La religion de combat par l’abbé Joseph Lémann

Livre deuxième

Les enfants de lumière

Chapitre premier

Comment se développe l’enfant de lumière

- I. Notre être lumineux ne nous est donné qu’à l’état de germe ou de commencement. La belle loi du développement dans la lumière, d’après saint Paul.
– II. Développement dans la lumière par la foi: les clartés de la foi et la ferveur de la vie de la foi. Recommandation faite aux israélites: «Souvenez-vous de la montagne ardente;» recommandation faite aux chrétiens: «Souvenez-vous de vos beaux jours de ferveur.»
– III. Développement par la pureté: elle est illuminative, pour tous les détails de notre être. Rosée de lumière qui, sous le christianisme, a fait jaillir les lis dans la nature humaine. La candeur des enfants est sacrée.
– IV. Développement par la charité: elle dissipe en nous les ombres survenues, les défaillances momentanées, et, de plus, elle rayonne doucement sur le prochain.
– V. Rejaillissement, au dehors et au loin, de tout ce bel état interne: le chrétien est l’homme digne par excellence, seul droit, au milieu des autres hommes courbés ou dégradés.

I

Les camps sont tranchés. Grâce aux enseignements des pontifes romains, et grâce aussi aux événements qui forcent tout homme à sortir de la neutralité et à se définir, on sait maintenant parfaitement où se tiennent les enfants de lumière et où s’assemblent les fils de ténèbres. Avant de les voir aux prises et de décrire leurs luttes, donnons-nous la consolation de regarder de près les enfants de lumière; la prudence nous fera aussi considérer les fils de ténèbres.

On devient enfant de lumière par le baptême; on le redevient par le sacrement de pénitence: nous l’avons prouvé. C’est le baptême ou la naissance selon la grâce qui fournit aux chrétiens leur constitution lumineuse. Toutefois ce magnifique état n’est que commencé.

En effet, la sainte Écriture a soin de nous avertir que nous ne sommes ici-bas qu’un commencement de la créature de Dieu. Nous recevons notre être à l’état de germe ou de commencement, il faut qu’il se développe: comme la plante, qui avant de devenir fleur ou fruit part d’une graine; comme le jour, qui avant d’atteindre son milieu ou plein midi part d’un petit point lumineux sur l’horizon. Conséquemment, le chrétien, lui aussi, en recevant le saint baptême, n’est encore qu’un enfant de lumière commencé. Il faut qu’il se développe, qu’il grandisse. C’est à ce développement que faisait allusion saint Paul, lorsqu’il ne cessait de répéter dans ses Épîtres aux premiers chrétiens: qu’il y a une marche dans la lumière, marchez comme des enfants de lumière; qu’il y a une nourriture et des fruits de lumière, la bonté, la justice, la vérité; qu’il y a une armure de lumière, revêtons-nous des armes de lumière. Ces exhortations de saint Paul avertissent évidemment tous les chrétiens qu’ils doivent travailler à développer leur belle constitution lumineuse commencée: allons! nobles enfants, développez-vous!

Mais quels sont les moyens, quels sont les secours qui aident le chrétien à développer, à épanouir son germe divin, son aptitude à devenir davantage enfant de lumière? Il est consolant de l’apprendre, et, plus encore, de le pratiquer.

II

Ce qui, en premier lieu, développe dans le chrétien les glorieux germes de lumière déposés en lui par le baptême, c’est la foi et la vie de la foi.

En effet, la foi éclaire notre intelligence. Ne dit-on pas: le flambeau de la foi. À ses divines lueurs, le chrétien apprend d’où il vient et où il va. Il apprend qui a fait l’air qu’il respire, le panorama qu’il contemple, la gerbe de blé qu’il cueille, le chemin qu’il foule, et le pavillon étoilé qui s’étend sur sa tête. Il apprend ce qu’est Dieu un dans son essence, mais société dans ses personnes, Père, Fils et Saint-Esprit. Il apprend qu’il est devenu lui-même enfant de Dieu par adoption, grâce au Fils de Dieu qui, en se faisant homme, est devenu son frère et son ami. Il apprend enfin qu’il y a une vie éternelle, et qu’elle consistera à voir face à face et à posséder cœur à cœur ce Dieu un en trois personnes, qu’il aura aimé sur la terre et adoré sous les voiles de la foi. Il apprend et croit tout cela. Or, tout cela, n’est-ce pas, pour le chrétien, avoir son front dans la lumière? «L’œil du monde ne voit pas plus loin que la vie, disait le saint curé d’Ars, l’oeil du chrétien voit jusqu’au fond de l’éternité.» C’est bien vrai. Posséder la foi, c’est voir, c’est percer jusqu’au fond de l’éternité! La foi éclaire, de la façon que je viens de dire, l’intelligence de tout homme. Elle est flambeau universel. Le bûcheron et l’artisan sont, dans la connaissance des choses éternelles, autant fils de lumière que le philosophe le plus profond. Voilà pourquoi un savant chrétien disait: Savoir, c’est peut-être se tromper. Croire, c’est sagesse et bonheur.

Toutefois, dans l’intelligence du savant, la foi produit un deuxième résultat lumineux, celui-ci: elle aide puissamment au progrès des sciences et des découvertes de ce monde. Quelle justesse dans cette large et saisissante comparaison dont se sert Ozanam pour indiquer les bienfaits de la foi dans les écoles catholiques, depuis l’humble école du soir jusqu’à l’Académie: «Comme l’aigle, dit-il, enlève son aiglon dans les airs pour lui apprendre à fixer des yeux le soleil, et de même que, habitué à contempler face à face l’astre brûlant, le jeune oiseau plonge ensuite un regard plus assuré vers la terre et distingue plus aisément sa proie au fond de l’abîme: de même la foi, s’emparant de l’esprit humain dès l’heure de son premier réveil, le fait planer dans les régions les plus élevées de la pensée, accoutume son oeil aux contemplations les plus éblouissantes et exerce ses forces aux méditations les plus ardues. Alors, si l’esprit de l’homme redescendu de ces hauteurs veut à son tour explorer les régions de la science, il les parcourt sans effort, il s’y meut sans peine, il distingue avec rapidité la vérité sur laquelle il peut se reposer, il s’y attache avec persévérance; et les premiers bienfaits qu’il recueille dans cette éducation de la foi, dans ce commerce journalier des idées religieuses, ce sont des habitudes méditatives et sévères, une portée de vue large et profonde, et une droiture exquise de jugement.» Voilà bien, présentés dans un chaleureux raccourci, les bienfaits de l’éducation de la foi. Dix-neuf siècles d’expérience nous permettent d’affirmer fièrement que la foi nous rend maîtres de notre intelligence; que par elle, l’œil du chrétien non seulement voit jusqu’au fond de l’éternité, mais se promène, avec aisance au milieu des sciences de la terre; nous permettent d’affirmer que, par elle, les écoles catholiques ont vu se lever dans leur sein non seulement des générations d’enfants de lumière, mais les princes même de la lumière, saint Thomas d’Aquin et Bossuet. Aussi, lorsque dans la nuit noire qui s’avance sur notre société, Léon XIII a voulu allumer un phare, il a pris saint Thomas d’Aquin, prince de la lumière!

La foi qui produit dans le chrétien ces résultats de clarté: la certitude des choses éternelles et la facilité pour les sciences de la terre, produit encore en lui d’autres résultats lumineux.

Voici en effet le troisième:
Lorsque, de l’intelligence du chrétien, la foi descend dans ses actes, dans sa vie pratique, c’est-à-dire lorsque le chrétien ne se contente pas de croire les vérités éternelles, mais qu’il conforme sa conduite à ses croyances, vivant par des motifs surnaturels et selon les maximes révélées de Dieu, et non par les sentiments de la chair et du sang, ni par les coutumes du siècle; en un mot, lorsque non seulement il a la foi, mais qu’il vit de la foi, alors il se forme en lui, dans sa conscience et dans son cœur, un état d’âme plein de douceur qu’on peut appeler un état radieux. Ce n’est plus seulement son front qui est dans la lumière, c’est tout l’homme du dedans, l’homme caché du cœur. Être radieux, c’est-à-dire être content, avoir des rayons dans l’âme, avoir l’âme ensoleillée, quel enviable état! c’est bien celui du chrétien qui vit de la foi. Il est content. Il reconnaît la Providence dans le sort qui lui est fait, et dans les événements. Il est calme: calme en face des prospérités; non moins calme en face des adversités. Il sait que la terre est séjour d’exil, et aussi séjour de mérite. Il sait que souffrir passe, mais qu’avoir souffert ne passe pas, le Livre de vie recueillant les moindres petites souffrances bien supportées. Il s’encourage à avancer vers les sommets éternels qu’il aperçoit et il y encourage les autres: Allons, frère, marchons ensemble. Pour Jésus nous nous sommes chargés de la croix; continuons, pour Jésus, de porter la croix. (Livre de l'Imitation)

Est-ce à dire que l’homme qui vit de la foi, n’a pas ses obscurités et ses défaillances? Loin de nous la pensée de le méconnaître. L’état radieux, ici-bas, est intermittent. Une chrétienne m’écrivait un jour: «Mon âme est remplie et vide tout à la fois, elle est débordante de vie et entourée des ombres de la mort; elle est triste et sereine; elle chante et elle pleure.» Qui n’a éprouvé cette plénitude et ce vide tout ensemble? Qui n’a constaté avec stupeur les ombres de la mort juxtaposées, dans son propre cœur, à côté de la lumière? Faut-il s’en effrayer, s’en épouvanter? Eh non! cet état est parfaitement en rapport avec la foi. La foi, si l’on y prend garde, a un côté lumineux et un côté obscur; un côté lumineux: elle nous dirige; un côté obscur: elle présente des mystères; elle est révélation, mais en même temps elle est voile. Eh bien, la vie pratique de la foi ou vie chrétienne participe de cette nature de la foi, de ce dualisme: voilà pourquoi la vie chrétienne a ses transports et ses abattements; elle a ses visions enthousiastes, et elle a ses obscurités attristantes et mélancoliques. Mais, au demeurant, dans la vie chrétienne, alors même que la vallée envoie ses brouillards, on se sait dans le chemin du ciel; alors même que 1’âme n’est pas toujours ensoleillée, elle sent qu’elle est fille de lumière; si elle ne peut pas toujours voler, elle sent toutefois qu’elle a des ailes: et c’est beaucoup que de savoir qu’on a des ailes, quand même elles n’ont pas toujours la force de se déployer!

Un état radieux de l’âme, voilà donc ce que produit la foi pratique ou vie de la foi. Très souvent, elle produit mieux encore, car d’elle procède ce quelque chose d’énergique comme opération et de délicieux comme sentiment qui se nomme la ferveur chrétienne. Qu’est-ce que la ferveur chrétienne? Comme l’indique l’étymologie du mot dérivé du latin (fervere, brûler), c’est un état où l’âme, embrasée d’en haut, possède toutes les qualités de la flamme vive qui, dans sa vivacité, brûle, court, dévore, réchauffe. La ferveur brûle: elle se consume dans tout ce qui peut plaire à Dieu son Seigneur. La ferveur court, dans les voies de l’obéissance et de la générosité. La ferveur dévore: que de fois le regard d’une personne fervente n’a-t-il pas arrêté le blasphème sur les lèvres de l’impie? La ferveur dévore le mal! Enfin, elle réchauffe: comme la poule qui a de la flamme sous les ailes, la ferveur réchauffe les pauvres cœurs glacés qui ont le bonheur de l’approcher.

Ô moments fortunés que ceux où nous nous sentons fervents! Jours de ferveur, surtout dans notre jeune âge, vous fûtes nos plus beaux jours! Ah! comme le chrétien apparaît alors fils de lumière magnifiquement développé! Mais sait-on bien d’où nous vient cette précieuse ferveur? De la vivacité de notre foi. Dans le christianisme et dans la vie chrétienne, tout dépend de la vivacité de la foi. C’est elle qui tient tout en état. Quand on a été vivement frappé des vérités éternelles, de la fin de l’homme, de la nécessité du salut, de la beauté du ciel, de l’éternité de l’enfer, on devient fervent, et lorsqu’on veille à conserver l’impression de ces grandes vérités, on conserve sa ferveur. Il est dit dans la Bible que, lorsque le Seigneur donna sa Loi Sur le Sinaï, la montagne était en feu. «Tout le Sinaï fumait, parce que le Seigneur y était descendu au milieu du feu; la fumée s’en élevait en haut comme d’une fournaise…(Exod., XIX, 18.) et la flamme montait jusqu’au ciel. (Deuter., IV, 11)» Moïse, rappelant dans la suite aux enfants d’Israël cette mémorable journée, leur disait: «Vous avez vu la montagne ardente, souvenez-vous de la montagne ardente. (Deuter., V, 23).» Sous le christianisme, on ne dit plus: Souvenez-vous de la montagne ardente; on dit: Souvenez-vous de vos beaux jours de ferveur. Car, sous le christianisme, ce n’est plus la montagne qui est en feu, qui brûle au dehors, c’est la personne humaine, l’homme de foi qui brûle au dedans par la ferveur! Mon Dieu, je veux vous aimer de toutes mes forces. – Mon Dieu, malgré ma nature rebelle j’accomplirai mon devoir jusqu’au bout. – Je courberai ma fierté sous l’obéissance. – Mon Dieu, je souffre; oh! oui, je souffre; mais cette épreuve, je la supporterai en étreignant avec amour vos pieds cloués au Calvaire: tout cela, non, ce n’est plus la montagne qui brûle au dehors; c’est mieux: c’est la personne humaine qui brûle au dedans; le feu n’est plus au Sinaï, il est au coeur! Qu’était-ce, malgré toutes ses magnificences, que l’incendie du Sinaï, auprès de l’incendie allumé dans le coeur d’une sainte Thérèse, allumé dans le cœur d’un saint François Xavier! Enfants de lumière, souvenez-vous donc non plus de la montagne ardente, mais souvenez-vous de vos beaux jours de ferveur.

Et ainsi, la foi produit vraiment dans l’homme un état de clarté: dans son intelligence, la certitude des choses éternelles et la facilité pour les sciences de la terre; dans sa conscience, des rayons; dans toute sa personne, la ferveur. Ô foi, que tu es bonne, que tu es délicate, que tu es habile! Il est annoncé, ô foi, que, sur le seuil des cieux, tu disparais avec l’espérance: aussi, dans les vallées de ce monde, il m’est doux de t’embrasser (embrasser la foi chrétienne!) de te retenir, de te cultiver, de t’augmenter! Ô foi, tu es mon trésor; c’est toi qui prépares, – oh! je l’attends de ton dernier service! – mon vêtement de lumière, et qui tresses ma couronne d’immortalité.

III

Ce qui développe également, dans le chrétien, son germe initial d’enfant de lumière, c’est la pureté, des moeurs pures. La chaste et blanche troupe des enfants de lumière! est-il dit au livre de la Sagesse.

L’aimable vertu de pureté, en effet, est illuminative : Illuminative de notre éternité: le divin Précepteur n’a-t-il pas annoncé cette béatitude : Bienheureux les cœurs purs parce qu’ils verront Dieu. Mais la pureté est illuminative dès ici-bas: Elle l’est de notre intelligence. C’est un fait de bien douce expérience que lorsqu’on se conserve pur, on étudie mieux, on travaille mieux, on voit mieux. Dieu est le préparateur des pensées, déclare positivement l’Écriture or, il est manifeste que, préparateur attentif, il prodigue avec plus de complaisance aux intelligences chastes les grandes et belles pensées, comme il sème avec profusion, le soir, dans un ciel pur et sans nuages, les étoiles et les astres de lumière. Illuminative de notre intelligence, la pureté l’est encore de notre visage. Elle y projette des lueurs douces, une pureté de lignes calme. C’est la gloire du Christianisme d’avoir créé, par la vertu de pureté poussée jusqu’à l’héroïsme, des visages de vierges dont l’éclat virginal ressemble à celui d’un vase d’albâtre dans lequel serait emprisonnée une vive flamme. S’inclinant devant ces visages, un ancien de la primitive Église disait : Si tel est le visage, quelle doit être l’âme! si telle est l’enveloppe de verre, quelle doit être la pierre précieuse.

La pureté, enfin, n’est-elle pas illuminative même de nos pas, de notre démarche? «Marchez comme des enfants de lumière,» nous a recommandé saint Paul. Or, il est certain que la pureté imprime à la démarche humaine je ne sais quoi d’aérien, de détaché, une agilité qui fait penser aux anges. Regardez passer un saint: il laisse après lui comme une traînée lumineuse. Et ainsi, la pureté est incontestablement illuminative. Un de nos vieux Prophètes, s’adressant au Seigneur, annonçait: «C’est une rosée de lumière, ô Seigneur que votre rosée, ros lucis, ros tuus. (Isaïe., XXVI, 19.)» La pureté, qui est toujours un don de Dieu, est bien cette rosée de lumière que saluait le Prophète. Elle est tombée, cette rosée, sur les vierges, sur les hommes chastes, sur tous les cœurs purs de la nouvelle Alliance: et la blanche troupe s’est épanouie, en tous lieux et sous tous les climats. Par la Création et la rosée du matin, Dieu avait fait jaillir les lis dans le jardin de la nature; par le Christianisme et la rosée de lumière, il a fait jaillir les lis dans la nature humaine!
Qu’on nous permette ici une digression :
Sait-on bien pourquoi, nous catholiques, nous irons jusqu’au bout de nos forces dans la grande lutte qui s’est engagée à propos de l’enseignement et de l’éducation : décidés à défendre par tous les moyens légaux nos établissements, nos méthodes, nos livres, nos maîtres, les chers maîtres de nos enfants, à les défendre école par école, faculté par faculté, luttant jusqu’au bout de nos forces, jusqu’à épuisement de nos ressources et jusqu’à épuisement de notre énergie, sait-on pourquoi?

Sans doute, c’est pour sauvegarder la première et la plus française des libertés, celle des pères de famille dans l’éducation de leurs enfants;
Sans doute, c’est également pour repousser la plus sauvage des tyrannies, celle qui, s’introduisant au foyer domestique, en interromprait le développement régulier.
Mais, au-dessus de ces raisons de justice et de liberté, il y en a une autre plus sacrée peut-être, parce qu’elle regarde nos enfants eux-mêmes, cette raison: nous lutterons et voulons rester les maîtres de l’éducation de nos enfants, afin que nos enfants se conservent enfants de lumière par la candeur et des mœurs pures! Nous ne voulons pas qu’ils deviennent fils et filles de ténèbres…

Nous venons de tracer le mot candeur. Mot plein de charme, il s’applique spécialement à l’enfance. Dans son étymologie, il signifie: blancheur éblouissante, éclat de la lumière tirant sur le blanc, candor lucis. La lumière en effet, quand elle est extrêmement vive, devient blanche; la flamme blanche est la plus pure, la plus éthérée. L’ordre moral a emprunté à l’ordre physique cette blanche flamme: au moral, candeur signifie ce premier âge où l’âme de l’enfant semble vivre et respirer dans un milieu diaphane, sorte d’Éden retrouvé de lumière et de blancheur, que rien ne trouble, pas même l’ombre la plus légère du mal. Heureux état, qui arrachait au Père Lacordaire ces accents émus : «La jeunesse est sacrée, à cause de ses périls et à cause de son bonheur. Respectez-la toujours! Le bien qu’on fait en la respectant est un de ceux qui touchent le plus le cœur de Dieu; car Dieu est l’éternelle jeunesse, et il se plaît en ces enfants qui portent, un instant, dans la caducité rapide de nos âges, cette ressemblance avec sa propre figure.»

Telle est la candeur. Eh bien, c’est pour conserver le plus longtemps possible nos enfants dans cet heureux état, que nous lutterons, et voulons avoir nos écoles à nous, nos livres à nous, nos maîtres à nous. Eh quoi, n’a-t-on pas osé dire que l’Église catholique était la mère de l’obscurité et de l’obscurantisme, et qu’à l’avenir, dans la question de l’éducation, il fallait ne plus lui confier les enfants. Grand Dieu! mais vous ne voyez donc pas, impudents blasphémateurs – ou plutôt, si, vous le voyez bien! – que l’Église veut toute la lumière possible non pas seulement dans l’intelligence (cela va sans dire), mais même dans la conduite, dans les mœurs, puisqu’elle parle d’œuvres de lumière, de fruits de lumière, de démarche de lumière! Ah! c’est précisément à cause de ces implacables rayons dans la conduite, dans les mœurs, que vous ne supportez pas le concours de l’Église! … Vous ne voyez donc pas – ou plutôt, si, vous le voyez bien! – que non seulement l’Église montre la lumière à l’esprit des enfants, mais qu’elle la verse par les sacrements dans leurs veines et leur jeune cœur: c’est, pour cela que vous voulez dégrader ces anges … L’Église, mère de l’ignorance et de l’obscurantisme! Eh bien oui, il y a une obscurité, une ignorance que l’Église veut et voudra toujours pour les enfants: celle des passions, ou la candeur! … Cette ignorance-là, vous, au contraire, vous ne la voulez plus pour les enfants, cruels que vous êtes! Vous voulez devancer l’heure des passions pour les enfants. Il en résulte qu’à côté des écoles en deuil des catholiques, de leurs établissements fermés ou persécutés, on entend parfois des cris rauques et étranges. Ils partent, ces étranges cris, d’écoles sans prières et sans crucifix, d’écoles sans Dieu. Ce sont des antres: des antres dans lesquels se trouvent, non plus des enfants, mais, comme parle l’Ecriture, des petits de lionne ou de léopard, à qui on apprend à rugir sur le prêtre qui passe; le lion rugissait, dit la Bible, et à son rugissement, le petit du lion apprenait à rugir aussi sur la proie (Isaïe.; XXXI, 4.). En apercevant le jeune âge ainsi exercé au blasphème et à la haine, n’est-on pas en droit de s’écrier avec épouvante: Ô apostasie, que tu es cruelle! tu ne laisses plus même subsister les enfants. Aux plus mauvais jours de l’antiquité, pas même à la Passion de Jésus-Christ, rien de pareil ne s’est vu, les enfants avaient été soigneusement tenus à l’écart. Et c’est pourquoi, pour défendre et conserver vos enfants, levez-vous tous, levez-vous, ô catholiques!

IV

Une troisième vertu coopère, avec la foi et la pureté, au développement de notre être lumineux : la charité. La charité se traduit en œuvres; on dit les oeuvres de charité. Ces œuvres, qui dilatent l’âme, font vraiment comprendre au chrétien qu’il a le bonheur de se trouver dans un sentier de justice et de lumière, et elles l’aident à s’y maintenir.
Éprouvons-nous des tentations; nos sens, en se soulevant, conspirent-ils contre notre paix; des négligences, des défaillances, ont-elles laissé entrer des ombres dans notre intérieur? vite un recours à quelque acte de charité: comme un rayon vainqueur, il dissipera ces ombres. Il semble que les belles expressions dont l’Église se sert au jour de la fête du diacre Laurent, cet héroïque martyr qui a passé par le feu, puissent s’appliquer à celui qui avait quelques fautes à se reprocher, mais qui a eu recours à la charité : Si tu passes par le feu, la flamme ne pourra te nuire, et l’odeur du feu ne restera pas en toi.
Vous aviez, par une imprudence, laissé la flamme d’une passion s’allumer en vous, déjà la fumée commençait: mais vous avez été charitable, l’odeur du feu se dissipe devant cet acte de charité, il n’en restera rien, reprenez votre paix.
Et encore : Ma nuit n’a rien d’obscur, toutes choses ont retrouvé leur clarté;
J’étais dans la nuit depuis telle faiblesse dont je m’étais rendu coupable; mais voici que, après avoir serré la main à ce pauvre, les choses sont redevenues lumineuses pour moi: je vais au tribunal de la pénitence pour reprendre vaillamment mon chemin d’enfant de lumière!
Ô divine charité, tu dissipes les ombres, et tu ne te supportes pas au milieu des ténèbres!

Tel est le témoignage de clarté que nous rend, à nous-même, cette vertu du ciel; mais auprès du prochain, son témoignage n’est pas moins approbateur et fortifiant :
Le prochain, en effet, a dit dans son cœur: C’est un ange de Dieu qui est venu me secourir…

Que de larmes de joie et de reconnaissance certaines visites de charité n’ont-elles pas fait couler? Or, les larmes ont, elles aussi, une vertu illuminative. À mesure qu’elles coulent, elles purifient l’œil et rendent à la vue son regard limpide et plus perçant. Il semble, lorsqu’on a pleuré, qu’un voile est tombé des yeux et que dans un milieu plus serein, comme après un orage qui a purifié l’atmosphère, on voie, avec plus de calme et de bonheur, la scène de cette terre que l’on domine. Cette vertu illuminative appartient aux larmes de la pénitence; elle appartient aussi aux larmes de joie et de reconnaissance que la charité fait verser. Lorsqu’elles coulent d’un grabat, dans une pauvre chaumière, au milieu d’une famille qui tend les bras de reconnaissance vers une vision charitable qui a passé, en vérité c’est l’exposition de cette excellente preuve de la religion recommandée par la Bible : La religion pure et sans tache aux yeux de Dieu notre Père consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leur affliction, et à se conserver pur de la corruption du siècle présent. Ému, le pauvre jusque-là endurci par la misère est disposé à se laisser régénérer; la charité le remet presque converti dans les bras de la religion!

V

L’enfant de lumière, dont le développement interne s’opère par la foi, la pureté, la charité, trouve son achèvement dans la dignité. Elle est le rejaillissement, au dehors et au loin, de son bel état interne.
Il faut poser hardiment cette assertion : le chrétien est l’homme digne par excellence. Il a une attitude à part, un port de fils de grande maison. On y est accoutumé dans les pays où le christianisme est maître et a façonné les mœurs; mais là où la foi chrétienne est encore étrangère, on reconnaît au chrétien un air de grandeur que la région où il habite ne fournit point aux autres habitants, et qui prouve bien que la vraie noblesse est un reflet de la patrie éternelle. «Fais-moi chevalier», demande un jour avec instance le sultan vainqueur à saint Louis son captif; et saint Louis lui répond:. «Fais-toi chrétien et je te ferai chevalier.» La fierté, chrétienne était exquise dans cette réponse, comme aussi l’aveu d’une dignité incomplète se trahissait dans les instances touchantes du musulman. Ô chrétien, lorsque la foi vous fait porter votre front dans la lumière, que la pureté anime vos mœurs, et que la charité rayonne dans vos actes, votre personne présente alors un ensemble majestueux, quelque chose de complet, qui fait dire: que le chrétien, en étant comme les autres hommes, est plus que les autres hommes.

Mais d’où vient cette différence?
D’où vient que le chrétien, en étant comme les autres hommes, est plus que les autres hommes? D’où vient que lui seul est l’homme par excellence? Voici l’explication, fournie en partie par le Livre de l’Ecclésiaste et complétée par le saint Évangile :
Sous les ombrages du paradis terrestre, quand le Créateur en vint à la formation de l’homme, il est écrit qu’il le créa droit, debout, Dieu fit l’homme droit (Eccles., VII, 30.) : non penché vers la terre, ni incliné comme les autres êtres inférieurs, mais droit, debout, selon la ligne verticale; pourquoi? Parce que la ligne droite ou verticale est la ligne de la vie, de l’honneur, de la liberté. Lorsqu’on dit d’un homme qu’il est droit, qu’il agit avec droiture, qu’il marche droit, c’est prononcer, de lui, l’éloge le plus honorable, car c’est dire que son maintien moral est noble comme sa noble stature. Dieu fit l’homme droit, cette courte parole de la Bible est la plus belle définition de la dignité de la personne humaine.
Mais le péché, lui, a opposé à Dieu une ligne rivale, inventant pour l’homme une autre attitude: celle de la prostration. Le péché a couché l’homme! Dieu l’avait fait droit, en vie; et le péché le renversa, l’étendit, le fit mort.
Or, toute l’histoire de la dignité ou de l’indignité de la personne humaine à travers les siècles, s’est déroulée d’après ces deux lignes, d’après ces deux attitudes: l’attitude de la ligne droite et l’attitude de la prostration.

En effet : Si je regarde dans l’antiquité, je cherche en vain la dignité de la personne humaine, elle est absente. L’homme, dans l’antiquité, est esclave, avili, humilié, écrasé; au fronton de la société païenne, un poète a comme cloué cette maxime terrible qui résume tout : le genre humain est fait pour quelques-uns; où était la dignité?
Si je regarde chez les peuples de l’Orient, même absence. L’oriental, malgré ses apparences de gravité, n’a pas la dignité complète. Muet devant le bâton de ses pachas, il est encore sous le despotisme; énervé par le Coran, il est étendu dans la mollesse et la somnolence;
Si je regarde vers les sables de l’Afrique, la personne humaine y est toujours vendue comme un bétail, la traite des noirs n’est pas finie;
Si je regarde dans les régions de la Chine, l’homme y emprisonne les pieds de sa compagne, diminué lui-même dans la superstition et la dégradation;

Si je regarde les restes d’Israël, ah! je suis ému de pitié devant cette race autrefois si noble, choisie pour donner le jour à Jésus-Christ et avilie depuis si longtemps. Un prophète avait annoncé ce châtiment: «Que leur dos soit toujours courbé»; ce châtiment s’est accompli à la lettre. Durant dix-huit siècles, leur dos s’est courbé sous le mépris d’abord, et puis sous le poids des ballots: Israël était le colporteur des Nations; et maintenant qu’il a été affranchi par la loi civile, ne continue-t-il pas cependant à être courbé sur son or et sur ses lettres de change!

Enfin, si je regarde dans la vieille Europe, non plus chrétienne mais révolutionnée, l’homme, tel qu’il est préparé ou plutôt piétiné par l’athéisme, m’épouvante: Dieu ayant été mis hors la loi, l’homme, redevenu sauvage, sera bientôt hors l’humanité.

Et ainsi, de quelque côté qu’on tourne les yeux, on ne rencontre que prostration de la personne humaine. Mais alors, où donc est la réalisation du prototype originel : Dieu a fait l’homme droit, où est l’homme droit?

Regarde sur la montagne (Psaume. LXVIII.), tel est le conseil de la Bible.
Je regarde vers la montagne… Ah! c’est admirable, Jésus-Christ est mort droit, debout… Dieu avait fait l’homme droit; le péché l’avait renversé, mais Jésus-Christ est mort droit: la ligne droite ou verticale de l’homme s’est refaite au Golgotha!
C’est là ce qui explique pourquoi le chrétien a un maintien si noble, et pourquoi, en étant comme les autres hommes, il est plus que les autres hommes; l’attitude du Golgotha a passé dans la sienne. Le reste du genre humain est incliné, mais pas lui; seul, il est debout dans la lumière, la liberté et la dignité.
C’est Jésus-Christ qui fait qu’on se tient droit!…
Retiens donc Jésus-Christ, noble enfant de lumière, puisqu’il est la flamme de ton regard, la chaleur de ton cœur, la beauté de tes pas. La haine a crié en te voyant passer: il faut qu’il chancelle… Mais enraciné sur Jésus-Christ, le vrai chrétien se rit des pièges et des menaces; ce n’est pas lui qui rappellerait la statue d’or aux
pieds d’argile.

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