LA RENAISSANCE DU DROIT NATUREL
 
 

A

    Le but suprême, vers lequel s'efforce toute société civilisée, est de réaliser en son sein un idéal de Justice, et d'harmoniser l'activité de ses membres en la soumettant à l'empire du Droit.

    La substitution progressive du droit à la force est l'indice où s'affirment le mieux les progrès d'un peuple, et de même que le psychologue apprécie le caractère d'un homme à ses gestes habituels, ainsi l'historien juge les progrès d'une nation d'après la perfection de ses institutions juridiques.

    Mais le droit que surent créer les hommes est tissé d'imperfections ; le réseau des lois, interrompu far des lacunes, déformé par des erreurs inévitables, n’est point assez serré pour qu'il lie, à jamais, ses adversaires impuissants et vaincus : la fraude, l'injustice, la violence.

    Souvent aussi le législateur, en poursuivant la sauvegarde de ce qu'il croit un intérêt général, blesse cruellement les citoyens dans leurs affections morales ou dans leur statut patrimonial.

    Toutes les fois que se produit un tel conflit entre la loi et l'équité, entre la raison d'Etat et les intérêts que l'individu considère comme sacrés, ceux qui touchent à sa liberté, à sa famille, à ses croyances, on assiste dans la nation, à un phénomène de réaction contre l'autorité de législateur. Les esprits refusent de s'incliner devant la sévère maxime qui consacre la toute puissance des pouvoirs publics : « Dura lex sed lex ». Pour échapper à l'empire incommode du droit positif, on invoque alors l’autorité supérieure d'un droit idéal et abstrait qui serait parfaitement équitable, indépendant des contingences de temps et de lieu, universel, et dont la connaissance permettrait aux jurisconsultes soit de guider les législateurs particuliers dans leur œuvre, soit de les reprendre dans leurs erreurs.

    Cet idéalisme juridique - que l'on désigne communément d'un terme peut-être trop étroit, sous le nom de doctrine du droit naturel - cet idéalisme juridique s'affirme à toutes les époques, et des historiens spécialistes ont pu l'étudier dans les législations orientales aussi bien que dans le droit hellénique. Les poètes, les philosophes, les juristes de l'antiquité distinguèrent de bonne heure la loi faite par les hommes et là loi universelle, immuable, qui représenterait un absolu d'équité, dont les maximes seraient gravées dans toute conscience.

    Mais les formes classiques sous lesquelles nous connaissons tous la doctrine du droit naturel ne datent pas d'une époque si reculée. L'une d'elles est l’œuvre d'une pléiade de jurisconsultes des XVIIe et XVIIIe siècles ; une autre fut créée en 1789 par l'Assemblée Constituante.

    L’école de juristes à laquelle je fais allusion s'intitulait elle-même : « Ecole du droit de la nature et des gens ». Le célèbre Grotius que l'on reconnaît comme son fondateur définissait de la manière suivante le droit naturel :
« Le droit naturel est une règle qui nous est suggérée par la droite raison d'après laquelle nous jugeons nécessairement qu'une action est injuste ou morale selon sa conformité avec la nature raisonnable et qu'ainsi Dieu est l'auteur de la nature défend l'une et commande l'autre ».

    Cette définition ramène sensiblement la notion de droit naturel à la notion de morale. La base que lui assigne Grotius n'est d'ailleurs pas d'ordre théologique comme pourrait le faire croire le passage cité, mais seulement d'ordre logique. Car notre auteur dit ailleurs ceci : « Nous devrions admettre le droit naturel même si l'on concédait - concession criminelle - que Dieu n'existe pas ». La thèse du grand juriste des Pays-bas consiste donc à représenter le droit naturel comme une forme de la vérité éternelle partout répandue dans l'univers et perceptible à la raison humaine de la même manière que les axiomes de la géométrie.

    Cette idée fondamentale fut reprise et amplifiée par les continuateurs de l'école : Pufendorf et Noodt dans les Pays-bas, en Angleterre Locke, en Suisse Burlamaqui qui enseigna à Genève et Barbayrac à Lausanne.

    Ces disciples ne se bornent plus à donner du droit naturel une définition générale, ils entreprennent d'en tracer le contenu, d'en fixer les règles pour les comparer a celles du droit positif, comme si chaque institution juridique possédait, dans le monde des abstractions, son archétype parfait et immuable qu'il fut possible de percevoir par un effort de logique ou d'intuition. Dans cette tentative de construction, chaque auteur suit la pente de son génie et de son imagination propres et la diversité même des codes de droit naturel présentés au publie devait condamner les théories de l'Ecole du droit de la nature et des gens.

    Ceci n'est pas une raison d'ailleurs de nous montrer ingrats envers elle ni d'oublier l’œuvre féconde qu'elle accomplit. Car, à force de défendre la liberté des peuples et des individus, d'enseigner le respect de la foi jurée et des contrats, de protester contre la barbarie des lois criminelles et contre les persécutions religieuses, ses membres créèrent les premières notions du droit international et du droit constitutionnel qui consacrent et garantissent nos libertés actuelles.

    Ces libertés, la Révolution française devait les asseoir sur des bases inébranlables en accomplissant un colossal effort pour réaliser le plus haut idéal juridique. Au seuil de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, nous retrouvons la doctrine du droit naturel:
« Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme ».

    Mais la théorie se présente sous une forme nouvelle plus positive et moins nébuleuse que celles des disciples de Grotius. Elle ne vise plus à fonder une législation. idéale mais seulement à protéger l'individu contre l'absolutisme du législateur et du gouvernement. Le code des droits naturels se ramène a trois règles simples : les citoyens doivent être libres ; ils doivent être également libres ; leur liberté doit être juridiquement protégée contre l'arbitraire des pouvoirs publics.

    Pour assurer, l'observation de ce triple précepte, l’Assemblée Constituante l'inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, charte suprême ,de la nouvelle organisation sociale. Car dans le système politique de la Révolution, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen domine la Constitution elle-même et doit s'imposer aux constituants de l'avenir, de même que les règles de la Constitution s'imposent au respect des trois pouvoirs publics législatif, exécutif, et judiciaire. En outre, des sanctions sont prévues, qui donneront aux libertés des citoyens le caractère de règles de droit véritables, et non de simples préceptes de sagesse politique. La responsabilité des fonctionnaires sera l'une de ces sanctions. Une autre consistera dans le droit de l'individu de ne pas obéir aux ordres de l'autorité qui violeraient ces règles fondamentales, ou, pour emprunter le langage de l'époque, dans le droit de résister à l'oppression.

    On sait comment, quelques années plus tard, Robespierre devait condenser en une formule célèbre les conséquences les plus extrêmes de cette idée et faire un devoir au peuple de s'insurger pour défendre ses libertés naturelles :
« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». (Déclar. des droits, 1793, art, 35).

    Les deux écoles dont nous venons de rappeler brièvement les tendances procèdent d'un même courant d'idéalisme juridique. Pour l'Assemblée Constituante comme pour l'Ecole du droit de la nature et des gens, le droit naturel existe en soi. Il est antérieure et supérieur à toutes les législations positives. Aussi le texte de 1789 déclare-t-il que les droits naturels, imprescriptibles et inaliénables de l'homme sont tombés dans l'oubli et qu'il convient de les rappeler au peuple. Le législateur ne peut donc pas, dans cette doctrine, créer le droit à s'a volonté. L'homme, par cela même qu'il est un homme, possède des droits opposables à l'Etat.

    Idée féconde pour le développement des libertés publiques, idée qui devait accomplir le tour de l’Europe et devenir entre les mains des peuples un puissant bélier pour démolir l'absolutisme des gouvernements, idée qui ne pouvait échapper cependant à la critique sévère de la philosophie positiviste au XIXe siècle.

    Le XIXe siècle marque une évolution bien nette de la philosophie juridique. Avec l'école historique et l'école utilitaire, le droit abandonne toutes les notions a priori, relevant de la morale ou de la métaphysique, pour se constituer en science positive. Il prend pour objet de ses études des textes concrets et précis : lois, ordonnances ou arrêts. Il adopte, comme méthode de travail, l'observation impartiale des phénomènes sociaux. Le législateur cesse d'être considéré comme une manière de prophète révélant aux peuples des vérités éternelles. Il incarne seulement la plus haute autorité sociale, chargée de consacrer, en lui donnant force impérative, les usages et coutumes lentement élaborés par la vie quotidienne. «Les Codes des peuples se font avec le temps, déclare Portalis, à proprement parler on ne les fait pas ». Quant à la loi même on peut la considérer comme la résultante d'un état social donné, consacrant la supériorité d'une classe de la nation sur une autre. Et, si les vaincus d'hier deviennent les vainqueurs de demain, le législateur doit se hâter de briser leurs entraves et de leur accorder de plus larges prérogatives.

    En un mot, la source du droit se trouve dans les faits et non dans une abstraction métaphysique suivant un mot célèbre du roi Frédéric à son ami Voltaire : « Le fait, dans le monde, se couvre du droit comme il peut ».

    Ces théories positivistes permettent une critique facile de la doctrine du droit naturel qu'on présente comme le fruit d'une erreur de méthode, d'une confusion des notions juridiques avec les notions morales. C'est affaire au moraliste, dit-on, de spéculer sur le bien et le mal, le juste et l'injuste, mais ces notions subjectives doivent échapper au jurisconsulte qui ne travaille que sur des données positives. Le plus gros reproche qu'on puisse adresser au droit naturel c'est de ne pas être du droit, entendons par là de n'être pas susceptible d'une étude scientifique, car la réalité seule et non l'idéal peut devenir objet de recherches positives.

    La preuve de cette inexistence du soi-disant droit naturel, peut-on ajouter, se trouve dans les conceptions infiniment variées de ses interprètes qui dogmatisent en son nom au gré de leur imagination. Grotius n’enseignait-il pas que l'esclavage est une institution de droit naturel ? Chaque auteur construit un Olympe mythologique, à sa fantaisie, pour idéaliser les règles de la propriété, du mariage, de la puissance paternelle, voire celles de l'hypothèque et du contrat d'emphytios. Mais en définitive une société qui croit au droit naturel serait une société qui court après son ombre parce qu'elle prend pour un modèle le reflet idéalisé de ses usages et de ses passions.
 
 

B



    Je ne puis donner, par ce hâtif résumé, qu'une idée fort imparfaite du long et vigoureux réquisitoire que l'école positiviste dressa contre la doctrine du droit naturel. Le ministère public n'a point manqué de représentants dans ce procès célèbre, et les voix les plus autorisées ont soutenu l'acte d'accusation. Est-ce à dire que l'accusée ait été condamnée à mort sans appel par le tribunal de l'opinion publique ? Je ne le crois pas. La théorie du droit naturel est vivace comme une croyance et persistante comme une vérité. Elle n'a été exécutée, qu'en effigie, n'a laissé aux mains du bourreau que son vêtement démodé et elle reparaît plus jeune au milieu de nous sous des formes nouvelles.

    D'ailleurs l'esprit de l'homme, comme son corps, progresse par mouvements alternés, le positivisme et l'idéalisme se succèdent régulièrement sur sa route comme les jours et les nuits dans l'année. La renaissance du droit naturel que je crois discerner à l'horizon de la pensée serait, conformément à cette loi, un mouvement de réaction contre certaines conséquences fâcheuses, certains inconvénients sensibles des doctrines positivistes, qui tendent tout ensemble à augmenter la puissance de l'Etat au détriment de l'individu et à affaiblir l'autorité des lois. C'est, en effet, augmenter la puissance de l'Etat que de nier les droits naturels de l'individu. Toute une brillante pléiade de juristes allemands, Shering, Labaud, Jellineck, Gicrke, enseignent qu'il n'y a pas de droits en dehors de l'Etat, que le droit de commandement de l'Etat n'a d'autres limites que celles qu'il s'impose lui-même, que les droits dont jouissent les individus sont de pures concessions de l'Etat, toujours révocables. L'absence de tout recours contre la loi et l'irresponsabilité de la puissance publique sont les conclusions logiques de ces prémisses. C'est la doctrine de l'absolutisme gouvernemental.

    Mais, d'autre part, les gouvernants sont des hommes, le législateur est ordinairement représenté par un parti politique au pouvoir, et la tentation lui viendra de se servir des armes dont il dispose pour défendre ses intérêts particuliers. Le législateur pourra faire fléchir les règles existantes au moyen de lois d'exceptions, il pourra empêcher les tribunaux de rendre librement leurs arrêts en votant des lois de dessaisissement ou des lois d'interprétation. La loi sera déchue de sa majesté primitive pour devenir l'instrument de domination d'un parti, et le citoyen cessera de la respecter.

    Ne voit-on pas, hélas, dans nos sociétés modernes, se creuser parfois un fossé entre le droit et la morale ou la justice ? Ne voit-on pas tous les intérêts égoïstes des individus, des classes, des groupements sociaux, assiéger et démanteler la loi, importuner le législateur pour en obtenir des privilèges, des concessions ou des faveurs ? Ne voit-on pas des citoyens se soustraire par la fraude à l'exécution de la loi, qu'ils respectent moins parce qu'elle est découronnée de son autorité morale ; ou encore s'emparer du texte de la loi qu'ils détournent de son véritable but, au gré de leurs intérêts, et dont ils savent se faire une arme contre la cause de la justice ?

    Ce sont ces abus du droit qui paraissent avoir provoqué chez le juge et chez le théoricien un retour vers ce que j'ai nommé l'idéalisme juridique. Chez le juge, pour réclamer le droit de confronter la loi avec un certain idéal d'équité, et de ne pas borner son rôle à l'application mécanique des textes légaux. Chez le théoricien pour rechercher une règle d'organisation sociale, plus haute que la loi elle-même, s'imposant également aux gouvernants et aux gouvernés et réalisant l'harmonie des intérêts de l'Etat avec ceux de l'individu.

    Le champ à parcourir pour étudier ce vaste mouvement dépasserait de beaucoup les bornes étroites d'une conférence. Je devrai passer sous silence bien des chapitres intéressants, comme serait la théorie du jugement en équité dans la jurisprudence anglaise, comme serait certaine évolution de la doctrine allemande qui paraît ne vouloir abandonner la théorie du Naturrecht que pour y substituer celle du Freirecht. C'est uniquement à la jurisprudence et à la doctrine française que je me propose d'emprunter quelques exemples pour jalonner notre route.

    La tendance des tribunaux à juger en équité plutôt qu'en droit n'est pas à la vérité chose nouvelle. Dans les sociétés anciennes où le droit n'était pas écrit et codifié, le juge décidait suivant les inspirations de sa conscience, et le roi Salomon s'est acquis quelque célébrité en appliquant cette méthode.

    Le pouvoir d'appréciation personnel du juge diminua tandis que se multipliaient les lois écrites et que s'accentuait la séparation des pouvoirs, dans l'Etat. Le magistrat fût considéré comme un simple interprète de la volonté du législateur tout puissant, ayant le devoir d'appliquer strictement la loi, alors même qu'en son for intérieur il estimerait cette loi mauvaise.

    Mais le juge sut réagir contre la servitude qu'on prétendait lui imposer, pour revenir par des détours au système du jugement en équité. La lettre de la loi l'embarrasse-t-elle ? Il motivera son jugement en fait, certain de pouvoir trancher ainsi la cause qu'on lui soumet, d'après sa conception personnelle et subjective du juste et de l'injuste.

    Ou bien, prêtant malicieusement au législateur ses propres conceptions, le juge invoquera ce qu'il nomme l’esprit de la loi, pour en tirer des conséquences imprévues. L'esprit de la loi n'est-il pas autre chose que l'équité du Juge qui s'oppose au texte de la loi ou le corrige ; c’est une abstraction toute semblable a celle du droit naturel.

    Nous devons reconnaître que ce système d'interprétation prête à d'étranges abus. N'entendit-on pas les anciens Parlements de France déclarer, au nom de l'équité, que dix-huit mois après la mort d'un homme sa veuve pouvait lui donner un fils légitime ? De semblables arrêts arrachaient au peuple cette plainte « Dieu nous garde de l'équité des Parlements ! »

    Tout récemment un tribunal d'arrondissement français dût une gloire éphémère aux fantaisies de son premier président qui se plaisait à juger en violant ouvertement la loi, pour développer en des considérants tapageurs ses propres conceptions morales et sociales. Moins heureux que Salomon, le bon juge avait au-dessus de lui une cour d'appel qui ne permit pas à ces jugements de passer immuables à la postérité.

    Mais ces exagérations et ces abus ne peuvent empêcher que le système du jugement en équité n’ait largement contribué aux progrès de la science juridique. Il est bon que le juge devienne un collaborateur du législateur, et qu'il voie la loi, à travers son idéal particulier, avant d'en faire l'application. Cela lui permet, non seulement d'en atténuer les défauts ou d'en combler les lacunes, mais encore d'en surveiller l'application et d'empêcher qu'elle ne s’écarte de ce que j'appellerai la moralité juridique. J'appuierai cette affirmation en citant deux théories récentes forgées de toutes pièces par la jurisprudence française : la théorie de l'abus du droit et celle du détournement de pouvoirs.

    Qu'est-ce que l'abus du droit ? Les deux mots qui composent ce terme paraissent contradictoires. Lorsqu'on agit conformément aux lois, dans les limites d'un droit reconnu par le législateur, est-il donc possible de léser autrui et d'encourir une responsabilité ?

    Oui, répond la jurisprudence, cela est possible, lorsque le titulaire d'un droit en fait un usage malicieux dans le but d'être désagréable à autrui. Le propriétaire qui élève dans son champ une haute palissade sans autre dessein que d'intercepter la vue d'un voisin, n'use pas seulement de son droit de propriété, disent les tribunaux, il en abuse. Le plaideur, qui intente contre un ennemi une action complètement dépourvue de motifs, par désir de tracasserie, abuse pareillement de son droit. Et la responsabilité née de cet abus du droit peut se traduire par une allocation de dommages intérêts. Quelle signification présente cette curieuse et souple théorie de l'abus du droit, si ce n'est qu'il existe au-dessus de la loi positive une règle plus générale, plus haute et non formulée, règle au nom de laquelle le juge oblige l'individu à respecter une certaine morale juridique et à ne pas user de ses prérogatives légales lorsqu'il n'a aucun intérêt légitime à défendre ?

    La théorie du détournement de pouvoirs offre à nos yeux le même sens avec cette différence toutefois qu'au lieu de limiter, comme la précédente, les pouvoirs juridiques des simples citoyens, elle limite les pouvoirs juridiques des agents administratifs, dépositaires de la puissance publique de l'Etat. C'est en effet d'une théorie du droit administratif qu'il s'agit et le Conseil d'Etat, le tribunal administratif suprême, l'a édifiée lentement, tandis que les tribunaux de l'ordre judiciaire construisaient la théorie de l'abus du droit.

    Suivant les arrêts de cette haute juridiction, un agent administratif commet un détournement de pouvoirs, lorsqu'il accomplit certains actes, d'une manière parfaitement légale, alors qu'il est pleinement compétent pour agir, alors qu'il a respecté toutes les formes requises, mais lorsqu'il agit dans un autre but que le but voulu par sa mission légale.

    Le maire a le droit de révoquer un agent de police, sans motiver sa décision, mais il détourne ce pouvoir de son but normal s'il révoque l'agent pour satisfaire une rancune privée sans que ce dernier ait manqué à ses devoirs professionnels.

    Le maire a le pouvoir légal de réglementer la circulation des voitures dans la cour d'une gare, mais il commet un détournement de pouvoirs s'il prend son arrêté pour favoriser un entrepreneur au détriment de ses concurrents au lieu de s'inspirer des nécessités de la sécurité publique.

        Ainsi le Conseil d’Etat, saisi par le recours d'un particulier, peut examiner, non seulement la légalité d'un acte administratif mais encore « scruter » les motifs qui l’ont inspiré et prononcer la nullité de l'acte, si les motifs fournissent la preuve d'un détournement de pouvoirs.

    C'est une des plus précieuses garanties que l'on puisse donner aux citoyens contre l'arbitraire administratif, mais c'est aussi un hommage rendu à l'équité considérée comme principe supérieur au droit positif.

    Je ne veux point m'attarder à citer d'autres exemples de la subordination des lois à l'équité, je ne parlerai pas du système de l'individualisation de la peine en matière criminelle qui en est un exemple ; je ne toucherai pas au droit de grâce, qui était à son origine l'intervention d'une justice surhumaine dans le domaine de la justice humaine. J'ai hâte d'arriver au second jalon qui marque notre route et de rechercher avec vous quelques indices de la renaissance du droit naturel dans la doctrine.

    La doctrine paraît s'écarter de plus en plus des conclusions de l'école historique qui affirment que le droit se forme, tout seul, par la consécration du fait accompli et par la lente cristallisation des usages des peuples. Déjà Shering, qui se rattache encore à l'école historique, fait entendre une autre doctrine dans son ouvrage célèbre de La lutte pour le droit. Loin de se former tout seul, dit-il, le droit est le résultat et l'aboutissant d'un incessant combat, et le combat que l'individu livre pour créer le droit suppose-une fin idéale, les mobiles supérieurs du devoir et de l'amour.

    Cette lutte éternelle du juste contre l'injuste qu'avait entrevue Shering a été rendue sensible à tous les yeux par la complexité croissante des rapports sociaux et par l'âpre conflit des intérêts qui marquent la fin du XIXe siècle. La lutte pour le droit est partout aujourd'hui : entre les peuples ; entre les citoyens ; dans l'Etat ; dans la cité ; dans la famille. Et la doctrine s'efforce, pour empêcher que les combattants n'abusent de leurs armes légales, de déterminer et de fixer une règle supérieure pour conditionner l'application du droit positif, règle qu'elle dénomme le droit humain ; la fraternité sociale ; la solidarité ; ou autrement encore

    Ce furent les spécialistes du droit international qui s’aperçurent, les premiers, des besoins de cette règle supérieure, pour mettre un terme aux atrocités que commettait le gouvernement de la Sublime Porte contre ses sujets grecs, syriens, arméniens, bulgares ou macédoniens. A chaque massacre nouveau, l'opinion publique réclamait une intervention de l'Europe ; mais l'Europe tergiversait parce que le droit international enseignait qu'un Etat n’a pas le droit d'intervenir dans les affaires intérieures d'un autre Etat, à moins d'avoir éprouvé un préjudice direct et personnel.

    Il fallut créer un droit spécial, consacré par les traités de Paris et de Berlin pour que l'Europe puisse prendre sous sa tutelle - bien insuffisamment encore - les victimes de l'administration ottomane et pour qu'elle puisse intervenir auprès de la Sublime Porte, sans avoir d'autre intérêt à invoquer, que celui de l'humanité. La théorie de « l'intervention d'humanité » était créée. D'éminents spécialistes, comme Rolin Jacquemyus, Brocher de la Fléchère, Pillet, achevèrent de la construire. Pour ces auteurs, les peuples vivent sous une triple organisation collective. La société, nationale, correspond au commerce juridique des individus groupés sur un même territoire. La société, internationale, correspond au commerce des groupements politiques, c'est-à-dire des Etats. La société, humaine, correspond au commerce de tous les hommes entre eux, sans distinctions de catégories politiques. Il existe donc, nécessairement, un droit national, un droit international, et un droit humain, ce dernier dominant et conditionnant les deux autres, parce qu'il porte en lui un caractère d'universalité. Le droit humain pourra faire fléchir le droit international ou suppléer à ses lacunes parce que tout Etat doit accomplir sa mission humaine avant ses missions nationale et internationale.

    On vit, récemment, l'Europe faire une application de cette théorie. Le Sultan du Maroc avait capturé un de ses ennemis politiques, le roghui, et il appliquait à tous les insurgés, partisans du roghui, ces mutilations et ces supplices cruels qui sont en honneur chez les peuples barbares. Le corps diplomatique de Tanger, représentant toutes les Puissances civilisées, intervint, bien qu'aucune règle de droit international ne pût justifier cette démarche. Il intervint pour demander au Sultan de modifier son système de répression pénale, et de respecter à l'avenir les droits de l'humanité. C'était affirmer que le droit de l'humanité est au-dessus de la souveraineté d'un prince sur ses territoires, que le prince ne doit pas commettre d'abus de souveraineté, non plus que le citoyen d'abus du droit ni l'agent administratif d'abus de pouvoirs. La cause de la civilisation et du progrès forme un bloc et l'Etat ou l'individu qui rétrograde vers la barbarie compromet l'évolution du bloc tout entier.

    Vous reconnaissez, Mesdames et Messieurs, dans ces formules les idées essentielles d'une école dominant la sociologie contemporaine, l’école du solidarisme qui entend ramener l'étude de tous les faits sociaux, économiques et juridiques, au fait fondamental de l'interdépendance des membres d'une nation. Positiviste par ses méthodes de travail, l'école solidariste aboutit aux conclusions les plus idéalistes et rétablit comme clef de voûte de l’édifice social, ces abstractions de morale et d'équité, qu'hier encore on qualifiait dédaigneusement de postulat a priori et de chimère. Dans son beau livre sur la solidarité, M. Léon Bourgeois constate que tous les hommes sont créanciers et débiteurs les uns des autres, que la société est un organisme en équilibre, et qu'une seule loi permet de maintenir cet équilibre qui se résume dans la formule « Il faut que la justice soit ».

    Je ne saurais parler de l'école solidariste sans citer un nom glorieux dons les annales de l'Université de Lausanne, celui de Charles Secrétan : La solidarité, telle que la comprenait l'éminent professeur, dépasse le cadre étroit des sociétés politiques pour unir tous les membres de l'humanité. « L'individu, dit-il, n’est qu'une cellule du genre humain ». «L'objet de notre destinée raisonnable, c'est de travailler à l'accomplissement et à la manifestation de toutes les puissances physiques, mentales et morales de l'humanité ». Il revient à plusieurs reprises sur la même idée. Pour Charles Secrétan, la liberté et la solidarité sont les deux axiomes fondamentaux de toute sociologie, et il en déduit cette magnifique construction juridique, imprégnée des idées les plus généreuses, qu’il intitule les droits de l'humanité, et que vous connaissez tous.

    Je m'arrêterai un instant encore sur les doctrines de M. le Professeur Duguit de Bordeaux, parce qu'il est un sociologue doublé d'un juriste et qu'il développe avec une netteté particulière la conception du droit basé sur la solidarité.

    M. Duguit constate que seul le respect de cette loi naturelle qu'est la solidarité peut permettre à la société de progresser, et à l'individu de bénéficier des avantages sociaux. Il en tire une double règle, véritable impératif catégorique, qui sera la loi suprême et nécessaire d'organisation sociale : l'individu doit faire tout ce qui est conforme à la solidarité sociale et ne rien faire de contraire à la solidarité sociale.

    Cette formule contient pour M. Duguit la base de tout droit, il la nomme la règle du droit. Les institutions conformes à la règle du droit constituent le droit absolu, le droit en soi, que notre auteur appelle le droit objectif. Ce droit objectif s'impose aux gouvernants comme aux gouvernés, et toute loi positive, pour être valable, devra en être l'expression, le développement ou la mise en œuvre. Cette théorie conduit notamment aux conséquences suivantes :
    L'Etat ne peut pas créer arbitrairement le droit. Le législateur et les pouvoirs publics sont tenus de respecter la règle du droit, base nécessaire de toute législation. L'organisation constitutionnelle doit établir un système minutieux de contrats et de responsabilités des pouvoirs publics, qui mette aussi complètement que possible les citoyens à l'abri de l'arbitraire des gouvernants.

    D'autre part le citoyen doit obéir à la loi, non seulement par l'effet de la contrainte mais spontanément, parce qu'il sait qu'en respectant la solidarité sociale, il sauvegarde son propre intérêt. L'individu jouit d'ailleurs d'une sphère de liberté à laquelle l'Etat ne peut pas toucher, ces libertés individuelles étant nécessaires à l'harmonie de la société.

    Enfin l'Etat a des devoirs et des obligations positives envers les citoyens. Lorsqu'il distribue l'instruction, secourt les pauvres et les malades, assiste ou assure les vieillards et les infirmes, il n'accomplit pas seulement un geste de générosité, mais il s'acquitte d'une dette véritable dont l'individu devrait avoir le moyen, dans une société bien organisée, de réclamer juridiquement l'exécution.

    Ainsi, en partant de la base nouvelle de la solidarité sociale, M. le Professeur Duguit retrouve, sous d'autres formes, la théorie d'un droit naturel supérieur au droit positif, déjà enseigné par Grotius, la théorie des libertés individuelles inscrite dans la Déclaration des Droits de l'Homme, et la théorie des obligations positives de l'Etat, entrevue par le génie de la Révolution française et magnifiquement développée par Ch. Secrétan sous le nom de droit de l'humanité.
 
 

C



    Vous avez eu la patience, Mesdames et Messieurs, de me suivre dans une longue et fastidieuse recherche des formes nouvelles que peut revêtir la notion du droit idéal, notion aussi ancienne que l'humanité pensante et dont l'humanité ne saurait se passer. Si cette doctrine renaît sans cesse, comme le phénix, de ses cendres, c'est en effet qu'elle est une condition nécessaire aux progrès des institutions de droit positif.

    Sans un idéalisme, largement répandu parmi les hommes, la loi demeure dépourvue de force et de prestige. Car le pouvoir de contrainte, toujours insuffisant et bien vite émoussé, ne saurait remplacer l'obéissance volontaire des citoyens, qui est la véritable sanction du droit.

    Sans ce même idéalisme, l'individu ne saurait sur quelle base fonder ses libertés nécessaires pour les défendre contre l’autorité tyrannique et envahissante de l’Etat. C'est l'action bienfaisante de cet idéal de justice qui maintient l'organisme social en équilibre entre le despotisme et l'anarchie, parce qu'il balance les droits de chacun avec ses devoirs corrélatifs.

    Mais, par une singulière antinomie, ce droit idéal et nécessaire demeure à jamais insaisissable pour notre raison ; il échappe à tous les systèmes scientifiques qui tentent de se saisir de lui. Les formes nouvelles de l'antique doctrine du droit naturel se heurtent aux mêmes impossibilités que leurs devancières, et tombent sous le coup des mêmes critiques. Pour ne citer que la théorie de la règle du droit et du droit objectif, qui est une des plus récentes, n’apparaît-il pas que le droit objectif est aussi indéterminé et incognoscible que le droit naturel de Grotius, et qu'à moins d'instituer dans l'Etat un pontife suprême, chargé de révéler la vérité juridique et sociale, le droit objectif sera ce que le feront être ses interprètes. Il serait encore plus dangereux de dire que cette règle suprême sera connue seulement au travers des codifications qu'en donnera le législateur, parce que ce serait investir ce dernier d'une puissance sans limite.

    Le droit naturel est une vérité nécessaire et le droit naturel nous est inconnaissable. Comment conclure, dans l'angoisse d'un tel dilemne ? Peut-on parler seulement de conclure à une affirmation quelconque, et ne devons-nous pas nous borner à examiner avec soin l'édifice scientifique élevé par nos, mains, de peur qu’il ne présente quelque défaut de construction.

    Les jurisconsultes n'ont-ils pas été trop téméraires ou trop orgueilleux en affirmant que l'objet de leurs études pouvait constituer une science positive, indé pendante de toute base morale ou métaphysique ?  Nous faut-il donc revenir sur cette affirmation, et croire que le droit ne peut pas trouver son origine  et ses principes ailleurs que dans le monde de la vérité abstraite. Cette vue nouvelle serait conforme  a l'histoire du développement des institutions juridiques, car c'est d'un fait moral primordial, c'est de la révolte d'une conscience humaine en face de  l'évidente iniquité, qu'ont jailli toutes les l'ois positives et tous les arrêts de justice. Remarquons que ces lois  et ces arrêts ne sont en définitive que des procédés grossiers et empiriques, pour redresser les violations a la loi morale. Que cette dernière soit obéie,  et le droit devient inutile, parce que le droit tout entier est virtuellement contenu dans la règle morale.

    Au sein des sociétés civilisées, il n'est pas besoin de lois contre l'anthropophagie. Toutes les théories sur le droit naturel marquent les étapes d'une recherche de la vérité par la méthode des approximations successives. Chaque formule est fausse en soi mais nous rapproche du but à atteindre. A mesure que ces théories se perfectionnent, elles prennent un caractère de plus en plus moral : les idées de solidarité, d'égalité, de fraternité sont déjà des idées morales bien plus que juridiques.

    Si nous pouvions, comme les mathématiciens, passer à la limite, nous atteindrions enfin la connaissance du droit naturel, mais nous serions certainement en face d'une vérité métaphysique.

    Nous verrions, sans doute, que la seule notion métaphysique solide est celle du devoir, et que la  notion du droit est le revers de la première. Nous saurions que le droit est un pouvoir, confié à l'individu ; pour accomplir une fonction déterminée - qu'il soit empereur ou simple citoyen - et que l'individu ne peut se prévaloir de son droit que dans la mesure où il accomplit sa fonction.

    Mais, je n'ose conclure moi-même sur ces graves problèmes, et vous me permettrez d'abriter ma pensée derrière celle du philosophe que nous aimons, Ch. Secrétan. Voici la définition qu'il donne de la notion de droit dans une page magnifique :
   « Nous avons des devoirs, dit Ch. Secrétan, qui se résument en un seul devoir : celui de nous réaliser nous-même. Connaître notre devoir, ou nous connaître, est donc tout un. Mais nous ne possédons pas cette connaissance au début de notre carrière ; nous l'acquérons, graduellement, péniblement ; à chaque  étape franchie, nous découvrons l’étape nouvelle, la cime qui reste à vaincre et qui, peut-être, n’est pas encore le plus haut sommet. L'idéal est notre boussole ; sans idéal, ni l'individu, ni le Peuplé, ni l'humanité, ne savent où ils vont et ce qu'ils font... Le mépris de l’idéal, décoré souvent des noms de sagesse pratique et de sens commun, n'est que l'aveuglément de la folie. On ne saurait concevoir un idéal trop vaste, trop beau, trop parfait...

     «Le droit découle du devoir. Il faut que chacun de nous puisse accomplir « la tâche » qui lui est proposée, « la tâche » qui est sa raison d'être, et qui proprement la constitue. Chaque individu, chaque peuple, chaque civilisation trouvent la mesure, le nombre et la définition de leurs droits dans la notion du devoir à laquelle ils sont parvenus ».

    Si j’ai bien compris, Mesdames et Messieurs, la pensée de Ch. Secrétan, je crois pouvoir dire avec lui :
    « Le droit naturel, c’est le droit de faire notre devoir ».
 


1913 - Conférence à la Société Académique
Vaudoise.