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CHAPITRE PREMIER



DIFFICULTÉS CONSIDÉRABLES QUI SE PRÉSENTAIENT DANS L'ENTREPRISE DE L'ÉMANCIPATION DES ISRAÉLITES



I. Ce que signifiait l'émancipation des israélites : signification religieuse, signification politique. - II. Difficultés de l'entreprise. Péril qu'allait peut-être courir la Nation qui les émanciperait. Les juifs formant en effet une nation à part et impénétrable, les émanciper, ne sera-ce pas introduire une nation armée dans une nation désarmée et confiante ? - III. DifficuItés au point de vue des préjugés. Préjugés qui existaient du côté des chrétiens : 1° Les juifs ne sont-ils pas condamnés à être malheureux jusqu'à la fin du monde ? pourquoi alors les émanciper ? 2° Ne sont-ils pas des êtres inférieurs ? les émanciper ne les ennoblira pas. 3° Peuvent-ils avoir autre chose que de l'aversion dans le cœur pour les autres hommes ? les émanciper ne sera-ce pas donner libre et dangereuse carrière à cette aversion ? - IV. Préjugés du côté des juifs ; ils se formulaient ainsi : Devenir citoyens, ne sera-ce pas accepter des devoirs ? Ne sera-ce pas courir de plus grands dangers ? Ne sera-ce pas, aussi, cesser d'être bons juifs ? - V. Difficultés enfin au point de vue du mode d'émancipation. L'émancipation devra-t-elle être complete du premier coup, ou bien graduelle ? Le bon sens populaire, en 1788, réclamait l'émancipation graduelle.



I



Il est remarquable que le plus vieux peuple de l'humanité, âgé de quatre mille ans, a toujours été traité comme un véritable enfant : un enfant qu'on élève pendant deux mille ans ; puis, un enfant en pénitence et en séquestre, durant presque deux autres mille ans.

À l'époque où il habite la Palestine, le peuple juif est élevé. Sa Loi lui sert de pédagogue. C'est la réflexion de saint Paul, trait de lumière magnifique : Nous étions sous la garde de la Loi qui nous tenait renfermés... La Loi nous a servi de pédagogue pour nous mener à Jésus-Christ (1). En effet, la loi mosaïque enseignait les premiers éléments de la piété et les rudiments de la vraie religion, et parce que les enfants sont surtout frappés par les images et les figures, la loi mosaïque en était remplie. Sous sa surveillance austère (c'est la loi de crainte), le peuple juif, craintif comme on l'est à l'âge de I'enfance, était prémuni contre les éclats grossiers des passions ; ses fautes étaient sévèrement reprises et punies ; et, comme pour les enfants, il y avait aussi pour lui des récompenses temporelles. Entre lui et les Nations idolâtres, son austère gardien ne permettait aucun rapport de famille. En vérité, c'est bien le temps de la pédagogie. Israël est élevé sévèrement, mais en fils de noble race, d'une façon princière ; la Providence le prépare de la sorte au préceptorat du Christ, à ses enseignements divins, à la période chrétienne. Il est impossible, lorsqu'on étudie avec attention la Loi ancienne, de ne pas y constater ce caractère de surveillance, de pédagogie (2).

Le Christ se présente. Mais parce que le pédagogue n'a pu venir à bout des vices et des défauts de son élève, celui-ci ne reconnaît pas le divin Messie, et se montre entêté et cruel. Lorsque, dans les jours qui suivirent le Vendredi-Saint, le Prince des apôtres haranguait ainsi la foule : Ô Israélites, vous avez renoncé le Saint et le Juste, et vous avez demandé qu'on vous accordât la grâce d'un homicide (Barrabas) ; vous avez fait mourir l'auteur de la vie. Cependant, mes frères, je sais que vous avez agi en cela par ignorance, aussi bien que vos chefs (3) : N'est-il pas évident que par cette manière de parler la charité apostolique cherchait à ramener le peuple, comme on ramène un enfant, en atténuant sa faute en l'attribuant à l'ignorance ?

La surveillance sous le pédagogue s'est alors changée en châtiment et en séquestre. C'est le sort, hélas ! du peuple juif depuis bientôt deux autres mille ans. Il est demeuré entêté, endurci, et son endurcissement s'est formulé dans le Talmud. Il a pris en aversion les Nations qui avaient hérité de ses privilèges, et son aversion, jointe au dépit et à un attachement puéril pour des observances surannées, s'est traduite par un parti pris de vivre à l'écart, séparé. Mais, attendu que, même dans sa séparations ce peuple devenait dangereux, les gouvernements chrétiens, de concert avec l'Église, ont dû transformer sa séparation en séquestre ; de là le Ghetto, les juiveries.

Quel contraste avec l'état de liberté où vivait le peuple chrétien ! liberté d'esprit ; liberté du cœur ; liberté civile de plus en plus grandissante : autant de formes de la liberté, dues à la sève d'amour ou de charité circulant sous la loi chrétienne.

Les choses se sont passées ainsi jusqu'à la fin du siècle dernier.

À ce moment, l'émancipation est proposée au peuple juif. Cette émancipation vient lui dire : « Ton temps de pénitence et de séquestre touche à sa fin. Tu as dû réfléchir et te corriger des vices qu'on te reprochait. Fais ton entrée dans la société, assieds-toi au milieu de nous, jouis des bienfaits de nos lois. »

Mais, de son côté, le pauvre Israël n'est pas encore ce que l'on suppose. La Providence semble vouloir l'y préparer puisqu'elle permet le projet d'émancipation. Mais au moment où l'on se décide à l'affranchir, il n'a pas encore la sagesse qui lui. serait si nécessaire. Il n'a pas reconnu son crime. Son obstination n'a guère diminué. Il ne consent qu'à moitié à frayer avec les Nations. Et son pernicieux Talmud reste caché dans ses vêtements !

De là les difficultés qu'on entrevoit, et les précautions que le législateur devra prendre.

Voilà ce que signifiait l'émancipation des israélites au point de vue religieux et providentiel.

Mais parlons un langage moins en rapport avec le plan providentiel, et davantage avec la loi civile :

Envisagée plus spécialement au point de vue civil et politique, l'émancipation des israélites était : leur initiation et participation à l'exercice du droit commun.

On va dire à des hommes tenus à l'écart de la société depuis dix-huit siècles - à l'écart des rues et des habitations, à l'écart des charges civiles, à l'écart de l'armée, à l'écart des réunions, à l'écart des fêtes ou des malheurs publics, à l'écart de tout - on va leur dire : « Vous êtes libres ; vous pouvez habiter au milieu de nous où il vous plaira, vous mêler à nos affaires, à nos projets, aspirer à tous les emplois ; pour vous comme pour nous, le droit commun ! Vous êtes nos frères, vous êtes citoyens. »

C'était, il faut bien le reconnaître, une très grosse entreprise.

Elle présentait des difficultés considérables, et du côté des chrétiens et du côté des israélites. Qu'on en juge par le simple exposé suivant, qui résume bien des volumes parus sur cette question à la fin du siècle dernier.



II



La première difficulté qui se présentait à tous les esprits, était le péril qu'allaient peut-être courir et la nation qui les admettrait comme citoyens et la société elle-même.

En effet, on faisait les réflexions suivantes :

Qu'on. y prennent garde ! les juifs ont toujours voulu former une nation à part et impénétrable. Sans doute, les autres nations les ont repoussés de leur organisation et de leur sein ; mais c'est parce qu'eux les premiers n'ont jamais consenti à se fusionner avec les autres nations. L'histoire les montre tendant sans cesse, et de tous leurs efforts, à l'isolement. Ce qu'ils ont voulu toujours, et ce qu'ils ont obtenu souvent, c'est de former une nation à part ; et - quand ils ont joui de la faveur des souverains, ils en ont profité pour réclamer, non pas l'égalité civile, mais une constitution particulière, sous des magistrats spéciaux.

Que présager de cet état de nation à part, sinon que les émanciper et les faire citoyens en France ou ailleurs, ce sera introduire une nation dans une nation, une nation armée dans une nation désarmée et confiante ?

La nation qui les aura adoptés comme ses enfants pourra se modifier ; mais eux ne se modifieront pas.

Depuis dix-huit siècles, la nation juive, qui vit dispersée à deux mille lieues de Sion, ne croise pas sa race, et reste, quoique vagabonde par ses sujets, immobile au milieu des flots des peuples qui se succèdent, comme le rocher au sein de l'Océan.

Un juif, né en Allemagne, ne se dit pas simplement allemand, il se dit juif allemand. Le mot allemand n'est jamais qu'une épithète. Un juif, né en France, ne se dit pas simplement français, il se dit juif français. Le mot français n'est encore qu'une épithète. Pourquoi ? Parce que leur véritable patrie n'est pas sur les bords du Mein ou de la Seine, elle est toujours sur les rives du Jourdain.

Si donc cette nation reste distincte, incommunicable, est-elle fondée à réclamer auprès des autres nations la communion à leurs prérogatives sociales, alors que chez elle il y aura une réserve, une arrière-pensée, un arrière-projet ?

Tout ce qu'on pourra alléguer en faveur des juifs émancipés et accueillis comme citoyens, c'est qu'ils défendront leurs nouvelles patries en attendant leur propre Libérateur, leur Messie. Mais cela encore, n'est-ce pas un danger ? Cette expectative d'un Libérateur n'annonce-t-elle pas déjà qu'on n'aimera pas sa patrie actuelle comme doit l'aimer un vrai citoyen.....

Telles étaient les réflexions et les craintes que faisait naître dans beaucoup d'esprits l'idée de supprimer les barrières sociales du côté des juifs, pour les faire entrer dans le droit commun.

Un historien concluait : « Si l'humanité m'ordonne d'ouvrir ma porte au malheureux voyageur qui me demande l'hospitalité, la prudence me commande des mesures de précaution contre l'inconnu. Dans les affaires d'État, on ne va pas si vite... »

Les protecteurs des juifs et leurs partisans les mieux disposés partageaient bien un peu ces craintes. Mais ils se rassuraient en se disant : Quand bien même ils jouiront du droit commun et de tous les avantages de citoyens, ils resteront toujours, comme peuple, sans sceptre et sans autel (4). « Sans autel : car en accordant aux juifs la liberté de conscience, nous ne leur rendrons pas le Temple de Jérusalem. Sans sceptre, on s'en doute bien : car nous ne verrons pas de juifs ceindre le diadème ; et en leur accordant une terre de Gessen, nous n'irons pas choisir nos Pharaons chez eux (5) ! »

Il y aura lieu, lorsqu'on examinera ultérieurement les conséquences de l'émancipation telles que nous les voyons maintenant, de revenir sur ces paroles prononcées en 1788.



III



La deuxième difficulté venait des préjugés.

Les préjugés, toujours terribles quand ils sont enracinés par le temps et fortifiés par l'exemple, s'armaient ici de toutes leurs forces pour repousser l'émancipation, tant au nom des juifs eux-mêmes qu'au nom des chrétiens. Des deux côtés, on la redoutait.

Examinons d'abord les préjugés des chrétiens :


PREMIER PRÉJUGÉ. - Les juifs sont condamés à être malheureux jusqu'à la fin du monde.

En étant misérables, errants, rejetés des peuples, ils servent de témoins à la justice de Dieu. Et ils doivent rester errants et misérables aussi longtemps que cette justice divine ne sera pas satisfaite (6).

Tel était le préjugé le plus ancien, et, il faut bien le reconnaître, appuyé sur de bonnes raisons.

Or qui ne voit combien il était défavorable à l'émancipation ? Émanciper ce peuple, mais ne sera-ce pas aller contre les desseins de Dieu ? En devenant citoyens, les juifs cessent d'être errants. En devenant citoyens, ils cessent d'être misérables. L'émancipation leur apportera repos, honneurs, considération, jouissance. Mais alors ne sera-ce pas un défi jeté à la Providence qui les veut, jusqu'au jour de leur conversion, errants, misérables, dispersés ? En les émancipant, ne va-t-on pas renouveler le projet sacrilège de Julien, qui tenta de donner un démenti à la Divinité en essayant de reconstruire le temple de Jérusalem ?


DEUXIÈME PRÉJUGÉ. - Le juif est un être inférieur.

Durant de longs siècles, ce malheureux avait été tellement avili, que toute sa personne présentait l'aspect d'un être inférieur. Son nom de juif était comme le résumé de tout le mépris possible, la synthèse de toutes les abjections.

Avec l'émancipation, cette basse situation du juif allait subitement cesser. Il ne serait plus permis de le considérer comme un être dégradé, de le traiter comme un être inférieur. Il n'y aurait plus, devant la loi civile, aucune distinction entre un juif et un chrétien, entre le gentilhomme de France et le brocanteur de Judée. On comprend combien, à cette pensée, devant cette perspective, la fierté chrétienne et française devait se révolter chez beaucoup.

Le sentiment de l'infériorité du juif était si profondément admis, qu'il y avait dans la législation de l'Alsace une coutume humiliante qu'on appelait retrait de préférence (7). Nous avons déjà fait connaître, au chapitre Ier, en quoi elle consistait : « Si quelque juif en Alsace acquérait un asile, un emploi, etc., un catholique pouvait, par le seul droit d'option, exercer contre lui un retrait, appelé retrait de préférence. » Or, l'émancipation une fois décrétée, le droit commun une fois étendu aux juiveries, il ne fallait plus songer à repousser de pareils concurrents. On ne pourrait plus dire « Juif, retire-toi ! »

En un mot, émanciper cette race, c'était annoncer aux vieilles populations françaises que le juif était devenu un homme comme les autres hommes, qu'il fallait lui tendre la main et lui accorder partout le droit commun.


TROISIÈME PRÉJUGÉ. - Les juifs ne peuvent avoir qu'aversion dans le cœur pour les autres hommes.

Malheureusement, beaucoup de faits tristement célèbres autorisaient la ténacité de ce préjugé. Par exemple :

On savait qu'en haine du christianisme ils avaient affecté, dans certaines localités, de paraître en public avec pompe le jour du Vendredi-Saint ; et que, pour les soustraire à l'exaspération populaire, on avait dû leur défendre de quitter leurs demeures ce jour-là (8) ;

Le crime des saintes Hosties outragées ou transpercées était dans toutes les mémoires (9) ;

On ne connaissait également, du Talmud, que des maximes détestables, comme celle-ci : un juif doit saluer un chrétien en le maudissant, et lui souhaiter bon voyage en ajoutant dans son cœur « comme celui de Pharaon dans la mer, ou d'Aman à la potence » ;

Et puis, n'était-ce pas une persuasion, maintes fois confirmée, que lorsqu'un des leurs était parvenu à tromper un chrétien, à lui vendre plus cher, il était félicité par sa communauté comme d'une bonne action ?

Et beaucoup d'autres marques d'aversion !

Tout cela était notoire, tout cela s'était généralisé. Ce qui n'avait été peut-être que le fait d'un certain nombre de juifs, on l'imputait à toute la race. Et par conséquent, devant l'idée d'une émancipation générale, on devait naturellement se dire avec anxiété : « Mais, leur aversion pour nous ne va-t-elle pas trouver libre carrière ? »

Qui assurait que la foi ne serait pas en danger ? que les choses saintes ne seraient pas plus fréquemment profanées ? que le blasphème ne deviendrait pas plus audacieux ? que la probité publique ne serait pas compromise ? que la notion du droit ne s'affaiblirait pas, et que l'impiété, qui commençait à devenir publique et régnante, ne trouverait pas dans l'aversion judaïque son plus puissant soutien ?

Comme historien, nous rapportons fidèlement. On peut lire, du reste, sur les craintes qu'inspirait la méchanceté judaïque, le livre qui parut en Alsace, l'année 1790, avec ce titre : Les juifs doivent ils être admis au titre de citoyens actifs ? Lisez et jugez (10).

Tels étaient les préjugés, et telles étaient aussi les raisons motivées qui faisaient redouter, du côté des chrétiens, l'émancipation des israélites.

Mais les israélites, avons-nous dit, l'envisageaient avec non moins d'appréhension. Voici, en effet les préjugés qui régnaient également de leur côté.



IV



Le mélange avec les Nations, avec ce qu'ils nommaient les étrangers, les incirconcis, apparaissait beaucoup d'entre eux comme une entreprise pleine d'incertitudes, pleine de difficultés, pleine de dangers. Ils avaient des montagnes de préjugés. Chez eux, les préjuges provenaient surtout d'une double disposition de leur âme : de l'habitude du malheur, et de la crainte de perdre leur religion.

L'habitude du malheur. Elle rend timide, même devant les bienfaits. Le malheureux dont l'intelligence a été rétrécie par l'oppression et l'avilissement soupçonne toujours des pièges cachés. C'est le propre de l'esclave d'être défiant. Telle a été, au premier abord, l'attitude des israélites devant la liberté qui se présentait à eux. Elle leur apparaissait pleine de dangers. Contrairement à beaucoup de libéraux modernes qui ne s'inquiètent que de leurs droits sans se préoccuper le moins du monde de leurs devoirs, les israélites ne voyaient que les devoirs qu'ils auraient à remplir, sans se rendre compte des droits qu'ils obtiendraient. Ils envisageaient par exemple avec terreur l'obligation du service militaire. Celui-là a prononcé une parole très juste qui a dit : « Que ce qu'il y a de plus odieux dans l'oppression, c'est justement qu'elle fait perdre la notion de la liberté. » Déshabitués de la liberté depuis tant de siècles, il devait nécessairement arriver que beaucoup de vieux juifs la regarderaient de travers à son, apparition, ne lui reconnaissant que très peu de charmes.

Le lecteur aurait tort de croire que la plupart des juifs à la fin du siècle dernier sollicitaient leur participation au droit commun. L'histoire atteste formellement le contraire. Vivant dans leurs juiveries sous un régime exceptionnel, ils avaient leurs lois, leurs usages, leurs privilèges, et s'accommodaient très bien de cette situation particulière. Ils n'ambitionnaient qu'une modification : des franchises plus nombreuses pour leur commerce, et la permission de pouvoir être propriétaires en acquérant des biens-fonds. Leur exclusion sociale les privait de tous les droits, mais aussi les exemptait de la plupart des devoirs. C'est ce qui plaisait à un grand nombre.

L'habitude du malheur leur faisait encore redouter l'émancipation à un autre point de vue. Si les juifs avaient été très souvent funestes aux populations chrétiennes, il faut reconnaître, d'autre part, qu'ils avaient beaucoup souffert, eux aussi, au milieu de ces populations. Que d'outrages, que de vexations ! Le souvenir de tant d'outrages, de tant de vexations était profondément ancré dans leur cœur. Une sorte de timidité native en était résultée, visible dans une contenance peureuse. Or, cette timidité, bien loin de disparaître devant le projet d'émancipation, devait trouver prétexte de s'accroître, à la pensée que, par cette émancipation, on allait être mêlé et perdu, en quelque sorte, dans une foule, du sein de laquelle étaient parties tant de malveillances. Nous croyons sans peine que beaucoup durent, à ce moment, regretter la séparation qui allait cesser, regretter la juiverie, le quartier étroit et enfumé, mais où tous se trouvaient réunis ; on y était les uns sur les autres, mais on se touchait, on se consolait, on se soutenait ! Un avocat de l'époque, qui leur voulait du bien, nous a conservé, du reste, cette impression :

« Livrés à une superstition aveugle et insensée, isolés par des barrières que leur rend précieuses le sentiment de leur faiblesse, ils chérissent d'autant plus ces barrières, qu'ils sont constamment occupés de l'idée que notre premier soin est de chercher à les malmener, et que nos bienfaits sont ce qu'il y a de plus dangereux et ce dont ils doivent se défier davantage. Que faire contre de pareilles idées, d'autant plus profondément gravées, d'autant plus difficiles à vaincre, que fondées sur une funeste expérience, l'habitude et le malheur en ont fait un sentiment (11). »

L'habitude du malheur, telle était donc la première disposition de leur âme, qui leur faisait redouter et accepter avec défiance l'entreprise de l'émancipation. Il y en avait une autre : la crainte de perdre leur relïgion, ou du moins de la voir entamée et ébranlée.

Que le lecteur se mette bien au point de vue de l'organisation intime des juifs. Cette organisation intime était tout à la fois religieuse et politique. En effet, Moïse, leur législateur, en même temps qu'il avait établi une religion, avait constitué pour eux un état social. Le Pentateuque était à la fois livre de religion et code civil. Il en était résulté que, chez les juifs, la religion et la politique avaient été constamment confondues. Cet état de choses s'était continué et même aggravé, depuis qu'ils avaient été expulsés de Jérusalem. Éparpillés parmi les Nations, ils s'étaient agglomérés en groupes, en communautés, qui, semblables à des îlots au milieu des États chrétiens, jouissaient, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, d'une constitution autonome et se régissaient d'après des lois particulières. Ils y avaient leurs syndics. Le rabbin y exerçait un pouvoir de prêtre et de magistrat. Les juiveries ou communautés présentaient donc l'aspect de petits États religieux, étayés d'une sorte d'état politique.

Or qu'allait-il arriver pour les juifs, lorsque, par suite de leur appel au sein de la société, ils n'auraient plus cette autonomie ? Contraints d'abandonner, pour entrer dans la grande société générale, leur étroite société particulière, - étroite sans doute, mais adossée à leur religion, contrefort de cette religion, - n'allaient-ils point, par cela même, être menacés dans leur religion ? Leur espèce d'organisation politique dans l'intérieur de leurs juiveries était le rempart de leur organisation religieuse : renoncer à l'une ne serait-ce pas laisser l'autre dans une dangereuse solitude, la compromettre, l'exposer ? Moïse, s'il reparaissait, conseillerait-il d'abandonner le rempart politique pour ne laisser subsister que le sanctuaire ?...

Tels étaient les vagues pressentiments, les terreurs secrètes qui s'emparaient des âmes juives, surtout des rabbins, à l'annonce qu'on préparait leur émancipation. Et puis ceux d'entre eux qui étaient enracinés dans les traditions talmudiques, les vieux juifs, - et ils étaient nombreux à cette époque ! - se demandaient avec inquiétude si les jeunes, une fois mêlés à la société, resteraient bons juifs. Par cela même qu'on était isolé, compact, on se surveillait mutuellement. Mais ; une fois mêlés à la foule chrétienne, beaucoup n'échapperaient-ils pas et à la surveillance et à la religion ?

Aussi, si l'on réunit cette crainte d'une décadence religieuse à celle des nouveaux devoirs de citoyen qui se dressaient devant eux comme un épouvantail, on se confirme dans cette certitude : qu'il s'en fallait de beaucoup que les vieilles têtes juives accueillissent avec enthousiasme l'idée de l'émancipation et du droit commun : les jeunes, les meneurs, oui ; mais les anciens, non. Les documents historiques nous révèlent même quelque chose d'assez piquant :

Lorsque la question d'émancipation eut été introduite au conseil de Louis XVI, la riche et heureuse synagogue de Bordeaux fit parvenir une requête par laquelle elle demandait à n'être pas comprise dans le nouveau sort qui allait être fait aux juifs. « Ce sera rendre aux juifs de Bordeaux le plus signalé service que de vouloir bien engager M. de Malesherbes de ne les comprendre en rien dans la nouvelle loi qu'il est chargé de rédiger en faveur des juifs d'Alsace et de Lorraine... Tout changement à leur situation actuelle ne pourrait que nuire à leur bonheur (12). » Voilà, certes, une communauté fort peu enthousiaste, très peu empressée ! II faut bien dire que la communauté juive de Bordeaux jouissait d'une position privilégiée entre toutes les autres communautés juives de France. C'est la raison pour laquelle ses membres « désiraient ardemment conserver leur position privilégiée, tout au plus avec quelques avantages nouveaux, mais sans se mêler ni au corps de la nation française ni à leurs coreligionnaires d'Alsace et de Lorraine (13) ». C'était, assurément, de l'égoïsme. Mais il y a là une preuve qu'il s'en fallait de beaucoup que l'idée de l'émancipation fût accueillie avec un empressement général. L'égoïsme, la satisfaction du présent, la routine, venaient se joindre à l'habitude du malheur et aux appréhensions religieuses pour faire considérer avec anxiété n'importe quel changement dans une situation vieille de dix-huit siècles.

Et ainsi, pour résumer les impressions défavorables que l'on éprouvait de part et d'autre, tant du côté des chrétiens que du côté des juifs, il faut dire que, si les chrétiens redoutaient l'entrée des juifs dans la société, les juifs redoutaient leur fusion avec la société chrétienne.



V



En supposant que toutes les difficultés précédentes n'eussent point existé ou n'eussent pas été si graves, il y en avait une, toutefois, qu'on ne pouvait éviter de rencontrer, très sérieuse, capitale, et qui demandait à être résolue, celle-ci : de quelle manière s'y prendrait-on pour émanciper les juifs ? c'est-à-dire la difficulté du mode d'émancipation.

Devait-on leur accorder dès le commencement une liberté entière et absolue, ou bien serait-il sage de ne les faire entrer que peu à peu, degré par degré, dans la liberté et dans la société ? Si l'émancipation était lente, ménagée, tardive, n'était-ce pas exposer le peuple juif à n'être jamais affranchi ? Si, au contraire, elle était brusque, sans transition, sans apprentissage, n'était-ce pas exposer la société à souffrir de leurs vices ? Car ces hommes avaient contracté bien des vices, tous les vices inhérents au malheur et à la servitude ; et fallait-il les jeter brusquement dans la société, ou bien devait-on ne les y introduire qu'avec ménagement ? En un mot, serai--ce une émancipation immédiatement complète et parfaite, sans transition, sans apprentissage, ou bien serait-elle graduelle, lente, étudiée ? Tel était le point le plus difficile et le plus délicat du projet d'affranchissement.

Le bon sens populaire comprit tout de suite que là était le vif de la question. Refuser l'entrée de la société aux juifs n'était guère possible ; les idées de liberté, de dignité de l'homme, d'égalité, avaient trop gagné dans les esprits. Mais leur en ouvrir les portes à deux battants n'était-ce pas l'excès opposé ? Du premier coup, le bon sens populaire se prononça. Il réclama un apprentissage, des degrés, des précautions. Ses conclusions étaient celles-ci :

« Que le juif soit citoyen sous tous les rapports où il ne sera pas citoyen nuisible, très bien ; Que tous les droits dans l'exercice desquels nos lois pourront surveiller sa conscience lui soient acquis sans distinction, très bien ; Par exemple : qu'il puisse habiter dans toute l'étendue du royaume ; Voter dans les assemblées primaires de la nation, pour élire les représentants, et concourir avec les autres citoyens à la rédaction des cahiers d'instruction ; Tenir une place dans les délibérations publiques et communales ; Acquérir une maison pour l'occuper avec toute sa « famille ; Qu'il puisse être admis dans toutes les corporations des arts libéraux et mécaniques ; faire le commerce, devenir fermier, cultivateur, posséder des terres à baux, devenir même acquéreur de biens-fonds ; »

« Qu'il puisse enfin exercer librement son culte, tant qu'il ne troublera pas l'ordre ; Tout cela est possible, charitable même, et doit être largement accordé aux nouveaux citoyens. Mais qu'en aucun cas le juif ne soit éligible pour les corps politiques, administratifs et judiciaires. C'est-à-dire qu'il ne soit revêtu d'aucune de ces fonctions importantes et délicates auxquelles doivent toujours présider les principes d'une morale chrétienne. (14) »

Au point de vue des principes et de la morale du christianisme, le bon sens populaire réclamait donc des limites ou du moins des degrés d'apprentissage dans l'exercice du droit commun qu'on projetait d'accorder aux juifs. Mais il les réclamait également au point de vue de la prospérité et de l'indépendance nationales, qui lui semblaient menacées si Ies juifs devenaient citoyens sans restrictions. Voici l'étonnante prévision qu'on énonçait en 1788 :

« La jouissance illimitée de tous les droits du citoyen. mettrait les avantages de la condition du juif au-dessus de celle de tout autre Français. Car, d'une part, il moissonnerait l'or en abondance ; et, d'autre part, cet or, mettant dans ses chaînes un grand nombre d'esclaves, desquels il dirigerait les suffrages dans les assemblées, lui servirait d'instrument pour s'élever jusqu'au fauteuil du président de la Nation, ou bien pour se placer sur les fleurs de lis (15)....»

Nous reviendrons sur ces craintes et ces prévisions dans une partie subséquente de notre ouvrage. À l'époque où elles furent énoncées, en 1788, elles semblaient présenter quelque chose d'exagéré ; le peuple juif comptait alors pour si peu, pour rien, civilement. Aussi un chaud partisan d'Israël, pour calmer la secrète inquiétude des populations, répondait à ces craintes par le défi que nous avons déjà à cité plus haut et qui devait rassurer : On ne verra pas de juif ceindre le diadème !... Toujours est-il que ces appréhensions, ces perplexités, étaient du moins un avertissement, un appel à la prudence ; elles indiquaient avec quelle sagesse et avec quelle circonspection devait procéder le gouvernement qui prendrait en mains la cause de l'émancipation juive. Nous verrous lequel des deux fut sage et circonspect, et lequel des deux fut imprudent : de Louis XVI ou de la Révolution.

En résumé, ce chapitre où nous avons groupé, comme dans un tableau synoptique, toutes les difficultés, montre au lecteur combien l'entreprise de l'émancipation du peuple juif était compliquée, obscure, délicate, menaçante. Personne n'ignore que la sortie de la captivité d'Égypte, alors que ce peuple était encore en bas âge, présenta bien des complications : mais complications, à notre sens, moins nombreuses et moins difficiles que celles qui se dressaient au XVII1e siècle de l'ère chrétienne, quand ce même peuple, après une existence de quatre mille ans et une nouvelle captivité de près de deux mille, allait enfin sortir de ses juiveries, de sa séquestration et de sa réserve providentielle.




CHAPITRE II



LE PAYS DE L'ÉMANCIPATION



I. Conduite attentive de la Providence dans les vicissitudes du peuple juif. Ce n'est pas indifféremment qu'un pays va être choisi pour devenir le point de départ de l'émancipation de ce peuple dans le monde entier. - II. Choix de ce pays : la France. Au point de vue religieux, le choix de la France complète les mystérieuses harmonies que Dieu a établies entre elle et la Judée. - III. Au point de vue politique, la France est la seule nation capable de prendre en mains la cause de l'émancipation des israélites. - IV. Mais si elle a des aptitudes que les autres nations n'ont pas pour la réussite de cette œuvre de miséricorde, elle est, par contre, la plus exposée à résoudre à la légère le problème des difficultés énumérées dans le chapitre précédent. Un seul moyen d'échapper à ce péril : le coup d'oeil et la direction du Roi.



I



Les dons de Dieu sont sans repentance, Quoique rejeté, le peuple juif n'a pas cessé d'être l'objet d'une protection divine particulière. Il semble que durant ces dix-huit siècles la Providence ait agi à son égard comme une mère qui ferait parvenir, en secret, des secours à un fils coupable que la justice paternelle a chassé et tient à l'écart. Pascal, considérant ce peuple, disait : Il attire mon attention par quantités de choses admirables et singulières..... Entre autres singularités, c'est un peuple tout composé de frères. Cela est unique. Et encore. : « Ce peuple n'est pas seulement considérable par son antiquité ; mais il est encore singulier en sa durée, qui a toujours continué depuis son origine jusque maintenant (16)... » Ces singularités qui étonnaient Pascal ne sont pas autre chose qu'une attestation de la non-repentance de Dieu à l'égard du peuple qui a porté son nom ; elles sont ces secours donnés en secret à un fils coupable, mais toujours aimé.

Les singularités qui vont apparaître dans l'émancipation ou l'entrée des juifs dans la société des Nations modernes ne sont pas des moins étonnantes.

Tout d'abord, - ce n'est pas indifféremment qu'un pays va être choisi pour devenir le point de départ de cette émancipation. Quel sera ce pays ? Assurément Dieu le choisira avec le même soin qu'il mit à choisir Cyrus, à choisir Rome, lorsqu'il voulut soit délivrer, soit punir son peuple.

Chose remarquable, plus de 150 ans avant sa naissance, Cyrus, le grand libérateur qui mit fin à la captivité du peuple de Dieu à Babylone, fut annoncé par son nom ; Dieu le fit nommer par Isaïe : C'est moi qui dis à l'abîme (à l'Euphrate) : Épuise-toi, je mettrai tes eaux à sec ; moi qui dis à Cyrus : Vous êtes le pasteur de mon troupeau, et vous accomplirez ma volonté en toutes choses (17).

Pareillement, 1451 années avant qu'il fondît sur Jérusalem comme un aigle pour la détruire de fond en comble, le peuple romain fut désigné par Balaam Ils viendront de l'Italie sur des galères à trois rames ; ils réduiront les Hébreux à la plus affreuse désolation (18).

Cyrus choisi et nommé 150 ans avant sa naissance pour faire sortir Israël de la captivité de Babylone ; les légions romaines désignées 1451 ans avant qu'elles se présentent pour punir le déicide : n'est-ce pas très remarquable ? n'est-ce pas l'attestation d'une particulière providence dans les vicissitudes de ce peuple ? Vienne donc l'heure de l'introduire dans la société et la vie commune des Nations et de faire crouler définitivement le mur de séparation un événement aussi considérable ne s'accomplira pas sans qu'il y ait un pays spécialement choisi par la Providence, et en quelque sorte prédestiné à ce grand œuvre.

Quel est ce pays ?



II



C'est la France.

Lorsqu'on étudie, en les comparant l'une avec l'autre, la France et la Judée, on est frappé des singulières et mystérieuses harmonies que Dieu s'est plu à établir entre les deux pays.

La Terre promise et la terre de France !

Toutes les deux le plus heureusement situées, et les deux plus belles régions que le soleil éclaire dans sa course.

Toutes les deux centres du monde et de la vie des nations, l'une dans les temps anciens, l'autre dans les temps nouveaux.

Toutes les deux présentant aux regards de l'histoire les deux plus augustes familles de rois qui aient jamais régné : ici David avec sa postérité ; là Clovis, Charlemagne, saint Louis et leurs descendants.

Toutes les deux la terre des lis : le lis de Jessé et le lis de France.

Toutes les deux terres de Marie : l'une comme sa patrie, l'autre comme son royaume.

Toutes les deux habitées par deux peuples supérieurs à tous les autres, par les dons de l'esprit et les qualités du cœur.

Toutes les deux enfin, ornées de la même devise : car la devise de Judée était celle-ci : Digitus Dei est hic, dans ce qui m'arrive, c'est le doigt de Dieu. Et la devise de France dit : Gesta Dei per Francos, les gestes de Dieu par les Francs.

Telle fut la Terre promise, et telle est la terre de France.

Si de la physionomie des deux contrées et des deux peuples, nous passons à leur histoire, les similitudes ne sont pas moins étonnantes. À la Judée revient l'honneur d'avoir préparé l'avènement du Messie et d'avoir porté son berceau ; à la France revient celui d'avoir étendu son règne et protégé son Église. Elles sont, avec Rome, les deux seules nations qui aient eu le glorieux rôle d'être chargées de l'universel, c'est-à-dire des intérêts de l'humanité : la nation juive, par le Messie qu'elle a présenté à toute la terre ; la nation française, par son action au service de l'Église catholique et romaine.

Aussi, dans les épisodes de guerre des deux peuples, au moment du péril, le même secours extraordinaire leur a été envoyé des libératrices. Débora, Judith, Esther, ont apparu chez le peuple d'Israël ; Clotilde, Geneviève, Jeanne d'Arc, ont apparu chez le peuple de France. Pareille phalange guerrière n'a passé chez aucun autre peuple. Il n'y a qu'en Judée et en France où Dieu ait envoyé ces héroïnes, fortes et ravissantes créatures !

La ressemblance est tellement frappante, qu'elle se rencontre, hélas ! jusque dans les fautes. Si Israël a dressé la croix sur le Golgotha, le peuple de France devait dresser l'échafaud de Louis XVI et asseoir une courtisane sur les autels du Dieu d'amour...

Or, en présence d'une si parfaite similitude de qualités, de dons, de gestes, de tendances, comment s'étonner, bien mieux, comment ne pas admirer, que le pays de France ait été choisi pour devenir le promoteur de l'émancipation d'Israël ? N'est-ce pas le complément, le couronnement des précédentes harmonies ? La phase de réconciliation entre Israël et le reste du monde doit arriver, c'est prédit. Aussi, lorsqu'on voit, le peuple de France, si providentiellement semblable à celui de Judée, prendre en mains la cause de l'émancipation juive, instinctivement on se dit : C'est un frère qui va chercher son frère, pour le ramener au sein de la famille !... Sans doute, l'embrassement fraternel n'aura lieu, sincère et émouvant, qu'au sein de l'Église ; c'est l'Église qui attirera dans ses bras, pour les réconcilier définitivement, Israël et les autres peuples ; mais la Providence se sert des causes secondes ; et la noble France aura été choisie pour préparer la réconciliation !



III



Aux considérations religieuses il est nécessaire d'adjoindre les considérations politiques. Envisagée politiquement, la cause de l'émancipation juive réclamait également la France comme point de départ.

On a fait, de la nation française, cet éloge bien mérité : « Il y a des entreprises que seule la France est en état d'accomplir, des résolutions magnanimes que seule elle ose concevoir. Seule, elle peut à un certain jour prendre en mains la cause commune et combattre pour elle. Et si elle est sujette à des chutes profondes, elle a des élans sublimes qui la portent tout à coup jusqu'à un point qu'aucun autre peuple n'atteindra jamais (19). » L'émancipation juive faisait partie de ces entreprises qui ne réussissent que par une résolution magnanime aussi était-ce vers la France que les fils d'Israël, dispersés dans toutes les régions du globe, tournaient instinctivement leurs regards, à la fin, du XVIIIe siècle. Depuis leur sortie de Palestine, ils regardaient vers l'Orient ; ils regardent maintenant vers la France !

L'Angleterre avait entrepris, la première, de les émanciper, et elle n'avait pas réussi. En effet, disent les historiens, « en 1753, sous le règne de George II, une première tentative d'émancipation des juifs eut lieu en Angleterre ; le ministère Pelham fit voter un bill qui permettait au Parlement de naturaliser les juifs établis depuis trois ans dans le pays ; mais l'opposition jalouse du commerce de Londres et les clameurs de la populace amenèrent l'abrogation de cette loi dès l'année suivante (20). » Qu'est-ce donc qui avait manqué à l'Angleterre pour cette réussite ? Une qualité qui distingue la France, la magnanimité, l'oubli de soi. Dans les froides régions qu'elle habite, l'Angleterre est la tête du monde politique, dont la France est le cœur. L'Angleterre calcule pour soi ; la France se résout et s'élance pour les autres.

En supposant qu'elle eût été confiée à d'autres nations de l'Europe, la cause de l'émancipation juive n'eût pas trouvé, très probablement, meilleure chance d'aboutir. Elle ne se fût point heurtée, peut-être, à de froids calculs comme, en Angleterre, mais à d'autres obstacles et inconvénients.

Par exemple, l'Espagne. Ne présentait-elle pas l'inconvénient des souvenirs de l'Inquisition ? Les juifs n'ont jamais oublié la lugubre journée de l'année 1492, où tous ceux des leurs qui habitaient l'Espagne durent ensemble, hommes, femmes, enfants, vieillards, sans armes, sans défense, refluant de toutes les parties du royaume, prendre le chemin de l'exil, n'ayant d'autre refuge que celui que le sort viendrait leur offrir. « J'ai vu, dit un historien, des juifs donner une maison pour un âne, et une vigne pour un peu de drap ; d'autres avalaient leur or pour l'emporter. » Les juifs n'ont jamais oublié cette terrible année. Du reste, depuis lors, aucun d'eux n'habitait plus le sol espagnol. La cause de l'émancipation juive ne pouvait donc être proposée à l'Espagne.

Mais à l'Italie ?

L'Italie est la forteresse des institutions du passé. La Papauté, dans sa prudence, n'appelle ni ne crée les événements ; elle les reçoit de la main de Dieu qui les produit ou les permet, se bornant, lorsqu'ils sont accomplis, à se conduire envers eux selon les règles ordinaires de la sagesse chrétienne.

Mais l'Allemagne, mais l'Autriche, ne pouvaient-elles être choisies pour l'œuvre de miséricorde ?

Dans ces deux contrées, le nombre des juifs agglomérés se montait à plusieurs millions. L'émancipation de ce nombre eut effrayé.

La France, seule, ne présentait aucun de ces inconvénients.

Ses sévérités d'autrefois à l'égard des israélites n'avaient pas été aussi excessives que celles de l'Espagne ;

Leur nombre, qui se montait à plusieurs millions dans les contrées allemandes, n'atteignait guère, dans son sein, qu'une centaine de mille ;

Si elle se décidait à prendre en mains leur cause, à coup sûr, elle ne l'abandonnerait pas en route, comme avait fait l'Angleterre ;

Enfin, n'était-ce pas elle qui, alors que Rome et l'Italie se montraient passives à l'égard des événements, avait été chargée bien des fois par la Providence de les créer, de les susciter ?

L'émancipation des juifs trouvait donc en France son milieu favorable. S'il est vrai que les nations, à l'instar des individus, ont chacune leur ange, c'est à l'ange de France qu'il fut dit dans les cieux : Ô France, deviens, pour les restes d'Israël, le point de départ des miséricordes !



IV



Les plus belles choses, ici-bas, ont leurs ombres, et les êtres les plus parfaits, leurs faiblesses.

S'il était avantageux aux israélites que la France prît l'initiative de leur émancipation, il faut reconnaître, toutefois, que, nonobstant sa qualité de fille aînée de l'Église, la Nation française n'était pas la plus apte à côtoyer sans péril les difficultés de l'entreprise, et que, conséquemment, il y avait lieu de trembler pour les intérêts du peuple chrétien. N'est-ce pas un paradoxe ?

Hélas ! non.

En effet, cette question exigeait (nous l'avons vu dans le chapitre précédent) extraordinairement de circonspection, d'examen, d'habileté, de telle façon qu'en voulant être utile aux israélites ; on ne fût pas exposé à nuire aux chrétiens. Or la précipitation française, la légèreté française, n'étaient-elles pas précisément le contraire des dispositions requises ? Voici que la fougue d'un Mirabeau se prépare et s'amasse dans l'ombre en faveur des israélites : ne faudrait-il pas, en regard, un Fabius Cunctator pour sauvegarder les intérêts du peuple chrétien ? L'esprit public était inquiet ; il demandait des éclaircissements, des garanties, des précautions : la France était-elle bien capable de rechercher ces éclaircissements, de discuter ces garanties, d'adopter ces précautions ? Qu'il nous soit permis de répondre franchement : Oui, mais avec le Roi à sa tête !

Avec le Roi à sa tête, la France sera capable de résoudre convenablement et de conduire à bonne fin cette entreprise si délicate et si complexe de l'émancipation des juifs ;

Avec le Roi à sa tête, elle sera capable de faire la part de la pitié pour les morts de la maison d'Israël, et la part de la sauvegarde pour les enfants vivants de la maison de Dieu ;

Mais si malheureusement la France vient à se passer du Roi, fatalement la solution deviendra tout autre ; car, à côté des plus brillantes qualités, tous les défauts du tempérament, français concourront à résoudre la question ; à côté de l'élan, la précipitation ; à côté de la générosité, la légèreté ; à côté de la magnanimité, l'imprévoyance. Si une nation a besoin d'être contenue par la monarchie pour ne pas se tromper ou dépasser le but, c'est bien la France. Dans son magistral traité de la Politique tirée des propres paroles de l'Écriture Sainle, dédié à Monseigneur le Dauphin, Bossuet a inscrit et développé ces chapitres : le gouvernement monarchique est le meilleur ; l'autorité royale est paternelle ; le prince doit prévoir ; il doit être attentif ; il doit consulter les temps passés ; le prince doit étudier la loi de Dieu ; il est exécuteur de la loi de Dieu ; il doit procurer que le peuple soit instruit de la loi de Dieu ; la justice est le vrai caractère d'un roi, et c'est elle qui affermit son trône ; la clémence est la gloire d'un règne. Pareil exposé témoigne éloquemment que le roi de France et vraiment le père de famille. Héritier de l'expérience de seize siècles de monarchie, plein de sollicitude pour son peuple et pour la chrétienté, il veille, en même temps qu'il sait encourager la marche en avant. Il encouragera les élans de l'esprit moderne dans sa pitié vers les restes d'Israël, mais il contiendra ces élans dans les bornes de l'intérêt chrétien et de l'intérêt français.

Il faut donc conclure, relativement au pays de l'émancipation, que, pour examiner la cause des israélites, aucun pays ne valait la France comme tribunal, à condition que ce tribunal eût pour président : le Roi.




(1) Épître aux Galates, III, 23, 24.

(2) Les Pères de l'Église, en particulier saint Chrysostome, disent que la loi mosaïque a été au Christ ce que le pédagogue est au précepteur, au Maître. Le pédagogue est celui qui a soin de la première éducation de l'enfant et redresse ses actions. Ainsi a fait la loi mosaïque. Et de même que le pédagogue n'est pas opposé au précepteur, mais aide à sa tâche en lui amenant son élève bien préparé ; de même la loi mosaïque s'efforçait de préparer le peuple juif à l'enseignement supérieur du Christ, en l'instruisant des premiers éléments de la religion et en le reprenant de ses défauts.

(3) Actes des Apôtres, III, 14, 15, 17.

(4) Allusion à la célèbre prophétie d'Osée : Durant de longues années, les enfants d'Israël demeureront sans roi, sans prince, sans sacrifice, sans autel. Os., III, 4.

(5) GRÉGOIRE, Essai sur la régénération des juifs, p. 130.

(6) L'expression de ce préjugé est bien formulée dans une des strophes de la chanson populaire du Juif-Errant. Jésus, poussé brutalement par le juif au moment où il veut se reposer avec sa croix sur le seuil de la porte, lui dit :

Tu marcheras toi-même

Durant plus de mille ans ;

Le dernier jugement

Finira ton tourment.

(7) Pétition des juifs à l'Assemblée nationale, le 28 janvier 1790, p. 102.

(8) BASNAGE, liv. IV, chap. XVIII. Beaucoup d'ordonnances des Papes et des Conciles en font foi.

(9) Il y a là-dessus des faits incontestables, et la ville de Saint-Dié en conservait encore en 1790 un monument authentique. « Le duc de Lorraine chassa de cette ville tous les juifs à cause du crime de celui qui avait profané une sainte Hostie. Sa maison fut vendue. Elle appartient actuellement au Chapitre. En mémoire de cet événement, tous les ans, le locataire, en manteau noir, va seul à l'offrande le jour du Vendredi-Saint, et pose sur l'autel une boite contenant un millier d'hosties pour être consacrées. » (Les Juifs d'Alsace (1790), p. 82. - GRÉGOIRE, Essai, etc., p. 201,)

(10) Surtout, de la page 158 à la page 194.

(11) Dissertation sur cette question : Est-il des moyens de rendre les juifs plus heureux ? par Thierry, avocat au parlement de Nancy, 1788, p. 43.

(12) Lettre adressée à M. Dupré de Saint-Maur, le 18 avril 1789, par M. David Gradis, chef de la maison de commerce la plus importante de Bordeaux (Hist. des juifs de Bordeaux, par Malvezin, p. 254).

(13) Ibid., p 252-253.

(14) Réflexions tirées de l'ouvrage : Les Juifs d'Alsace, lisez et jugez : (l790) p. 141-145.

(15) Ibid., p. 145.

(16) Pensées.

(17) Isaïe, XLIV, 27, 28.

(18) Nombres, XXIV, 24.

(19) TOCQUEVILLE, Mélanges.

(20) HALEVY, Hist. des juifs modernes, p. 245-6 ; MALO, Hist. des juifs, p. 405-8 ; THÉOD. REINACH, Hist. des israélites, p. 346 ; Écrit de MIRABEAU, de l'Acte de naturalisation porté en 1753 dans la Grande-Bretagne en faveur des juifs, faisant suite à son écrit sur Moïse Mendelsshon.