Élie de Crète.

Élie de Crète porte le surnom de Ecdicos, en grec ejkdikoõ - ekdikos -, c'est-à-dire "celui qui poursuit en justice" ou encore le commissaire défendant les intérêts d'une ville. Ce fut sans doute son premier métier, mais il semble bien qu'il ait aussi été moine puis prêtre. Il est possible qu'il ait vécu à Constantinople, entre le XIème et le XIIème siècle. Son oeuvre est l'Anthologion, qui est plus qu'une simple transmission de l'expérience monastique. L'oeuvre comporte deux grandes parties. La première est consacrée à la vertu et à la prière, la seconde à la connaissance et à l'action.
Deux mots sont ici souvent employés, "intelligence" et "componction". Intelligence traduit le grec novoõ - noos -, qui est la faculté de penser et donc l'intelligence, l'esprit, la pensée mais aussi la sagacité, la sagesse, le projet, l'intention. Mais noos est auss i l'âme, le coeur, et, par suite, le sentiment, la manière de penser, la volonté ou le désir. Selon Clément, chez les Pères, noos désigne la double faculté qu'a la personne de penser le monde ou de contempler Dieu. Compoction traduit le grec katavnuxiõ - katanyxis - qui est, au sens propre, le regret d'avoir péché et indique un recueillement fait de tendresse et de douleur.

Citation de l'Anthologion.

12. L'action de l'intelligence, c'est de parvenir à la prière dans la contemplation, et à la contemplation dans la prière.
82. Que la prière demeure dans l'intelligence, comme le rayon dans le soleil. Sans la prière, les préoccupations des sens, déployées comme certains nuages sans eau, privent l'intelligence de sa propre luminosité.
83. La force de la prière est dans la faim, par laquelle on se prive volontairement de nourriture. Et la force de la faim est de ne rien entendre et de ne rien voir des choses du monde sans nécessité extrême. Celui qui ne s'avise pas de ces choses n'aura pas consolidé l'édifice du jeûne, et il aura fait s'écrouler avec le jeûne l'édifice de la prière.
84. Si l'intelligence ne se libère pas de tout l'encombrement des sens, elle ne peut pas se porter vers le haut ni connaître sa propre dignité.
86. Le travail spirituel se fait naturellement en-dehors des peines du corps. Bienheureux, donc, celui quia considéré que le travail immatériel est meilleur que l'oeuvre matérielle. C'est par un tel travail qu'il a comblé ce qui manquait à l'oeuvre matérielle, en vivant la vie de prière, qui est cachée, mais que Dieu voit.
87. L'Apôtre divin nous exhorte à demeurer fermes dans la foi, à nous réjouir dans l'espéran-ce, à persévérer dans la prière, pour que persiste en nous le bien de la joie. S'il en est ainsi, celui qui ne demeure pas ferme n'est pas fidèle, et celui qui ne se réjouit pas n'a pas bonne espérance. Car il a rejeté la cause de la joie, la prière, pour n'avoir pas persévéré en elle.
88. Si l'intelligence qui, dès le départ, a vécu dans les pensées du monde s'est tellement attachée à elles, combien n'aurait-elle pas pu faire sienne la prière continuelle ? C'est en effet, on l'a dit, là où l'on demeure longtemps qu'on a coutume de s'épanouir.
89. De même que l'intelligence depuis longtemps séparée de sa propre demeure a oublié la splendeur de l'au-delà, de même il lui faut retourner vers elle par la prière, en laissant tomber dans l'oubli, à leur tour, les choses d'ici-bas.
90. Comme un petit enfant couché sur les seins refroidis de sa mère sera l'intelligence couchée sur une prière qui ne peut pas la consoler. Mais s'il en va autrement, si la prière la console, elle sera comme un petit enfant qui s'endort de plaisir dans les bras de sa mère.
91. C'est là, on l'a dit, donc sur la couche austère de la vie vertueuse, que, comme celle qui parle dans le Cantique des Cantiques, l'épouse, la prière, pourrait dire à celui qui l'aime : "Je te donnerai mes seins, si tu te consacres tout entier à moi."
92. Il ne peut pas avoir d'affection pour la prière, celui qui n'a pas renoncé à toute la matière.
93. Sauf de la vie et du souffle, quand tu pries sépare-toi de tout, si tu veux être avec la seule intelligence.
94. Le témoin d'une intelligence aimée de Dieu est la prière du seul nom divin, le témoin d'une pensée sage est le langage opportun, et le témoin d'une sensibilité délivrée est le goût simple. C'est donc par ces trois témoins, on l'a dit, que sont confortées les choses de l'âme.
95. La nature de celui qui prie doit être bien douce et tendre, comme celle des enfants, afin qu'il lui soit possible de s'ouvrir docilement, comme la leur, au déploiement qu'ordonne la prière. Donc, ne sois pas négligent, toi qui aimes t'unir ainsi à la prière.
96. Tous n'ont pas le même but quand ils prient. L'un vise ceci, l'autre vise cela. L'un demande que son coeur soit toujours en état de prière, si c'est possible. Un autre demande de dépasser la prière. Et un autre demande de n'être pas interrompu par les pensées quand il prie. Mais tous demandent ,ou d'être gardés dans le bien, ou d'être dégagés du mal.
97. Si nul ne sort de la prière sans un coeur humilié (car celui qui prie est brisé par l'humilité), l'homme qui met sa confiance ailleurs ne prie donc pas avec humilité.
98. Si l'on prie en considérant la veuve qui plaide sa cause devant le juge inique, on ne se découragera jamais parce que tardent à venir les biens qui ont été promis.
99. La prière ne demeurera pas en toi si tu t'attardes dans les pensées au-dedans et dans les entretiens au-dehors. Mais on la verra se tourner vers celui qui, pour elle, s'est coupé de la plupart des choses.
100. Si les mots de la prière ne pénétraient pas dans les profondeurs de l'âme, les larmes ne pourraient pas baigner les joues du visage.
101. Pour l'agriculteur la moisson lèvera, quand bien même il n'a pas sous les yeux la semence qu'il a jetée dans la terre. Mais pour le moine, les larmes ne jailliront que s'il suit, sans épargner sa peine, les mots de la prière.
102. La prière est la clé du Royaume des cieux. Celui qui s'attache à elle comme il faut voit les biens préparés en elle pour ceux qui l'aiment. Mais celui qui n'a pas mis sa confiance dans le Royaume n'aura d'yeux que pour les choses présentes.
103. L'intelligence, au temps de la prière, ne peut pas vraiment dire à Dieu : "Tu as rompu mes liens; je t'offrirai un sacrifice de louange", si, par désir du meilleur, elle n'a pas rompu avec les lâchetés et les négligences, les longs sommeils et les festins, d'où viennent les défaites.
104. Celui qui s'égare dans des rêveries, quand il prie, est en dehors du premier voile. Celui qui est parvenu à la prière du seul nom divin est entré à l'intérieur. Mais seul s'est penché vers le Saint des Saints celui qui, avec la paix des pensées naturelles, considère ce qui touche l'autre paix, laquelle dépasse toute intelligence, et a été jugé digne de recevoir d'en haut quelque révélation divine.
105. Quand, après s'être détachée des choses du dehors, l'âme s'est attachée à la prière, alors, pareille à une flamme qui l'entoure, comme le feu entoure le fer, celle-ci l'embrase tout entière. L'âme demeure la même, mais on ne peut plus la toucher, pas plus qu'on ne peut toucher du dehors le fer rougi au feu.
106. Bienheureux l'homme qui, en cette vie, a été jugé digne d'être considéré ainsi, pareil à une statue d'argile par nature, de feu par grâce.
107. Sur ceux qui s'engagent dans cette voie, la loi de la prière est comme un maître dur. Mais sur ceux qui ont progressé, elle est comme l'amour, lequel entraîne vers un festin somptueux celui qui a faim.
108. Quant à ceux qui s'adonnent comme il faut à l'ascèse, la prière, tantôt, les couvrant de son ombre comme un nuage, écarte d'eux les pensées brûlantes, tantôt, versant sur eux comme la pluie fine des larmes, leur ouvre les contemplations spirituelles.
109. La douceur du plaisir qu'on prend à entendre quelqu'un jouer de la cithare sera toujours extérieure. Mais si les paroles secrètes qu'elle dit en esprit ne rendent pas en elle le même son quand elle prie, l'âme n'est pas naturellement en état de componction. Car "ne pas savoir ce qu'il nous faut demander quand nous prions", etc., voilà ce qui porte à la prière celui qui prie.