Jean de Karpathos.

On ne sait pas grand chose de lui, sinon qu'il vécut au VIIème siècle et qu'il signa les actes du concile de Constantinople, en 681. Peut-être fut-il, avant d'être évêque, moine ? L'étonnant est ici que la Philocalie de Nicodème l'Hagiorite ait retenu (13) deux ouvrages, une "centurie" et une longue "lettre", l'un et l'autre adressés à "des moines de l'Inde qui lui ont écrit". En effet, Karpathos est une petite île de la mer Égée, à mi-chemin entre Rhodes et la Crète, étroite, une cinquantaine de kilomètres de long pour une douzaine de large, montagneuse, puisqu'elle culmine à 1.218 mètres, dépourvue d'arbres sauf à l'extrémité sud. Ce fut une dépendance de Rhodes, avant de passer aux Vénitiens puis aux Turcs. D'autre part, s'il existait bien aux Indes des "Chrétiens de saint Thomas" avant le VIème siècle, ils avaient été convertis par des missionnaires nesto-riens venus de Perse. Or notre Jean de Karpathos était parfaitement Orthodoxe et l'Église nestorienne n'avait aucun lien avec l'Orthodoxie... Il est vrai que la conquête arabe de la Perse, après 642, avait réduit les Nestoriens au statut inférieur de "millet". Il est possible que des moines de l'Inde, inquiets de l'importance prise par l'Islam, aient cherché à prendre contact avec leurs frères séparés d'Europe. Rappelons que les Sarrasins occupèrent Rhodes, et vraisemblablement Karpathos, entre 653 et 658. Cette courte occupation explique peut-être l'indéniable contact qu'eut l'évêque Jean avec l'Inde.
Il n'y a, en effet, que l'alternative suivante : ou bien Jean s'est inventé une lettre d'un moine indien, ou bien il a effectivement reçu cet appel. La première éventualité nous semble exclue, en raison du Nestorianisme, sauf à penser que Jean, inquiet de l'appari-tion d'un découragement monastique, ait voulu dissimuler l'identité véritable de ceux à qui il voulait s'adresser 
(14). La seconde est inattendue, sauf si l'on admet que le moine indien a bien demandé de l'aide à un évêque, a confié sa lettre à un voyageur et, qu'après des péripéties totalement inconnues, le dernier détenteur du message, peut-être musulman, l'a remise, par exemple entre 653 et 658, au premier évêque chrétien rencontré.
Une "centurie" et une "lettre" nous sont parvenues. Elles étaient destinées à répondre ensemble à l'interrogation indienne. Dès lors, on peut, à partir de la lettre, imaginer la demande.
Or la lettre commence ainsi :
"Ne va jamais dire que l'homme qui vit dans le monde et a femme et enfants est plus heureux que le moine et plus joyeux, parce qu'il fait du bien à beaucoup, qu'il distribue d'abondantes aumônes et qu'il n'est pas du tout tenté par les démons. Et cela, parce que tu considères que tu plais moins à Dieu que lui." 
(15).
et on comprend ainsi que le moine inconnu s'inquiète de sa vocation, se sent découragé, amer. Il a écrit
"Je suis irrité de voir les hommes du monde échapper aux épreuves, alors que moi, je suis terriblement tourmenté." 
(16).
et Jean lui répond
"Car voici ce que te dit, ô moine, ton Père céleste qui t'aime plus que tout et qui t'envoie, par diverses épreuves, les afflictions et les peines : « Sache bien, pauvre moine, que Je te châtierai, comme Je l'ai dit par le prophète, et que J'irai à ta rencontre sur le chemin d'Égypte. Par l'affliction, Je t'éprouverai. Par les épines de Ma providence, je fermerai tes voies blâmables, Je te frapperai de malheurs imprévus, Je t'empêcherai de mettre en oeuvre de toute manière ce que tu veux dans ton coeur insensé. Par les portes de Ma pitié, je fermerai la mer des passions. Et par des pensées de reproche, de condamnation, de repentir, qui te feront prendre conscience de ce que tu ignorais, Je serai pour toi comme un fauve qui te dévoreras." 
(17)
Et, ainsi, Jean explique au moine que Dieu l'éprouve pour mieux l'exalter :
"Mais la fin des châtiments, des peines, des troubles, de la confusion, des craintes et des désespoirs qui accablent habituellement ceux qui se proposent de vivre dans l'ascèse, la fin de toutes ces misères est une joie céleste, d'inexplicables délices, une gloire indicible, une incessante exultation" 
(18)
et, finalement, il conclut
"Ainsi je vous ai longuement écrit pour que désormais les moines n'aillent plus proclamer le bonheur des hommes du monde, mais leur propre béatitude. Je le dis sans nul esprit de contradiction : les moines sont plus haut que les rois qui portent les diadèmes sur leurs têtes, et ils sont plus lumineux et plus glorieux, car ils sont toujours auprès de Dieu."


Citations de la "centurie".-

40. Car Dieu sauve l'un par la connaissance, et l'autre par la pureté et l'innocence. Tu dois le savoir : "Dieu ne repoussera jamais l'innocent."
41. Ceux qui s'appliquent plus fortement à la prière, ceux-là sont ravagés par de terribles et sauvages tentations.
47. Ne nous laissons nullement consumer par les soucis que nous causent les besoins du corps. Croyons en Dieu de toute notre âme, comme disait un homme bon: "Confiez-vous dans le Seigneur et vous recevrez sa confiance." Ou comme l'écrit également le bienheureux apôtre Pierre "Soyez chastes, sobres et vigilants dans les prières. Déchargez-vous sur Dieu de tous vos soucis. Car il a soin de vous."
52. Parvenu à un âge très avancé, et rendant grâce à Dieu qui l'avait élu, le divin David dit à la fin de la bénédiction: "Maintenant ton serviteur a trouvé le courage de te faire cette prière 53. Or ceci est dit pour que nous apprenions qu'il nous faut consacrer aux prières beaucoup d'effort et beaucoup de temps avant de découvrir cet état paisible de la réflexion, qui est dans le coeur un autre ciel où demeure le Christ, comme dit l'Apôtre : "Ne savez-vous pas que Jésus Christ demeure en vous ?"
54. De même qu'il y a un calice de vertige et une coupe de colère, de même il y a un calice de faiblesse. Le temps venu, le Christ éloigne de nous ce calice et le met dans les mains de nos ennemis, pour que désormais ce soit, non plus nous, mais les démons, qui faiblissent et qui tombent.
70. Celui qui pendant un temps a reçu de la grâce divine la lumière et le repos, puis, cette grâce retirée, retombe dans l'errance, murmure contre ce qui lui arrive, et n'a pas le courage de rappeler par la prière cette plénitude salutaire, mais se désespère, un tel homme est semblable au pauvre à qui le palais a fait l'aumône, et qui est indigné parce qu'il n'est pas entré dîner avec le roi.
76. De même qu'il est impossible de toucher le fer quand il a été mis au feu, de même les prières fréquentes rendent plus forte l'intelligence dans son combat contre les ennemis. C'est pourquoi ceux-ci, de tout leur pouvoir, s'efforcent de nous faire négliger l'assiduité de la prière, sachant qu'elle leur est hostile, et qu'elle protège l'intelligence.
82. Lutte pour garder intacte la lumière qui brille en ta raison. Si tu te mets à voir par les yeux de la passion, le Seigneur te couvre de ténèbres. Il enlève le frein qui est devant toi, et la lumière de tes yeux n'est plus avec toi. Mais quand bien même tu en serais là, ne te décourage pas, ne te re- lâche pas. Prie avec le saint roi David : "Envoie ta lumière et ta vérité" su moi qui suis triste. "Tu es le salut de ma face et mon Dieu". Car "tu en verras ton Esprit et ils seront recréés, tu renouvelleras la face de la terre".
83. Bienheureux celui qui mange et boit insatiablement prières et psaumes ici-bas nuit et jour et qui se fortifiera dans la glorieuse lecture d l'Écriture. Car à l'âme, une telle communion donnera une joie inaltérable dans le siècle à venir.
96. Si tu portes toujours en toi la chaleur de la prière et de la grâce divine, l'Écriture Sainte te dit comme à un homme revêtu des armes de lumière : Ton vêtement est chaud. Car tes ennemis, comme d'un manteau, ont été couverts de honte et d'infamie.
97. Quand tu te souviens de tes fautes, n'hésite pas à te frapper la poitrine, afin de tailler par de tels coups dans ton coeur endurci, de découvrir la mine d'or du publicain et de beaucoup te réjouir de cette richesse cachée.
98. Que brûle continuellement sur l'autel de ton âme le feu des prières de la sainte méditation des paroles de l'Esprit, ces prières qui montent vers le plus haut.
100. Si Dieu est amour, comme le dit Jean, celui qui aime demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. Mais celui qui hait le prochain brise le lien de l'amour. Il est clair qu'il le remplace par la haine. Donc celui qui hait son semblable est séparé de Dieu, si Dieu est amour, si celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et si Dieu demeure en lui. À Lui la gloire et la puissance dans les siècles. Amen.



(13) La Philocalie, présentée par Olivier Clément, Desclée de Brouwer, Paris (1995), pp. 311 à 338.
(14) D'une certaine façon, Jean aurait rédigé sa "lettre indienne", comme Montesquieu ses "lettres persanes".
(15) Jean de Karpathos, "Lettre au moine indien"; citée dans La Philocalie, présentée par Olivier Clément, Desclée de Brouwer, Paris (1995), p. 334.
(16) Jean de Karpathos, "Lettre au moine indien"; citée dans La Philocalie, présentée par Olivier Clément, Desclée de Brouwer, Paris (1995), p. 337.
(17) Jean de Karpathos, "Lettre au moine indien"; citée dans La Philocalie, présentée par Olivier Clément, Desclée de Brouwer, Paris (1995), p. 335.
(18) Jean de Karpathos, "Lettre au moine indien"; citée dans La Philocalie, présentée par Olivier Clément, Desclée de Brouwer, Paris (1995), p. 336.