LA GRANDE UNITE



     Discutant avec les juifs, Jésus, afin de les éclairer sur sa vraie nature sans les trop heurter, leur rappela un jour cette phrase de leur Loi : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur, assieds-toi à ma droite , … (David). Et d'ajouter : « Que vous semble du Christ, de qui est-il le fils ? ». Les Pharisiens, esclaves de la lettre, se hâtèrent de lui répondre : « Le Christ est fils de David ». « De David ? », reprit Jésus, « mais comment David, inspiré par l'Esprit, l'appelle-t-il son Seigneur ?.. Si donc il l'appelle son Seigneur, comment est-il son fils ? »

     Aucun de ses contradicteurs ne trouva de réponse et, dès ce jour, ils évitèrent de l'interroger.

     Comme du temps des juifs, le monde est divisé en deux camps. Dans le premier se trouvent ceux qui nient le Christ ou qui, tout en voulant bien admettre son historicité, le considèrent comme un agitateur, un utopiste, un philosophe ou un initié, selon leur état d'esprit. Ce camp est, de beaucoup, le plus nombreux - détail qui ne milite pas en faveur de la justesse de ses vues. Dans le second, se trouvent ceux qui ne croient pas que le mystère du Christ puisse s'expliquer comme un mystère purement humain, et ceux à qui le Christ a révélé sa propre énigme, dans la mesure où ils étaient capables de la saisir.

     La divinité du Christ n'est pas une notion scientifique ; elle ne se démontre pas à la manière d'un théorème mathématique et, si l'intelligence illuminée parvient à l'admettre, elle n'est pas capable de la prouver. Sa compréhension est une grâce, un don d'En-haut, de même que la croyance à la Révélation et à la véracité des Écritures. Dans ces domaines, la raison ne peut apporter de preuves, ni pour, ni contre. Rien de plus logique d'ailleurs :

     La raison humaine ne peut prouver ou controuver que ce qui appartient à son domaine. Le Dieu qu'on pourrait déduire du raisonnement serait donc un dieu mensurable, analysable et, à dire vrai, l'extension indéfinie des facultés que nous savons constituer l'être humain. La divinité du Christ doit donc être nécessairement irrationnelle ou n'être point.

     Dans l'homme, image rétrécie de l'activité divine, existe aussi un élément inanalysable, indissociable et, proprement, irrationnel. C'est la volonté. Or l'homme n'est rien sans la volonté, et cet élément « irrationnel » se trouve être justement l'élément transcendant et la source de toutes les réalités secondaires qui nous forcent à l'admettre sans réussir à nous en administrer la démonstration.

     Le Christ révèle donc son identité à qui lui plaît et dans la mesure qui lui convient, conformément aux desseins de l'Éternelle Sagesse.

     C'est encore un don du Christ que la croyance à sa divinité par l'intermédiaire des Écritures. C'est pourquoi celles-ci ne peuvent convaincre indistinctement tous ceux qui les scrutent. La foi née dans le coeur de l'homme, les Écritures s'éclairent merveilleusement. Alors, leurs contradictions apparentes s'effacent. Le début de l'Évangile de Jean, par exemple, qui pose tout d'abord la divinité du Christ Jésus, Verbe créateur, fait chair pour sauver les hommes, a été malignement opposé aux autres Évangiles qui, paraît-il, n'en soufflent pas mot. Et pourtant, en dehors même des Évangiles, saint Paul ne s'accorde-t-il pas, point par point, avec le quatrième évangéliste, lorsqu'il dit : « Le Fils bien-aimé est l'image du Dieu invisible, il est le premier-né de toutes les créatures, par lui ont été créées toutes les choses qui sont aux cieux et sur la terre. Toutes choses visibles et invisibles, les Trônes, les Dominations, les Principautés, les Puissances, ont été créées par lui ; il est avant toutes choses et toutes choses subsistent par lui. » (1).

     Le Verbe divin ayant tout créé, et rien n'ayant été créé sans lui, l'unité de l'oeuvre doit être le signe de l'unité de l'Agent. Les créatures sont les signes extérieurs des perfections divines ; chacune est en soi une création complète, portant la signature du Très-Haut et il n'est donc pas deux créatures exactement semblables, le centre de chacune étant une parole distincte du Verbe. Mais dans cette multiplicité, la simplicité d'un plan commun transparaît. Une fin commune de béatitude et d'expansion incommensurables est promise à toutes, selon leurs modes. En cela réside la grande unité de la Nature, fille de Dieu.

     Cette unité nous est aujourd'hui voilée. Sans la Chute de l'homme, on aurait pu lire en lui toutes les opérations du Verbe. S'il n'en est pas ainsi, si tel ou tel être vivant, animal ou végétal, nous dépeint, par ses propriétés, tout autre chose que les perfections divines, c'est que leur libre volonté les a entraînés vers l'abîme.

     On ne saurait expliquer autrement la triste condition des êtres matériels. Pour peu qu'on les examine, les théories qui font abstraction de la chute et de la révolte d'une partie des créatures sont des théories qui suppriment Dieu ou offensent la justice. Si l'état présent du monde représente un stade d'évolution normal et inéluctable, il s'ensuit que Dieu est la source de tous les possibles indistinctement et que le Bien et le Mal sont en lui. Nous en revenons au « rêve de Brahma », lequel tourne parfois au cauchemar…

     La perfection des oeuvres de Dieu et l'imperfection de ce monde ne trouvent de solution que dans la notion chrétienne de la chute primitive. Cette chute, seule, donne tout son sens à la rédemption.

     Cette rédemption ne peut être que l'oeuvre du Verbe. En effet, si l'homme pouvait rétablir sans aide l'harmonie qu'il a contribué à détruire, la venue du Christ n'aurait pas eu de sens particulier. De tous temps, des guides sont venus aider l'humanité et lui indiquer ce qu'elle devait faire. Ils ne sont pas venus en rédempteurs mais en conseillers. Ils ont empêché l'humanité de descendre plus bas, mais n'ont pu la conduire hors du gouffre où elle s'était précipitée.

     Le Christ est venu rétablir la grande unité détruite : « Qu'ils soient un, comme Toi et moi sommes un ». En ressuscitant, il a prouvé qu'il avait en lui le principe de la vie. Ce principe, il le dispense à ceux qui suivent la voie qu'il a non pas indiquée de loin, mais frayée et parcourue, de la Maison du Père à cette terre, de cette terre à la Maison du Père. C'est par ce principe de vie éternelle que sera un jour reconstituée la grande unité, l'universelle harmonie de tous les êtres régénérés et réconciliés. Mais, avant que l'humanité soit réconciliée avec la Nature, il faut qu'elle soit d'abord réconciliée avec elle-même. Avant que l'humanité soit réconciliée avec elle-même, chacun de ses membres doit avoir rétabli la paix en lui et être devenu la vivante image de l'harmonie divine. C'est donc sur chacun de nous en particulier que repose le fondement du Grand-oeuvre ; c'est dans chacun, tour à tour, que s'instaurera le Royaume de Dieu. La Rédemption est universelle dans son principe, individuelle dans son accomplissement. C'est ce que signifie sans doute la parabole du grain de sénevé. Le conseiller d'Eckhartshausen ne dit pas autre chose : « La religion considérée scientifiquement est la doctrine de la réunion de l'homme séparé de Dieu avec Dieu. De là, son but unique est d'unir chaque individu de l'humanité, puis enfin toute l'humanité avec Dieu ». Et, plus loin, l'auteur de la Nuée sur le Sanctuaire ajoute : « Le but le plus élevé de la religion, C'est l'unionla plus intime de l'homme avec Dieu, et cette union est même ici-bas déjà possible ; mais elle ne l'est que par l'ouverture de notre sensorium intérieur et spirituel, qui ouvre notre coeur pour le rendre susceptible de recevoir Dieu ».


(1) On a récemment découvert, dans un lot de papyrus achetés en Égypte, un fragment d'une copie de l'Évangile de saint Jean qu'on a pu dater de la première moitié du deuxième siècle. La thèse d'après laquelle cet Évangile aurait été rédigé longtemps après les trois autres doit donc être définitivement abandonnée.