CHAPITRE IV
  

L'époque de la venue de l'Antéchrist incertaine et sa fixation interdite.

  
     En quelle année du monde l'Antéchrist fera-t-il son apparition ?
     Nul ne saurait l'indiquer, la Tradition et l'Écriture étant muettes sur ce point. Dieu seul a la connaissance de cette année et de l'heure. Son secret, il se l'est réservé. Toutes les investigations ont donc échoué. Il y a une borne, elle reste infranchissable. L'apôtre saint Paul, écrivant de l'Antéchrist aux Thessaloniciens, a fait allusion à cette borne dans les expressions suivantes : « Afin qu'il se manifeste en son temps, Ut reveletur in suo tempore (1). » À quelle époque du monde ce temps arrivera-t-il ? L'apôtre saint Paul ne l'ayant pas indiqué, mais s'étant servi d'une expression indéterminée, l'Église, conduite par l'Esprit-Saint et toujours prudente, n'a rien ajouté et n'ajoutera rien à la brève indication de l'Apôtre. Respectueuse de sa réserve, elle s'est abstenue de soulever le voile et de regarder au-delà.

     Bien plus, afin de couper court à des indiscrétions qui s'étaient produites, elle n'a pas hésité à défendre sous peine d'excommunication d'annoncer pour époque déterminée la venue de l'Antéchrist ou le jour du Jugement dernier. C'est sous Léon X, en l'an 1516, le 14 des Calend. de janvier, au Ve concile oecuménique de Latran (sess. XI, Constit. Supernæ majestatis præsidio) que ce décret, dont voici la teneur, a été porté : « Nous ordonnons à tous ceux qui exercent la charge de la prédication ou qui l'exerceront dans l'avenir qu'ils ne présument pas de fixer dans leurs prédications ou dans leurs affirmations un temps déterminé pour les maux futurs, soit pour l'avènement de l'Antéchrist, soit pour le Jugement : attendu que la Vérité dit : Ce n'est pas à vous de connaître les temps ou les moments que le Père a fixés de sa propre autorité : ceux donc qui, jusqu'à présent, ont osé émettre de pareilles choses, ont menti, et il est avéré que, par leur fait, un grand dommage a été porté à l'autorité de ceux qui prêchent sagement(2). »

     Les motifs de cette défense sont indiqués dans son texte :
D'abord, le respect dû à la conduite de Dieu. Il est le maître absolu du temps et de ce qui s'y passe ; il ne convient donc pas que les hommes veuillent connaître d'avance, d'une façon indiscrète, le résultat de ses décrets éternels. Leur règle de conduite, à l'égard de ces décrets éternels, est celle qu'a tracée l'auteur inspiré de l'Ecclésiastique : « Ne recherche pas ce qui est au-dessus de toi, et ne scrute point ce qui surpasse tes forces... N'étends pas ta curiosité à toutes les oeuvres de Dieu (3)». Ce respect dû aux décrets et aux oeuvres de Dieu, la plume de saint Augustin l'a exprimé dans cette admirable sentence : « Honore ce que tu ne comprends pas encore, et honore-le d'autant plus que les voiles sont plus nombreux. Plus quelqu'un est digne d'honneur et plus aussi les portières sont multipliées dans sa demeure. Les voiles commandent l'honneur dû au secret, et ils se lèvent pour ceux qui savent honorer(4)».

     Le second motif de la défense est d'éviter aux fidèles des préoccupations troublantes, danger pour les devoirs à remplir à l'heure présente. Qu'on se rappelle la frayeur des Thessaloniciens que saint Paul fut obligé de rassurer : « Nous vous conjurons, mes Frères, de ne point vous laisser troubler ni épouvanter... comme si le jour du Seigneur était proche (5)». Et après avoir tracé le portrait de l'Antéchrist au chapitre II de son épître, l'Apôtre le fait suivre, au chapitre III, de ce conseil : « Nous apprenons que quelques-uns parmi vous se conduisent d'une manière inquiète, ne travaillant pas, mais n'agissant que pour satisfaire leur curiosité. Or, nous ordonnons à ces personnes, et nous les conjurons par le Seigneur Jésus-Christ, de manger leur pain en travaillant paisiblement (6)».

     Le troisième motif est d'empêcher les scandales, toujours au détriment des âmes. Car lorsque l'événement ne justifie pas les prédictions hasardées, ceux qui sont faibles dans la foi en prennent occasion de mépriser les prophéties réelles de l'Écriture et d'en douter. Ainsi en a-t-il été plus d'une fois en divers temps ; et l'histoire ecclésiastique a dû enregistrer les noms de plusieurs de ces rêveurs qui avaient eu l'audace d'annoncer pour une époque déterminée l'avènement de l'Antéchrist ; par exemple :

- Un jeune Parisien visionnaire annonça publiquement dans une chaire de Paris, vers 960, que l'Antéchrist apparaîtrait à la fin de l'an 1000. Il fut combattu victorieusement par Abbon, le futur abbé de Fleury  (7).
- Fluentinus de Florence, condamné en 1105 par Pascal II ;
- Arnold de Villeneuve, condamné en 1311. Il avait fixé l'avènement et la persécution de l'Antéchrist à l'année 1377 ;
- Barthélemy Ianouesius que le pape Urbain V condamna pour avoir fixé cet avènement au jour de la Pentecôte de l'an 1360 ;
- Nicolas Cusin l'annonça pour les années 1700 ou 1734 ;
- Mammère Bruschius, pour 1589 ou 1643 ;
- Jérôme Cardane, pour l'année 1800 ;
- M. d'Hédouville, entre 1952 et 1953 ;
- L'auteur anonyme des Précurseurs de l'Antéchrist, pour l'année 1957 ;
- L'abbé Maitre place la fin du monde à la fin du XXe siècle ou dans le courant du XXIe.


     Ces exemples ne sont-ils pas une démonstration de la sagesse de l'Église dans la défense qu'elle a faite de fixer une date déterminée soit pour cet avènement, soit pour la fin du monde ? (8)

     Est-ce à dire qu'elle défende également d'émettre des conjectures ? Non : la défense portée par le V.ème Concile oecuménique de Latran ne va pas jusque-là. Elle n'atteint seulement que toute date fixe. Les généralités, les conjectures prudentes, l'indication des signes précurseurs restent choses permises, à l'exemple de certains Pères et d'éminents Docteurs qui ne s'en sont pas fait faute.

     Eusèbe « signale l'avènement de l'Adversaire, lequel aura la liberté d'assiéger l'Église du Christ (9) ».
 

- Juda Cyr, autre historien ecclésiastique, croit que l'avènement de l'Antéchrist est proche  (10) .
- Tertullien parle de l'Antéchrist qui s'approche : « Antichristo jam instante  (11) ».
- Saint Cyprien : « Vous devez tenir pour certain que le temps de l'affliction a commencé, que la fin du siècle et le temps de l'Antéchrist approchent (12) ».
- Saint Hilaire avertit de l'Antéchrist imminent : « imminentis Antichristi  (13) ».
- Saint Basile : « Ne sommes-nous pas à la neuvième heure ? N'est-ce pas l'apostasie ? Afin qu'ensuite se manifeste l'Impie, ce fils de perdition ?  (14) »
- Saint Ambroise : « Parce que nous sommes arrivés au déclin du siècle, certaines maladies en sont les signes. La maladie du monde, c'est la faim ; la maladie du monde, c'est la peste ; la maladie du monde, c'est la persécution  (15) ».
- Saint Jérôme : « Nous ne prenons pas garde que l'Antéchrist approche  (16) ».
- Saint Bernard décrivant les impiétés de son siècle jette ce cri d'alarme : « Il ne reste plus qu'à voir l'homme de péché, le fils de perdition, faire son apparition (17) ».
- Saint Grégoire le Grand : « Le roi de superbe est proche, « Rex superbiæ prope est (18) »


     D'autres citations pourraient être apportées. Qui ne connaît, du reste, la fameuse homélie de ce grand Pape saint Grégoire sur « les signes de la fin du monde », homélie que l'Église, chaque année, replace sous les yeux des prêtres et des fidèles, le premier dimanche de l'Avent, pour leur rappeler la fin des temps. De ces signes précurseurs, saint Grégoire constate que les uns sont accomplis, et que les autres ne tarderont pas à l'être. « Ex quibus profecto omnibus alia jam facta cernimus, alia in proximo ventura formidamus (19). »
     Comme on a pu le constater, aucun des Pères cités ne s'est permis de fixer une date déterminée pour l'avènement de l'Antéchrist ou de la fin du monde. Ils demeurent tous dans des généralités, ils rappellent les signes, ils conjecturent ; ils ne fixent rien. Leur manière de prêcher ou d'écrire est conforme aux annonces à la fois nettes et prudentes de Notre-Seigneur lui-même et de son apôtre saint Paul. Aux chapitres XXIV-XXV, de saint Mathieu, Notre-Seigneur annonce nettement la fin du monde, il en donne les signes précurseurs, mais il ne fixe pas de date. À l'exemple de son Maître, saint Paul, au chapitre II de la IIe épître aux Thessaloniciens, annonce nettement l'Antéchrist, mais il ne fixe pas de date à son avènement ; il se borne à indiquer le signe précurseur de cet avènement : l'APOSTASIE : Discessio primum et revelatus fuerit homo peccati (20).
 
 


(1) II Thess., II, 6.
(2) Mandantes omnibus, qui hoc onus prædicationis sustinent, quique in futurum sustinebunt, ut tempus quoque præfixum futurorum malorum, vel Antichristi adventum, aut certum diem Judicii prædicare, vel asserere nequaquam præsumant : cùm Veritas dicat : Non est vestrum nosse tempora vel momenta, quæ Pater posuit in sua potestate : ipsosque qui hactenus similia asserere ausi sunt, mentitos, ac eorum causa, reliquorum etiam rectè prædicantium auctoritati non modicum detractum fuisse constet. » (Cit. ap. Ferraris, Prompta bibl., verbo Prædicare. - Mansi, Sacrorum Conciliorum collectio, t. XXXII, p. 945-947.)
(3) Ecclésiastiq., III, 22-24.
(4) « Honora quod nondum intelligis et tanto magis honora quanto plura vela cernis. Quanto enim quisque honoratior est, tanto plura vela pendent in domo ejus. Vela faciunt honorem secreti ; sed honorantibus levantur vela. » (S. August., Serm LI, 5.)
(5) II Thess., II, 1-2.
(6) Id., III, 11-12.
(7) Abbonis apologeticum apud Migne, Patrol, lat., t. CXXXIX, c. 162.
(8) Parmi les auteurs qui ont fixé une date à l'avènement de l'Antéchrist, nous avons eu la surprise de rencontrer le vénérable serviteur de Dieu Barthélemi Holzhauser, restaurateur de la discipline ecclésiastique en Allemagne, fondateur de l'Association des Prêtres séculiers vivant en communauté, décédé le 20 mai 1658. Auteur d'une Interprétation de l'Apocalypse très en vogue en Allemagne, et où il y a certainement de très belles et très émouvantes pages, Holzhauser a écrit les lignes suivantes : « Au milieu de l'année de Jésus-christ 1855, dans le dix-neuvième siècle, naîtra l'Antéchrist, et il vivra cinquantecinq ans et demi. Et c'est dans les trois dernières années de sa vie etpendant les six derniers mois, c'est-à-dire pendant trois ans et demi qu'il sévira dans la plus grande fureur contre la chrétienté, et que, d'accord avec son faux prophète l'antipape, il exterminera l'Église, dispersera le troupeau de Jésus-Christ, vaincra et tuera tous les fidèles par la puissance qui lui aura été donnée pour quarante deux mois sur toute tribu, sur tout peuple, sur toute langue et sur toute nation, pour faire la guerre contre les saints de Dieu, et pour les vaincre durant le temps qu'il sera assis dans la plénitude de son règne. Ainsi donc, en l'an 1911, le fils de perdition sera tué au milieu de la cinquante-sixième année de sa vie par le souffle, c'est-à-dire par la parole qui sortira de la bouche de Jésus de Nazareth crucifié », (Interprétation de l'Apocalypse, 3e édit., t. II, pag. 120, Paris, 1872 ; librairie Louis Vivès.) - Si la cause de béatification du vénérable serviteur de Dieu doit se poursuivre, que ces lignes ne soient pas un obstacle. L'honorable Promoteur de la foi voudra bien examiner de quel esprit elles émanent. Dans le cas où elles ne seraient qu'une interprétation personnelle, ne pourrait-on pas invoquer, en faveur de leur auteur, l'ignorance du décret du Ve Concile de Latran, c'est-à-dire la bonne foi. Errare humanum est, surtout lorsqu'il s'agit d'un décret recouvert d'une poussière séculaire, et ignoré d'un grand nombre dans l'Église. Si nous avons pris la liberté de remettre ce décret en évidence, c'est afin que, dans les temps troublés devenus ceux de l'Église et de la société humaine, les âmes se tiennent en garde contre des calculs de nature à les inquiéter.
(9) Eusébe, Hist. eccl., lib. V, c. I.
(10) Eusèbe, Hist. Eccl., lib. V, c. VI.
(11) Tertul., lib. De fuga in persecutione, c. XII.
(12) S. Cypri., Epist. LVI ad Thibaritanos.
(13) Hilar., Lib. contra Auxentium.
(14) Basil., Epist. LXXI, ad Alexandrinos.
(15) Ambr., Oratio in obit. Satyri fratris.
(16) Hierony., Epist. II, ad Ageruch.
(17) Bern., Serm. 6 in psalm. 90.
(18) Greg. Mag, Epist. XXXVIII, ad Joan. Constantin. episc.
(19) Id., Homil. I, in Evang.
(20) II Thess., II, 3