Considérations sur la Passion

Saint Alphonse-Marie de Liguori

(Suite)
                               

CHAPITRE VIII

SUR L'AMOUR QUE JÉSUS-CHRIST
NOUS A TÉMOIGNÉS DANS SA PASSION  
   
 

- I -

Dieu a aimé les hommes au point de donner son Fils pour les racheter

Saint François de Sales appelle le Calvaire "Le Mont des Amants", et il ajoute que "tout amour qui ne prend pas son origine de la passion du Sauveur est frivole". Il veut nous faire entendre par là que la passion de Jésus-Christ est ce qu'il y a de plus efficace pour nous porter à aimer ardemment ce divin Rédempteur.

Pour comprendre en partie, car tout concevoir en cette matière est chose impossible, le grand amour que Dieu nous a témoignés dans la passion de Jésus-Christ, il suffit de jeter un coup d'oeil sur ce qu'en disent les Saintes Écritures; j'en citerai ici les principaux passages qui ont trait à ce sujet.

Notre-Seigneur l'a dit lui-même: "Dieu a tellement aimé les hommes qu'il a donné son Fils unique pour les sauver" (Jn 3, 16). Le mot tellement a ici une grande valeur; il signifie que Dieu, en livrant son Fils unique pour nous racheter, a fait preuve envers nous d'un amour tel, que nous ne pourrons jamais parvenir à le comprendre. Par suite du péché, nous étions tous morts, ayant perdu la vie de grâce; mais le Père éternel, "voulant faire connaître au monde sa bonté et son amour pour nous, a daigné envoyer son Fils sur la terre, afin que, par sa mort, il nous rendit la vie que nous ayions perdue" (1 Jn 4, 9). Ainsi, pour nous pardonner, Dieu n'a point pardonné à son propre Fils, mais il a exigé qu'il satisfit pleinement à la Justice Dibine pour toutes nos iniquités, il "n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous" (Rm 8, 32). Il l'a livré entre les mains des bourreaux, qui devaient l'accabler d'ignominies et de douleurs, jusqu'à le faire mourir sur un gibet comme un criminel. Le Seigneur chargera donc d'abord son divin Fils des péchés de tous! "Le Seigneur a fait retomber sur lui les crimes de nous tous" (Is 53, 6). Et il voulut ensuite qu'il fût brisé et consumé, extérieurement et intérieurement, par les afflictions les plus cruelles (Is 53, 6-8).

Saint Paul, considérant la grandeur de cet amour de Dieu envers nous, va jusqu'à l'appeler excessif, vu que, lorsque "nous étions morts par suite de nos péchés, le Seigneur nous a rendu la vie par la mort de son Fils" (Ep 2, 5). Eh quoi ! est-ce qu'il peut y avoir excès en Dieu ? Non, sans doute; mais l'Apôtre s'est exprimé ainsi pour nous donner à entendre que Dieu a fait pour l'homme de telles choses que, si la foi ne nous en donnait la certitude, on ne pourrait les croire. Aussi la Sainte Église s'écrie-t-elle, dans un transport d'admiration: "Imprévisible choix de ton amour! Pour racheter l'esclave, tu livres le Fils!" qu'on remarque cette expression de l'Église: choix de l'amour. En effet, Dieu qui est l'amour même, comme le dit saint Jean (1 Jn 4, 8), aime toutes les créatures (Sg 11, 25), mais il semble avoir préféré, dans son amour, l'homme à l'Ange même, puisqu'il a voulu mourir pour les hommes, et non pour les Anges qui se sont perdus.    

- II -

Le Fils de Dieu s'est livré lui-même par amour pour nous

Quant à l'amour du Fils de Dieu pour l'homme, nous savons que, voyant d'une part que l'homme s'était perdu par le péché, et de l'autre que la Justice divine exigeait une satisfaction entière pour l'injure faite à Dieu, satisfaction que l'homme était incapable de donner, il s'offrit spontanément à satisfaire pour l'homme. Il se soumit aux bourreaux avec la douceur d'un agneau, en leur permettant de lui déchirer les chairs et de le conduire à la mort, sans se plaindre, sans ouvrir la bouche, ainsi qu'Isaïe l'avait prédit (Is 53, 7).

Nous lisons dans saint Paul que Jésus-Christ fut obéissant envers son Père jusqu'à souffrir la mort de la croix (Ph 2, 8); mais on ne doit pas s'imaginer d'après cela que ce fut malgré lui, et seulement pour obéir à son Père, que notre Rédempteur consentit à mourir crucifié; il s'y offrit spontanément, comme nous l'avons dit; c'est de son propre mouvement qu'il a voulu mourir pour l'homme, poussé par l'amour qu'il lui portait, comme il l'a déclaré lui-même (Jn 10, 17). Il s'était appelé auparavant le Bon Pasteur, en ajoutant que l'office d'un bon pasteur est de donner sa vie pour ses brebis (Jn 10, 11). Et pourquoi a-t-il voulu mourir pour ses brebis? quelle obligation avait-il, comme Pasteur, de donner sa vie pour ses brebis? Il a voulu mourir pour elles à cause de l'amour qu'il leur portait (Ep 5, 2); ce fut aussi pour les délivrer du joug de Lucifer.

Le Fils de Dieu s'est donc livré volontairement à la mort par amour pour nous, afin de nous soustraire à la puissance du démon; et c'est ce qu'il fit entendre clairement, lorsqu'il dit qu'une fois élevé de terre, il tirerait tout à lui (Jn 12, 32). Par ces mots, le Seigneur désignait le supplice de la croix qu'il devait subir, selon l'explication que l'Évangéliste en donne lui-même. Et d'après le commentaire de saint Jean Chrysostome, par l'expression "je tirerai", il indiquait qu'en mourant, il nous aurait, pour ainsi dire, arrachés par force des mains de Lucifer qui, tel qu'un cruel tyran, nous tenait enchaînés comme des esclaves, en attendant notre mort pour nous tourmenter à jamais dans l'enfer.

Que nous serions malheureux si Jésus-Christ n'était pas mort pour nous! Nous serions tous destinés à l'enfer. Cette pensée est pour nous un grand motif d'aimer Jésus-Christ, pour nous, dis-je, qui avons mérité l'enfer; par sa mort, il nous a délivrés de ce supplice éternel, il nous a rachetés au prix de son sang!

Jetons ici, en passant, un coup d'oeil sur les peines de l'enfer, que souffrent déjà tant de malheureux réprouvés. Là, ils se trouvent plongés dans un abîme de feu, où ils endurent une agonie perpétuelle; car ce feu vengeur leur fait éprouver tous les genres de douleurs. Là, ils sont sous la main des démons qui, pleins d'une fureur insatiable, ne cherchent qu'à tourmenter ces misérables condamnés . Là, bien plus que par le feu et toutes les autres tortures, ils sont affligés par les remords de leur conscience, par le souvenir des péchés commis pendant leur vie, lesquels ont été la cause de leur damnation. Là, ils se voient à jamais privés de tout moyen de sortir de ce gouffre affreux. Là, ils se voient bannis pour toujours de la société des Saints et de la céleste Patrie, pour laquelle ils ont été créés. Mais ce qui les afflige le plus, ce qui fait leur véritable enfer, c'est de se voir abandonnés de Dieu, réduits à ne plus pouvoir l'aimer et à ne le regarder durant toute l'éternité qu'avec haine et avec la rage du désespoir.

Tel est le malheur dont Jésus-Christ nous a préservés, en nous rachetant, non au prix de l'or ou d'autres biens terrestres, dit saint Laurent Justinien, en répétant saint Pierre, mais au prix de son sang et de sa vie sacrifiée sur la croix (1 P 1, 18). Les rois de la terre envoient leurs sujets mourir à la guerre pour leur propre conservation; Notre-Seigneur, au contraire, a voulu mourir lui-même pour le salut de ses créatures.    

- III -

Jésus est mort, non seulement pour nous tous,
mais encore pour chacun de nous

Considérons notre Sauveur conduit par les Scribes et les Prêtres devant Pilate comme un malfaiteur, afin de les faire juger et condamner à la mort de la croix. Ils réussissent dans leur dessein : ils voient Jésus condamné et crucifié comme ils l'ont demandé ! Quel spectacle, s'écrie saint Augustin: le Souverain Juge jugé, la Justice condamnée, la Vie même réduite à la mort! Et quelle fut la cause de tous ces prodiges? Ce fut uniquement l'amour de Jésus-Christ pour les hommes, répond l'Apôtre: "Il nous a aimés, et s'est livré lui-même pour nous" (Ep 5, 2). Oh ! que plût au ciel que nous eussions constamment sous les yeux ce texte de saint Paul! Alors, sans doute, toute affection aux biens terrestres sortirait bientôt de notre coeur, et nous ne penserions plus à autre chose qu'à aimer notre Rédempteur, en nous souvenant que, par amour pour nous, il a été jusqu'à répandre tout son sang pour nous en faire un bain de salut (Ap 1, 5). Saint Bernardin de Sienne assure que Jésus-Christ, du haut de la croix, regarda en particulier chaque péché de chacun de nous, et il offrit son sang pour chacun de nos péchés.

Ô puissance de l'Amour, s'écrie saint Bernard, le Maître suprême de tous les êtres paraît ici-bas comme le plus abject et le dernier de tous!" Et qui a fait ce prodige? demande le Saint. Il répond: "C'est l'Amour", lequel, pour se faire connaître à l'objet aimé, porte celui qui aime à mettre de côté sa dignité et à ne chercher qu'à se rendre utile et agréable à l'objet de ses affections. C'est ainsi, conclut-il, que Dieu, qui ne peut être vaincu par aucune puissance, s'est laissé vaincre par son amour envers les hommes: "L'Amour triomphe de Dieu !"

Il faut observer en outre que tout ce que Notre-Seigneur a souffert dans sa pssion, il l'a souffert pour chacun de nous en particulier. "Je vis, dit saint Paul, en la foi du Fils de Dieu, qui m'a aimé, et qui s'est livré lui-même à la mort pour moi" (Ga 2, 20). Ce que dit ici l'Apôtre, chacun de nous doit le dire pareillement. Saint Augustin infère de là que l'homme, racheté à tel prix, semble valoir autant que Dieu. Le Saint ose même ajouter: "Seigneur! vous m'avez aimé, non comme vous-même, mais plus que vous-même; puisque, pour me délivrer de la mort; vous avez voulu mourir pour moi!"

Mais, puisqu'une seule goutte de sang de Jésus-Christ suffisait pour nous sauver, pourquoi a-t-il voulu le répandre entièrement à force de tortures? Ah! répond saint Bernard: "Il a voulu tout donner, pour nous montrer l'amour excessif qu'il nous portait." Excessif, parce que Moïse et Élie, sur le mont Thabor, appelèrent la passion du divin Rédempteur un excès, excès de miséricorde et d'amour (Lc 9, 31). Saint Anselme, parlant de la passion de Notre-Seigneur, dit que la miséricorde a surpassé la dette de nos péchés. En effet, la mort de Jésus-Christ, étant d'une valeur infinie, a surpassé infiniment la satisfaction due par nous à la divine Justice pour nos fautes. L'Apôtre avait donc bien raison de s'écrier, et chacun de nous peut le répéter : "Pour moi, que jamais je ne me glorifie sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ!" (Ga 6, 14). Eh! que pouvais-je avoir ou espérer une plus grande gloire dans le monde que de voir un Dieu mort pour l'amour de moi?Dieu éternel, je vous ai déshonoré par mes péchés, mais Jésus, en satisfaisant pour moi par sa mort, a surabondamment réparé votre honneur; ayez donc pitié de moi, pour l'amour de Jésus mort pour moi! Et vous, mon doux Rédempteur, vous qui avez voulu mourir pour moi afin de me contraindre à vous aimer, faites que je vous aime! Ayant méprisé votre grâce et votre amour, je mériterais d'être condamné à ne plus pouvoir vous aimer; mais non, mon Jésus, infligez-moi tout autre châtiment, et non celui-là! C'est pourquoi, je vous en suplie, ne m'envoyez pas en enfer, puisqu'en enfer je ne pourrais plus vous aimer! Pourvu que je vous aime, punissez-moi comme il vous plaît. Privez-moi de tout, et non de vous-même. J'accepte toutes les maladies, toutes les humiliations, tous les maux que vous voudrez me faire souffrir; il me suffit que je vous aime. Maintenant que je connais, par les lumières que vous m'accordez, combien vous êtes aimable et combien vous m'avez aimé, je ne saurais plus vivre sans vous aimer. Par le passé, j'ai aimé les créatures et je me suis éloigné de vous, qui êtes un bien infini; mais à présent, je proteste que je ne veux plus aimer que vous, vous seul et rien d'autre! Ah! mon bien-aimé Sauveur, si vous prévoyez qu'à l'avenir je doive encore cesser de vous aimer, je vous prie de m'ôter la vie; je consens plutôt à être anéanti qu'à me voir encore une fois séparé de vous!

Ô Vierge Sainte, ô Mère de Dieu, Marie, aide-zmoi de vos prières; otenez-moi la grâce de ne jamais plus cesser d'aimer mon Jésus, qui a daigné mourir pour moi, et vous, ma Reine, qui m'avez obtenu tant de miséricordes jusqu'à ce jour!