. Ce résultat glorieux, les railleries et les rires des hommes ne sauraient le modifier, pas plus que le chant des grillons dans l'herbe. Et la Tarasque, déchirée le jour où elle devint innocente, partagera l'auréole de la Sainte aux pieds de laquelle les peintres la retracent.

1915.

1) SCHILLER aurait pris le sujet de sa ballade dans l'Histoire des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem de VERTOT, qui attribue l'exploit héroïque à un chevalier français de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, nommé Déodat de Gozon, et qui lui attribue la date de 1345.
2) V. notamment Dr REGNAULT, Les Dragons dans l'Art de Extrême-Orient ; La Voie, juillet 1906, P. 38.
3) En provençal Li Santo. La basilique des Saintes, construite au XVe siècle, est un lieu de pèlerinage célèbre attirant la foule par les prodiges attribués à l'eau d'un puits miraculeux et aux châsses des Saintes Maries. Ne s'élèverait-elle point sur l'emplacement d'un lieu de culte plus ancien et plus mystérieux ? Certains indices le feraient supposer, notamment l'étrange pèlerinage qu'y font les Bohémiens chaque année au mois de mai. Ils se réunissent de tous les coins d'Europe pour tenir une assemblée mystérieuse dans l'église même durant toute une nuit, procédant à des cérémonies rituelles et élisant un roi. Les profanes sont impitoyablement écartés de cette réunion. Les Bohémiens admettent seulement la Présence d'un prêtre qui doit se borner à un rôle de surveillant.
4) Le nombre des disciples exposés dans la barque varie suivant les récits. On mentionne ordinairement: Lazare, Marthe, Marie Salomé, Marie Jacobé, Marie Madeleine, Marcelle suivante de Marthe et Maximin, l'un des soixante-douze disciples. Un vieux cantique énumère en outre : Cléon, Trophime, Saturnin, Eutrope, Martial, Sidoine, Joseph d'Arimathie et Sara l'Egyptienne dont les restes, conservés dans l'église des Saintes, seraient l'objet des dévotions annuelles des Bohémiens.
5) La bête a la queue d'un dragon, des yeux plus rouges que cinabre, sur le dos des écailles et des dards qui font peur ! D'un grand lion elle porte le mufle ; elle a six pieds humains pour mieux courir. (MISTRAL, Mireille, chant XI). - Comparez la description du dragon dans la ballade de Schiller : sur de courtes pattes s'entasse la masse d'un long corps dont le dos est solidement protégé par la carapace d'écailles qui l'entoure. Le cou s'allonge au loin. La gueule s'ouvre, semblable à une porte d'enfer lorsqu'elle se tend avidement vers une proie et dans ce gouffre sombre brille le cercle menaçant des dents aiguës. La langue paraît la pointe d'un glaive,
les petits yeux lancent des éclairs. Enfin le dos, démesurément long, se termine en une queue de serpent qui s'enroule sur elle-même d'une façon terrible ainsi qu'elle s'enroule autour des hommes et des chevaux. (Der Kampf mit dem Drachen).
6) Probablement du grec Tarasso, épouvanter.
7) Ce dernier détail pourrait bien être le fruit d'une confusion entre la légende de la Tarasque et la légende du génie du Rhône ou Drac que conte Mistral dans son Poème du Rhône.
8) René le Bon, duc d'Anjou et de Lorraine, comte de Provence, roi de Naples (1409-1480).
9) Sur la légende de la Tarasque voir notamment : PORTE, Recherches historiques sur les fêtes de la Tarasque, Mémoires de l'Académie d'Aix, t. IV, 1840. - ANONYME, Les Monuments de l'Eglise Sainte-Marthe à Tarascon ; br. in-8, Tarascon, Aubanel, 1835. - R. P. VALÉRY, Sainte Marie Madeleine et les autres amis du Sauveur apôtres de Provence; vol. in-8, Lyon, Jaillet, 1867. - D'ESCUDIER, L'Evangélisation primitive de la Provence; Paris, 1914.
10) D'après M. PORTE, on aurait confondu Marthe, soeur de Lazare, avec une prophétesse Syrienne nommée Martha, qui accompagnait le général rornain Marius lorsqu'il défit près d'Aix les Cimbres et les Teutons, et qui lui faisait connaître la volonté des dieux. La victoire, de sainte Marthe sur la Tarasque serait la victoire des Romains sur les Barbares, assurée par l'inspiration de Martha.
11) L'existence supposée de dragons et de monstres habitant l'Europe à l'époque historique choque évidemment nos connaissances scientifiques. Le passage de sainte Marthe en Provence n'est ni prouvé ni controuvé historiquement. La tradition de la barque des Saintes parait avoir été inventée de toutes pièces au Xe siècle. Les reliques de sainte Marthe furent découvertes et enfermées dans un tombeau à Tarascon en 1187 après que l'archevêque d'Arles, Imbert d'Aiguières, eut affirmé leur authenticité. Toutefois il est certain que le nom de Tarascon ne saurait tirer son origine de l'événement retracé par la légende. Le géographe Ptolémée (2e s. apr. J.-C.) nomme cette ville Tauruscus et Strabon, qui est contemporain du Christ, la mentionne au livre IV de son Itinéraire sous le nom de Tarasco. Si l'on veut admettre que Tarascon doive son nom à la Tarasque, il faut faire remonter aux âges héroïques l'existence de ce dragon ; certains érudits l'identifient avec le monstre Tauruscus qu'Hercule aurait défait dans ces contrées, mais ils ne font ainsi que transposer la légende dans un autre décor. En ce sens, H. BOUCHE, La chorographie ou description de la Provence et l'histoire chronologique du même pays, t. I, p. 364 et t. II, p. 678.
12) A Marseille, on croyait qu'un épouvantable dragon avait établi sa retraité sur l'emplacement où fut bâtie l'abbaye de SaintVictor et que ce saint, armé de toutes pièces, l'extermina. – A Arles était un autre dragon, sorti de la mer, couvert d'écailles qui le garantissaient contre les armes les mieux trempées, qu'un habitant parvint à tuer en enfonçant une lance dans sa gorge, après s'être confessé et avoir communié. - A Aix, les prières de saint André délivrèrent la ville d'un dragon. On portait parfois, aux processions des Rogations, un dragon de carton en souvenir de cet événement. - A Cavaillon, la même légende se reproduit ; mais ce sont les prières de saint Véran qui accomplissent le miracle. - Saint Honorat et saint Armentaire font périr à Lérins deux serpents gigantesques au souffle empesté ; sans doute le dragon s'est ici dédoublé pour que chacun des deux saints vénérés dans la ville puisse avoir une égale part de mérite. - Enfin les mêmes vertus thaumaturgiques de la prière pour faire périr les serpents monstrueux sont affirmées à Draguignan par la légende de saint Armentaire, à Sisteron par celle de saint Donnat et à Avignon par celle de saint Agricol. - Ces différentes légendes draconiques de la Provence sont résumées dans le travail de M. PORTE qui cite les sources. Ajoutons qu'on connaît en Provence plusieurs sculptures fort anciennes, représentant des monstres chimériques dont certains dévorent des membres humains. On peut citer une sculpture trouvée au village des Baux et conservée au musée Arlatan, une autre trouvée à Noves, près Tarascon, conservée au musée d'Avignon, une troisième conservée au presbytère de Rognonas. La légende paraît même n'être point spéciale à la Provence car on promenait anciennement à Poitiers, dans les processions religieuses, l'image d'une sorte de dragon ailé qu'on appelait la grande Goule. Une gravure, conservée à Arles au musée Arlatan, parmi les documents iconographiques consacrés à la Tarasque, en fait foi.
13) Cette sculpture de saint Trophime est le plus ancien document iconographique que nous puissions citer ; dans les documents postérieurs le symbole se modifie parfois. Le flambeau allumé devient, sur certaines figures, une croix rayonnante ou une simple croix. La carapace de tortue de la Tarasque se transforme, sur d'autres, en une paire d'ailes membraneuses et gigantesques qui enveloppent tout le corps de l'animal. Le récipient d'eau, parfois accompagné d'un aspersoir, existe presque toujours au bras ou aux pieds de la sainte. Cependant, il existe une figure représentant sainte Marthe en prières, mains jointes et nu-tête, sans aucun autre emblème, dans l'église Saint-Sauveur d'Aix. - Dans les fêtes populaires de Tarascon, le monstre en carton porte une cuirasse hérissée de pointes et crache le feu par les naseaux. Une jeune fille, voilée de rose et vêtue de bleu, le calme en l'aspergeant d'eau bénite et le lie avec une ceinture de soie.
   Voici les principaux documents iconographiques que nous pouvons citer : Chapiteau de saint Trophime (XIe siècle vraisemlablement). -  Ancien tombeau de sainte Marthe à Tarascon (XIIe siècle). - Sculpture de la chapelle de l'Université à Saint-Sauveur d'Aix (XVe siècle). - Tableau de Van Loo dans l'église Sainte-Marthe à Tarascon (1730). - Peinture dans la cathédrale de Fréjus, près du choeur (auteur inconnu). - Façade de l'hôtel de ville de Tarascon (XVIIe siècle). - Sceaux et monnaies anciennes de Tarascon (XVe siècle). - Collection de statues, de plaquettes en émail et en-terre cuite, de gravures, etc., au musée Arlatan à Arles. - Une des gravures de sainte Marthe est popularisée par une image de piété. (Editée chez Schulgen, rue Saint-Sulpice, 25, Paris), et par une carte postale vendue à Tarascon.
14) Les inscriptions du tombeau de sainte Marthe lui donnent ce titre Beata Martha hospita Christi.
15) Il est curieux de remarquer que les trois attributs de sainte Marthe, la coupe d'eau, le flambeau (ou la croix) et la ceinture, correspondent hiéroglyhiquement à trois des lettres du tétragramme sacré des kabbalistes : Hé, Vav, Hé, symbole du principe féminin éternel. La lance de saint Georges correspond au contraire au Iod initial du tétragramme, symbole du principe masculin. Nous n'entendons pas dire par là que la légende de sainte Marthe soit d'origine kabbalistique : ce serait une assertion fort hardie et vraisemblablement inexacte. Ceci prouve seulement qu'un symbole juste déroule une infinité de correspondances exactes dans tous les domaines et dans tous les plans de la création, même lorsqu'il a été forgé pour exprimer uniquement des vérités relatives a certains d'entre eux.
16) Cet attribut essentiellement féminin, analogue au croissant de lune que l'iconographie chrétienne place sous les pieds de la Vierge, figure presque toujours au bras ou aux pieds de la sainte, alors que le flambeau ou la croix est assez souvent oubliée.
17) Astrologiquement le Lion est un signe de feu.
18) Ce symbole existe même dans les sanctuaires de la Chine. « Nous retrouvons, écrit le Dr REUGNAULT, le dragon figuré aux pieds d'une divinité très curieuse et très intéressante, la Bodhisatva Kouan-Yu, qui n'est autre chose que l'adaptation chinoise de la divinité nommée dans l'Inde Avalokalecsvara et considérée comme la déesse de la charité. Elle est représentée avec un enfant sur le bras gauche et un dragon sous les pieds ; là, le principe positif semble dominé par le principe négatif. Il y aurait d'ailleurs de curieux rapprochements a faire entre le dragon, le serpent de la Genèse, le serpent de Minerve et le Grand Serpent astral des occultistes... » (Les dragons dans l'art de l'Extrême-Orient, La Voie, juillet 1906, P. 38). Comp. un article du même auteur sur la climatologie dans l'Extrême-Orient (Hydrologica, 25 avril 1914), où celui-ci reprend la description de la Kouan-Yu et indique qu'elle tient un croissant de lune, symbole féminin évidemment analogue au vase rempli d'eau de sainte Marthe.
19)     Das Unbeschreibliche
          Hier ist's gethan :
          Das Ewig-Weibliche
          Zieht uns hinan.
(L'Inexprirnable est ici réalisé ; l'Eternel Féminin nous attire au Ciel.) (Faust, Chorus Mysticus).
20) Cette idée est exprimée par le symbole occidental de la croix et Par le symbole oriental du Yang-yn. (Les deux virgules entrelacées, la noire et la blanche).
21) Pour mettre fin aux atteintes du mal et de la souffrance, dit l’Imitation, il n'y a pas d'autre moyen que de les supporter. (II, XII, 10).
22) Des Erreurs et de la Vérité, Edimbourg, 1782.
23) Remarquons, dans le même ordre d'idées, que, sur les médailles de saint Georges répandues dans le commerce, le symbole magique de l'avers (le dragon percé de la lance) s'accompagne au revers d'un symbole mystique (une nef flottant sur la mer, agitée, avec l'inscription In tempestate securitas).