Les épreuves du Voyant

 

Nicolazic s'était endormi plein de joie et très décidé à agir. Mais la nuit ne lui porta pas conseil.

En se réveillant le lendemain, il se laissa aller à réfléchir aux difficultés de sa mission, et peu à peu il vit se dresser devant son imagination un amoncellement d'obstacles dont il ne pourrait sans doute jamais triompher ; et le découragement s'empara de son esprit.

Quel accueil recevrait-il du Recteur, à qui on lui commandait de transmettre un message aussi étrange ?

Que penserait-on, en le voyant, lui pauvre paysan, entreprendre une œuvre aussi considérable ? Il serait la risée de tout le monde.

Ne passerait-il pas aux yeux des prêtres et des voisins pour un visionnaire et peut-être même pour un imposteur ?

Il ne se croyait pas le droit d'exposer ainsi sa réputation de sagesse et d'honnêteté aux risques d'une affaire aventureuse.

Et puis, où trouver de l'argent ?

Du reste, dans cette apparition, n'avait-il pas été victime d'une illusion du démon ?

Toutefois ces objections qu'il se faisait à lui-même n'arrivaient plus à le convaincre.

Aussi, partagé sans cesse entre deux résolutions contraires, il ne goûtait aucune joie, et il fuyait toute compagnie, ne voulant faire confidence à personne de ses peines et de ses remords.

Cela dura ainsi longtemps.

 

Au bout de six semaines, sainte Anne eut pitié de sa faiblesse.

Elle se présenta à son messager ; et, tout en lui faisant sentir qu'il désobéissait, elle le consola et dissipa ses craintes : « Ne craignez point, Nicolazic, et ne vous mettez pas en peine. Découvrez à votre Recteur en confession ce que vous aurez vu et entendu ; et ne tardez plus à m'obéir. »

Ces encouragements lui communiquèrent une force nouvelle ; et, dès le lendemain matin, il était en route pour le presbytère.

 

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Les prêtres, quand on vient leur parler de visions et de révélations, gardent toujours une sage réserve, et, par tempérament autant que par devoir, ils demeurent défiants jusqu'à ce qu'on leur apporte des preuves convaincantes de l'intervention divine.

Quant au Recteur de Pluneret, – Sylvestre Rodou頖, il était connu pour être un homme particulièrement rude.

Le paysan qui venait le trouver était incontestablement le chrétien le plus honorable de sa paroisse, le Recteur le savait ; et pourtant, lorsqu'il l'entendit exposer toute la série de ses visions et le message dont il se disait chargé, le Recteur ne voulut pas le prendre au sérieux : il crut qu'il avait affaire à un malade, et il le traita en conséquence.

Il se moque de ce qu'il appelle des extravagances, s'étonne qu'un homme jusqu'alors aussi judicieux s'arrête à de telles rêveries, et essaie de lui faire comprendre à quels dangers il expose son âme. Pour finir, il lui interdit, de la façon la plus expresse, d'ajouter foi désormais à ces apparitions.

Toutefois il ne mit pas en doute la sincérité de son paroissien, puisque ce jour-là même il lui permit de communier.

 

La visite que sa « Bonne Patronne » lui avait commandé de faire était faite, et Nicolazic avait la conscience en repos de ce côté : mais l'accueil qu'il avait reçu justifiait ainsi toutes ses appréhensions, et même les renouvelait.

En quittant le bourg pour rentrer à Ker-Anna, son cœur était rempli d'amertume, et il se trouvait plus découragé que jamais. Que faire donc ? Et comment sortir de cette impasse ?

Dès la nuit suivante, sainte Anne vint rassurer son messager : « Ne vous souciez pas, dit-elle, de ce que diront les hommes ; accomplissez ce que je vous ai dit, et pour le reste reposez-vous sur moi. » Ces douces paroles pacifièrent son esprit ; fortifié par  cette nouvelle visite, allait-il enfin se mettre à l'œuvre immédiatement ?

Non, pas encore, car ses irrésolutions le reprirent bien vite.

 

La pensée qu'il allait se donner en public comme un personnage chargé d'une mission divine, effrayait son humilité ; et cette crainte est une des formes les plus dangereuses que puisse prendre le respect humain pour affaiblir les âmes saintes et les empêcher d'agir.

Toutes les objections qu'il s'était déjà faites à lui-même se représentaient à son esprit avec une nouvelle force, depuis qu'elles avaient été formulées par son Recteur.

Il avait beau réfléchir, il avait beau prier, il ne réussissait pas à surmonter ses peines et à sortir de ses incertitudes.

 

Cette crise, au cours de laquelle Nicolazic souffrit plus qu'on ne saurait penser, dura sept longues semaines.

Au bout de ce temps, sainte Anne vint mettre un terme à ses souffrances et à ses perplexités : « Consolez-vous, Nicolazic, lui dit-elle, l'heure viendra bientôt en laquelle ce que je vous ai dit s'accomplira. »

La voix de la Sainte était si douce et si maternelle que Nicolazic s'en trouva tout réconforté ; et il ne craignit pas de lui dire, en toute simplicité, les difficultés qui l'empêchaient d'accomplir ses ordres : « Mon Dieu, ma bonne Patronne, vous savez les difficultés qu'y apporte notre Recteur, et les reproches honteux qu'il m'a faits, quand je lui ai parlé de votre part... Et puis je n'ai point de moyens suffisants pour bâtir une chapelle, encore que je sois très aise d'y employer tout mon bien... Mais après tout, me voilà disposé à faire tout ce que vous désirez de moi.

— Ne vous mettez pas en peine, mon bon Nicolazic ; je vous donnerai de quoi commencer l'ouvrage, et jamais rien ne manquera pour l'accomplir. Je vous assure que Dieu y étant bien servi, je fournirai abondamment ce qui sera nécessaire non seulement pour l'achever, mais aussi pour faire bien d'autres choses au grand étonnement de tout le monde. Ne craignez pas de l'entreprendre au plus tôt... »

Sainte Anne, après avoir ainsi répondu à toutes les préoccupations de son mandataire, disparut, le laissant tout consolé et définitivement affermi.

 

Ce n'est pas la seule fois que sa Bonne Patronne vint le réconforter ainsi et, au cours des fréquents entretiens qu'elle eut avec lui, elle fit cette déclaration mémorable : J'ai choisi ce lieu, par inclination, pour y être honorée. Pour le rassurer contre la faiblesse de ses ressources, elle ajouta : Tous les trésors du ciel sont en mes mains.

On croirait, après des révélations si précises et des promesses si formelles, que, toute raison de différer ayant désormais disparu, la chapelle allait se construire sans délai !

Cependant quatre mois s'écoulèrent encore, et presque tout l'hiver se passa avant que rien se fît.

Du reste, de toutes les enquêtes qui ont été faites depuis, il résulte à l'évidence que toutes les merveilles accomplies, pendant cette période de temps, ont eu pour but spécial d'attirer l'attention sur le champ mystérieux du Bocenno.

Vers la fin de l'été, comme Nicolazic était occupé à charroyer du mil, au clair de lune, il vit une pluie d'étoiles qui tombaient dans l'espace compris entre le Bocenno et sa maison.

Il ne fut pas le seul témoin des merveilles qui pronostiquaient le choix que sainte Anne avait fait de ce lieu. Un soir, trois personnes de Pluvigner revenant du marché d'Auray, vers les neuf heures, virent dans le même endroit descendre du ciel une Dame mystérieuse, vêtue de blanc, au milieu d'une clarté resplendissante, ayant auprès d'elle deux flambeaux allumés.

Mais voici une faveur plus extraordinaire encore.

À plusieurs reprises, Nicolazic fut transporté sans savoir comment, pendant la nuit, de sa maison jusqu'à l'emplacement même de l'ancienne chapelle ; et là, pendant que la lumière qui sortait du milieu des ruines éclairait tout l'espace jusqu'au village, il entendait, en des extases qui duraient parfois plusieurs heures, des chants si mélodieux qu'il se croyait parmi les chœurs des anges, et il y savourait un avant-goût des délices du Paradis.