LA PRIERE
ET LES PUISSANCES INFERNALES


     La prière constitue le gage du salut pour l'homme de désir. Sa puissance est universelle, comme l'Évangile. Comme l'Évangile, profond et simple, elle est accessible à tous, au savant comme l'ignorant, au riche comme au pauvre, au fort comme au faible. Tous peuvent atteindre cet état qu'on nomme oraison, élever leur coeur vers Dieu par un désir ardent de l'âme, sans que rien d'extérieur ne trahisse cet effort interne ; c'est la seule prière qui puisse être continuelle. Par elle, l'Esprit de vie opère en nous selon la Grâce,dans la mesure où nous demeurons humbles et soumis à la divine impulsion.
 

     Aucun progrès spirituel de quelque envergure n'est possible si ne sont dissipées toutes les illusions, si ne sont vaincues toutes les préventions. Pour apaiser le tumulte des passions et surmonter les obstacles, il faut un long et dur travail préparatoire. Les forces nécessaires pour mener à bien ce travail, nous les puisons dans l'oraison. C'est ce qui explique la difficulté de la prière réelle,surtout à ses débuts.
 
 

     En proportion de son importance s'accumulent les obstacles : il semble que toutes les Puissances infernales soient déchaînées contre celui qui, ayant compris la valeur immense de la prière, s'efforce d'entrer résolument dans la voie des réalisations.
 

     Aussi que d'épreuves, que de sacrifices, que d'embûches n'attendent pas le disciple : les bruits du monde extérieur s'intensifient, semble-t-il, dans la mesure où il cherche à s'en abstraire ; tout lui est contrainte et obstacle, depuis le battement rythmique de son sang jusqu'aux pensées, aux « paroles oiseuses », qui reviennent le tourmenter et s'interposent entre lui et la Réalité, si proche et si lointaine !
 

     L'Adversaire, apparemment accommodant envers les tièdes, lutte désespérément contre l'esprit de prière et d'humilité - seuls moyens infaillibles de nous rapprocher de Dieu. Prière et humilité : l'une ne va pas sans l'autre - car la prière de l'orgueilleux n'est que blasphème. Certes, celle-là n'est pas troublée ! Pourquoi ? L'orgueil en oraison ne peut s'adresser qu'au Prince de l'Orgueil - même quand il croit atteindre le Divin. La prière humble, au contraire, se fortifie des luttes mêmes qu'elle soutient, appelle le secours du Ciel et - après avoir attiré les Puissances du Mal exaspérées - les rejette impitoyablement dans les ténèbres extérieures, Pour peu que l'on persévère. Rude école, mais combien salutaire. Ne porte-t-elle point le sceau du Très-Haut ? Alors que tout effort « naturel », vers l'un des innombrables buts temporels que l'Adversaire fait miroiter à nos yeux, commence dans la joie pour finir dans l'épuisement et l'insatisfaction ; tout effort, au contraire, marqué du sceau divin, commence dans la douleur, pour s'épanouir dans l'allégresse. Il en est de la prière comme du vin des Noces de Cana, lorsque le Christ transforme en valeurs spirituelles les valeurs naturelles qu'on lui présente humblement. La Loi est la même pour tout : toujours, le Prince de ce monde nous invite à la joie pour nous donner la souffrance ; toujours le Christ nous montre la souffrance pour nous conduire à la béatitude sans fin. C'est pourquoi, sur la Voie Étroite, les premiers pas sont, toujours, les plus difficiles.
 

     Par l'oraison, la créature écoute la voix de Dieu et se soumet entièrement, en toutes circonstances, aux impulsions de la Providence. Pour cela, il faut que la volonté humaine, jusqu'alors instrument de la Bête à sept têtes de l'Apocalypse, reconnaisse son néant et le vide de ses oeuvres propres. Mais pour entendre la voix divine, il faut avoir fait taire les voix de la chair et du sang, et celles, toujours grondantes, du monde extérieur. Mais, qui veut aller vers Celui dont le royaume n'est pas de ce monde, appartenait, jusqu'alors, à ce monde. Jusqu'alors, il était l'esclave de son Prince. Jusqu'alors, il n'avait cessé de contracter des dettes envers lui. À l'esclave qui rêve de liberté, répond le ricanement de Mammon : « Tu veux me quitter ? Soit ! Mais paye d'abord tes dettes - toutes - et tout de suite ! »
 

     L'humilité seule sait qu'elle ne peut payer. L'humilité seule trouve la force de reconnaître qu'elle est faible, le courage de reconnaître qu'elle est veule. C'est pourquoi le désir de l'homme humble est le seul qui puisse atteindre Celui qui a dit : « Vous ne pouvez rien sans moi. »
 

     Dans son essai de libération ou d'évasion, l'orgueil ne peut que resserrer ses chaînes et rendre son esclavage plus dur. Tout en lui appartient à l'Adversaire. Avec quoi paierait-il sa dette ? Aussi n'y a-t-il même pas combat : laissé à lui-même, il retourne à son esclavage sans s'en douter.
 

     L'humilité attend, elle, tout du Ciel - rien d'elle-même. Face aux Puissances d'En-Bas, c'est le Ciel qui répond, pour elle, de sa dette, en règle les plus lourdes échéances, et répartit sagement celles qu'il est nécessaire de laisser payer par le disciple. Certes, là, il y a combat : les fils des Ténèbres luttent férocement pour conserver leur esclave. Mais à mesure que celui-ci persévère et s'élève vers la Lumière, leurs coups perdent de leur force et de leur efficacité : le rapace nocturne ne sait pas combattre en pleine lumière.
 

     Ainsi, avoir recours au Seigneur, se confier à lui, c'est le vrai moyen d'avancer dans la Vie de l'Esprit, antithèse de la vie de la chair et des sens qui ne mène qu'à la mort.
 

     Lorsque l'homme reconnaît les bienfaits divins, sa prière devient alors une louange, un acte d'adoration pour l'Éternel : tel est le culte parfait qui ne se rend que par la prière et le sacrifice. Mais l'homme ne saurait rendre lui-même ce culte en Esprit, car il ne sait pas prier. Il ne peut que s'offrir, humblement, remettre sa volonté propre, ses puissances naturelles, ses infirmités même entre les mains du Grand Guérisseur. Alors, naît la vraie prière ; c'est l'Esprit qui prie, dans l'homme renouvelé qui adore et accepte, se laissant guider sur la route de la maison du Père, jusqu'à ce que lui soit rendu son titre d'enfant de Dieu.
 

     L'Esprit demande pour ses disciples vrais, les sacrifices que leur chair, leur Moi, hésiteraient à accepter ou n'auraient pas su demander à propos. C'est lorsque cette prière est exaucée que l'Esprit soulage la chair dans sa faiblesse naturelle, car « tout tourne à bien pour ceux qui aiment Dieu ». Oui, tout tourne à bien pour eux, puisque tout est dirigé par l'Esprit en vue de substituer la volonté divine à la volonté propre, fille de Babel. C'est l'Esprit du Christ qui opère alors dans le coeur, pansant les plaies, extirpant les racines du mal, réveillant les vertus célestes de leur longue léthargie, afin que l'homme, délivré de son esclavage, reçoive la grâce de l'adoption.
 

     De rebelle, livré à sa volonté propre corrompue, à ses désirs désordonnés et à leurs conséquences douloureuses, l'homme redevient l'enfant de Dieu et son héritier. Ce sentiment filial se développe sans cesse, dans la connaissance de la miséricorde divine ; l'homme commence alors à entrevoir ce que son rachat a coûté au Divin Rédempteur : « Ce n'est pas par argent ou par or, mais par le précieux sang du Christ, de l'agneau sans tache » (Pierre 1, 18).
 

     Dans cette pleine compréhension du sacrifice du Sauveur, naît enfin l'humilité parfaite. Dès ce moment, l'homme n'a plus rien à craindre de l'Adversaire ni de son armée de « nocturnes ».
 

     Où qu'il aille, pour la gloire de Dieu, quelles que soient les tribulations auxquelles il se soumette pour aider ses frères enchaînés, partout, il demeurera le porteur d'un rayon de la Lumière divine, que nul souffle impur ne saurait plus éteindre.