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CHAPITRE VII



FORMATION DE LA SOCIÉTÉ HUMANITAIRE

AUTRE ÉLÉMENT DE FORMATION : UNE PETITE TROUPE DE JUIFS

AVANCÉS.




I. Ce que sont les israélites avancés. Différence capitale entre eux et les chrétiens dégénérés : laquelle ? Leur rôle d'intermédiaires entre leurs coreligionnaires plus timides et la nouvelle société qui se forme, - II. Quels furent, parmi ces israélites ou leurs alliés, les initiateurs de la marche en avant. Quatre principaux : Lessing ; la parabole des trois anneaux ou tolérance réciproque des trois religions juive, chrétienne, musulmane. - III. Mendelssohn. le plus remarquable israélite des temps modernes. Il crée toutefois des voies nouvelles en Israël : alarmes des rabbins ; la jeunesse israélite allemande s'y engage, elle s'égare. - IV. Dohm, de Prusse ; importance capitale de son livre de la Réforme de la situation politique des juifs ; ce livre a été, dans son influence occulte, le pendant du Contrat social de Rousseau. - V. Cerfbeer. le héros du siège de Strasbourg. Concert d'action entre Mendelssohn, Dohm et Cerfbeer. - VI. Un homme d'une grande puissance vient servir cette marche en avant : Mirabeau. Ses attaches intimes avec les sociétés secrètes et les juifs de Berlin. Il prépare à la fois la Révolution et l'émancipation des israélites.



I



Vers la fin du XVIIIe siècle, un certain nombre d'israélites notables, les uns en Allemagne, les autres en

France, commençaient à trouver bien restreinte la vie à l'écart dans les juiveries. Ils aspiraient, tout bas, à voir finir l'isolement social dans lequel leur race avait été jusqu'alors confinée, et s'était confinée elle-même. Ils n'auraient pas voulu cependant, pour trouver cette vie plus large, recourir à l'appui des sociétés secrètes ; non car il y a dans leur conduite trop de religion, d'honnêteté et de droiture. Ils pourront profiter des actes de ces sociétés, de leurs complaisances occultes, mais sans conspirer avec elles. Ces israélites sont épris du philosophisme, charmés de la philanthropie : ils souhaitent que, sous le sceptre de ce roi et de cette reine, le judaïsme trouve le moyen de vivre en bon accord aver tout le reste du genre humain. Si pour y parvenir il faut faire des avances, ils les feront.


C'est là le petit groupe de juifs avancés, ainsi nominés à cause de leurs idées qui sont nouvelles en Israël, et à cause aussi des démarches qu'ils sont disposés à entreprendre.

Parallèlement au judaïsme perverti que nous avons vu s'allier avec les sociétés secrètes se place donc un autre judaïsme, qui forme une sorte de pénombre, de passage gradué du clair à l'obscur, extrêmement favorable à la société humanitaire. L'Esprit de mensonge ne se complaît-il pas, pour faire ses dupes et ses victimes, dans les ménagements et le transitions ?

Autre caractère à signaler dans la physionomie de ce petit groupe, caractère qui s'aperçoit même chez les israélites des sociétés secrètes : dans leurs avances, il y aura toujours une limite, derrière laquelle se retrouve et se dresse le vieux judaïsme. Ils n'abandonnent pas leurs fortes positions séculaires : prudence que n'imitent pas les chrétiens dégénérés. On se méprendrait fort si l'on s'imaginait que dans la formation de la société humanitaire les juifs, qui s'y sont rencontrés avec ces chrétiens, les ont imités dans le mépris et l'abandon de leurs convictions religieuses. Loin de là. Il y a cette différence capitale entre chrétiens et juifs qui s'abouchent vers la fin du XVIIIe siècle, que les premiers font complètement litière de leurs traditions catholiques et mœurs évangéliques, tandis que les seconds s'abstiennent soigneusement d'abandonner leurs traditions sinaïques, et surtout le lien de race. Ils pourront sans doute, par la suite surtout, varier sur l'interprétation à donner au Messie qu'ils attendent toujours et sur le puis ou moins de valeur de certaines pratiques rituelles ; mais le Décalogue de Moïse, ils le gardent ; le dogme de l'unité de Dieu, ils le gardent ; la robuste constitution de la famille israélite, ils la gardent ; l'union fraternelle, ils la gardent, et ils gardent aussi l'espoir de la domination universelle. Toutes ces réserves constituent une force immense avec laquelle ils entrent dans la société humanitaire, tandis que les chrétiens dégénérés ou simplement philosophes livrent tout.

Le petit bataillon de juifs avancés prêterait à des études fort intéressantes. Nous bornant à les indiquer, nous signalerons encore ce troisième caractère ils ont été les intermédiaires entre la grande société civile et l'étroite société des juiveries. Chose surprenante, quand ils entreprirent le rapprochement, ils trouvèrent peut-être moins d'obstacles du côté de la première que du côté de la seconde. Auprès de la société civile, le pont-levis n'était que trop abaissé, dans les croyances affaiblies et les mœurs dégénérées. Il ne l'était pas auprès du peuple enfermé dans les juiveries, lequel était resté défiant, timide, soupçonneux. N'est-ce pas toujours le résultat du malheur et de la servitude ? Les juiveries qui contenaient ces pauvres gens pouvaient être assimilées à de véritables trous à rats. Aussi leurs habitants en avaient-ils adopté les allures et la timidité. Nous leur appliquerions volontiers cette jolie citation : « Les mœurs du rat sont patriarcales ; sa longue moustache blanche, ses sourcils proéminents, son regard vif et pénétrant, ses habitudes sournoises, lui donnent une physionomie à la fois fine et respectable (1). » Il s'ensuivit que, quand vint l'heure de s'aboucher avec les chrétiens, les plus décidés d'entre eux firent comme la Fontaine rapporte de ses rats :

Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête,

Puis rentrent dans leurs nids à rats,

Puis ressortent, font quatre pas,

Puis enfin se mettent en quête.


Ainsi ont cheminé les juifs, lorsqu'il s'est agi de faire une trouée pour apparaître dans la société. Une petite troupe d'entre eux, plus hardis que les autres, se sont encouragés, se sont mis en quête, et sont devenus graduellement les initiateurs de leurs frères plus timides.



II



Parmi ces initiateurs, quatre méritent qu'on en parle spécialement. Le premier, dans l'ordre chronologique, est Lessing.

Lessing (2) (1729-1781) n'est point né juif ; mais on peut dire qu'il passa avec armes et bagages sous les tentes d'Israël, attiré par l'affection qu'il porta, toute sa vie, à Mendelssohn et à la grande famille juive. Il était fils d'un pasteur luthérien. Il usa largement du libre examen, et fut réellement libre penseur, mais dans le sens le moins dur du mot. N'osant attaquer en face le luthéranisme officiel alors tout puissant, il lui fit une guerre de partisan en réhabilitant, sous divers prétextes, ou ses antagonistes ou ses victimes. De là ses prédilections pour la race juive. Il ne manqua jamais une occasion de la louer aux dépens des chrétiens. Dès sa jeunesse, il publia, à Leipzig, une petite comédie, les Juifs, essai infime d'un talent qui cherchait encore sa voie. Mais déjà les israélites y avaient le beau rôle. Enfin il couronna sa carrière par son grand drame de Nathan le Sage, où, mettant en présence les trois religions juive, chrétienne et musulmane, il combine l'action, les effets de scène, de manière à donner à son héros juif, à Nathan, la plus noble physionomie. L'islamisme et le christianisme servent de piédestal à ce juif magnanime, dont la grandeur d'âme dépasse toutes les imperfections des personnages qui l'entourent.

Nonobstant cette partialité, le drame de Nathan le Sage ne porta pas bonheur au judaïsme, car il introduisit dans ses rangs les premieres idées d'indifférence et même de scepticisme. Eu effet, la parabole des trois anneaux, qui forme le centre du drame, les amenait dans sa conclusion.

Cette parabole était déjà célèbre au moyen âge ; mais la conclusion énoncée dans le drame de Nathan est de Lessing. Les voici, l'une après l'autre.


La parabole des trois anneaux (3)


Dans les temps anciens vivait, en Orient, un homme qui tenait d'une main chère un anneau d'une valeur inestimable. La pierre était une opale, où se jouaient cent belles couleurs, et qui avait la vertu secrète de rendre agréable à Dieu et aux hommes celui qui le portait avec confiance. Il n'est donc pas étonnant que cet homme d'Orient n'ôtât jamais l'anneau de son doigt et eût pris des mesures pour qu'il restât dans sa maison... Enfin, de fils en fils, cet anneau parvint à un père qui avait trois fils. Tous les trois lui témoignaient une égale obéissance, et il ne pouvait s'empêcher de les aimer également tous les trois. De temps en temps, tantôt l'un, tantôt l'autre, tantôt le troisième, lui paraissait le plus digne de l'anneau, - c'était celui qui se trouvait à ce moment seul avec lui, quand les deux autres ne partageaient pas les effusions de son cœur, - et il eut la paternelle faiblesse de promettre successivement l'anneau à chacun d'eux. Les choses allèrent ainsi tant qu'il vécut ; mais la mort vient, et le bon père se trouve dans un pénible embarras : il souffre à la pensée de blesser deux de ses fils qui ont confiance en sa parole. Il envoie secrètement chercher un orfèvre, auquel il commande deux anneaux sur le modèle du sien, en lui recommandant de n'épargner ni peine, ni argent pour qu'ils soient pareils, absolument pareils. L'artiste y réussit. Quand il lui apporte les anneaux, le père lui-même ne peut distinguer l'anneau qui a servi de modèle. Plein de joie, il appelle ses trois fils, chacun en particulier ; il donne à chacun en particulier sa bénédiction et son anneau, et meurt... À peine était-il mort, que chaque fils arrive avec son anneau et prétend être le chef de la maison. On cherche, on dispute, on se plaint. Peine perdue : impossible de discerner le vrai anneau, - presque aussi impossible qu'il nous est, aujourd'hui, de discerner la vraie foi... Enfin les fils s'adressèrent à la justice. Chacun d'eux jura au juge qu'il tenait directement l'anneau de la main de son père, - et c'était vrai, - après avoir reçu de lui depuis longtemps la promesse d'être mis en possession des privilèges de l'anneau, - et c'était non moins vrai ! Le père, assurait chacun d'eux, ne pouvait l'avoir trompé ; et avant de laisser tomber Un pareil soupçon sur un père si chéri et si digne de l'être, chacun aimait mieux accuser ses frères de fraude, quelque heureux qu'il eût été de ne penser d'eux que du bien...


CONCLUSION DE LESSING. - Si vous voulez mon conseil et non ma sentence, dit alors le juge, prenez les choses comme elles sont. Puisque chacun de vous tient sou anneau de son père, que chacun croie fermement que son anneau est bon. Peut-être votre père n'a-t-il pas voulu supporter plus longtemps dans sa maison la tyrannie d'un anneau unique. Et certainement il vous aimait tous trois, et vous aimait également, puisqu'il n'a pas voulu déprimer deux de vous pour en favoriser un. Eh bien, aspirez à imiter cet amour pur et libre de préjugés. Que chacun de vous s'efforce à l'envi de mettre au jour la vertu de son anneau ! Qu'il vienne en aide à cette vertu par sa douceur, par sa cordialité, par sa bienfaisance, par son entier abandon à Dieu ! Et si alors les vertus des pierres se manifestent chez les enfants de vos petits enfants, d'ici à mille et mille ans, je vous cite de nouveau devant ce tribunal. Alors y siégera un plus sage que moi, qui rendra la sentence. Allez !

Ainsi parla le juge, modestement.

Sous une apparence de bonhomie, combien cette conclusion est perfide !

Les trois anneaux symbolisent les trois religions juives, chrétienne et musulmane ;

Lessing leur conseille la tolérance réciproque, mais avec quels outrages à la Divinité représentée par ce père faible et réduit à tromper ses enfants !

Non, la Vérité éternelle ne se joue pas ainsi des hommes !



III



Moïse Mendelssohn (1729-1786) fut l'élève de Lessing (4).

Mendelssohn apparaît, sans contredit, comme la plus imposante figure juive des temps modernes. On le surnommait, à Berlin, le Socrate de l'Allemagne. Nul autre écrivain allemand, en effet, ne sut, à cette époque, revêtir la pensée philosophique d'une élégance plus simple et plus noble à la fois, sous la forme épistolaire ou du dialogue. Deux choses intéresseront le lecteur sur cet honnête Mendelssohn, la simple histoire de son mariage et son rôle de conciliateur entre israélites et chrétiens.

Moïse Mendelssohn était fort laid malgré ses yeux expressifs et doux. Sa taille, contournée et rabougrie, était défigurée à tout jamais par une bosse énorme. La fille d'un de ses coreligionnaires, riche négociant de Hambourg, Mlle Guggenheimn, lut ses livres et s'éprit de l'auteur.

Guggenheim rencontra Mendelssohn aux bains de Pyrmont, lui fit promettre de venir le voir à Hambourg et le présenta à sa fille. L'entrevue fut embarrassante. Évidemment Mendelssohn était tout autre que l'enthousiaste jeune fille se l'était figuré. Aussi, le lendemain, le futur beau-père, recevant en tête à tête Mendelssohn dans ses bureaux, balbutiait, à propos des singularités des jeunes filles, des phrases vagues qui déguisent maladroitement une vérité désagréable.

Mendelssohn alla héroïquement droit au but. « C'est parce que je suis bossu, lui dit-il. Eh bien, soit ! N'en parlons plus. Permettez-moi seulement de prendre congé de votre fille. »

La permission accordée, Mendelssohn alla rendre cette visite qui, dans sa pensée, devait être la dernière. La jeune fille travaillait près d'une fenêtre et n'osait lever les yeux de dessus son ouvrage. Mendelssohn n'osait la regarder. Un peu plus et l'on se quittait sans s'être même aperçu.

Tout à coup la jeune fille hasarda cette question étrange :

« Pensez-vous, Monsieur, que les mariages soient écrits au ciel ! »

« - Sans aucun doute, répliqua Mendelssohn. Vous savez que d'après la tradition du Talmud, quand on envoie une âme du haut du ciel, on proclame en même temps le nom de celle qui doit lui être unie sur la terre. Il en fut ainsi à ma naissance ; mais on me fit connaître en même temps que ma femme serait défigurée par une bosse formidable. Grand Dieu ! criai-je alors, laisse à ma femme sa taille et sa beauté et donne-moi la bosse qui lui ôterait ses charmes. »

La jeune fille comprit qu'elle serait heureuse ; elle leva les yeux sur Mendelssohn, et le mariage fut conclu (5).

Quand au rôle délicat de conciliateur entre ses coreligionnaires et les chrétiens, Mendelssohn le remplit toute sa vie, et le fit consister, d'une part, à relever les juifs dans l'opinion, et, d'autre part, à éclairer ses coreligionnaires sur les obstacles à leur rapprochement avec la société. La première partie de sa mission fut assez facile à remplir, car il ajoutait à l'autorité de ses écrits l'exemple de sa conduite. II écrivait à Lavater : « C'est par la vertu et non par des écrits de controverse que je voudrais réfuter l'opinion méprisable qu'on a des juifs (6). » Mais dans le rapprochement de ses coreligionnaires avec la société le pas fut assez glissant pour lui. Fidèle aux observances mosaïques et aux prescriptions talmudiques, il ne pouvait, sans une inconséquence qui eût été heureuse, chercher dans le christianisme un pont de jonction : il le chercha dans le philosophisme. Disons plus justement dans la philosophie. Cat' la philosophie, souillée et comme perdue au XVIIIe siècle dans le philosophisme, retrouva dans les pensées et sous la plume de ce fils d'Israël la distinction qu'elle avait eue au temps de Socrate et de Platon. Son Phédon (7) exprime cette renaissance, hélas ! d'un jour. Ce fut plutôt sa philanthropie, ou philosophisme pratique, qui devint son écueil. Les israélites, ses coreligionnaires, ne connaissaient guère la Bible, en particulier le Pentateuque. « Les interprètes rabbiniques et cabalistes en avaient défiguré le sens simple et primitif au point de faire dire à ce code tout, excepté son véritable contenu (8), » Mendelssohn en entreprit, pour ses enfants, une traduction en langue allemande et la livra ensuite au public. Première traduction juive allemande qui eût encore paru, elle allait populariser la lecture de la Bible et l'usage de l'allemand parmi les israélites ; ce fut un événement (9).

Les rabbins, surtout ceux de Pologne, se persuadèrent qu'un incendie philosophique léchait déjà les murs des juiveries et en menaçait les habitudes. Ils avaient peut-être raison. « Ils prévoyaient que la jeunesse juive apprendrait la langue et la littérature allemandes, au détriment de l'étude de l'Écriture et du Talmud (10). » La lecture du Pentateuque traduit par Mendelssohn fut donc défendue à Furth, en juin 1779, et, le 17 juillet suivant, la peine de bannissement de la Synagogue fut décrétée à Hambourg contre quiconque userait de ce Pentatenque (11).

En dépit de cette sévérité, toute la jeunesse israélite de l'Allemagne se rangea avec enthousiasme du côté de Mendelssohn et se nut à étudier avec ardeur. « La délivrance interne des juifs date de cette époque (12) », a-t-on dit. On se trompait c'était sa dissolution ! En effet, attendu que la philosophie privée du secours de la foi catholique aboutit des sommets enveloppés de nuages ou à des précipices, cette jeunesse, en devenant savante, devint aussi, après la mort de Mendelssohn, téméraire ou licencieuse, et se confondit avec celle que nous avons rencontrée dans les sociétés secrètes, sous le nom de Cercle avancé de Berlin (13).

Pour Mendelssohn, la douleur qu'il avait ressentie des doutes élevés par les rabbins sur son orthodoxie avait hâté sa fin (14). Son dernier écrit fut consacré à l'amitié. Un libellé avait attenté à la mémoire de Lessing, son ami et son maître, qu'on accusait d'athéisme. Mendelssohn entreprit sa défense ; mais il s'éteignit subitement sur un canapé en face du buste de Lessing, dont il écrivait l'apologie (15) (1786).

Il fut donc, à son insu peut-être, uniquement par désir de trouver un moyen de rapprochement, le promoteur du rationalisme en Israël (16)

. L'influence de ses idées sur les destinées du judaïsme moderne sera considérable. Plut à Dieu qu'elle fût demeurée solitaire !

Mais une autre influence va s'adjoindre à la sienne, le reconnaissant, sinon comme son inspirateur, du moins comme son protecteur : celle du livre de Dohm.



IV



Guillaume Dohm est un archiviste au service de S. M. le roi de Prusse et secrétaire au département des affaires étrangères. Halévy et autres historiens juifs l'appellent « l'immortel Dohm », qui du vivant de Frédéric éleva le premier la voix contre les odieux préjugés sous l'empire desquels les juifs gémissaient (17). Son écrit De la Réforme politique de la situation des juifs, 1781, aura une portée immense. Ce livre sera, dans un sens, le pendant du Contrat social de Rousseau. Les conclusions que la lecture du Contrat social a fait tirer, la Réforme politique de Dohm les transporte dans la question juive et exige leur réalisation. Ce sont deux volcans qui s'allument, l'un chez les Nations, l'autre en Israël, et qui mêlent leur lave.

Il est donc important de faire connaître le livre prussien.

Il présente, avant tout et d'un bout à l'autre, l'apologie de la race juive et l'explication, avec circonstances atténuantes, de ses défauts. « Les juifs ont été réduits à la triste position de n'être plus ni hommes ni citoyens, par la seule raison qu'on s'obstinait à leur refuser les droits de l'homme et ceux du citoyen (18). » Nous n'insisterons pas sur ce point de vue.

Mais voici les côtés redoutables de ce livre, vaguement compris à l'époque où il partit, auxiliaires des formidables tempêtes qui se préparaient dans l'ombre.

A. Il est adressé et dédié aux souverains, presque comme un programme que la Révolution rendra obligatoire. Dohm exhorte tous les gouvernements « à augmenter le nombre des bons citoyens en ne forçant pas les juifs à être pires que les autres (19) ». - « J'oserai dédier cet écrit respectueusement aux souverains, et je me tiendrai suffisamment récompensé si j'ai été capable de diriger leurs regards sur un objet qui paraît leur avoir échappé jusqu'à présent et si digne cependant de les fixer (20). » Comme si les soins des souverains ne s'étaient pas exercés sur les juifs, en même temps que leur vigilance !

B. Il étale la théorie de l'État indifférent en religion neutre, athée, et, ce qui est plus grave, dominateur de toutes les religions. « Le grand et noble emploi du gouvernement consiste à mitiger les principes exclusifs de toutes ces différentes sociétés (catholiques, luthériennes, sociniennes, mahométane), de façon qu'elles ne tournent point au préjudice de la grande société (21). » - « Que le gouvernement permette à chacune de ces petites sociétés particulières d'avoir l'esprit de corps qui lui est propre, de conserver même ses préjugés quand ils ne sont pas nuisibles mais qu'il s'efforce d'inspirer à chacun de ses membres un degré plus grand d'attachement pour l'État et il aura atteint le grand but qu'il lui convient d'avoir en vue, quand les qualités de gentilhomme, de paysan, de savant, d'artisan, de chrétien et juif seront toutes subordonnées à celle de citoyen (22) » C'est la neutralité athée. Qu'on observe que cela s'écrit en 1781.

C. Il passe l'éponge de l'oubli sur le sang du Golgotha. « Le juif est plus homme encore qu'il n'est juif (23). » « - Les principes d'exclusion, également contraires à l'humanité et à la politique, qui portent si visiblement l'empreinte des siècles obscurs qui les ont vu naître, sont tout à l'ait indignes de la lumière qui caractérise le nôtre, et depuis longtemps on aurait dû cesser de les suivre. Nos États, maintenant solidement établis, doivent recevoir à bras ouverts tout citoyen qui se conforme aux lois et qui, par son industrie, augmente les richesses de l'État (24). »

D. Il proclame la substitution de l'État à l'Église pour les soins à donner aux générations humaines. Qu'un citoyen soit libre de suivre ses propres lumières en matière de foi, il n'en aimera que davantage l'État qui lui permet de jouir de cette liberté, et les traits du fanatisme s'émousseront. » - « Les dogmes « sacrés trouveront toujours de plus en plus de difficultés à inspirer à leurs sectateurs des principes exclusifs, quand l'État embrassera ceux-ci en général avec une affection égale et dégagée de toute prévention (25). »

E. Il avertit le clergé catholique d'avoir à se taire quand les juifs seront invités à entrer dans la société civile, et le menace, s'il s'y oppose. « Si les Ministres d'une religion qui ne prêche que la charité étaient assez peu charitables, assez aveugles, pour déconseiller un traitement plus humain envers une secte qui a donné l'origine à la leur, on sait quels sont aujourd'hui les droits des souverains. Il ne convient pas même à la religion favorisée exclusivement jusqu'à présent, et qu'on nomme la dominante, qu'elle dispute avec le gouvernement s'il accorde à d'autres religions des privilèges semblables. Quel bonheur pour l'humanité et pour les pays si ce grand principe n'avait jamais été perdu de vue ! Espérons pourtant des ministres de la religion dominante qu'il ne sera que rarement nécessaire aujourd'hui de leur rappeler ce principe important. Mais si cela devait être nécessaire, la sagesse du gouvernement qui a formé des plans judicieux de bienfaisance saura bien les exécuter sérieusement et avec vigueur (26). » C'est par ces menaces que se termine le livre de Dohm.

Encore une fois, tout cela s'écrit en 1751, huit ans avant la Révolution française, et c'est de Prusse que part ce programme en faveur du. judaïsme. La Providence permet que l'émancipation des juifs se prépare de la sorte au lieu même où Luther a prétendu émanciper la raison. On se débarrasse du devoir de la reconnaissance envers Jésus-Christ au même endroit où l'on s'est débarrassé de l'obéissance due à l'autorité du pape. Dohm présente à la signature des souverains le complément de l'œuvre de Luther.

Ce livre est donc bien le pendant du Contrat social. Il a influé, sans qu'on s'en doute et plus qu'on ne pourrait dire, sur l'ouverture de la Révolution. Il fera cesser les scrupules religieux et les hésitations de beaucoup de juifs. Il est le clairon de la cause juive, le signal du pas en avant (27)

.



V



Mais à la révélation de la doctrine redoutable de ce livre, il importe d'ajouter, comme nouveaux traits de lumière, les péripéties de sa publication. Nous retrouvons, à cet endroit de l'histoire, non seulement Mendelssohn, mais le fameux Cerfbeer, héros du siège de Strashourg, dont nous avons tracé, dans la première partie de notre ouvrage, le portrait, le rôle et l'influence.

Les péripéties de cette publication sont très curieuses. « Les juifs d'Alsace s'étaient adressés à Mendelssohn (28), et l'avaient prié de rédiger un mémoire qui devait être soumis au conseil d'État de Louis XVI, afin d'engager ce corps à envisager avec pitié leur position malheureuse. Le philosophe et régénérateur juif se refusa à faire lui-même cette rédaction, persuadé qu'elle n'eût pas abouti ; il pensait, avec juste raison, qu'il fallait, pour combattre ces préjugés avec efficacité, la plume d'un non israélite, comme il le dit lui-même dans une de ses lettres au baron de Hirschen. Dans ce but, il s'adressa au jeune Dohm, qui vivait à Berlin en qualité de conseiller militaire et qui accepta la proposition, animé par son sentiment du bien public et par l'esprit de tolérance dont il était redevable à l'ami de Lessing. L'ouvrage fut publié à Dessau, patrie de Mendelssohn, en 1781 (29).

Voilà le trait d'union établi entre Mendelssohn et Dohm, entre les idées de l'un et le livre de l'autre ; Mendelssohn a pensé, Dohm a écrit.

Mais il y a un autre trait d'union entre Dohm et Cerfbeer.

« L'effet produit par le livre de Dohm ne se borna pas à l'Allemagne ; tous les hommes libéraux de cette époque en furent vivement touchés, et Mirabeau s'en inspira pour publier à Londres un écrit analogue. Une traduction française de Dohm parut en 1781 : elle eut un grand retentissement. »

« Par l'entremise du banquier Cerfbeer, Dohm transmit à Paris six cents exemplaires de cette traduction française. À la porte de la capitale, comme le ballot de livres avait été envoyé avant d'avoir reçu l'autorisation préalable pour entrer en France, il dut subir l'imposition des scellés afin d'être jugé. Cependant, grâce à l'intervention de l'astronome Lalande et d'autres influences considérables, Dohm, ainsi que son éditeur Nicolaï, eurent le bonheur d'obtenir, dans l'intervalle réglementaire d'un an et un jour, une décision favorable du ministre garde des sceaux de l'État ; par exception rare, il leur était accordé, non de faire entrer à Paris les susdits volumes, mais du moins de pouvoir les reprendre à la douane. »

« Lorsque les propriétaires de l'ouvrage sollicitèrent l'exécution de cette mesure auprès de la chambre syndicale, chargée de ces sortes d'affaires, elle donna pour réponse que le ballot avait été envoyé depuis longtemps à la Bastille pour être mis au pilon, c'est-à-dire, pour être anéanti : les livres devaient donc avoir été détruits et l'on ne pouvait plus satisfaire à la décision du ministre. - Nos informations verbales auprès de la famille Cerfbeer confirment l'authenticité de ce fait (30). »

De ces aveux et de ces péripéties, on est en droit de tirer les conclusions suivantes :

1° L'introduction par fraude du livre de Dohm sur le territoire français indique suffisamment que ses partisans eux-mêmes ne jugeaient pas ses pages inoffensives.

2° Les sévérités du gouvernement français qui, nonobstant les réclamations des intéressés, nonobstant la protection de Lalande et autres personnes influentes, n'autorise pas l'entrée des volumes dans Paris, mais simplement leur retrait de la douane, confirment la signification dangereuse qu'on leur trouvait.

3° Le décret de la mise au pilon, par la Chambre syndicale, fut, on n'en peut pas douter, la conséquence de cette persuasion (31).

La traduction française ne put donc se répandre librement ni abondamment ; il importait peu. Mirabeau, comme le révèle le curieux document cité, a lu le livre dans son original ou dans sa traduction, et s'en est inspiré. Quand l'heure viendra de parler des juifs devant l'Assemblée constituante. ce livre sera son programme.



VI



Le comte de Mirabeau ! voilà bien l'homme en qui viennent se résumer, comme dans une synthèse puissante, les éléments divers que nous avons constatés dans la société humanitaire qui se forme. Imbu des idées de Rousseau, voltairien dans ses mœurs, appartenant aux salons français par sa naissance, joséphiste par ses relations avec l'Allemagne, initié aux calculs du caractère anglais, il est encore celui sur lequel la Maçonnerie et la Synagogue jettent leurs yeux, l'une pout réaliser ses plans de Révolution, l'autre pout réaliser son émancipation civile.

Lorsqu'on veut comprendre Mirabeau, il faut avoir soin de l'étudier non pas seulement à Versailles et à Paris, où il apparaît formé (1789-1791), mais préalablement en Allemagne où son puissant talent reçoit sa direction (1783-1788). Le convent maçonnique de Wilhemsbad et le salon d'une juive célèbre de Berlin ont exercé une influence considérable sur l'homme qui allait ouvrir avec fracas les portes de la société humanitaire.

En effet :

Sur sa participation aux projets arrêtés à Wilhemsbad, les documents de Barruel et de Deschamps disent :

« Le comte de Mirabeau, que la Révolution française allait bientôt rendre si fameux, fut chargé de faire dominer l'illuminisme dans les loges de Paris et de la France entière. Envoyé en mission secrète à Berlin par les ministres mêmes de Louis XVI pour quelques affaires politiques, quoique sa vie n'eût été jusqu'alors qu'un tissu de trahisons et de monstrueuses immoralités, et qu'il n'eût été arraché à ses juges et à l'échafaud que par la clémence du roi, il fit sa société favorite des premiers disciples de Weishaupt, Nicolaï, Biestter, Gedicke, et ce Leuchsenring, instituteur des princes de Hesse-Darmstadt, surnommé dans la secte Leveller ou le niveleur. Il fut initié Brunswick aux derniers mystères de l'illumiuisine par Mauvillon, digne élève de Knigge et alors Professeur au collège Carolin. Mirabeau sut apprécier toutes les ressources nouvelles que le génie de Weishaupt avait su tirer pour une révolution de l'organisation de la Maçonnerie. »

« De retour en France, il commença par introduire lui-même les nouveaux mystères dans la loge des Amis réunis. Son premier collègue y fut Talleyrand, cet abbé de Périgord, bientôt après évêque d'Autun, et qui déjà se préparait à jouer le rôle de Judas dans le premier ordre de l'Église. »

« Ce fut alors que l'aréopage de Weishaupt décida que la France serait illuminée et que c'est par elle que commencerait la grande œuvre (32)... »

Voilà sur la prise de possession de Mirabeau par les conjurés de Wilhemsbad. Quant à l'influence, sur lui, du salon de la célèbre juive de Berlin, l'historien israélite allemand Graetz, bien placé pour connaître la vérité, révèle ce qui suit :

« À cette époque, il n'était bruit à Berlin que de la jeune et belle Henriette de Lemos, femme du docteur Herz, aussi remarquable par son esprit que par sa beauté. Les membres des cercles élégants affluaient dans son salon. Les diplomates s'y rencontraient entre autres Mirabeau, dans la tête duquel s'amoncelaient déjà les nuages gros d'orage de la Révolution, et pour lequel les juifs conservent une vive reconnaissance. Durant sa mission diplomatique secrète à Berlin (I786), Mirabeau était un des hôtes assidus de cette demeure...   Bientôt les dames de la plus haute société ne firent nulle difficulté de se mettre en relation avec Henriette Herz, et son cercle de jeunes juives, attirées quelles étaient par le charme de leur conversation séduisante. On se traitait presque d'égales à égales. Au nombre de ces jeunes juives il y avait les filles de Mendelssohn... (33)»

Ce salon eut une triste fin. L'historien israélite avoue qu'il devint une sorte de tente madianite (34) ».

Ce fut dans ce salon que Miraheau se lia avec Dohm (35), l'auteur du livre de la Réforme de la situation politique des juifs ; dans ce salon qu'il fut mis an courant de la vie et des grandes qualités de Mendelssohn, qui venait de mourir, et que les disciples de Mendelssohn devinant le puissant orateur et le considérant comme l'héritier de leur maître « le pressèrent d'élever sa voix de tonnerre en faveur des juifs opprimés (36). »

De son côté, Mirabeau « avec sa vive intelligence comprit immédiatement la portée de la réforme inaugurée par Mendelssohn. Économiste, sinon économe, par hérédité, philanthrope par mode, politique et patriote de race, il pressentit l'avantage que la France pouvait tirer de tous ces pâles hébreux, une fois remontés, comme disait le prince de Ligne (37)» La cause juive était entrée dans son cœur, au salon de Henriette Herz ; dans son esprit, à la lecture des ouvrages de Mendelssohn : il n'attend plus que l'occasion de témoigner son dévouement (38).

Il est donc bien, nous le répétons, le réceptacle et l'organe de la grande tempête qui, depuis longtemps, se prépare. Sa jeunesse a été orageuse. Sa vaste poitrine renferme des souffles de puissance extraordinaire. Il a passé à Londres, il est venu à Berlin, les deux endroits où se forment les orages. Sur lui les conjurés du convent de Vi1hemsbad ont concentré leurs vues. Devant lui la cause juive s'est arrêtée suppliante, personnifiée dans un vieillard et une jeune femme. La tête de cet homme est un volcan. À la tribune française il sera magnifique et terrible ; et, lorsqu'il prononcera sa fameuse phrase : la Révolution fera le tour du monde, il se rappellera peut-être qu'il a rencontré en Allemagne celui qui est habitué à faire ce tour depuis longtemps, le Juif-Errant. II aura mis sa main dans la sienne !




RESUME DES DEUX SECTION,



CHAPITRE VIII



DILEMME SOLENNEL ET REDOUTABLE

QUI S'IMPOSE À LA SOCIÉTÉ, VERS LA FIN DU XVIIIE SIÈCLE




I. Récapitulation des précédents chapitres. Comment le souffle chrétien inspire, après l'avoir préparée. une amélioration considérable du sort des juifs. - II. Comment le souffle philosophique et philanthropique prétend la réaliser. - III. Dilemme ou bien l'émancipation des juifs sera entreprise et conduite par le souffle chrétien, et ce sera une garantie et une espérance pour la belle civilisation chrétienne ou bien le souffle philosophique s'en fera l'agent, et ce sera une augmentation de la tempête et le plus redoutable inconnu.



I



« Veut-on se former d'une époque une idée exacte ? Il faut se transporter dans cette époque, faire un effort d'imagination. afin d'y vivre, pour ainsi dire. Il ne suffit pas d'entendre le récit des événements, il faut en être le témoin, devenir un des spectateurs, un des acteurs, s'il est possible ; il faut évoquer du tombeau les générations, les faire agir sous nos veux. C'est là, me dira-t-on, une chose difficile : j'en conviens, mais c'est une chose nécessaire (39) »

Cette règle si sage en histoire, nous nous sommes efforcé de la suivre avec rigueur et patience, et nous y avons associé notre lecteur, pour pouvoir juger avec sûreté une des plus graves questions des temps modernes : l'émancipation juive et ses conséquences. Nous avons donc refait, à l'aide de documents inédits ou peu étudiés, un milieu historique en rapport avec cette grave question.

Ce milieu historique, il est nécessaire de le récapituler ainsi qu'il suit ; ce sera le coup d'œil du sommet de la montagne, après une marche à travers beaucoup de sentiers divers.

À la fin du XVIIIe siècle, un souffle d'humanité, véhément, irrésistible, vient agiter et ébranler les juiveries elles-mêmes, pour convier les juifs à la vie commune. à la vie sociale.

Ce souffle d'humanité, un et simple en apparence, arrive de deux rivages : de l'Évangile enseigné par l'Église, et il s'appelle le souffle chrétien ; du philosophisme luthérien, et c'est le souffle philosophique et philanthropique.

Le souffle chrétien.

Si on se dirige d'après ses inspirations, on procédera de la manière suivante dans l'affanchissemnent ou du moins dans l'amélioration du sort des juifs (40) :

Attendu qu'un antagonisme insurmontable de doctrines et même de mœurs existe entre les juifs du Talmud et les populations chrétiennes

Attendu que les Souverains Pontifes, les saints Conciles et les rois très chrétiens ont constamment pris les précautions les plus attentives, et ont sans cesse renouvelé les règlements les plus sages, pour empêcher les juifs de causer volontairement ou involontairement dommage à la chrétienté ou république chrétienne ;

Attendu que les nations chrétiennes, aussi longtemps qu'elles ont écouté la sainte Église leur mère, se sont bien trouvées de ces précautions et de ces règlements ;

D'autre part :

Attendu que les juifs ont été autrefois le peuple de Dieu, qu'ils ont donné naissance, selon la chair, au Sauveur du monde, et que leurs restes sont toujours chers à Dieu et tenus en réserve pour des desseins de miséricorde ;

Attendu que les Souverains Pontifes et les Évêques se sont montrés leurs constants protecteurs, soit pour faire respecter leur liberté de conscience et l'exercice de leur culte, soit pour les arracher aux cruautés et sauver leur vie, soit pour les attirer dans les bras de la divine miséricorde ;

Les temps de grande miséricorde semblant proches.

Les Nations, parvenues à la pleine possession de leur réflexion, de leur force et de leur libre arbitre, adopteront par rapport aux juifs les résolutions suivantes, si elles veulent bien continuer à s'inspirer du souffle chrétien et à se montrer déférantes envers leur sainte mère et éducatrice, l'Église :

1° Elles accorderont aux pauvres juifs une participation plus large à la vie sociale ; elles leur permettront tous les genres possibles d'industrie, et les appelleront même aux emplois civils qui ne touchent pas à l'essence de la société chrétienne.

Mais 2° les Nations continueront à soustraire soigneusement à l'action juive tout ce qui forme l'essence de la société chrétienne et tout ce qui implique dans une fonction publique la manifestation obligatoire d'une conscience chrétienne. Agir de la sorte, ce ne sera pas dureté, puisqu'on les protège de toutes façons, ni exclusion, puisqu'on leur accordera civilement tout ce qui pourra leur être accordé, mais ce sera conservation et salut de la société chrétienne.

C'est ainsi que l'on procédera, si l'on veut suivre les inspirations du souffle chrétien.



II



À son tour, le souffle philosophique et philanthropique, prétendant au titre de libérateur de tous les opprimés, pose en ces termes la délivrance :

Les juifs sont des usuriers, des sangsues sur les veines du peuple ; je les avais regardés comme tels, avec Luther, avec Voltaire ; mais aujourd' hui, moi philosophisme et philanthropie, je me ravise :

Ce sont des hommes.

Je veux refaire une société où ils seront considérés comme des hommes, et alors ils se conduiront en hommes.

Dans cette société, ils se rencontreront avec les luthériens, les calvinistes, les sociniens, les catholiques, les déistes, etc. Libre à chacun de penser en religion comme il lui plaira ; ces qualificatifs sont des superfétations sociales, auxquelles je ne prends pas garde.

Le titre d'homme, voilà ce qui me touche, voilà mon point de départ pour recommencer la société, et mon moyen de rapprochement pour unir, après tant d'essais infructueux, les glorieux et chers enfants de l'humanité.

Pour ce qui est d'un autre monde, je ne m'en occupe pas. Je m'en tiens à l'humanité. Cette humanité n'a-t-elle pas assez à faire chez elle, sans aller perdre son temps et ses forces dans la poursuite de mondes chimériques ?

Pour ce qui est de Jésus-Christ - qu'on dit avoir été un homme-Dieu - j'en doute fort, et, ce qui vaut mieux, je n'en sais rien. En conséquence, je n'ai nullement à me préoccuper de sa mort, qui a eu lieu il y a dix-huit siècles. Si les juifs ont eu tort de le crucifier, cela les regardait à cette époque. Cela ne me regarde plus. Actuellement, les juifs n'ont pas, non plus, à s'en préoccuper.

Je prends les juifs tels qu'ils sont aujourd'hui, et non pas tels qu'il étaient il y a tantôt deux mille ans. Je les appelle à moi, parce qu'ils sont des hommes.

À moi tous les hommes, pour se tendre la main, s'entr'aider et constituer enfin l'humanité !

Telle est la société qui va relever de mon souffle, la grande société, libératrice et universelle, désirée et attendue !

Je dis attendue, parce qu'en la fondant, je comble, moi philosophisme et philanthropie, les aspirations de tous les opprimés, et je tiens compte des efforts de tous les siècles vers la liberté. Luther est avec moi, Descartes est avec moi, Voltaire est avec moi, Rousseau est avec moi. Toute l'école encyclopédiste est avec moi. Même les grands, les princes et les chefs d'États sont avec moi : car je suis l'écho des salons français ; Frédéric de Prusse et l'empereur Joseph II m'encouragent ; et d'innombrables sociétés secrètes sont l'éclosion, sur mille endroits du globe, du besoin qui se fait sentir de mes principes.

À moi donc, et à moi seul, doit appartenir la direction de l'émancipation des juifs, comme de tout le reste ! C'est moi qui ai dit à Lessing, à Mendelssohn, à Dohm, à Cerfbeer, aux plus intelligents de cette race craintive : En avant !



III



Telles sont, en présence l'une de l'autre, deux manières rivales d'améliorer le sort des juifs : l'une, procédant du souffle chrétien ; l'autre, du souffle philosophique et philanthropique. Une législation nouvelle, concernant les juifs, en sortira infailliblement. Mais combien cette législation sera différente, suivant qu'elle sera inspirée par l'un ou l'autre des deux souffles ! Un abîme, en effet, sépare les deux manières de procéder :

L'une est le respect du surnaturel, l'autre en est la négation et l'insulte.

L'une tient compte, tout en voulant faire du bien aux juifs, de Jésus-Christ ; l'autre le supprime.

L'une tient compte non seulement du catholicisme, mais du mosaïsme, et de toutes les interventions de la Divinité dans le monde ; l'autre méconnaît toutes les grandes lois données au monde par la divine Sagesse : la solidarité, la réversibilité des mérites et des châtiments, et reconduit Dieu aux frontières de l'humanité, en lui disant : Je m'occupe chez moi, occupez-vous et restez chez vous !

L'une, enfin, s'inquiète des dispositions des juifs à l'égard des Nations, et des conséquences graves que pourra avoir pour les Nations chrétiennes l'introduction civile et légale des juifs dans leur sein. L'autre ne s'en inquiète pas, et sacrifie les Nations à l'idée abstraite de l'humanité.

C'est donc, ainsi qu'il est aisé de le déduire, une solennelle alternative, un dilemme redoutable qui se pose et s'impose à la société, ce dilemme : ou bien l'émancipation des juifs sera entreprise et conduite par le souffle chrétien, et ce sera une garantie et une apparance pour la conservation et le développement de la civilisation chrétienne ; ou bien le souffle philosophique et philanthropique s'emparera de l'émancipation et la dirigera, et ce sera une aggravation de la tempête et le plus formidable inconnu pour les royaumes et la société. Car le christianisme, selon une remarque pleine le vérité, est devenu « la loi même de la vie. Nulle société n'a péri, nulle race royale ne s'est éteinte, nulle puissance n'a passé que pour avoir violé la loi de la vie contenue dans le christianisme (41). » Malheur aux Nations chrétiennes, si on leur fait violer la loi de la vie en leur faisant rejeter le christianisme, au moment où, d'autre part, la vie civile va être rendue à la race juive !

Que le lecteur juge maintenant si nous avons eu tort se donner au souffle du philosophisme le nom de souffle de tempête.

Il y a eu, de ces deux souffles qui vont se disputer la société moderne, une description figurative et célèbre dans la Bible :

Le prophète Élie avait été poussé par l'Esprit de Dieu vers la montagne d'Horeb, au lieu même où le Seigneur avait apparu et parlé à Moïse. Elie s'était retiré dans une caverne. Une voix lui dit : Sors de la caverne, le Seigneur va passer.

« Et voici, dit la Bible, que devant le Seigneur, pour le précéder, il y eut d'abord un vent violent et impétueux, capable de renverser les montagnes et de briser les rochers : et le Seigneur n'était point dans ce vent ; »

« Après le vent, il se fit un tremblement de terre et le Seigneur n'était pas dans ce tremblement ; Après le tremblement, il s'alluma un feu : et le Seigneur n'était point encore dans ce feu ; Après le feu, on entendit le souffle d'un léger vent, d'un doux zéphyr. Aussitôt qu'Élie l'entendit, il se couvrit le visage de son manteau ; et, étant sorti, il se tint à l'entrée de la caverne. » Le Seigneur avait passé dans le doux zéphyr (42).

Admirable enseignement que cette scène figurative ! Elle exprime, en effet, la manière dont le Seigneur devait procéder sous les siècles de la nouvelle Alliance :

La naissance du Sauveur du monde Bethiéem se réalisa comme un doux zéphyr, aimable et insinuante, apportant avec soi, pour les âmes et les peuples, le rafraîchissement et le calme ;

Et depuis lors le souffle chrétien, continuant le zephyr de Bethléem, a été un souffle paisible et vivifiant, un esprit de clémence et d'amour. C'est lui qui, sans rien briser, sans rien renverser, a transformé cent peuples divers, et en a composé la société chrétienne ; et c'est lui qui, à la fin du XVIIIe siècle, prépare une amélioration du sort des juifs, mais sans rien compromettre dans la société établie. Oui, vraiment, ce souffle est bien le même léger vent devant lequel le prophète s'était couvert, par respect, le visage de son manteau : le Seigneur y est !

Au contraire, la violence impétueuse, le tremblement, le feu, se trouvent dans les orbes du souffle du philosophisme, il annonce la Révolution : le Seigneur n'y est pas !




(1) BESCHERELLE.

(2) Sa ville natale fut Kamenz, en Saxe.

(3) Traduction de M. GASTON PARIS, dans la Revue des études juives, t. XI. - Il est vraisemblable, d'après les recherches de M. Paris, que cette parabole est d'invention juive, et aussi qu'elle est née en Espagne, où les rapports entre juifs et chrétiens étaient très étroits et devaient souvent donner lieu à des controverses. Boccace s'en est servi dans son Décameron (journée I. nouv. 3, auquel Lussin reconnaît l'avoir empruntée.

(4) Mendelssohn naquit à Dessau. Ce fut à propos de son habileté au jeu d'échecs qu'il fut vanté à Lessing. Les juifs ont toujours eu pour ce jeu une rare aptitude. (Hist. des juifs. par HALÉVY, p. 158)

(5) C'est de cette union, qui fut bénie, que descendent les Mendelssohn de Berlin. Mendelssohn-Bartholdy, l'illustre compositeur, est le petit-fils de Moïse.

(6) Lettre de Mendelssohn à Lavater.

(7) Le Phédon ou l'Immortalité de l'âme, en trois dialogues, fut immédiatement traduit en plusieurs langues.

(8) Hist. des juifs, t. XI, p. 40-43.

(9) Les juifs étaient habitués, jusqu'alors, à un informe jargon ou patois composé de mots hébreux et de mots allemands corrompus.

(10) GRAETZ, Hist. des Juifs, t. XI. p. 44.

(11) Ibid., p. 46, 45.

(12) Ibid., p. 50.

(13) Ibid., chap. V. - REINACH, Hist. des israélites, chap. XVII, les Measphim et le Cercle avancé de Berlin.

(14) « La douleur qu'il ressentit des attaques de quelques rabbins polonais qui, cédant à l'empire des préjugés, osérent élever des doutes sur la pureté de ses sentiments religieux, et, en général, sur la possibilité d'allier les principes d'une saine philosophe à ceux de la croyance orthodoxe, hâtèrent la fin de ce grand homme. » HALÉVY, Hist. des juifs, p. 171-172.

(15) Il mourut à l'âge de 57 ans. Le sculpteur de la Cour de Prusse, Tassaert fit en marbre le buste de Mendelssohn. Le piédestal porte l'inscription suivante, du célèbre poète Ramler :

« MOISE MENDELSSOHN, NÉ À DESSAU

« De parents israélites, fidèle aux lois de ses pères ;

« Sage comme Socrate ; comme lui, il a enseigné

« L'immortalité comme lui est immortel, »

(16) « Mendelssohn fut le promoteur du rationalisme encyclopédique des juifs allemands, et provoqua la lutte entre le rationalisme et l'orthodoxie (rabbinisme), lutte qui dure encore. » GOSCHLER, Dictionn. de théologie, t. VII, p. 109.

(17) Dohm devint dans la suite un diplomate célèbre de la Prusse. Lorsque Mirabeau se rendit à Berlin, il entra en relations intimes avec Dohm, qui lui fournit les matériaux nécessaires pour son ouvrage de la Monarchie prussienne. Napoléon Ier le rencontra plusieurs fois comme plénipotentiaire. (V. sa notice dans le Grand Dictionnaire universel du dix-neuvième siècle de Pierre Larousse.)

(18) Préface, p. IX.

(19) Id., ibid.

(20) De la Réforme politique de la situation des juifs par DOHM, préface, p. XI-XII.

(21) P. 32.

(22) P. 32-33.

(23) P. 35.

(24) P. 113.

(25) P. 111-113.

(26) P. 199-201.

(27) « Le livre de Dohm sur l'émancipation des Israélites, publié de 1781 à 1783, est devenu le point de départ des réformes poursuivies, et en partie réalisées » (Archives israélites, année 1867. P. 466.)

(28) Ils eurent recours à Mendelssohn, à l'occasion des suites de l'épisode des fausses quittances que nous avons raconté au chapitre deuxième du Ier livre. Cerfbeer, qui était en relations avec Mendelssohn, lui envoya tous les documents, Voy. GRAETZ, Hist. des juifs, t. XI, p. 65.

(29) Archives israélites, année 1866, p. 641.

(30) Archives israélites, année 1856, p 641-642.

(31) Les volumes ayant été détruits à la Bastille, on s'explique pourquoi la traduction française est si rare. « On n'en rencontre en France presque aucun exemplaire, ni dans les bibliothèques publiques ni dans les collections spéciales et privées les mieux dotées » (Archives israélites, année 1866, p. 641). La Providence nous en a fait trouver un exemplaire en Allemagne, en vue certainement de la composition de notre ouvrage.

(32) BARRUEL. Mémoires pour servir à l'histoire du Jacobinisme, t. IV, chap. XII, p. 256, 258 p. 281. DESCHAMPS, Sociétés secrètes, t. II, liv. II. chap. V, p. 117-19.

(33) GRAETZ. Hist. des juifs, t. XI, p. 157-158

(34) Ibid, p. 175.

(35) Ibid., p. 191-192.

(36) GRAETZ, Hist. des juifs, t. XI, P. 191.

(37) THÉODORE REINACH, Hist. des israélites, p. 314.

(38) Son premier acte de dévouement fut un double mémoire sur Moïse Mendelssohn et sur la réforme politique des juifs, qui parut à Londres en 1788. Il est écrit dans un style très noble.

Son Éloge de Mendelssohn se termine ainsi : « C'est en général par une grande justesse d'esprit, une inflexible probité, une douce et bienfaisante tolérance, une sensibilité fort active, une raison très mesurée, que Mendelssohn a été profondément respectable, plutôt encore que par ses talents littéraires, qui cependant inspirèrent de l'étonnement, si l'on considère le point dont il est parti, et le peu de moyens que la nature et le sort lui avaient donnés, ou plutôt tout ce qu'ils lui avaient refusé. Sans diminuer la gloire de cet homme singulier qui à force d'industrie patiente, de volonté énergique, de génie naturel et d'infatigable assiduité, s'est élevé, du sein de cette classe qu'on s'est tant efforcé de rendre la dernière, au premier rang des philosophes et des écrivains qui ont illustré l'Allemagne, ne peut-on pas dire que son exemple, et surtout le succès de ses soins pour l'éducation de sa colonie, devraient réduire au silence ceux qui s'opiniâtrent avec un acharnement bien ingénéreux à peindre les juifs comme trop avilis pour produire jamais une race d'hommes estimable ? »

Dans son écrit sur la Réforme politique des juifs qui fait suite à l'Éloge de Mendelssohn, Miraheau convient de ses liaisons avec Dohm et appelle « estimable et salutaire » la doctrine exposée dans le livre de l'archiviste de Berlin. Il souhaite d'y concourir par son propre écrit (p. 90).

(39) BALMÈS, Catholicisme et Protestantisme.

(40) Nous employons la forme juridique pour faire ressortir d'une manière plus rapide et plus saisissante l'enchaînement des faits ci-dessus exposés.

(41) LACORDAIRE, Mélanges.

(42) Troisième livre des Rois, chap. XIX, 11-13.