Ste Thérèse de l'Enfant Jésus

HISTOIRE PRINTANIERE D'UNE PETITE FLEUR BLANCHE

ÉCRITE PAR ELLE-MÊME (suite)


Manuscrit C Folio 12 Recto.

Comment Jésus a-t-Il aimé ses disciples et pourquoi les a-t-Il aimés ? Ah ! ce n'était pas leurs qualités naturelles qui pouvaient l'attirer, il y avait entre eux et Lui une distance infinie. Il était la science, la Sagesse Eternelle, ils étaient de pauvres pêcheurs, ignorants et remplis de pensées terrestres. Cependant Jésus les appelle ses amis, ses frères. (Col 2,3) (NHA 1033) (Jn 15,15) Il veut les voir régner avec Lui dans le royaume de son Père (Lc 22,30) et pour leur ouvrir ce royaume Il veut mourir sur une croix car Il a dit : Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. (NHA 1034) (Jn 15,13) Mère bien-aimée, en méditant ces paroles de Jésus, j'ai compris combien mon amour pour mes soeurs était imparfait, j'ai vu que je ne les aimais pas comme le Bon Dieu les aime. Ah ! je comprends maintenant que la charité parfaite consiste à supporter les défauts des autres, à ne point s'étonner de leurs faiblesses, à s'édifier des plus petits actes de vertus qu'on leur voit pratiquer, mais surtout j'ai compris que la charité ne doit point rester enfermée dans le fond du coeur : Personne, a dit Jésus, n'allume un flambeau pour le mettre sous le boisseau, mais on le met sur le chandelier, afin qu'il éclaire TOUS ceux qui sont dans la maison. (NHA 1035) Il me semble que ce flambeau représente la charité qui doit éclairer, réjouir, non seulement ceux qui me sont les plus chers, mais TOUS ceux qui sont dans la maison, sans excepter personne. (Mt 5,15) Lorsque le Seigneur avait ordonné à son peuple

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d'aimer son prochain comme soi-même. (NHA 1036) Il n'était pas encore venu sur la terre ; aussi sachant bien à quel degré l'on aime sa propre personne, Il ne pouvait demander à ses créatures un amour plus grand pour le prochain. (Lv 19,18) Mais lorsque Jésus fit à ses apôtres un commandement nouveau, SON COMMANDEMENT A LUI, (NHA 1037) comme Il le dit plus loin, ce n'est plus d'aimer le prochain comme soi-même qu'Il parle mais de l'aimer comme Lui, Jésus l'a aimé, comme Il l'aimera jusqu'à la consommation des siècles... Ah ! Seigneur, je sais que vous ne commandez rien d'impossible, vous connaissez mieux que moi ma faiblesse, mon imperfection, vous savez bien que jamais je ne pourrais aimer mes soeurs comme vous les aimez, si vous-même, ô mon Jésus, ne les aimiez encore en moi. C'est parce que vous voulez m'accorder cette grâce que vous avez fait un commandement nouveau. (Jn 13,24-25) Oh ! que je l'aime puisqu'il me donne l'assurance que votre volonté est d'aimer en moi tous ceux que vous me commandez d'aimer !... Oui je le sens , lorsque je suis charitable, c'est Jésus seul qui agit en moi ; plus je suis unie à Lui, plus aussi j'aime toutes mes soeurs. Lorsque je veux augmenter en moi cet amour, lorsque surtout le démon essaie de me mettre devant les yeux de l'âme les défauts de telle ou telle soeur qui m'est moins sympathique, je m'empresse de rechercher ses vertus, ses bons désirs, je me dis que si je l'ai vue tomber une fois elle peut bien avoir remporté un grand

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nombre de victoires qu'elle cache par humilité, et que même ce qui me paraît une faute peut très bien être à cause de l'intention un acte de vertu. Je n'ai pas de peine à me le persuader, car j'ai fait un jour une petite expérience qui m'a prouvé qu'il ne faut jamais juger. C'était pendant une récréation, la portière sonne deux coups, il fallait ouvrir la grande porte des ouvriers pour faire entrer des arbres destinés à la crèche. La récréation n'était pas gaie, car vous n'étiez pas là, ma Mère chérie, aussi je pensais que si l'on m'envoyait servir de tierce (NHA 1038) je serais bien contente ; justement mère Sous-Prieure me dit d'aller en servir, ou bien la soeur qui se trouvait à côté de moi ; aussitôt je commence défaire notre tablier, mais assez doucement pour que ma compagne ait quitté le sien avant moi, car je pensais lui faire plaisir en la laissant être tierce. La soeur qui remplaçait la dépositaire nous regardait en riant et voyant que je m'étais levée la dernière, elle me dit : " Ah ! j'avais bien pensé que ce n'était pas vous qui alliez gagner une perle à votre couronne, vous alliez trop lentement... " Bien certainement toute la communauté crut que j'avais agi par nature et je ne saurais dire combien une aussi petite chose me fit de bien à l'âme et me rendit indulgente pour les faiblesses des autres. Cela m'empêche aussi d'avoir de la vanité lorsque je suis jugée favorablement car je me dis ceci : Puisqu'on prend mes petits actes de vertus pour des imperfections, on peut tout aussi bien se

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tromper en prenant pour vertu ce qui n'est qu'imperfection. Alors je dis avec Saint Paul : Je me mets fort peu en peine d'être jugée par un tribunal humain. (1Co 4,3-4) Je ne me juge pas moi-même , Celui qui me juge c'est LE SEIGNEUR. (NHA 1039) Aussi pour me rendre ce jugement favorable, ou plutôt afin de n'être pas jugée du tout, je veux toujours avoir des pensées charitables car Jésus a dit : Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés. (NHA 1040) (Lc 6,37) Ma Mère , en lisant ce que je viens d'écrire, vous pourriez croire que la pratique de la charité ne m'est pas difficile. C'est vrai, depuis quelques mois je n'ai plus à combattre pour pratiquer cette belle vertu ; je ne veux pas dire par là qu'il ne m'arrive jamais de faire des fautes, ah ! je suis trop imparfaite pour cela, mais je n'ai pas beaucoup de mal à me relever lorsque je suis tombée parce qu'en un certain combat, j "ai remporté la victoire ; aussi la milice céleste vient-elle maintenant à mon secours, ne pouvant souffrir de me voir vaincue après avoir été victorieuse dans la glorieuse guerre que je vais essayer de décrire. Il se trouve dans la communauté une soeur qui a le talent de me déplaire en toutes choses, ses manières, ses paroles, son caractère me semblaient très désagréables. Cependant c'est une sainte religieuse qui doit être très agréable au bon Dieu, aussi ne voulant pas céder à l'antipathie naturelle que j'éprouvais, je me suis dit que la charité ne devait pas consister dans les sentiments, mais dans les oeuvres, alors

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je me suis appliquée à faire pour cette soeur ce que j'aurais fait pour la personne que j'aime le plus. A chaque fois que je la rencontrais je priais le bon Dieu pour elle, Lui offrant toutes ses vertus et ses mérites. Je sentais bien que cela faisait plaisir à Jésus, car il n'est pas d'artiste qui n'aime à recevoir des louanges de ses oeuvres et Jésus, l'Artiste des âmes, est heureux lorsqu'on ne s'arrête pas à l'extérieur mais que, pénétrant jusqu'au sanctuaire intime qu'il s'est choisi pour demeure, on en admire la beauté. Je ne me contentais pas de prier beaucoup pour la soeur qui me donnait tant de combats, je tâchais de lui rendre tous les services possibles et quand j'avais la tentation de lui répondre d'une façon désagréable, je me contentais de lui faire mon plus aimable sourire et je tâchais de détourner la conversation, car il est dit dans l'Imitation : " Il vaut mieux laisser chacun dans son sentiment que de s'arrêter à contester. " (NHA 1041) Souvent aussi, lorsque je n'étais pas à la récréation (je veux dire pendant les heures de travail,) ayant quelques rapports d'emploi avec cette soeur, lorsque mes combats étaient trop violents, je m'enfuvais comme un déserteur. comme elle ignorait absolument ce que je sentais pour elle, jamais elle n'a soupçonné les motifs de ma conduite et demeure persuadée que son caractère m'est agréable. Un jour à la récréation, elle me dit à peu près ces paroles d'un air très content : " Voudriez-vous me dire, ma soeur Thérèse de l'Enfant Jésus, ce qui vous attire tant vers moi, à chaque fois que vous me regardez, je vous vois sourire ? " Ah ! ce qui m'attirait, c'était Jésus caché au fond de son âme... Jésus qui rend doux ce qu'il y a de plus amer... (NHA 1042) Je lui répondis que je souriais parce que j'étais contente de la voir (bien entendu je n'ajoutai pas que c'était au point de vue spirituel.)

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Ma Mère bien-aimée, je vous l'ai dit, mon dernier moyen e ne pas être vaincue dans les combats, c'est la désertion, ce moyen, je l'employais déjà pendant mon noviciat, il m'a toujours parfaitement réussi. Je veux, ma Mère, vous en citer un exemple qui je crois vous fera sourire. Pendant une de vos bronchites, je vins un matin tout doucement remettre chez vous les clefs de la grille de communion, car j'étais sacristine ; au fond je n'étais pas fâchée d'avoir cette occasion de vous voir, j'en étais même très contente mais je me gardais bien de le faire paraître ; une soeur, animée d'un saint zèle et qui cependant m'aimait beaucoup, me voyant entrer chez vous,ma Mère, crut pue j'allais vous réveiller ; elle voulut me prendre les clefs, mais j'étais trop maligne pour les lui donner et céder mes droits. Je lui dis le plus poliment possible que je désirais autant qu'elle de ne point vous éveiller et que c'était à moi de rendre les clefs... Je comprends maintenant qu'il aurait été bien plus parfait de céder à cette soeur, jeune il est vrai, mais enfin plus ancienne que moi. Je ne le comprenais pas alors, aussi voulant absolument entrer à sa suite malgré elle qui poussait la porte pour m'empêcher de passer, bientôt le malheur que nous redoutions arriva ! le bruit que nous faisions vous fit ouvrir les yeux... Alors, ma Mère, tout retomba sur moi la pauvre soeur à laquelle j'avais résisté se mit à débiter tout un discours dont le fond était ceci ! C'est soeur Thérèse de l'Enfant JESUS qui a fait du bruit... on Dieu, qu'elle est désagréable... etc.

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Moi qui sentais tout le contraire, j'avais bien envie de me défendre ; heureusement il me vint une idée lumineuse, je me dis que certainement si je commençais à me justifier je n'allais pas pouvoir garder la paix de mon âme ; je sentais aussi que je n'avais pas assez de vertu pour me laisser accuser sans rien dire, ma dernière planche de salut était donc la fuite. Aussitôt pensé, aussitôt fait, je partis sans tambour ni trompette, laissant la soeur continuer son discours qui ressemblait aux imprécations de Camille contre Rome. Mon coeur battait si fort qu'il me fut impossible d'aller loin et je m'assis dans l'escalier pour jouir en paix des fruits de ma victoire. Ce n'était pas là de la bravoure, n'est-ce pas, Mère chérie, mais je crois cependant qu'il vaut mieux ne pas s'exposer au combat lorsque la défaite est certaine ? Hélas ! quand je me reporte au temps de mon noviciat comme je vois combien j'étais imparfaite... Je me faisais des peines pour si peu de chose que j'en ris maintenant. Ah ! que le Seigneur est bon d'avoir fait grandir mon âme, de lui avoir donné des ailes... Tous les filets des chasseurs ne sauraient l'effrayer car : " C'est en vain que l'on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont des ailes " (Proverbes) (NHA 1043) (Pr 1,17) Plus tard, sans doute, le temps où je suis me paraîtra encore rempli d'imperfections, mais maintenant je ne m'étonne plus de rien, je ne me fais pas de peine en voyant que je suis la faiblesse même, (2Co 12,5) au contraire c'est en elle que je me glorifie (NHA 1044) et je m'attends chaque jour à découvrir en moi de nouvelles imperfections. Me souvenant que la Charité couvre la multitude des... (v ...péchés je puise à cette mine féconde que Jésus a ouverte devant moi. ) (1P 4,8)

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péchés, (NHA 1045) je puise à cette mine féconde que Jésus a ouverte devant moi. Dans l'Evangile, le Seigneur explique en quoi consiste : " son commandement nouveau. " (Jn 13,34-35) Il dit en saint Matthieu : " Vous avez appris qu'il a été dit : " Vous aimerez votre ami et vous haïrez votre ennemi. " Pour moi, je vous dis : " Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent " (NHA 1046) (Mt 5,43-44) Sans doute, au Carmel on ne rencontre pas d'ennemis, mais enfin il y a des sympathies, on se sent attirée vers telle soeur au lieu que telle autre vous ferait faire un long détour pour éviter de la rencontrer, ainsi sans même le savoir, elle devient un sujet de persécution. Eh bien ! Jésus me dit que cette soeur, il faut l'aimer, qu'il faut prier pour elle, quand même sa conduite me porterait à croire qu'elle ne m'aime pas : " Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? car les pécheurs aiment aussi ceux qui les aiment. " Saint Luc, VI. (NHA 1047) (Lc 6,32) Et ce n'est pas assez d'aimer, il faut le prouver. On est naturellement heureux de faire un présent à un ami, on aime surtout à faire des surprises, mais cela, ce n'est point de la charité car les pécheurs le font aussi. Voici ce que Jésus m'enseigne encore : " Donnez à QUICONQUE vous demande ; et si l'ON PREND ce qui vous appartient, ne le redemandez pas. (NHA 1048) Donner à toutes celles qui demandent, c'est moins doux que d'offrir soi-même par le mouvement de son coeur ; encore lorsqu'on demande gentiment cela ne coûte pas de donner, mais si par malheur on n'use pas de paroles assez délicates, aussitôt l'âme se révolte si elle n'est pas affermie sur la charité. Elle trouve mille raisons pour refuser

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ce qu'on lui demande et ce n'est qu'après avoir convaincu la demandeuse de son indélicatesse qu'elle lui donne enfin par grâce ce qu'elle réclame, ou qu'elle lui rend un léger service qui aurait demandé vingt fois moins de temps à remplir qu'il n'en a fallu pour faire valoir des droits imaginaires. Si c'est difficile de donner à quiconque demande, ce l'est encore bien plus de laisser prendre ce qui appartient sans le redemander ; ô ma Mère, je dis que c'est difficile, je devrais plutôt dire que cela semble difficile, car le joug du Seigneur est suave et léger, (NHA 1049) (Mt 11,30) lorsqu'on l'accepte, on sent aussitôt sa douceur et l'on s'écrie avec le Psalmiste : " J'ai COURU dans la voie de vos commandements depuis que vous avez dilaté mon coeur. " (NHA 1050) (Ps 119,32) Il n'y a que la charité qui puisse dilater mon coeur. O Jésus, depuis que cette douce flamme le consume, je cours avec joie dans la voie de votre commandement NOUVEAU... (Jn 13,34-35) Je veux y courir jusqu'au jour bienheureux où, m'unissant au cortège virginal, e pourrai vous suivre dans les espaces infinis, chantant votre cantique NOUVEAU (NHA 1051) (Ap 14,3-4) qui doit être celui de l'Amour. Je disais : Jésus ne veut pas que je réclame ce qui m'appartient ; cela devrait me sembler facile et naturel puisque rien n'est à moi. Les biens de la terre j'y ai renoncé par le voeu de pauvreté, je n'ai donc pas le droit de me plaindre si l'on m'enlève une chose qui ne m'appartient pas, je dois au contraire me réjouir lorsqu'il m'arrive de sentir la pauvreté. Autrefois il me semblait que je ne tenais à rien, mais depuis que j'ai compris les paroles de Jésus, je vois que dans les occasions

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je suis bien imparfaite. Par exemple dans l'emploi de peinture rien n'est à moi, je le sais bien ; mais si, me mettant à l'ouvrage, je trouve pinceaux et peintures tout en désordre, si une règle ou un canif a disparu, la patience est bien près de m'abandonner et je dois prendre mon courage à deux mains pour ne pas réclamer avec amertume les objets qui me manquent. Il faut bien parfois demander les choses indispensables, mais en le faisant avec humilité on ne manque pas au commandement de Jésus ; au contraire, on agit comme les pauvres qui tendent la main afin de recevoir ce qui leur est nécessaire, s'ils sont rebutés ils ne s'étonnent pas, personne ne leur doit rien. Ah ! quelle paix inonde l'âme lorsqu'elle s'élève au-dessus des sentiments de la nature Non, il n'est pas de joie comparable à celle que goûte le véritable pauvre d'esprit. (Mt 5,3) S'il demande avec détachement une chose nécessaire, et que non seulement cette chose lui soit refusée, mais encore qu'on essaye de prendre ce qu'il a, il suit le conseil de Jésus : Abandonnez même votre manteau à celui qui veut plaider pour avoir votre robe. (NHA 1052) (Mt 5,40-42) Abandonner son manteau c'est, il me semble, renoncer à ses derniers droits, c'est se considérer comme la servante, l'esclave des autres. Lorsqu'on a quitté son manteau, c'est plus facile de marcher, de courir, aussi Jésus ajoute-t-Il : Et qui que ce soit qui vous force de faire mille pas, faites-en deux mille de plus avec lui. (NHA 1053) (Mt 5,41) Ainsi

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ce n'est pas assez de donner à quiconque me demande, (NHA 1054) (Lc 6,30) il faut aller au-devant des désirs, avoir l'air très obligée et très honorée de rendre service et si l'on prend une chose à mon usage, je ne dois pas avoir l'air de la regretter, mais au contraire paraître heureuse d'en être débarrassée. Ma Mère chérie, je suis bien loin de pratiquer ce que je comprends et cependant le seul désir que j'en ai me donne la paix. Plus encore que les autres jours je sens que je me suis extrêmement mal expliquée. J'ai fait une espèce de discours sur la charité qui doit vous avoir fatiguée à lire ; pardonnez-moi, ma Mère bien-aimée, et songez qu'en ce moment les infirmières pratiquent à mon égard ce que je viens d'écrire ; elles ne craignent pas de faire deux mille pas là où vingt suffiraient, (NHA 1055) j'ai donc pu contempler la charité en action ! Sans doute mon âme doit s'en trouver embaumée ; pour mon esprit j'avoue qu'il s'est un peu paralysé devant un pareil dévouement et ma plume a perdu de sa légèreté. Pour qu'il me soit possible de traduire mes pensées, il faut que je sois comme le passereau solitaire (NHA 1056) (Ps 102,8) et c'est rarement mon sort. Lorsque je commence à prendre la plume, voilà une bonne soeur qui passe près de moi,la fourche sur l'épaule. Elle croit me distraire en me faisant un peu la causette : foin, canards, poules, visite du docteur, tout vient sur le tapis ; à dire vrai cela ne dure pas longtemps, mais il est plus d'une bonne soeur charitable et tout à coup une autre faneuse dépose des fleurs sur mes genoux, croyant peut-être m'inspirer des idées poétiques. Moi qui ne les recherche

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pas en ce moment, j'aimerais mieux que les fleurs restent à se balancer sur leurs tiges. Enfin, fatiguée d'ouvrir et de fermer ce fameux cahier, j'ouvre un livre (qui ne veut pas rester ouvert) et je dis résolument que je copie des pensées des psaumes et de l'évangile pour la fête de Notre Mère. (NHA 1057) C'est bien vrai car je n'économise pas les citations... Mère chérie, je vous amuserais, je crois, en vous racontant toutes mes aventures dans les bosquets du Carmel, je ne sais pas si j'ai pu écrire dix lignes sans être dérangée ; cela ne devrait pas me faire rire, ni m'amuser, cependant pour l'amour du Bon Dieu et de mes soeurs (si charitables envers moi) je tâche d'avoir l'air contente et surtout de l'être... Tenez, voici une faneuse qui s'éloigne après m'avoir dit d'un ton compatissant : " Ma pauvre petite soeur, ça doit vous fatiguer d'écrire comme ça toute la journée. " " Soyez tranquille, lui ai-je répondu, je parais écrire beaucoup mais véritablement je n'écris presque rien. " " Tant mieux ! " m'a-t-elle dit d'un air rassuré, mais c'est égal, je suis bien contente qu'on soit en train de faner car ça vous distrait toujours un peu. " En effet, c'est une si grande distraction pour moi (sans compter les visites des infirmières) que je ne mens pas en disant n'écrire presque rien. Heureusement je ne suis pas facile à décourager, pour vous le montrer, ma Mère, je vais finir de vous expliquer ce que Jésus m'a fait comprendre au sujet de la charité. Je ne vous ai encore parlé que de l'extérieur, maintenant je voudrais vous confier comment je comprends la

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charité purement spirituelle. Je suis bien sûre que je ne vais pas tarder à mêler l'une avec l'autre mais, ma Mère, puisque c'est à vous que je parle, il est certain qu'il ne vous sera pas difficile de saisir ma pensée et de débrouiller l'écheveau de votre enfant. Ce n'est pas toujours possible, au Carmel, de pratiquer à la lettre les paroles de l'Evangile, on est parfois obligé à cause des emplois de refuser un service, mais lorsque la charité a jeté de profondes racines dans l'âme elle se montre à l'extérieur. Il y a une façon si gracieuse de refuser ce qu'on ne peut donner, que le refus fait autant de plaisir que le don. Il est vrai qu'on se gêne moins de réclamer un service à une soeur toujours disposée à obliger, cependant Jésus a dit : " N'évitez point celui qui veut emprunter de vous. " (NHA 1058) (Mt 5,42) Ainsi sous prétexte qu'on serait forcée de refuser, il ne faut pas s'éloigner des soeurs qui ont l'habitude de toujours demander des services. Il ne faut pas non plus être obligeante afin de le paraître ou dans l'espoir qu'une autre fois la soeur qu'on oblige vous rendra service à son tour, car Notre-Seigneur a dit encore : "  Si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir quelque chose quel gré vous en saura-t-on ? Car les pécheurs mêmes prêtent aux pécheurs afin d'en recevoir autant. Mais pour vous, faites du bien, PRÊTEZ SANS EN RIEN ESPÉRER, et votre récompense sera grande. (NHA 1059) (Lc 6,34-35) Oh oui ! la récompense est grande, même sur la terre... dans cette voie il n'y a que le premier pas qui coûte. Prêter sans en rien espérer, cela paraît dur à la nature ; on aimerait mieux donner, car une chose donnée

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n'appartient plus. Lorsqu'on vient vous dire d'un air tout à fait convaincu : " Ma soeur, j'ai besoin de votre aide pendant quelques heures, mais soyez tranquille, j'ai permission de notre Mère et je vous rendrai le temps que vous me donnez, car je sais combien vous êtes pressée. " Vraiment, lorsqu'on sait très bien que jamais le temps qu'on prête ne sera rendu, on aimerait mieux dire : " Je vous le donne. " Cela contenterait l'amour-propre car donner, c'est un acte plus généreux que de prêter et puis on fait sentir à la soeur qu'on ne compte pas sur ses services... Ah ! que les enseignements de Jésus sont contraires aux sentiments de la nature ! Sans le secours de sa grâce il serait impossible non seulement de les mettre en pratique mais encore de les comprendre. Ma Mère, Jésus a fait cette grâce à votre enfant de lui faire pénétrer les mystérieuses profondeurs de la charité ; si elle pouvait exprimer ce qu'elle comprend, vous entendriez une mélodie du Ciel, mais hélas ! je n'ai que des bégaiements enfantins à vous faire entendre... Si les paroles mêmes de Jésus ne me servaient pas d'appui, je serais tentée de vous demander grâce et de laisser la plume... Mais non, il faut que je continue par obéissance ce que j'ai commencé par obéissance. Mère bien-aimée, j'écrivais hier que les biens d'ici-bas n'étant pas à moi, je ne devrais pas trouver difficile de ne jamais les réclamer si quelquefois on me les prenait. Les biens du Ciel ne m'appartiennent pas davantage, ils me sont prêtés par le Bon Dieu qui peut me les

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retirer sans que j'aie le droit de me plaindre. Cependant les biens qui viennent directement du bon Dieu, les élans de l'intelligence et du coeur, les pensées profondes, tout cela forme une richesse à laquelle on s'attache comme à un bien propre auquel personne n'a le droit de toucher... Par exemple si en licence on dit à une soeur quelque lumière reçue pendant l'oraison et que, peu de temps après, cette soeur parlant avec une autre ici dise, comme l'ayant pensée d'elle-même, la chose qu'on lui avait confiée, il semble qu'elle prend ce qui n'est pas à elle. Ou bien en récréation on dit tout bas à sa compagne une parole pleine d'esprit et d'à-propos ; si elle la répète tout haut sans faire connaître la source d'où elle vient, cela paraît encore un vol à la propriétaire qui ne réclame pas, mais aurait bien envie de le faire et saisira la première occasion pour faire savoir finement qu'on s'est emparé de ses pensées. Ma Mère, je ne pourrais si bien vous expliquer ces tristes sentiments de nature si je ne les avais sentis dans mon coeur et j'aimerais à me bercer de la douce illusion qu'ils n'ont visité que le mien si vous ne m'aviez ordonné d'écouter les tentations de vos chères petites novices. J'ai beaucoup appris en remplissant la mission que vous m'avez confiée, surtout je me suis trouvée forcée de pratiquer ce que j'enseignais aux autres ; ainsi maintenant, je puis le dire, Jésus m'a fait la grâce de n'être pas plus attachée aux biens de l'esprit et du coeur qu'à ceux de la terre. S'il m'arrive de penser et de dire une chose

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qui plaise à mes soeurs, je trouve tout naturel qu'elles s'en emparent comme d'un bien à elles. Cette pensée appartient à l'Esprit-Saint et non à moi puisque Saint Paul dit que nous ne pouvons, sans cet Esprit d'Amour, donner le nom de " PÈRE " à notre Père qui est dans les Cieux. (NHA 1101) (Rm 8,15) Il est donc bien libre de se servir de moi pour donner une bonne pensée à une âme ; si je croyais que cette pensée m'appartient je serais comme " L'âne portant des reliques " (NHA 1102) qui croyait que les hommages rendus aux Saints s'adressaient à lui. Je ne méprise pas les pensées profondes qui nourrissent l'âme et l'unissent à Dieu, mais il y a longtemps que j'ai compris qu'il ne faut pas s'appuyer sur elles et faire consister la perfection à recevoir beaucoup de lumières. Les plus belles pensées ne sont rien sans les oeuvres ; il est vrai que les autres peuvent en retirer beaucoup de profit si elles s'humilient et témoignent au bon Dieu leur reconnaissance de ce qu'il leur permet de partager le festin d'une âme qu'il lui plaît d'enrichir de ses grâces, mais si cette âme se complaît dans ses belles pensées et fait la prière du pharisien, elle devient semblable à une personne mourant de faim devant une table bien garnie pendant que tous ses invités y puisent une abondante nourriture et parfois jettent un regard d'envie sur le personnage possesseur de tant de biens. Ah ! comme il n'y a bien que le Bon Dieu tout seul qui connaisse le fond des coeurs... que les créatures ont de courtes pensées... Lorsqu'elles voient une âme plus éclairée que les autres aussitôt

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elles en concluent que Jésus les aime moins que cette âme et qu'elles ne peuvent être appelées à la même perfection. Depuis quand le Seigneur n'a-t-Il plus le droit de se servir d'une de ses créatures pour dispenser aux âmes qu'Il aime la nourriture qui leur est nécessaire ? Au temps de Pharaon le Seigneur avait encore ce droit, car dans l'Ecriture il dit à ce monarque : " Je vous ai élevé tout exprès pour faire éclater en vous MA PUISSANCE, afin qu'on annonce mon nom par toute la terre. " (NHA 1103) (Rm 9,17) (Ex 9,16) Les siècles ont succédé aux siècles depuis que le Très-Haut prononça ces paroles et depuis sa conduite n'a pas changé, toujours Il s'est servi de ses créatures comme d'instruments pour faire son oeuvre dans les âmes. Si la toile peinte par un artiste pouvait penser et parler, certainement elle ne se plaindrait pas d'être sans cesse touchée et retouchée par un pinceau et n'envierait pas non plus le sort de cet instrument, car elle saurait que ce n'est point au pinceau mais à l'artiste qui le dirige, qu'elle doit la beauté dont elle est revêtue. Le pinceau de son côté ne pourrait se glorifier du chef-d'oeuvre fait par lui, Il sait que les artistes ne sont pas embarrassés, qu'ils se jouent des difficultés et se plaisent à choisir parfois des instruments faibles et défectueux... Ma Mère bien-aimée, je suis un petit pinceau que Jésus a choisi pour peindre son image dans les âmes que vous m'avez confiées. Un artiste ne se sert pas que d'un pinceau, il lui en faut au moins deux, le premier est le plus utile, c'est avec lui qu'il donne les teintes générales,

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qu'il couvre complètement la toile en très peu de temps, l'autre, plus petit, lui sert pour les détails. Ma Mère, c'est vous qui me représentez le précieux pinceau que la main (de) Jésus saisit avec amour lorsqu'Il veut faire un grand travail dans l'âme de vos enfants, et moi je suis le tout petit dont Il daigne se servir ensuite pour les moindres détails. La première fois que Jésus se servit de son petit pinceau, ce fut vers le 8 décembre 1892 Toujours je me rappellerai cette époque comme un temps de grâces. Je vais, Ma Mère chérie, vous confier ces doux souvenirs. A quinze ans, lorsque j'eus le bonheur d'entrer au Carmel, je trouvai une compagne de noviciat (NHA 1104) qui m'avait précédée de quelques mois ; elle était plus âgée que moi de huit ans mais son caractère enfant faisait oublier la différence des années, aussi bientôt vous avez eu, ma Mère, la joie de voir vos deux petites postulantes s'entendre à merveille et devenir inséparables. Pour favoriser cette affection naissante qui vous semblait devoir porter des fruits, vous nous avez permis d'avoir ensemble de temps en temps de petits entretiens spirituels. Ma chère petite compagne me charmait par son innocence, son caractère expansif, mais d'un autre côté je m'étonnais de voir combien l'affection qu'elle avait pour vous était différente de la mienne. Il y avait aussi bien des choses dans sa conduite envers les soeurs que j'aurais désiré quelle changeât... Dès cette époque le bon Dieu me fit

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comprendre qu'il est des âmes que sa miséricorde ne se lasse pas d'attendre, auxquelles Il ne donne sa lumière que par degré, aussi je me gardais bien d'avancer son heure et j'attendais patiemment qu'il plaise à Jésus de la faire arriver. Réfléchissant un jour à la permission que vous nous aviez donnée de nous entretenir ensemble comme il est dit dans nos saintes constitutions : Pour nous enflammer davantage en l'amour de notre époux, je pensai avec tristesse que nos conversations n'atteignaient pas le but désiré ; alors le Bon Dieu me fit sentir que le moment était venu et qu'il ne fallait plus craindre de parler ou bien que je devais cesser des entretiens qui ressemblaient à ceux des amies du monde. Ce jour était un samedi, le lendemain pendant mon action de grâces, je suppliai le bon Dieu de me mettre à la bouche des paroles douces et convaincantes ou plutôt de parler Lui-Même par moi. Jésus exauça ma prière, il permit que le résultat comblât entièrement mon espérance car : Ceux qui tourneront leurs regards vers lui en seront éclairés (Ps. XXXIII) (NHA 1105) (Ps 34,6) et La Lumière s'est levée dans les ténèbres pour ceux qui ont le coeur droit. (NHA 1106) (Ps 112,4) La première parole s'adresse à moi et la seconde à ma compagne, qui véritablement avait le coeur droit... L'heure à laquelle nous avions résolu d'être ensemble étant arrivée, la pauvre petite soeur en jetant les yeux sur moi, vit tout de suite que je n'étais plus la même ; elle s'assit à mes côtés en rougissant et moi, appuyant sa tête sur mon coeur, je lui dis avec des larmes dans la

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voix tout ce que je pensais d'elle, mais avec des expressions si tendres, en lui témoignant une si grande affection que bientôt ses larmes se mêlèrent aux miennes. Elle convint avec beaucoup d'humilité que tout ce (que) je disais était vrai, me promit de commencer une nouvelle vie et me demanda comme une grâce de l'avertir toujours de ses fautes. Enfin au moment de nous séparer notre affection était devenue toute spirituelle, il n'y avait plus rien d'humain. (Ps 19,15) En nous se réalisait ce passage de l'Ecriture : " Le frère qui est aidé par son frère est comme une ville fortifiée ". (Pr 18,19) (NHA 1107) Ce que Jésus fit avec son petit pinceau aurait été bientôt effacé s'Il n'avait agi par vous, ma Mère, pour accomplir son oeuvre dans l'âme qu'Il voulait tout à Lui. L'épreuve sembla bien amère à ma pauvre compagne mais votre fermeté triompha et c'est alors que je pus, en essayant de la consoler, expliquer à celle que vous m'aviez donnée pour soeur entre toutes, en quoi consiste le véritable amour. Je lui montrai que c'était elle-même qu'elle aimait et non pas vous, je lui dis comment je vous aimais et les sacrifices que j'avais été obligée de faire au commencement de ma vie religieuse pour ne point m'attacher à vous d'une façon toute matérielle comme le chien qui s'attache à son maître. L'amour se nourrit de sacrifices, plus l'âme se refuse de satisfactions naturelles, plus sa tendresse devient forte et désintéressée. Je me souviens qu'étant postulante, j'avais parfois de si violentes

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tentations d'entrer chez vous pour me satisfaire, trouver quelques gouttes de joie, que j'étais obligée de passer rapidement devant le dépôt (NHA 1108) et de me cramponner à la rampe de l'escalier. Il me venait à l'esprit une foule de permissions à demander, enfin, ma Mère bien-aimée, je trouvais mille raisons pour contenter ma nature... Que je suis heureuse maintenant de m'être privée dès le début de ma vie religieuse ! Je jouis déjà de la récompense (MnC 108) promise à ceux qui combattent courageusement. Je ne sens plus qu'il soit nécessaire de me refuser toutes les consolations du coeur, car mon âme est affermie par Celui que je voulais aimer uniquement. (Jdt 15,10-11) Je vois avec bonheur qu'en l'aimant, le coeur s'agrandit, qu'il peut donner incomparablement plus de tendresse à ceux qui lui sont chers que s'il s'était concentré dans un amour égoïste et infructueux. Ma Mère chérie, je vous ai rappelé le premier travail que Jésus et vous, avez daigné accomplir par moi ; ce n'était que le prélude de ceux qui devaient m'être confiés. Lorsqu'il me fut donné de pénétrer dans le sanctuaire des âmes, (NHA 1109) je vis tout de suite que Ia tâche était au-dessus de mes forces, alors je me suis mise dans les bras du bon Dieu, comme un petit enfant et cachant ma figure dans ses cheveux, je Lui ai dit : Seigneur, je suis trop petite pour nourrir vos enfants ; si vous voulez leur donner par moi ce qui convient à chacune, remplissez ma petite main et sans quitter vos bras, sans détourner la tête,

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je donnerai vos trésors à l'âme qui viendra me demander sa nourriture. Si elle la trouve à son goût, je saurai que ce n'est pas à moi, mais à vous qu'elle la doit ; au contraire, si elle se plaint et trouve amer ce que je lui présente, ma paix ne sera pas troublée, je tâcherai de lui persuader que cette nourriture vient de vous et me garderai bien d'en chercher une autre pour elle. Ma Mère, depuis que j'ai compris qu'il m'était impossible de rien faire par moi-même, la tâche que vous m'avez imposée ne me parut plus difficile, j'ai senti que l'unique chose nécessaire était de m'unir de plus en plus à Jésus et que Le reste me serait donné par surcroît. " (NHA 1110) (Lc 10,41-42 Mt 6,33) En effet jamais mon espérance n'a été trompée, (Rm 5,5) le Bon Dieu a daigné remplir ma petite main autant de fois qu'il a été nécessaire pour nourrir l'âme de mes soeurs. Je vous avoue, Mère bien-aimée, que si je m'étais appuyée le moins du monde sur mes propres forces, je vous aurais bientôt rendu les armes... De loin cela paraît tout rose de faire du bien aux âmes, de leur faire aimer Dieu davantage, enfin de les modeler d'après ses vues et ses pensées personnelles. De prés c'est tout le contraire, le rose a disparu... on sent que faire du bien c'est chose aussi impossible sans le secours du bon Dieu que de faire briller le soleil dans la nuit... On sent qu'il faut absolument oublier ses goûts, ses conceptions personnelles et guider les âmes par le chemin que Jésus leur a tracé, sans essayer de les faire marcher

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par sa propre voie. Mais ce n'est pas encore le plus difficile ; ce qui me coûte par-dessus tout, c'est d'observer les fautes, les plus légères imperfections et de leur livrer une guerre à mort. J'allais dire : malheureusement pour moi ! (mais non, ce serait de la lâcheté) je dis donc : heureusement pour mes soeurs, depuis que j'ai pris place dans les bras de Jésus, je suis comme le veilleur observant l'ennemi de la plus haute tourelle d'un château fort. Rien n'échappe à mes regards ; souvent je suis étonnée d'y voir si clair et je trouve le prophète Jonas bien excusable de s'être enfui au lieu d'aller annoncer la ruine de Ninive. (Jon 1,2-3) J'aimerais mille fois mieux recevoir des reproches que d'en faire aux autres, mais je sens qu'il est très nécessaire que cela me soit une souffrance car, lorsqu'on agit par nature, c'est impossible que l'âme à laquelle on veut découvrir ses fautes comprenne ses torts, elle ne voit qu'une chose : la soeur chargée de me diriger est fâchée et tout retombe sur moi qui suis pourtant remplie des meilleures intentions. Je sais bien que vos petits agneaux me trouvent sévère. S'ils lisaient ces lignes, ils diraient que cela n'a pas l'air de me coûter le moins du monde de courir après eux, de leur parler d'un ton sévère en leur montrant leur belle toison salie, ou bien de leur apporter quelque léger flocon de laine qu'ils ont laissé déchirer par les épines du chemin. Les petits agneaux peuvent dire tout ce qu'ils voudront ; dans le fond, ils sentent que je les aime d'un véritable amour, que jamais je n'imiterai Le mercenaire qui voyant venir le loup laisse le troupeau et (Jn 10,10-15 11,1-4)

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s'enfuit. (NHA 1111) Je suis prête à donner ma vie pour eux, mais mon affection est si pure que je ne désire pas qu'ils la connaissent. Jamais avec la grâce de Jésus, je n'ai essayé de m'attirer leurs coeurs, j'ai compris que ma mission était de les conduire à Dieu et de leur faire comprendre qu'ici-bas, vous étiez, ma Mère, le Jésus visible qu'ils doivent aimer et respecter. Je vous ai dit, Mère chérie, qu'en instruisant les autres j'avais beaucoup appris. J'ai vu d'abord que toutes les âmes ont à peu près les mêmes combats, mais qu'elles sont si différentes d'un autre côté que je n'ai pas de peine à comprendre ce que disait le Père Pichon : " Il y a bien plus de différence entre les âmes qu'il n'y en a entre les visages. " Aussi est-il impossible d'agir avec toutes de la même manière. Avec certaines âmes, je sens qu'il faut se faire petite, ne point craindre de m'humilier en avouant mes combats, mes défaites ; voyant que j'ai les mêmes faiblesses qu'elles, mes petites soeurs m'avouent à leur tour les fautes qu'elles se reprochent et se réjouissent que je les comprenne par expérience. Avec d'autres j'ai vu qu'il faut au contraire pour leur faire du bien, avoir beaucoup de fermeté et ne jamais revenir sur une chose dite. S'abaisser ne ait point alors de l'humilité, mais de la faiblesse. Le bon Dieu m'a fait la grâce de ne pas craindre la guerre, à tout prix il faut que je fasse mon devoir. Plus d'une fois j'ai entendu ceci : " Si vous voulez obtenir quelque chose de moi, il faut me prendre par la douceur ; par

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la force, vous n'aurez rien. " Moi je sais que nul n'est bon juge dans sa propre cause et qu'un enfant auquel le médecin fait subir une douloureuse opération ne manquera pas de jeter les hauts cris et de dire que le remède est pire que le mal ; cependant s'il se trouve guéri peu de jours après, il est tout heureux de pouvoir jouer et courir. Il en est de même pour les âmes, bientôt elles reconnaissent qu'un peu d'amertume est parfois préférable au sucre et ne craignent pas de l'avouer. Quelquefois je ne puis m'empêcher de sourire intérieurement en voyant quel changement s'opère du jour au lendemain, c'est féerique... On vient me dire : " Vous aviez raison hier d'être sévère, au commencement cela m'a révoltée, mais après je me suis souvenue de tout et j'ai vu que vous étiez très juste... écoutez : en m'en allant je pensais que c'était fini, je me disais : " Je vais aller trouver notre Mère et lui dire que je n'irai plus avec ma Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus. " " Mais j'ai senti que c'était le démon qui m'inspirait cela et puis il m'a semblé que vous priiez pour moi, alors je suis restée tranquille et la lumière a commencé à briller, mais maintenant il faut que vous m'éclairiez tout à fait et c'est pour cela que je viens. " La conversation s'engage bien vite : moi je suis tout heureuse de pouvoir suivre le penchant de mon coeur, en ne servant aucun mets amer. Oui mais... je m'aperçois vite qu'il ne faut pas trop s'avancer, un mot pourrait détruire le bel édifice construit dans les larmes. Si j'ai le malheur de dire une parole qui semble atténuer ce que j'ai dit la veille, je vois ma petite

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soeur essayer de se raccrocher aux branches, alors je fais intérieurement une petite prière et la vérité triomphe toujours. Ah ! c'est la prière, c'est le sacrifice qui font toute ma force, ce sont les armes invincibles que Jésus m'a données, elles peuvent bien plus que les paroles toucher les âmes, j'en ai fait bien souvent l'expérience. Il en est une entre toutes qui m'a fait une douce et profonde impression. C'était pendant le carême, je ne m'occupais alors que de l'unique novice (NHA 1112) (MnC 121) qui se trouvait ici et dont j'étais l'ange. Elle vint me trouver un matin toute rayonnante : " Ah ! si vous saviez, me dit-elle, ce que j'ai rêvé cette nuit, j'étais auprès de ma soeur et je voulais la détacher de toutes les vanités qu'elle aime tant, pour cela je lui expliquais ce couplet de : Vivre d'amour. T'aimer Jésus, quelle perle féconde ! Tous mes parfums sont à toi sans retour, Je sentais bien que mes paroles pénétraient dans son âme et j'étais ravie de joie. Ce matin en m'éveillant j'ai pensé que le Bon Dieu voulait peut-être que je lui donne cette âme. Si je lui écrivais après le carême pour lui raconter mon rêve et lui dire que Jésus la veut tout à Lui ? " Moi, sans en penser plus long, je lui dis qu'elle pouvait bien essayer mais avant, qu'il fallait en demander la permission à Notre Mère. Comme le carême était encore loin de toucher à sa fin, vous avez été, Mère bien-aimée, très surprise d'une demande qui vous parut trop prématurée ; et, certainement inspirée par le bon Dieu, vous avez répondu que ce n'était point par des lettres que les carmélites...