Texte long ! Patientez un instant S.V.P.

Considérations sur la Passion
Saint Alphonse-Marie de Liguori


(suite)


CHAPITRE V

SUR LES SEPTS PAROLES PRONONCÉES
PAR JÉSUS-CHRIST SUR LA CROIX  
 

- I -

Mon Père! pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font! (Lc 23, 34)  
 

Ô tendresse de l'amour de Jésus-Christ envers les hommes! Saint Augustin observe que le Sauveur demanda pardon pour ses ennemis dans le moment même où il était maltraité par eux, considérant moins les injures et la mort reçues que l'amour qui le faisait mourir pour eux.

Mais, dira-t-on, pourquoi Jésus pria-t-il son Père de pardonner à ses ennemis, alors qu'il pouvait leur remettre lui-même les injures qu'il en recevait? Ce fut, répond saint Bernard pour nous apprendre à prier pour ceux qui nous persécutent. Chose admirable, dit ailleurs le même Saint, Jésus criait: "Pardonnez-leur!" et les Juifs: "Crucifiez-le!" Arnauld de Chartres ajoute: "Tandis que Jésus s'efforçait de sauver les Juifs, ceux-ci travaillaient à leur damnation; mais, auprès de Dieu, la charité de son divin Fils l'emporta sur l'aveuglement de ce peuple ingrat."

Saint Cyprien fait cette réflexion: "Jésus-Christ eut, en mourant, un si grand désir de sauver tous les hommes qu'il voulut faire participer aux mérites de son sang ceux-là mêmes qui le faisaient couler à force de tourments." "Regarde donc ton Dieu attaché en croix, s'écrie saint Augustin, écoute comme il prie pour ses bourreaux et ose ensuite refuser la paix à ton frère qui t'a offensé!"

Saint Léon attribue à cette prière de Jésus-Christ la conversation de tant de milliers de Juifs qui se rendirent à la voix de saint Pierre, selon ce qu'on lit dans les Actes des Apôtres (Ac 2, 41; 4, 1). Dieu, dit saint Jérôme, n'a pas permis que la prière de notre Sauveur restât sans effet; il ouvrit à l'instant les trésors de sa miséricorde, et aussitôt beaucoup de Juifs embrassèrent la foi. "Mais, pourquoi ne se sont-ils pas tous convertis? On répond que la prière du Seigneur était conditionnelle; elle ne devait s'appliquer qu'à ceux qui n'étaient pas du nombre de ces endurcis à qui saint Étienne reprocha de résister constamment à la grâce. (Ac 7, 51).Jésus nous a aussi compris, nous pécheurs, dans la prière qu'il fit alors: "Ô Père éternel ! écoutez la voix de votre Fils bien-aimé, qui vous prie de nous pardonner! Il est vrai que nous ne méritons pas cette grâce, mais Jésus la mérite pour nous, lui qui, par sa mort, a satisfait surabondamment pour nos péchés. Non, mon Dieu, je ne veux point m'obstiner comme les Juifs. Mon Père! je me repens de tout mon coeur de vous avoir offensé, et je vous en demande pardon par les mérites de Jésus-Christ." Et vous, mon Jésus, vous savez que je suis un pauvre malade, que je me suis même perdu par mes péchés; mais vous êtes venu du ciel sur la terre pour guérir les malades, et sauver ceux qui se sont perdus, dès qu'ils se repentent de leurs fautes (cf. Is 61, 1 et Mt 18, 11). Ayez donc pitié de moi!    

- II -

Je vous le dis en vérité:
Vous serez aujourd'hui avec moi dans le paradis (Lc 23, 43)
   

Saint Luc nous apprend que, des deux larrons qui furent crucifiés avec Jésus-Christ, l'un s'endurcit dans le péché, et l'autre se convertit. Celui-ci entendit que son malheureux compagnon injuriait le Seigneur, en lui disant que, s'il était le Messie, il devait se sauver lui-même et les sauver avec lui. Aussitôt il l'en reprit et protesta que, pour eux, ils étaient punis comme ils le méritaient, mais que Jésus était innocent. Et s'adressant ensuite au Sauveur, il le pria de se souvenir de lui dans son royaume. Par ces paroles, il le reconnaissait pour son véritable Seigneur et pour le Roi du ciel. Jésus lui promit alor le paradis pour ce jour-là même. Un savant auteur pense que, par suite de cette promesse, le Sauveur se fit voir au Bon Larron à découvert le même jour, immédiatement après sa mort, et qu'il le rendît parfaitement heureux, bien qu'il n'eût pas la jouissance de toutes les délices du ciel avant d'y entrer.

Arnauld de Chartres énumère toutes les vertus que saint Dismas, cet heureux converti, exerça sur la croix au moment de sa mort: "Il crut, il se repentit, il proclama, il aima, il eut confiance, il pria." Reprenons chacun de ces termes.

Il pratiqua la foi, en croyant que Jésus-Christ, après sa mort, entrerait victorieux dans le royaume de sa gloire. Il crut au règne de celui qu'il voyait mourir, dit saint Grégoire.

Il pratiqua la pénitence, en se reconnaissant coupable. Saint Augustin remarque qu'il n'osa espérer le pardon de ses péchés qu'après les avoir confessés. Par cette généreuse confession, dit saint Athanase, il s'est emparé d'une couronne immortelle.

Ce saint pénitent donna encore de beaux exemples d'autres vertus dans ce moment suprême. Il exerça même la prédication, en proclamant l'innocence de Jésus-Christ.

Il exerça l'amour envers Dieu, en acceptant la mort avec résignation, comme la peine que méritaient ses péchés. De là, saint Cyprien, saint Jérôme, saint Augustin, n'hésitent pas à l'appeler Martyr; et, suivant la réflexion de Silveira, il le fut en effet, car lorsque les bourreaux lui rompirent les jambes, ils le firent avec plus de fureur et de cruauté, parce qu'il avait reconnu l'innocence de Jésus, et le Saint accepta ce surcroit de peine pour l'amour de son divin Maître.

D'autre part, admirons dans ce fait la bonté de Dieu, qui donne toujours plus qu'on ne lui demande, comme le dit saint Ambroise; le pauvre pécheur, dans sa confiance, fait cette prière à Jésus de se souvenir de lui quand il sera dans son royaume, et le Seigneur lui promet qu'ils s'y retrouveront ensemble ce jour-là même. Saint Jean Chrysostome remarque en outre qu'avant le Bon Larron personne n'avait mérité la promesse du paradis. On vit alors se vérifier ce que Dieu a déclaré par l'organe d'Ezéchiel: lorsqu'un pécheur se repent sincèrement de ses fautes, il lui pardonne entièrement, comme s'il avait oublié les offenses qu'il en a reçues (Ez 18, 21). Isaïe nous assure que le Seigneur est tellement porté à nous faire du bien que, quand nous le prions, il nous exauce aussitôt (Is 30, 19). Dieu, dit saint Augustin, est toujours prêt à embrasser les pécheurs repentants.

Voilà comment la croix, souffert avec impatience, par le mauvais larron, ne fit qu'augmenter son malheur dans l'enver, tandis qu'au Bon Larron, soufferte avec patience, elle servit d'échelle pour monter au ciel. Ô saint pénitent! que tu as été heureux d'unir ta mort à celle de ton Sauveur! Mon Jésus! dès à présent, je vous sacrifie ma vie, et je vous demande la grâce de pouvoir, à l'heure de ma mort, unir le sacrifice de ma vie à celui que vous avez offert à Dieu sur la croix, j'espère mourir dans votre grâce et en vous aimant d'un amour pur de toute affection terrestre, pour continuer de vous aimer de toutes mes forces pendant toute l'éternité.    

- III -

Femme, voici votre fils... Voici votre Mère (Jn 19, 26-27)    

On lit dans l'Évangile de saint Marc qu'il y avait sur le Calvaire plusieurs sainte femmes qui regardaient Jésus crucifié, mais de loin (Mc 15, 40); on doit donc croire que la Mère du Sauveur se trouvait avec elles. Cependant d'après saint Jean, la Sainte Vierge était, non pas loin, mais près de la croix avec Marie, femme de Cléophas, et Marie-Madeleine (Jn 19, 25). Euthymius cherche à lever la difficulté en disant que la Sainte Vierge, voyant que son divin Fils allait bientôt expirer, s'approcha de la croix. Pour arriver plus près de son Fils bien-aimé, elle surmonta la crainte qu'inspiraient les soldats, et supporta patiemment toutes les insultes qu'elle eut à souffrir de la part des hommes qui gradaient les condamnés et qui la repoussaient brutalement. Le savant auteur d'une Vie de Jésus-Christ dit la même chose: "Il y avait là des amis qui l'observaient de loin; mais la Sainte Vierge, sainte MArie-Madeleine et une autre Marie se tenaient auprès de la croix avec saint Jean. Jésus, voyant auprès de lui sa Mère et son cher disciple, leur adressa ces paroles..." La mort douloureuse de son Fils ne peut ébranler cette Mère incomparable, suivant la réflexion de l'abbé Gueric: "Telle est cette Mère qui même dans la terreur de la mort ne déserte pas son Fils." Les mères fuient à la mort de leurs enfants; les voir expirer dans pouvoir les secourir, c'est un spectacle auquel leur tendresse ne leur permet pas d'assister; Marie, au contraire, plus la mort de son Fils approchait, plus elle approchait de la croix.

Cette Mère affligée était donc debout près de la croix et, de même Jésus offrait le sacrifice de sa vie, elle offrait le sacrifice de sa douleur pour le salut des hommes, participant avec la plus parfaite résignation à toutes les peines et à tous les opprobres que son divin Fils souffrait en mourant. Un auteur observe qu'on ne fait pas honneur à la constance de Marie lorsqu'on la représente évanouie au pied de la croix; elle fut la femme forte, qui ne faiblit pas et ne pleure pas, comme le remarque saint Ambroise.

La douleur qu'éprouva la Sainte vierge dans la passion de son Fils surpassa tout ce que peut souffrir un coeur humain; et ce ne fut pas une douleur stérile, comme celles des mères ordinaires à la vue d'un enfant qui souffre, mais ce fut une douleur qui produisit de grands fruits; car, par les mérites de ses douleurs et par sa charité, suivant la pensée de saint Augustin, de même que Marie est la Mère naturelle de Jésus-Christ, notre Chef, elle devint alors la Mère spirituelle des fidèles, qui sont les membres de Jésus-Christ, en coopérant pas sa charité à les faire naître et à les rendre enfants de l'Église.

Saint Bernard dit que, sur le Calvaire, ces deux grands Martyrs, Jésus et Marie souffraient en silence : l'excès de la douleur qui les oppressait leur ôtait la faculté de parler. La Mère regardait son Fils agonisant sur la croix, le Fils regardait sa Mère agonisant au pied de la croix et mourant de compassion pour les peines qu'il endurait.

Marie et Jean étaient donc plus près de la croix que les saintdes femmes qui les accompagnaient, de sorte que, au milieu du tumulte, ils pouvaient plus facilement entendre la voix et distinguer les regards du Sauvuer. On lit dans l'Évangile que Jésus aperçut sa Mère et son Disciple bien-aimé (Jn 19, 26). Mais si Marie et Jean étaient accompagnés d'autres personnes, pourquoi est-il dit que Jésus aperçut sa Mère et son Disciple, comme s'il n'avait pas vu les femmes qui les suivaient ? C'est là, répond saint Pierre Chrysologue, un effet de l'amour; on voit toujours plus clairement les être qu'on aime le plus. Saint Ambroise exprime la même pensée. La Bienheureuse Vierge a révélé elle-même à sainte Brigitte que Jésus, pour voir sa Mère, qui était auprès de la croix, dut presser ses paupières avec effort, afin de dégager ses yeux du sang qui les couvrait et lui ôtait la vue.

Jésus dit à sa Mère, en lui désignant des yeux saint Jean qui était à côté d'elle: "Femme, voilà votre fils." Mais pourquoi l'appela-t-il Femme plutôt que Mère? Ce fut, peut-on répondre, parce que se trouvant près de mourir, il lui parla en prenant congé d'elle, comme s'il eût dit: "Femme, dans peu je serai mort; vous n'aurez plus de fils sur la terre; c'est pourquoi je vous laisse Jean qui vous servira et vous aimera comme un fils." Le Seigneur nous donne à entendre par là que saint Joseph n'était plus; car, s'il eût été encore en vie, il ne l'aurait jamais séparé de sa sainte Épouse.

Toute l'antiquité atteste que saint Jean resta toujours vierge, et que c'est principalement à cause de ce mérite qu'il eut l'honneur d'être donné pour fils à Marie et de remplacer Jésus-Christ auprès de sa Mère; aussi, la Sainte Église a consacré dans ses chants cet éloge du Disciple bien-aimé. L'Évangile constate qu'après la mort de Notre-Seigneur, saint Jean reçut Marie dans sa maison, et qu'il l'assista et la servit comme sa propre mère tout le temps qu'elle vécut encore. Jésus-Christ a voulu que ce Disciple privilégié fût témoin oculaire de sa mort, afin qu'il pût ensuite l'attester plus fermement, ainsi qu'il l'a fait dans ses écrits (Jn 19, 35; 1 Jn 1, 1). C'est pour cela que la Sauveur, quand ses autres disciples l'abandonnèrent, donna à saint Jean la force de le suivre jusqu'à sa mort au milieu de tant d'ennemis.

Mais revenons à la Sainte Vierge, et tâchons de découvrir la raison plus intrinsèque pour laquelle Jésus l'appela Femme, et non Mère. Il a voulu nous faire entendre par là que Marie est la Femme par excellence, annoncé dans la Génèse comme devant écraser la tête du Serpent (Gn 3, 15). Personne ne doute que cette Femme ne soit la Bienheureuse Vierge Marie qui, par le moyen de son divin Fils, si ce n'est ce Fils lui-même par le moyen de celle qui l'a mis au monde, devait écraser la tête de Lucifer. Marie a certainement dû être ennemie du Serpent, puisque Lucifer fut orgueilleux, ingrat et rebelle, tandis qu'elle fut toujours humble, reconnaissante et soumise. Il a été prédit qu'elle lui écraserait la tête; car Marie en donnant le jour au Sauveur du monde, abattit l'orgueil de Lucifer. Le Serpent s'efforça de mordre Jésus-Christ au talon, par lequel il faut entendre sa sainte humanité, partie la plus voisine de la terre; mais le Sauveur, par sa mort, eut la gloire de le vaincre et de le priver de l'empire que le péché lui avait donné sur le genre humain.

Dieu dit en outre au Serpent qu'il établirait une inimité sans fin entre sa race et celle de la Femme. Cela signifie qu'après la chute de l'homme causée par le péché, nonobstant la rédemption opérée par Jésus-Christ, il devait y avoir dans le monde deux familles et deux postérités: par la race de Satan est désignée la famille des pécheurs, qui sont ses enfants, étant imbus de son venin; par le race de Marie est désignée la famille sainte, qui comprend tous les justes avec Jésus-Christ, leur Chef. Marie fut donc destinée à être la Mère tant du Chef que de ses membres, qui sont les fidèles; car, l'Apôtre le dit expressément: "Vous n'êtes qu'un dans le Christ Jésus" (Ga 3, 28). Les fidèles ne forment qu'un seul corps avec Jésus-Christ, le chef n'étant point séparé de ses membres; et ces membres sont tous enfants spirituels de Marie, puisqu'ils ont le même esprit que son propre Fils, qui est Jésus-Christ. Ainsi, sur le Calvaire, saint Jean n'est pas désigné par son nom, il s'appelle le Disciple aimé du Seigneur, afin que nous comprenions que Marie est la Mère de tout chrétien fidèle, qui est aimé de Jésus-Christ, et en qui Jésus-Christ vit par son esprit. Cela est conforme à la pensée d'Origène: "Jésus dit à Marie: "Voici ton fils", comme s'il lui avait dit: "Voici Jésus que tu as enfanté"; car celui qui est parfait, ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui."

Denis le Chartreux dit que, dans la passion, le sein de Marie se remplit du sang qui coulait des plaies de notre Sauveur, afin qu'elle pût en nourrir ses enfants. Il ajoute que cette divine Mère, par ses prières et par les mérites qu'elle acquit principalement en assitant à la mort de Jésus-Christ, nous obtint la grâce de participer aux mérites de sa passion du Rédempteur.Ô Mère de douleurs! vous savez que j'ai mérité l'enfer; je n'ai d'autre espérance de salut que dans la participation aux mérites de Jésus-Christ; c'est la grâce que j'attends de votre intercession, et je vous en prie de me l'obtenir, pour l'amour de ce divin Fils que, sur le Calvaire, vous avez vu de vos propres yeux baisser la tête et expirer! Ô Reine des Martyrs ! ô Avocate des pécheurs ! secourez-moi toujours, et spécialement à l'heure de ma mort! Il me semble déjà voir les démons se presser autour de moi durant mon agonie, et faire tous leurs efforts pour me jeter dans le désespoir à la vue de mes péchés; ah! quand vous verrez mon âme ainsi assiégée, ne m'abandonnez pas, aidez-moi de vos prières, pour que j'obtienne la confiance et la sainte persévérance. Comme alors, perdant peut-ême la parole et même l'usage des sens, je ne pourrai plus prononcer votre saint nom ni celui de votre divin Fils, je vous invoque dès ce moment et je vous dis : " Jésus et Marie, je vous recommande mon âme !" 

- IV -

Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? (Mt 27, 46)

Saint Matthieu dit que Notre-Seigneur prononça la parole "Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m'avez-vous abandonné ? " en jetant un grand cri (Mt 27, 46). Pourquoi ce cri retentissant ? Selon Euthymius, le Sauveur a voulu montrer par là sa puissance divine en vertu de laquelle, quoique sur le point d'expirer, il pouvait faire entendre une voix si forte; ce dont les hommes agonisants sont incapables, à cause de l'extrême faiblesse dnas laquelle ils sont réduits. Ce fut en outre pour nous faire connaître combien il souffrit en mourant. On eût pu croire que, Jésus-Christ étant homme et Dieu, sa divinité aurait empêché les tourments de lui causer de la douleur; pour écarter ce soupçon, il voulut témoigner par ce cri plaintif que sa mort fut la plus douloureuse que jamais un homme ait endurée, et que, tandis que les Martyrs furent soutenus dans leurs tourments par les consolations divines, lui, comme Roi des Martyrs, il voulut mourir privé de tout adoucissement, et satisfaire en toute rigueur à la divine Justice pour tous les péchés des hommes. C'est aussi pour cette raison, remarque Silveira, que, s'adressant à son Père, il l'appela son Dieu, et non son Père ; il devait lui parler alors comme un coupable à son juge, et non comme un fils à son père.

D'après saint Léon, ce cri du Seigneur sur la croix ne fut pas proprement une plainte, mais un enseignement. Il a voulu nous apprendre, par cette expression de douleur, combien est grande la malice du péché, puisque Dieu fut en aquelque sorte obligé de livrer son Fils bien-aimé au dernier supplice sans lui accorder le moindre soulagement, et cela seulement pour s'être chargé d'expier nos fautes. Cependant, même alors, Jésus-Christ ne fut pas abandonné de la divinité ni privé de la gloire qui avait été communiquée à son âme bénie dès le premier instant de sa création; mais il fut privé de toutes les consolations sensibles que Dieu accorde ordinairement à ses fidèles serviteurs, pour les fortifier dans leurs souffrances; il resta abandonné dans un abîme de ténèbres, de craintes, de dégoûts amers, autant de peines que nous avons méritées. Notre Sauveur avait déjà subi, dans le jardin de Gethsémani cette privation de la présence sensible de Dieu; mais celle qu'il souffrit sur la croix fut encore plus grande et plus cruelle.

Ô Père éternel ! quel déplaisir vous a donc causé ce Fils innocent et obéissant, pour que vous le punissiez par une mort remplie de tant d'amertume ? Regardez-le sur cette croix. Voyez comme sa tête y est tourmentée par les épines, comme son corps y est attaché par trois crochets de fer et ne repose que sur ses plaies ! Il est abandonné de tout le monde, même de ses disciples; ceux qui l'entourent ne font qu'augmenter son supplice par des dérisions et des blasphèmes; pourquoi donc, vous qui l'aimez tant, l'avez-vous abandonné aussi ? Mais il ne faut pas oublier que Jésus s'était chargé de tous les péchs du monde. Quoiqu'il fût le plus saint de tous les hommes, ou plutôt la sainteté même, ayant pris sur lui la charge de satisfaire pour tous nos péchés, il paraissait le plus grand pécheur de l'univers. Comme tel, devenu responsable pour tous, il s'était offert à payer toutes nos dettes envers la Justice divine; et comme nous méritioms d'être à jamais abandonnés dans l'enfer et livrés à un désespoir éternel, il a voulu être lui-même abandonné à une mort sans consolation, afin de nous délivrer de la mort éternelle.

Calvin, dans son commentaire sur saint Jean, a eu l'audace d'avancer que Jésus-Christ, pour réconcilier son Père avec les hommes, devait éprouver toute la colère de Dieu contre le péché et subir toutes les peines des damnés, spécialement celle du désespoir. C'est là une exagération et une erreur. Comment le Fils de Dieu aurait-il pu expier nos péchés par un péché plus grand, tel que le désespoir ? et comment ce désespoir, rêvé par Calvin, pouvait-il s'accorder avec la dernière parole de Jésus remettant son âme entre les mains de son Père? La vérité, comme l'expliquent saint Jérôme, saint Jean Chrysostome et d'autres interprètes, est que notre divin Sauveur ne fit entendre un cri plaintif que pour monter, non son désespoir, mais la douleur qu'il éprouvait en mourant ainsi privé de toute consolation. D'ailleurs, le désespoir de Jésus-Christ n'aurait pu provenir d'aucune autre cause que de se voir haï de Dieu ; mais comment Dieu pouvait-il haïr ce Fils qui, pour se conformer à sa volonté, avait consenti à satisfaire à sa justice pour les péchés des hommes ? Ce fut en retour de cette obéissance que son Père lui accorda le salut du genre humain, ainsi que l'Écriture nous l'enseigne (He 5, 7).

Du reste, cet abandon fut la plus cruelle de toutes les peines que Jésus-Christ endura dans sa passion; car nous savons qu'après avoir souffert tant de douleurs atroces sans ouvrir la bouche, il ne se plaignit que dans cette dernière circonstance, et que ce fut en poussant un grand cri (Mt 27, 50), accompagné de beaucoup de larmes et de prières (He 5, 7). Mais, par ce cri et ces larmes, le divin Maître a eu en vue de nous faire comprendre, d'une part, combien il souffrait pour nous obtenir miséricorde auprès de Dieu et, de l'autre, combien est horrible le malheur d'être rejeté de Dieu et à jamais privé de son amour, selon la menace du Sauveur (Os 9, 15).

Saint Augustin observe en outre que, si Jésus-Christ se troubla à l'aspect de sa mort, ce fut pour la consolation de ses serviteurs, afin que, s'il leur arrive d'éprouver quelque trouble lorsqu'ils se voient sur le point de mourir, ils ne se regardent pas comme réprouvés et ne s'abandonnent pas au désespoir, puisque le Seigneur lui-même se troubla dans cette circonstance.

Rendons grâces à la bonté de notre Sauveur, qui a daigné prendre sur lui les peines qui nous étaient dues et nous délivrer ainsi de la mort éternelle; et tâchons d'être à l'avenir reconnaissants envers ce divin Libérateur, en bannissant de notre coeur toute affection qui ne serait pas pour lui. Lorsque nous nous trouvons dans la désolation spirituelle, et que Dieu nous prive de sa présence sensible, unissons-nous à ce que Jésus-Christ souffrit lui-même au moment de sa mort. Quelquefois, le Seigneur se cache aux yeux des âmes qu'il chérit le plus, mais il ne s'éloigne pas de leur coeur, et il continue des les soutenir intérieurement par sa grâce. Il ne s'offense point si, dans cet abandon, nous lui disons ce qu'il disait lui-même à Dieu son Père dans le jardin des Olives: "Mon Père ! s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi !" (Mt 26, 39). Mais il faut ajouter aussitôt avec lui: "Néanmoins, que votre colonté soit faite, et non la mienne!" Si la désolation continue, il faut continuer à répéter cet acte de résignation, comme Notre-Seigneur fit lui-même durant les trois heures de son agonie. Saint François de Sales dit que Jésus, soit qu'il se montre, soit qu'il se cache, est toujours également aimable. Après tout, quand on a mérité l'enfer, et qu'on s'en voit délivré, on n'a qu'une chose à dire: "Seigneur! je louerai votre saint nom en tout temps" (Ps 33, 2). Je ne suis pas digne de vos consolations; accordez-moi la grâce de vous aimer, et je consens à vivre dans ma peine aussi longtemps qu'il vous plaira. Ah ! si les damnés pouvaient, dans leurs tourments, se conformer ainsi à la volonté divine, leur enfer ne serait plus un enfer." Mais vous, Seigneur, ne soyez pas loin, ô ma force, vite à mon aide !" (Ps 21, 20). Ô mon Jésus ! par les mérites de votre mort désolée, ne me privezpas de votre secours dans ce grand comabt qu'au moment de ma mort j'aurai à soutenir contre l'enfer. Quand tout le monde m'aura abandonné, et que personne ne pourra plus m'aider, ne m'abandonnez pas, vous qui êtes mort pour moi et qui pouvez seul me secourir dans cette extrémité. Exaucez-moi, Seigneur, par le mérite de la grande peine que vous avez soufferte dans votre abandon sur la croix, par lequel vous nous avez obtenu de n'être point abandonné de la grâce comme nous l'avons mérité par nos fautes.    

- V -

J'ai soif ! (Jn 19, 28)

On lit dans saint Jean : "Après cela, sachant que toutes choses était accomplies, afin qu'une parole de l'Écriture s'accomplit encore, Jésus dit: J'ai soif !" (Jn 19, 28). Le passage des saintes Écritures auquel l'Évangéliste fait ici allusion est cette parole prophétique de David: "Ils m'ont donné du fiel pour ma nourriture, et dans ma soif ils m'ont présenté du vinaigre à boire" (Ps 68, 22).

Grande fut la soif corporelle qu'éprouva Jésus-Christ dans ses derniers moments, après avoir répandu tant de sang ; d'abord dans le jardin de Gethsémani, ensuite dans le prétoire par sa flagellation et son couronnement d'épines, et enfin sur la croix où jaillissaient, comment d'autant de sources, quatre ruisseaux de sang. Mais bien plus grande fut sa soif spirituelle, c'est-à-dire le désir ardent qu'il avait de sauver tous les hommes et de souffrir encore plus pour nous, comme le remarque Louis de Blois, afin de nous montrer la grandeur de son amour. Ce qui a fait dire à saint Laurent Justinien que cette soif provenait de l'amour de notre Sauveur pour nous.Ah! mon Jésus ! vous aimez tant souffrir pour moi ! je répugne tant aux souffrances ! La moindre chose qui me contrarie, me rend si impatient, envers moi-même et envers les autres que je deviens moi-même insupportable. Mon doux Sauveur ! par le mérite de votre patience, accordez-moi la patience et la résignation dans les maladies et dans tout ce qui m'arrive de fâcheux; rendez-moi semblable à vous avant que je meure.    

- VI -

Tout est accompli ! (Jn 19, 30)

Jésus prononça cette parole lorsqu'il eut goûté du vinaigre qu'on lui présenta. Avant de rendre le dernier soupir, le Seigneur se mit devant les yeux tous les sacrifices de l'Ancienne Loi, lesquels étaient autant de figures du Sacrifice de la croix, toutes les prières des anciens Patriarches, et tout ce que les Prophètes avaient prédit sur les mauvais tratements et les humiliations qu'il devait subir pendant sa vie et à sa mort et il vit et déclara que tout était accompli.

La lettre aux Hébreux nous exhorte à nous présenter généreusement et armés de patience au combat que nous avons à soutenir en cette vie contre les ennemis de notre salut; elle nous encourage à résister avec confiance aux tentations jusqu'à la fin, à l'exemple de Jésus-Christ, qui ne voulut descendre de la croix qu'après y avoir laissé la vie (He 12, 1). C'est pour nous instruire et nous fortifier par son exemple, dit saint Augustin, que ce divin Maître a voulu rester ainsi sur la croix. Il a voulu consommer son sacrifice jusqu'à la mort, pour nous convaincre que Dieu n'accorde le prix de la gloire qu'à ceux qui persévèrent dans le bien jusqu'à la fin, selon ce qu'il a déclaré (Mt 10, 22).

Ainsi, lorsque agités par nos passions, ou par les tentations du démon, ou par les persécutions des hommes, nous nous sentons poussés à perdre la patience et à nous livrer au péché, jetons un regard sur Jésus crucifié, qui a répandu tout son sang pour notre salut, tandis que nous n'en avons pas encore versé une goutte pour son amour (cf. He 12, 3). Et lorsqu'il nous arrive de devoir faire le sacrifice de notre amour-propre, d'un ressentiment, d'une satisfaction, d'une curiosité, ou de quelque autre chose qui n'est d'aucune utilité pour notre âme, rougissons de refuser cela à Jésus-Christ. Il n'a pas été avare envers nous, il nous a donné sa vie, tout son sang; nous devons avoir honte d'être mesquins envers lui.

Opposons aux ennemis de notre âme toute la résistance que nous devons leur offrir, mais n'espérons la victoire que par les mérites de Jésus-Christ; c'est uniquement par ses mérites que les Saints, et surtout les Saints Martyrs, ont triomphé de toutes les souffrances et de la mort (Rm 8, 37). Si donc le démon nous présente à l'esprit certains obstacles qui nous semblent fort difficiles à surmonter à cause de notre faiblesse, tournons les yeux vers Jésus crucifié et, pleins de confiance en son secours et en ses mérites, disons avec l'Apôtre: "Je ne puis rien par moi-même, mais, avec l'aide de Jésus, je puis tout" (Ph 4, 15).

Que le vue des souffrances de Jésus crucifié nous encourage donc à supporter les tribulations de la vie présente. Regardez-moi, nous dit ce divin Sauveur du haut de la croix, voyez la multitude de douleurs et d'opprobres que j'endure pour vous sur ce gibet : mon corps y est attaché par trois clous et pèse de tout son poids sur mes plaies; les malheureux qui m'entourent ne font que m'injurier et me tourmenter ; et intérieurement, mon esprit est encore beaucoup plus affligé que mon corps. Je souffre tout pour votre amour. Considérez donc l'affection que je vous porte, et aimez-moi ; ne craignez pas de souffrir quelque chose pour moi, qui ai mené une vie si pénible et que vous voyez maintenant mourir d'une mort si douloureuse pour vous.Ah! mon Jésus! vous m'avez mis au monde pour vous servir et vous aimer ; vous m'avez donné tant de lumières et de grâces pour m'aider à vous être fidèle ; et moi, combien de fois n'ai-je pas eu l'ingratitude de renoncer à votre grâce et de vous abandonner, plutôt que de me priver d'une misérable satisfaction! Pardonnez-moi, Seigneur, je vous en conjure par cette mort désolée que vous avez bien voulu subir pour moi. Accordez-moi la grâce de vous servir fidèlement le reste de mes jours; je suis résolu de bannir désormais de mon coeur toute affection qui n'est pas pour vous, mon Dieu, mon Amour, mon Tout !

Marie, ma douce Mère, aidez-moi à être fidèle envers votre divin Fils, qui m'a tant aimé !    

- VII -

Mon Père ! je remets mon âme entre vos mains (Lc 23, 46)

Notre Sauveur proféra cette dernière parole d'une voix forte, "en un grand cri" (Lc 23, 46). Selon Euthymius, ce fut pour faire entendre à tout le monde qu'il était le vrai Fils de Dieu, en l'appelant son Père. Mais selon saint Jean Chrysostome, le Seigneur fit retentir sa voix avec tant de vigueur au moment d'expirer, pour montrer qu'il mourait, non par nécessité, mais de sa propre volonté, ce qui s'accorde d'ailleurs avec ce qu'il avait déclaré d'avance, en disant qu'il donnait volontairement sa vie pour ses brebis, et qu'il ne cédait nullement à la malice de ses ennemis (Jn 10, 13).

Saint Athanase ajoute que Jésus-Christ, en se recommandant lui-même à son Père, lui recommanda pareillement tous les fidèles, qui devaient recevoir par lui le salut éternel, parce que la tête et les membres ne forment qu'un seul corps. Jésus a donc voulu, dit ce saint Docteur, répéter en ce moment suprême la prière qu'il avait faite auparavant: "Père saint ! conservez en votre nom ceux que vous m'avez donnés, afin qu'ils soient un comme nous... Je désire que, là où je suis, il se trouvent avec moi" (Jn 17, 11 et 24).

C'est ce qui faisait dire à saint Paul : "Je sais qui est celui à qui je me suis confié, et je suis persuadé qu'il est assez puissant pour garder mon dépôt jusqu'au jour du jugement" (2 Tm 1, 12). Voilà ce qu'écrivit l'Apôtre, du fond d'une prison où il souffrit pour Jésus-Christ; il déposait entre les mais de ce bon Maître le trésor de ses peines et toutes ses espérances, sachant avec quelle fidélité il récompense ceux qui souffrent pour son amour.

David mettait toute son espérance dans le Rédempteur futur : "En tes mains je remets mon esprit, c'est toi qui me rachète, Dieu de vérité" (Ps 30, 6). À combien plus forte raison ne devons-nous pas nous confien en Jésus-Christ, maintenant qu'il a accompli l'oeuvre de notre rédemption ! Disons-ui donc avec une confiance sans bornes, en empruntant les paroles du Roi-Prophète et ses propres paroles: "Seigneur! c'est vous qui m'avez racheté; ô mon Père, je remets mon esprit entre vos mains." Ces paroles consolent et fortifient beaucoup, au moment de la mort, contre les tentations de l'enfer et contre les craintes qu'inspire le souvenir des fautes passées.Pour moi, ô Jésus, mon Rédempteur, je ne veux pas attendre la mort pour vous recommander mon âme; je vous la recommande dès maintenant; ne permettez pas qu'elle s'éloigne encore de vous. Je vois que jusqu'ici la vie ne m'a servi qu'à vous déshonorer; ne souffrez pas que je continue à vous offenser le reste de mes jours. Ô Agneau de Dieu, immolé sur la croix et mort pour moi comme une victime d'amour consumée par les douleurs, faites que, par les mérites de votre mort, j'aie le bonheur de vous aiemr de tout mon coeur d'être tout à vous le reste de ma vie ! Et quand arrivera ma dernière heure, faites-moi mourir brûlant d'amour pour vous ! Vous êtes mort pour mon amour; je veux mourir pour votre amour. Vous vous êtes donné tout à moi ; je me donne tout à vous. Vous avez versé tout votre sang, vous avez donné votre vie pour me sauver; ne permettez pas que, par ma faute, tout cela soit perdu pour moi. Mon Jésus ! je vous aime, et j'espère par vos mérites vous aimer éternellement: "En vous, Seigneur, j'ai espéré; sur moi pas de honte à jamais" (Ps 30, 2).

Ô Marie, Mère de Dieu, j'ai confiance en vos prières; obtenez-moi la grâce de vivre et de mourir fidèle à votre divin Fils. Je vous dirai aussi, avec saint Bonaventure, que je mets mon espérance en vous.