La religion de combat par l’abbé Joseph Lémann

Livre premier

La séparation des ténèbres et de la lumière au sein de la societé moderne

Chapitre premier

Le Pape illuminateur et la séparation de la lumière d’avec les ténèbres

– I. Comme quoi le nom de cité de lumière convient à l’Église romaine, et le titre d’illuminateurs, à tous les Papes.
– II. Irradiation exceptionnelle de ce titre sur Pie IX et sur Léon XIII. Dons célestes qui éclatent en l’un et en l’autre. L’Épiphanie de la papauté à l’occasion des Noces d’or de Léon XIII.
– III. Vicissitudes temporelles et politiques qui ont contribué à rehausser leur mission d’illuminateurs.
– IV. Quel était le plus grand mal de la société moderne depuis bien des années: la confusion.
– V. Elle cesse. Division des ténèbres et de la lumière sous le pontificat de ces deux papes. L’ordre dans les idées. La droite et la gauche en doctrine, acheminement au jugement dernier.
– VI. Agglomération plus épaisse des ténèbres depuis cette division; nulle frayeur à avoir: un procédé du Tout-Puissant.

I

La grande œuvre de Dieu ici-bas est une cité qui se construit; aussi la nomme-t-on la cité de Dieu. Elle est à la fois spirituelle et visible: spirituelle comme les âmes, visible comme les visages. Par son côté visible, elle devait occuper, remplir, en le dépassant, le lieu le plus célèbre du monde, exposée qu’elle serait à tous les regards, comme sur une montagne. En effet, le prophète du Seigneur n’avait-il pas annoncé : Dans les derniers temps, la montagne sur laquelle sera bâtie la maison du Seigneur dominera toutes les autres collines; les nations y accourront en foule, elles se diront l’une à l’autre: Allons, montons ensemble à la montagne du Seigneur, et à la maison du Dieu de Jacob. (Isaïe, II,2,3.). Quel est ce lieu, visible comme le visage, élevé comme une montagne, sur lequel la cité de Dieu a été placée, et d’où elle s’étend par toute la terre?
Le voici: Il est une ville fameuse sous le nom de ville aux sept collines, qui est le centre naturel du monde, et qui fut son centre effectif à toutes les époques de l’humanité: c’est Rome. On a fait justement remarquer que l’Italie qui s’avance comme un long promontoire entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, confinant à tout et ouverte à tous, était un centre qui n’avait point de circonférence personnelle parce qu’elle n’était qu’un long promontoire; et que, ne pouvant être par elle seule un grand empire, elle était admirablement faite pour être le centre et l’unité du monde. Elle l’est devenue, en effet, non pas une fois, et par hasard, mais constamment et sous plusieurs formes: par la guerre au temps des Romains, par le commerce et les arts au moyen âge, enfin par la religion avec l’Église catholique. C’était à la fois le lieu le plus illustre et le plus exposé, et c’est pour cela même qu’il fut choisi, miracle de grandeur et de péril, digne de servir de trône à la Vérité (Lacordaire, Lettre sur le Saint Siège) .

Or, c’est en ce lieu, sur Rome aux sept collines, que se laisse apercevoir, dans sa partie visible, la cité de Dieu, imposant son aspect à tous les yeux. Des briques d’or auraient mérité de former ses toits et ses murs; mais elle offre aux regards mieux que des briques d’or, elle offre le dépôt des vérités éternelles et la dispensation des sacrements d’amour dont les hommes ont besoin. L’Église catholique, en effet, part de là, se nommant à Rome le Saint-Siège, et, de Rome, s’étend et se dilate par toute la terre. Avant d’être placée à Rome, la cité de Dieu, toujours dans sa partie visible, s’était longtemps construite à Jérusalem, durant l’existence politique et religieuse du peuple hébreu. Mais quand Rome fut substituée à Jérusalem, elle hérita de l’honneur de devenir le point central de la construction de la cité divine, et avec cet honneur lui furent transmises et appliquées toutes les prophéties bibliques relatives à cette construction, entre autres la fameuse prophétie d’Isaïe: Lève-toi et sois illuminée, Jérusalem, parce que ta lumière est venue et que la gloire du Seigneur s’est avancée sur toi… Les nations marcheront à la lueur de ta lumière, et les rois, à la splendeur de ton lever.(Isaïe LX,1,3.)
Rome, transformée en Jérusalem spirituelle, devenait la cité de lumière annoncée par les prophètes.
Que les jeux de la toute-puissance de Dieu sont admirables! Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à considérer le contraste harmonieux qui unit ces deux villes mystérieuses, Rome et Jérusalem : Jérusalem a formé les substructions de la cité de Dieu, sortes de catacombes sacrées où s’est célébré le culte mosaïque; les substructions une fois achevées, Rome, devenue le centre et le sanctuaire du culte chrétien, a dilaté dans toutes les directions de l’espace la cité de Dieu ouverte à toutes les nations.
À Jérusalem, il a été dit, après qu’elle eut donné le Messie au monde: «Ta fécondité est finie, repose-toi dans les sabbats de ta solitude;»
À Rome, il a été dit, après qu’elle eut subjugué le monde par les armes: «Dans tes murs, est roulée la roche solide qui va porter l’humanité jusqu’aux cieux! Terre d’élite, région couronnée regrette ton sort, si tu l’oses!»
Jérusalem, enveloppée d’ombre et de silence, ressemble à une lampe qui brûle auprès d’un sépulcre; Rome est le chandelier qui éclaire l’univers!

De Rome au Pape, la transition est facile. Il y a une telle connexité, une telle appartenance entre l’homme à la soutane blanche et la ville aux sept collines, qu’il est impossible de penser à l’un sans penser à l’autre.
De sa Rome chandelier du monde, le pape est illuminateur.
Tous les papes l’ont été.
D’où leur vient cet éclat héréditaire, cette transmission du chandelier?
La réponse n’offre plus de difficulté depuis le Concile du Vatican :
Tous les papes sont infaillibles, lorsqu’ils exercent leur magistère. Il en résulte que tous ont ajouté au patrimoine des lumières; les uns ont dissipé d’anciennes ténèbres, les autres ont repoussé leur retour et leur envahissement.
Dès qu’un pape est créé par le choix du Saint-Esprit et par le vote des cardinaux, le Tu es Pierre, le Confirme tes frères, le Pais mes brebis, fondent sur lui, volée céleste, avec des capacités de lumière et des immensités d’amour en rapport avec les besoins de chaque siècle. L’histoire ecclésiastique rapporte – et la peinture l’a reproduite – la scène où saint Grégoire le Grand écoute une colombe venue du ciel qui l’assiste visiblement, tandis que ses lèvres dictent des oracles de vérité; pour être restée invisible auprès des autres papes, la colombe n’a fait défaut à aucun d’eux.
Ils tiennent les clefs. Avec ces clefs, ils introduisent dans le royaume des cieux; mais de plus, par voie de conséquence, ils ouvrent à la société chrétienne des horizons nouveaux; et s’il arrive que la société civile fourvoyée, ne trouvant plus d’issues, a l’heureuse pensée de recourir au merveilleux passe-partout romain, elle sort avec satisfaction de ses difficultés. Les portes de l’aurore (charmante image de l’ordre physique) relèvent, dans l’ordre moral, de saint Pierre: que de fois la papauté n’a-t-elle pas suscité l’aurore? «Le jour commence à se mêler avec les ombres de la nuit; mais l’ombre s’élève insensiblement: les astres qui y sont attachés pâlissent et semblent se reculer à l’approche du jour, tandis que, du côté du couchant, la nuit étend encore sous les voûtes des cieux un voile semé de saphirs; les étoiles brillantes qui l’éclairent semblent ranimer tout leur feu pour s’opposer au lever de l’aurore, mais leurs efforts sont vains; tout l’orient se pare des plus riches couleurs, la nature annonce son réveil à la terre par la voix de tous les animaux…(Chateaubriand)» Cette victoire de l’astre royal au sein de la nature appartient aussi, sur l’horizon des siècles, à la papauté. Les ténèbres ne tiennent plus dès que Rome a parlé; et nulle illustration, si brillante soit-elle, n’a garde de jouter contre les lumières du Saint-Siège. Chaque pape étant illuminateur, l’horizon se renouvelle avec chaque pontificat; des questions capitales sont éclaircies; des fêtes sont décrétées; des Te Deum sont chantés; des bienheureux sont proclamés. Le ciel de l’Église étincelle de rubis, et s’empourpre, avec la canonisation des martyrs; il se pare de blancheur et d’azur avec celle des Vierges et des Docteurs; et, dans la réunion de ces couleurs surnaturelles, l’aurore des éternelles clartés se laisse entrevoir aux yeux de la foi.

II

Il y a des pontificats plus illuminateurs les uns que les autres, comme il y a des aurores plus brillantes les unes que les autres.
Les pontificats de Pie IX et de Léon XIII auront occupé, dans l’histoire de l’Église, une place exceptionnelle, laissant sur l’horizon de ce siècle des traînées de lumière majestueuses.
«Vous êtes immaculée, l’honneur de la race humaine», proclamait dogmatiquement, en 1854, Pie IX, agenouillé, avec l’univers catholique, aux pieds de la Vierge Marie; et depuis lors, le culte de l’auguste Mère de Dieu et des hommes, déjà si radieux, a obtenu un accroissement d’irradiation tellement pur, tellement protecteur, qu’il doit, assurément, faire oublier auprès de Dieu bien des laideurs des pauvres humains.
«Vous êtes infaillible, la clef de voûte de l’ordre social,» était-il répondu en 1870 au Pontife de l’Immaculée Conception; ce fut en quelque sorte la réponse de la Vierge Marie à Pie IX. La tiare du Pontife romain, symbole de la triple autorité royale, doctrinale, pontificale, en fut affermie: trouvant, dans cette définition dogmatique de l’Infaillibilité, le scintillement de ses plus beaux feux. À la même heure, la couronne pâlissait au front des rois…
Et Pie IX se coucha dans sa tombe.
Alors monta sur le trône de saint Pierre un Pontife qui devait être la plus éloquente justification du Concile du Vatican et du dogme de l’Infaillibilité. On avait dit, de ce dogme, avant et même après sa définition, qu’il était inopportun et qu’il surgissait comme un défi à la société moderne. Léon XIII fut la réponse du ciel à ces alarmes et à ces contradictions. Dès qu’il a ceint la tiare, il enseigne en docteur infaillible, sans l’assistance d’un concile; son enseignement brille comme un astre, au firmament, lumen in cœlo, et le monde écoute dans le silence de l’admiration. On avait redouté un conflit entre la société moderne et le dogme de l’Infaillibilité, et il advient que la théologie de Léon XIII, écho de celle de saint Thomas d’Aquin, présente la solution radieuse et rassurante des formidables problèmes sociaux. Sa belle théologie correspond si parfaitement aux besoins de lumière et de paix, que le monde éprouve, que cette désignation le pape illuminateur est, pour la première fois, employée authentiquement pour désigner et caractériser son pontificat. Tous les papes l’ont été, mais il l’est au superlatif.
Aussi, la reconnaissance des catholiques et des amis de l’ordre ne s’est-elle pas fait attendre. Les noces d’or de Léon XIII étant providentiellement survenues, la Papauté a eu un jour tellement beau, une année tellement mémorable, qu’on l’a nommée, à juste raison, l’Épiphanie de la Papauté. De l’aveu de toutes les bouches, et pour les yeux les moins bienveillants, l’Église romaine, captivant l’attention, imposant le respect, a brillé alors en cité de lumière qui avait la colline Vaticane pour point culminant, et tous les chemins des Nations pour carrefours illuminés. Consignons ici quelques fragments des innombrables feuilles publiques qui ont décrit le mouvement de l’univers et le pèlerinage des peuples :

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L’année 1888 se lève sur le monde civilisé dans les splendeurs d’apothéose du Jubilé de Léon XIII. C’est un grand, un incomparable spectacle que présente en ce moment la capitale de l’Italie, restée malgré tout et plus que jamais la Ville éternelle, la Ville des Papes. Par toutes les routes de l’univers s’acheminent, vers Rome, les présents et les députations des nations, affluant aux pieds du vieillard auguste qui domine la chrétienté du haut du Vatican. Tous les peuples catholiques se trouvent rangés autour du trône de saint Pierre, confirmant, par leur présence et l’éclatant témoignage de leur fidélité, la magnifique unité de cette religion divine qui tient de Dieu son prestige éternel. Jamais la puissance du Saint-Siège n’avait été proclamée avec une spontanéité semblable et au milieu d’un concours aussi universel.

Le 1er janvier, le captif du Vatican, véritable roi de Rome et du monde catholique, célèbre la messe jubilaire pour le monde. La Basilique vaticane contient 33.000 personnes, dont 45 cardinaux et 300 évêques, venus de tous les coins de la terre. L’univers entier, par ses représentants, assiste à cette fête sans pareille.

Les fidèles, les évêques, les souverains ont été pris d’une noble émulation; on s’est partout ingénié à préparer des présents étonnamment variés et d’une grande richesse. Les arts, les sciences, les métiers, tout a été mis à contribution. Et des îles lointaines, pour nous servir d’une image de l’Écriture sainte, comme des pays plus rapprochés, sont venus des présents magnifiques, témoignage d’affection, de respect, de dévouement et de piété filiale pour le Vicaire de Jésus-Christ.
L’Amérique n’est point en arrière, l’Asie l’a suivie, voire même l’Océanie. Ce n’est pas tout. Cette grande manifestation n’est pas limitée par les frontières des pays catholiques. Des souverains hétérodoxes, comme l’empereur d’Allemagne et la reine d’Angleterre; d’autres qui ne sont pas même chrétiens, comme le sultan de Constantinople et le shah de Perse, ne sont pas les moins empressés à envoyer leurs présents à Léon XIII. Sans doute ces souverains ont voulu rendre hommage au chef de l’Église qui, élu à l’heure où la Révolution croyait à une victoire définitive sur la papauté temporelle, a su prendre une place si élevée au milieu des empereurs et des rois qu’ils le choisissent pour arbitre dans leurs différends, et dont le premier homme d’État d’Europe a sollicité l’intervention dans une question délicate entre l’empereur d’Allemagne et son peuple.
… Ce sont là de ces coïncidences uniques, de ces harmonies providentielles qui ne se rencontrent qu’à de longues distances. Il faudrait la langue de Bossuet ou la poésie en relief de Dante pour en résumer l’accord merveilleux et en traduire le sens divin. Quelle date! et quelle grandeur! Jamais fête jubilaire ne s’est accomplie avec cette beauté éblouissante et douce à la fois, avec cette éloquence retentissante, rappelant à tous les œuvres accomplies et présageant les œuvres à venir.
L’histoire a enregistré des événements plus singuliers. Il y a eu des commotions religieuses plus vibrantes; on a vu des rapprochements plus intimes entre Rome et les princes; des pèlerinages plus nombreux; un éclat extérieur plus rayonnant; ou, encore, des pompes plus riches et des gestes qui ont frappé plus vivement l’imagination. Mais ce que l’on n’a jamais vu peut-être dans les annales de la Papauté et de l’Église, c’est cet ensemble, c’est cette harmonie de toutes les grandeurs et de toutes les forces humaines: les souverains, les princes, les gouvernements, les députations des peuples, les évêques, les prêtres, les fidèles venant de tous les hémisphères acclamer d’un culte fait d’amour et d’admiration, Celui qui, des hauteurs du Vatican, illumine les esprits, gouverne les âmes, touche les cœurs. Cette unité imposante dans cette riche diversité, cette synthèse supérieure dans la multiplicité des détails, cette rencontre de la grandeur et de l’obscurité, de la force et de la faiblesse, dans une même vénération: cet élan universel, cette attraction sans nom et sans exemple, voilà la marque historique, la sublime majesté de la fête du 1er janvier 1888. Date unique, dans l’histoire de la Papauté, «temps fécond en miracles», comme chante le poète, et qui restera sans perdre sa lumière. Toutes ces acclamations parties de tous les points du ciel forment comme un arc de triomphe au-dessus du Vatican et du Pontificat dont les splendeurs brillent au loin.
Léon XIII a mérité cette consolation suprême. Ces grandes choses sont la moisson bénie et dorée des semences qu’il a jetées à travers son pontificat. Ces ambassades des souverains et des princes ne sont-elles pas sorties de l’arche de réconciliation que Léon XIII a voulu ramener sur la terre? Ces adresses des Diètes et des Parlements, ces hommages de toutes les autorités constituées, ne sont-elles pas l’expression naturelle des grandes idées politiques et modératrices du Pape? Ces dons des évêques, ces manifestations des peuples, cette marche sur Rome de toutes les nations, tout cela n’a-t-il pas jailli, comme d’une source féconde, des travaux, des sacrifices, des enseignements, des prières de Sa Sainteté? (Extr. du Moniteur de Rome, de l'Univers, du Nouvelliste de Lyon
)

À côté des récits de l’histoire, la poésie a eu ses strophes remarquables, par exemple :

La fortunée aurore, à la chevelure dorée, douce espérance et soupir du pieux croyant, n’était pas encore sortie des profondeurs de l’Orient, que déjà sur la convexité des deux hémisphères, en effleurant à peine son sentier de fer, une longue file de chars de feu vole, ô Léon, vers ta Rome, la sublime cité, que Dieu prédestina comme le grand centre d’amour pour tous les âges: des plages lointaines, mais fidèles, ils amènent les hommages de tes enfants.
L’Inde t’envoie les blanches perles, dont son sein est si fécond; la Méditerranée t’offre les plus beaux buissons de ses forêts de coraux; à toi la malachite des montagnes moscovites, à toi les plus précieux marbres d’Égypte, les fourrures tachetées et les admirables plumes aux couleurs d’arc-en-ciel dont se glorifie la faune américaine; l’Australie jette à tes pieds les trésors de sa poudre d’or, et le genre humain est content de t’apporter tout ce que la terre produit.
L’Art, aux formes variées, t’offre la fleur de ses prodiges, embellis de mille et mille manières; et la Poésie, qui est le battement de l’amour, descendue des sommets de l’Olympe, jonche de lauriers ton chemin glorieux; l’industrieux agriculteur t’offre l’humble tribut des sillons arrosés de ses sueurs et les prémices de ses gras pâturages; la divine Science, qui est ici-bas la suprême consolation de l’homme, te consacre les fruits sacrés de ses veilles, éclairées par le Soleil d’Aquin, qui est, ô Léon, l’astre lumineux de ta carrière.
Tandis que l’Europe entière a la fièvre des armements, et qu’on allume les fourneaux pour couler les vases qui vomissent le feu et sont pour l’homme les instruments des plus grandes ruines; tandis que des accents menteurs d’une concorde, que la Terre invoque, résonnent sur les lèvres de ceux qui n’ont que la colère dans le coeur, toi, puissant Père d’amour, tu célèbres les fastes de la véritable paix: l’Univers étonné applaudit, il tient inclinée vers la terre la sinistre torche de Mars, et te salue, ô Léon, grand Roi de la paix! (Stances de Domenico Panizzi).


Nous aurions pu multiplier les citations; celles-là suffisent pour rappeler, quoique faiblement, ce qu’a été «l’année triomphale» de la Papauté et de l’Église romaine. La célèbre prophétie biblique, citée plus haut : Dans les derniers temps, la montagne sur laquelle sera bâtie la maison du Seigneur dominera toutes les autres collines; les nations y accourront en foule, elles se diront l’une à l’autre: Allons, montons ensemble à la montagne du Seigneur et à la maison du Dieu de Jacob, (Isaïe, II,2,3.) cette prophétie a obtenu un accomplissement, bien des fois remarqué, à travers tous les siècles du christianisme – mais jamais l’accomplissement n’a été plus magnifique, ni plus unanime qu’en 1888; toutes les nations de la terre se sont dit à cette date, en se montrant à l’envi la colline Vaticane: Allons, montons ensemble auprès du Pontife -Roi!

III

Un contraste contribuait à rendre plus vif l’éclat de l’Église romaine cité de Dieu, ce contraste: des ténèbres environnantes. Les peuples se disaient donc : Allons, montons ensemble… Et pourtant à ce pèlerinage des peuples étaient mêlées des clameurs discordantes; de la même nation et de toutes les nations, sortaient simultanément les vapeurs de l’encens et les fumées de l’impiété. En effet :
La France mettait aux pieds de Léon XIII une tiare ornée de pierres précieuses, et la même France se débarrassait officiellement, dans ses lois et dans ses moeurs publiques, des hommages et même du plus simple respect dus à Jésus-Christ;
L’Angleterre, par les soins de sa reine, présentait au Souverain Pontife une superbe aiguière d’or à l’usage des cérémonies religieuses, et la même Angleterre demeurait protestante et faisait pleurer la catholique Irlande;
L’Allemagne obtenait, au milieu des cadeaux des rois, la place d’honneur pour sa mitre étincelante de pierreries, et la même Allemagne, obéissant à l’esprit de Luther, proclamait, au milieu de l’Europe tremblante et barricadée de fer, la primauté de la force sur le droit;
L’Autriche offrait les plus merveilleuses dentelles, travail de ses archiduchesses, et la même Autriche se désagrégeait par l’oubli des saintes lois du mariage;
La Turquie n’était pas la dernière à briller par l’envoi d’un diamant, d’une grosseur extraordinaire, que le Sultan avait choisi dans ses écrins, et la même Turquie, usée par le Coran de Mahomet, n’était plus qu’un vieillard de peuple;
Et ainsi des autres nations; leurs présents étaient accompagnés de contrastes. Mais le contraste le plus affligeant venait de l’Italie. Il avait été dit par la Providence à l’Italie: «Dans tes murs a été roulée la roche solide qui porte l’humanité jusqu’aux cieux. Terre d’élite, région couronnée, regrette ton sort, si tu l’oses;» et l’Italie l’avait osé! À l’heure où s’accomplissait le pèlerinage des nations, l’Italie, à l’encontre du précepte de l’Évangile, servait deux maîtres à la fois: elle s’agenouillait avec de riches présents aux pieds du Pontife-Roi, et elle obéissait au roi d’Italie; des sept collines de Rome, six étaient sécularisées autour de la colline Vaticane, restée sainte.
Le contraste existait donc chez toutes les nations, et, à l’occasion des noces d’or de Léon XIII, il s’accusait d’une façon saisissante et pleine de mélancolie.
Or, de ce contraste sortait, chose admirable! un surcroît d’éclat pour l’Église romaine, cité de Dieu. En effet, elle seule ne se révélait-elle pas, une fois de plus, comme étant le royaume de lumière, au milieu des autres royaumes affligés de l’envahissement des ténèbres: elle seule, comme la cité indéfectible, au milieu des autres États qui déclinent vers le couchant, semblables à des astres fatigués? Ce contraste, au profit de l’Église romaine, a été décrit en termes que personne n’a osé contredire; tous les journaux catholiques l’ont signalé dans un parallèle entre le Pontife-Roi et le roi d’Italie :

À mesure que le fanatisme antireligieux monte et menace d’envahir les régions gouvernementales, la foi des peuples se rejette, comme par un besoin touchant de protection, aux pieds du chef de la catholicité. À mesure que les rivalités de nations à nations s’accentuent, au point que l’Europe semble un immense camp retranché, l’idée du Pape arbitre des luttes internationales grandit et s’affirme. On dirait vraiment que plus la Papauté est dépouillée et réduite à rien au point de vue des possessions temporelles, plus les peuples s’empressent de lui accorder des témoignages exceptionnels de fidélité et de respect.
Sans se préoccuper le moins du monde de la présence de l’héritier de Victor-Emmanuel au Quirinal, les représentants de toutes les nations du monde arrivent à Rome et vont droit au Pape. Malgré l’abus de la force qui a installé la maison de Savoie dans la Ville éternelle, violée un jour où la fille aînée de l’Église était vaincue et désarmée, il n’y a qu’un souverain à Rome, et ce souverain sans armée, vieillard débile, prisonnier de fait, habite le Vatican.
La conscience humaine est plus forte que les bersaglieri qui ont franchi les portes romaines quand le dernier régiment français était loin de Civita-Vecchia. Elle réduit à néant l’odieuse conquête de Victor-Emmanuel.
Dix-sept ans se sont écoulés depuis le jour où le Quirinal, volé au Pape, abrite le roi d’Italie; et la question romaine reste intacte. La violation du droit est flagrante comme au début: l’affluence des envoyés de toutes les puissances à Rome s’entoure de tous les caractères d’une protestation universelle contre l’atteinte portée à l’indépendance de Celui dont tous réclament l’appui parce que tous en ont également besoin.
Le roi Humbert aura beau se claquemurer derrière les portes de son palais et se boucher les oreilles pour ne pas entendre le bruit de cette multitude qui se dirige vers le Vatican, les enseignements sévères que lui donne l’univers ne lui échapperont pas.
Isolé et inquiet, lui qui a une armée nombreuse et des vaisseaux énormes, il faudra bien qu’il s’incline devant cette dure leçon que lui inflige le monde civilisé.
Qui donc parmi tous ces pèlerins accourus les mains pleines de présents, autour de ce prêtre de soixante-dix-huit ans, se détournera de son chemin pour saluer le roi d’Italie qui habite le Quirinal comme on loge en garni? (Nouvelliste de Lyon)

Vingt années auparavant, le génie de Louis Veuillot, agrandissant le parallèle et le posant non plus seulement entre le Pontife-Roi et le roi d’Italie, mais entre l’empire du Pontife et les autres empires, avait écrit d’une plume inspirée par la foi:

Il n’est pas superflu d’observer que ce siècle, commencé par la révolte et si glorieux d’être par excellence le siècle de la révolte, se tord et gémit vers sa fin, en travail de deux sortes d’empire: l’empire de la force, l’empire de l’esprit; l’un qui veut unifier par la violence, l’autre qui veut unir par l’amour; l’un, de ceux qui veulent commander et dominer, l’autre, de ceux qui veulent obéir et aimer. Et des deux côtés ces mouvements si contraires sont inspirés par le besoin même de la vie; seulement, le besoin matériel dirige le premier et l’égare, le besoin moral dirige l’autre et le fait triompher. Caro enim concupiscit adversus spiritum: spiritus autem adversus carnem.
Comme dans l’ancien paganisme, mais avec une rapidité vertigineuse, les empires matériels se succèdent et se précipitent dans notre société moderne, matérialisée et paganisée. Il y a eu l’empire violent de Napoléon, l’empire politique et marchand de l’Angleterre, menacé en ce moment d’un terrible déclin; voici peut-être l’empire orgueilleux et brutal de la Prusse, et l’on peut déjà prévoir qu’il aura pour adversaire et probablement pour vainqueur l’empire sauvage de la Russie. Tous ces empires sont révolutionnaires, et Voltaire, véritable image de «celui qui fut homicide dès le commencement», n’était pas moins Russe que Prussien. Tous ces empires ont été ennemis du Christ et se sont armés contre son Vicaire; tous ont promis de proscrire un jour la guerre, tous ont fait la guerre païenne et répandu plus de sang qu’il n’en a été versé sur la terre dans le même espace de temps à aucune époque de l’histoire.
Et cependant l’empire de l’esprit, l’empire du Christ, sans armes, sans appui, réduit à rien, enfermé tout entier durant des années dans les prisons de Valence, de Savone et de Fontainebleau, s’est relevé et s’est agrandi. Nous avons vu au Concile les évêques de la Chine, du Japon, du Tibet, de la Polynésie, nous avons vu les évêques de Londres et de Genève qui n’étaient pas au concile de Trente, et tous ont décerné ou plutôt reconnu au Pape une dictature qui ne sera point ébranlée. Le poignard italien et le canon prussien, par un accord de brève durée, pourront enlever au Pape son territoire, ils ne lui ôteront pas un sujet, et lui en amèneront au contraire davantage. Dieu donne à son Église l’épave de tous les naufrages, et tôt ou tard le laurier de tous les triomphes. Il le fait ainsi, et cette perpétuelle vaincue est éternellement victorieuse, parce qu’elle n’abandonne jamais la vérité. En ce temps, Dieu aussi se pique de vitesse et ne fait pas attendre l’accomplissement de ses décrets.

Dans ces magnifiques citations, et les événements soudains qu’elles célèbrent, n’y a-t-il pas l’éloquent commentaire de cette autre prophétie biblique citée plus haut : Lève-toi et sois illuminée, nouvelle Jérusalem, ô Église romaine, parce que ta lumière est venue et que la gloire du Seigneur s’est avancée sur toi.
Car voici que les ténèbres couvriront la terre, et une nuit sombre enveloppera les peuples, mais le Seigneur se lèvera sur toi, et l’on verra sa gloire éclater au milieu de toi.(Isaïe, IX,1,2.).
Jamais l’éclat de l’Église romaine cité de Dieu n’a été plus vif, parce que jamais l’envahissement des ténèbres chez les autres cités de la terre n’a été plus général.

IV

En effet, quel est le mal qui afflige présentement toutes les nations?
N’est-ce pas la confusion, c’est-à-dire la coexistence, chez elles, d’un reste de lumière avec beaucoup de ténèbres?
Qu’on comprenne bien, c’est important:
La confusion moderne n’est pas le mélange des bons et des mauvais qui a toujours existé et existera jusqu’à la consommation des siècles, ainsi que l’a déclaré la Vérité éternelle elle-même, comparant ce mélange à celui que présente un champ de blé, où la tige d’ivraie pousse à côté des tiges d’épis: non, la confusion moderne n’est pas ce mélange; mais elle est le mélange, dans les idées et dans les mœurs, du bien et du mal, de la vérité et du mensonge, de la lumière et des ténèbres, comme si, sur la même tige, le blé et l’ivraie pouvaient pousser de concert. Le mélange des mauvais avec les bons est de permission divine, l’œil de Dieu discerne les uns et les autres, et son tribunal les attend pour les ranger à droite et à gauche; en ce mélange permis et passager, il n’y a donc pas de confusion. Mais le mélange du bien et du mal en doctrine et en morale, dans les idées et dans les mœurs, constitue une confusion abominable devant son regard.
Or, la société moderne présente le spectacle de ce détestable mélange, arrivé à son dernier tournoiement; il y a longtemps, hélas! qu’il était en voie de formation, voici de quelle manière :
Il avait eu ses débuts, encouragés, à la cour de Louis XIV. Ce superbe XVIIe siècle est double. À côté de l’Évangile, on aperçoit, revenue, la mythologie; et les grands hommes de cette époque offrent, jusque dans leur génie, un regrettable et redoutable dualisme. Pascal a écrit les Pensées, mais également les Provinciales; la Fontaine charme par ses Fables, mais scandalise par ses Contes; Montesquieu a une main posée sur l’Esprit des Lois, mais l’autre main badine avec les Lettres Persanes; et du grand Bossuet lui-même descend, sur son incomparable Discours sur l’Histoire universelle, l’ombre de la Déclaration de 1682. Chaque homme remarquable est double: c’est le début de la confusion.
À la date de 1789, la confusion est, en quelque sorte, érigée en principe, par la reconnaissance de l’égalité des droits pour toutes les religions, pour tous les systèmes de philosophie et de morale indépendante. Aussi, depuis lors, vers quel chaos, grand Dieu! la société civile et politique ne s’avance-t-elle pas, la France en tête, et les autres nations à la suite de la France!
Chaos dans les idées. On ne s’entend plus sur les notions les plus élémentaires; les idées du droit, de l’honneur, de la liberté, de la paternité, n’ont plus leur signification antique et sacrée; les parlements et les autres réunions semblent se tenir à Babel, tant leurs explications sont tumultueuses et confuses!
Chaos dans les affaires. Des catastrophes, vastes comme les abîmes des mers menacent la fortune publique et toutes les fortunes privées. Les budgets des nations ne sont pas sûrs du lendemain. Le seul avantage est pour les voleurs: car l’agiotage et l’ombre mettent la cupidité à l’aise et permettent de faire des profits déshonnêtes en bravant le déshonneur.
Chaos dans les mœurs. L’Évangile est mis, ici, au rabais, là, au rebut. Les mœurs sont menacées par les lois. L’interrogation anxieuse de Massillon devant la cour de Louis XIV, ne devient-elle pas cent fois plus anxieuse devant les licences de la démocratie: «Paraissez maintenant, justes! où êtes-vous? Restes d’Israël, passez à la droite; froment de Jésus-Christ, démêlez-vous de cette paille destinée au feu. Ô Dieu! où sont vos élus? et que reste-t-il pour votre partage?…» Que reste-t-il pour le partage de Dieu, dans les assemblées démocratiques?
Chaos dans les décisions politiques. Louis Veuillot a décrit, ainsi qu’il suit, le débat, si souvent stérile, des conservateurs: «Par un privilège de son génie, Dante, cinq ou six siècles à l’avance, avait ouï ce débat lorsqu’il dépeint le perpétuel et stérile bruit de sable qui grince autour des portes de l’enfer. Des soupirs, des plaintes, des langages horribles et divers, les cris sourds du désespoir, les cris rauques de la colère, les froissements de mains entrechoquées gémissent comme la rafale dans l’implacable nuit… C’est le misérable tourment des âmes incomplètes, anime triste, qui vécurent sans honte et sans infamie, uniquement occupées de se tirer d’affaire au meilleur marché. On ne peut mieux peindre le gros du parti conservateur se débarrassant des principes pour rester à flot. Selon le poète théologien, ces âmes chassées du repos pour lui avoir tout sacrifié, n’obtiendront pas même la grâce d’entrer dans l’enfer. À leur aspect, les damnés se glorifieraient d’avoir au moins aimé le mal.»
Chaos dans les convenances diplomatiques. La Correspondance de Genève écrivait en 1871: «Aujourd’hui l’on ne s’indigne plus de rien. Tout semble naturel, tout semble licite, et on assemble les contraires sans paraître même soupçonner leur contrariété. On va au Quirinal et on va au Vatican, comme on passe d’une orgie à l’église. À cette vue, qui ne se rappellerait involontairement ces Césars païens, qui, après avoir trop mangé, débarrassaient leur estomac pour pouvoir se remettre à manger?
Quand Hegel a proclamé l’identité du bien et du mal, on s’est indigné, et l’indignation était juste et noble; mais on s’est aussi moqué, et la moquerie était sotte. Le bien et le mal ne sont, en effet, qu’une seule chose aux yeux d’êtres qui n’ont point de jugement. La Secte qui a voulu imposer à l’humanité la doctrine de Hegel, qui est à toute doctrine ce que les ténèbres sont à toute lumière – la Secte qui a tenté de plonger l’humanité dans cette nuit profonde, n’avait pas d’autre moyen d’arriver où elle voulait. Pour assurer le triomphe du mensonge, il faut que la faculté de juger soit ôtée à l’humanité. C’est à ce travail que nous assistons depuis longtemps, et ceux qui l’ont entrepris croient qu’ils l’ont mené à terme et que c’en est fait de l’Europe.
Ont-ils raison, ont-ils tort dans leur exécrable joie?» Ces réflexions de 1871 n’ont rien perdu de leur justesse, l’exécrable travail a seulement vingt ans de plus. Voilà le chaos, la confusion! Dans ce chaos on aperçoit bien un reste de lumière luttant contre l’agglomération des ténèbres; mais les ténèbres croissent et s’épaississent de jour en jour, d’heure en heure, et les frissons que l’on éprouve ne décèlent que trop les lugubres résultats qui sont attribués à leur noire agglomération; ces résultats:
Dans la nature, les ténèbres glacent l’atmosphère. – Dans la société, les courages ne sont-ils pas glacés?
Les ténèbres font perdre de vue le but vers lequel on chemine dans un voyage, elles le supprimeraient si elles en étaient capables. Les nations si longtemps chrétiennes n’ont-elles pas, en perdant de vue le christianisme, perdu leur but: elles ne savent plus où elles vont, elles ne se rappellent plus leur histoire et leurs nobles destinées.
Les ténèbres divisent et séparent les voyageurs; elles empêchent qu’on marche ensemble. – Dieu! quelles divisions, quelles séparations entre les citoyens d’un même pays! Les mains se cherchent dans cette nuit politique, et ne se rencontrent plus.
Les ténèbres ne sont favorables qu’à un seul être, à l’abîme qui borde la route. En effet, ou bien elles empêchent d’apercevoir les précipices, ou bien elles les exagèrent; car, chose étrange! pendant l’obscurité, les trous, les gouffres semblent toujours s’agrandir, se dilater. – L’abîme vers lequel les peuples sont entraînés n’est que trop favorisé de la double manière que nous venons de dire: il est dissimulé pour les uns, ils ne l’aperçoivent pas, ils y vont en riant; il est exagéré pour les autres: à les entendre, il n’y a plus qu’à s’envelopper dans la désespérance comme dans un linceul, parce que la catastrophe est inévitable.
C’est ainsi que, à la faveur de la confusion, les ténèbres ont acquis cette puissance formidable dont parle l’Évangile : l’heure de la puissance des ténèbres. Heureusement que, pour faire cesser la confusion et refouler les ténèbres, deux Souverains Pontifes se sont levés contre le chaos, commençant un travail de discernement et de séparation que d’autres Souverains Pontifes continueront.

V

En effet les pontificats de Pie IX et de Léon XIII auront été souverainement illuminateurs, non seulement parce que l’Église catholique et romaine, cité de Dieu, aura brillé, sous ces deux pontifes, d’un exceptionnel éclat, mais encore parce qu’ils ont entrepris, adversaires du chaos, de faire cesser dans la société civile et politique la confusion, qui est le grand mal de notre époque.
Pie IX a lancé, comme un éclair, le Syllabus, c’est-à-dire le catalogue des erreurs modernes, avec leur condamnation: publication doctrinale qui a exaspéré les hommes de ténèbres. Un jour que l’illustre cardinal de Fribourg et de Genève, Mgr Mermillod, prosterné aux pieds du saint et intrépide vieillard, lui demandait avec une douce familiarité : Très Saint Père, comment Votre Sainteté a-t-elle eu le hardi courage de lancer le Syllabus dans la société moderne? Pie IX lui répondit : Mon fils, j’ai voulu trancher les camps. Depuis lors, en effet, les camps ont commencé à se trancher. Devant la précision doctrinale du Syllabus, tout homme a été contraint de se définir. Nulle intelligence n’a plus osé tirer profit de la confusion, se tenir entre la vérité et l’erreur, et rester neutre. Les événements, en même temps, ont aidé puissamment à ce travail de séparation. Les événements, qui sont les anges de Dieu, ont acquis une logique et une promptitude irrésistibles pour forcer les hommes à se ranger vers la droite ou vers la gauche; les centres s’effacent, campement des timides, centre droit ou centre gauche; c’est comme un acheminement au jugement dernier où il n’y aura plus de centres, mais uniquement ces deux côtés avec leur séparation éternelle: la droite et la gauche.

Cette situation est déjà un triomphe. Dès là, en effet, que les centres disparaissent, la confusion n’est plus aussi facile; le bien a son côté, le mal a le sien, et le mal y perd, car la confusion sert ses perfidies. De plus, la solidité des convictions et l’éclat des vertus gagnent à la démarcation: n’étant plus exposés à des compromis, les hommes de bien se montrent catholiques résolus, catholiques de roche, catholiques de la tête aux pieds. Le reproche de ressembler à la statue d’or aux pieds d’argile n’est plus à leur adresse, ils sont la statue d’or d’une seule coulée, solide sur sa base de diamant, qui est l’obéissance à la Papauté.
Honneur à Pie IX d’avoir, par son précis et vigoureux catalogue, notifié aux ténèbres: Refoulez-vous à gauche!

Le travail de séparation a été continué, plus brillamment peut-être encore, par Léon XIII; car si Pie IX dit aux erreurs modernes : Entassez-vous à gauche, Léon XIII a invité, une à une, les belles vérités modernes à se ranger et à briller à droite.
En effet, quels flots de lumière se sont avancés sur la philosophie chrétienne, avec l’encyclique Æterni Patris; quels flots de lumière, sur le mariage, avec l’encyclique Arcanum divinæ sapientiæ; sur la propagation de la Foi, avec l’encyclique Sancta Dei civitas; sur l’origine du pouvoir civil, avec l’encyclique Diuturnum illud; sur la constitution chrétienne des États, avec l’encyclique Immortale Dei; sur la liberté humaine, avec l’encyclique Libertas; sur les mœurs de la société chrétienne, avec l’encyclique Auspicato; et quels flots de lumière, sur les principaux devoirs des chrétiens, avec l’encyclique Sapientiæ christianæ! En vérité, dans l’enseignement de Léon XIII, la cité de Dieu a été reprise depuis la base pour être démontrée cité de lumière jusqu’au sommet. C’est un travail d’architecture colossal. Michel-Ange a jeté la coupole dans les airs; Léon XIII l’a jetée dans les idées et dans la société!
Telle est son opération à droite.
Aussi, après avoir rappelé et stigmatisé à gauche, dans les deux encycliques Quod apostolici muneris sur le socialisme, et Humanum genus sur la Franc-Maçonnerie, les ténèbres déjà refoulées par Pie IX, a-t-il eu le droit de réveiller l’attention du monde à l’égard de la solennelle division énoncée par saint Augustin: Deux amours ont fondé deux cités: l’amour de Dieu qu va jusqu’au mépris de soi, et sa cité est celle du bien; l’amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu, et sa cité est celle du mal; les deux cités sont désormais bien visibles, et le genre humain n’est plus exposé, par la confusion des idées et des principes, à prendre l’une pour l’autre.

Mais la sollicitude de Léon XIII ne s’est point bornée à tracer la ligne de séparation et à illuminer, du haut en bas, la cité du bien: quels moyens de tendresse et d’honneur n’a-t-il pas employés pour y ramener les peuples fourvoyés dans la cité adverse? Il y a un principe de morale qui dit: qu’il faut détester l’erreur, mais être plein de ménagement et de compassion pour la personne. Or, considérant les gouvernements et les peuples comme d’augustes personnalités, Léon XIII les a traités avec une souveraine révérence; condamnant leurs erreurs, il a eu, pour eux, des égards infinis. L’Angleterre est un pays fourvoyé, l’Allemagne est un pays fourvoyé, la Russie aussi, l’Orient aussi: eh bien, de quelles majestueuses négociations et de quelles exquises prévenances le pape n’a-t-il pas usé à l’égard de l’Angleterre et de sa reine, de l’Allemagne et de son empereur, de la Russie et du tzar, de l’Orient et du sultan. Tous ces pays et tous ces princes ont été saisis de respect. Il se fait, chez eux, un ébranlement de gauche à droite. Si les erreurs ont été foudroyées, les personnes ont été captivées! Voilà comment la cité de Dieu se montre non seulement illuminatrice, mais attractive; non seulement phare, mais nourrice et mère…
Quoi qu’il advienne, la séparation des deux cités ira toujours en s’accentuant. Les Papes futurs, veilleurs immenses, prépareront le Jugement général, avec sa droite et sa gauche, sans passage de l’une à l’autre. L’Église réalisera, d’une manière plus saisissante encore que par le passé, l’ingénieuse fiction de la Fable: cette montagne d’aimant, qui avait la puissance d’enlever et d’attirer à elle tout le fer des vaisseaux qui s’en approchaient, en sorte que le bois restait seul, et coulait dans les flots. À l’attractive cité du bien viendront s’adjoindre et se réunir tous les éléments de vérité et de bonté dont les sectes schismatiques et hérétiques ont si longtemps vécu: le reste tombera de soi, coulera à pic, et sera entraîné à gauche.

VI

Par le fait seul de la séparation, les ténèbres deviendront plus effrayantes. Il faut s’attendre à ce surcroît de frayeur dans les esprits. La nuit impressionne davantage que le jour, parce que nous sommes faits pour la lumière et que sa privation affecte péniblement notre être. Ce phénomène ayant son retentissement dans l’ordre moral, les âmes élevées, les consciences nobles et délicates trouveront de grands troubles devant l’agglomération des ténèbres; et puis, les ténèbres démasquées, refoulées et coalisées n’ont-elles pas déjà répondu: Nous sommes le soir du christianisme, son dernier soir!…
Âmes chrétiennes, n’ayez pas peur;
Il y a dans le récit de la Genèse, à l’endroit de la création du monde, une particularité à laquelle, ce me semble, on n’a pas assez pris garde, et qui exprime un procédé du Tout-Puissant capable de nous rassurer; le voici :
Pour chacun des six jours de la création, le récit biblique apprend que Dieu partait du soir pour aboutir au matin; ainsi :
Dieu dit : que la lumière soit et la lumière fut; et du soir et du matin se fit le premier jour.
Dieu dit : que le firmament soit fait au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux, et il donna au firmament le nom de ciel: et du soir et du matin se fit le second jour.
Dieu dit encore: Que la terre produise de l’herbe verte qui porte de la graine, et des arbres fruitiers qui portent du fruit. Et cela se fit ainsi. Et du soir et du matin se fit le troisième jour.
Et de même pour les autres jours.
Le Créateur partait donc du soir pour aboutir au matin; mais d’où vient que son point de départ n’a pas été le matin pour aboutir au soir?
C’eût été contraire à son infinie perfection, l’acte créateur ne pouvant aboutir au déclin, au soir, aux ténèbres.
Mais il y a encore une autre raison, pleine de miséricorde et de consolation :
Le Créateur prévoyait que l’homme, par des faiblesses, des erreurs et des dépravations, ramènerait fréquemment la nuit dans son œuvre de lumière; que les riches couleurs de l’ordre physique et les belles vertus de l’ordre moral seraient souvent comme anéanties par les ombres du soir; et que, là où circulait la vie, s’étendraient l’horizon noir, et l’effroi: et alors, infiniment bon, le Créateur daigna, dans les six jours de sa création, partir constamment du soir, afin de nous apprendre que sa Providence ne se laisserait pas vaincre par l’obscurité, et que, quelles que fussent les époques de décadence et de ténèbres que produiraient, dans le cours des âges, la faiblesse et la perversité humaines, la Providence, elle, dans les jeux de sa sagesse et de son amour, aboutirait toujours au matin.
Ô ténèbres, vous aurez donc beau vous entasser, vous coaliser, et envelopper le bien: de vous sortira une aurore.

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