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Tableau naturel des rapports qui existent
entre Dieu, l'Homme et l'Univers.

L.C. de St Martin

par Louis-Claude de Saint-Martin

V

En nous élevant jusqu'à ce Principe suprême, sans lequel la Vérité même ne serait pas, nous y verrons que toutes ses Facultés doivent être réelles, fixes, positives, c'est-à-dire constituées par leur propre essence : ce qui les soustrait à jamais à toute destruction ; puisque c'est en elles seules que réside toute leur loi, ainsi que la voie qui mène au sanctuaire de leur existence.

En effet, cet Etre étant la source première de toutes les puissances, comment concevrait-on une puissance qui, ne serait pas lui ? Par où, par qui, comment pourrait-il être vaincu ou altéré, si tous les Etres sont sortis de son sein médiatement ou immédiatement, et s'ils n'ont de facultés et de pouvoirs réels que ceux qu'il leur a donnés ? Car il faudrait supposer alors qu'il pourrait s'attaquer lui-même.

D'autres preuves nous démontrent que nul Etre ne peut, ni ne pourra jamais rien contre Dieu ; c'est que s'il en est qui se déclarent ses ennemis, il n'a besoin de les vaincre, que de les laisser dans leurs propres ténèbres ; ceux qui le veulent attaquer, deviennent aveugles par cela seul qu'ils veulent l'attaquer. Ainsi, par le fait même, tous leurs efforts sont sans succès, et toutes les forces deviennent nulles et impuissantes, puisqu'ils ne voient plus par où les diriger.

Mais pour que le premier des hommes pût manifester cet Atre majestueux et invincible ; pour qu'il pût servir de signe de la Divinité suprême, il fallait qu'il eût la liberté de voir et de contempler les droits réels, fixes, et positifs qui sont en elle ; il fallait qu'il eût un titre qui lui donnât entré dans son Temple, afin de jouir du spectacle de toute sa grandeur.

Sans cela, comment aurait-il pu en représenter le moindre trait avec exactitude ; et s'il ne l'eût représenté qu'imparfaitement, comment ceux qui avaient perdu de vue l'Etre suprême, auraient-ils été coupables de continuer à le méconnaître ?

Mais s'il est possible que l'homme, en qualité d'Etre libre, ait cessé de se présenter au Temple avec l'humilité du Lévite ; qu'il ait voulu mettre la Victime à la place du Sacrificateur, et le Prêtre à la place du Dieu qu'il servait, l'entrée du Temple a dû se fermer pour lui ; puisqu'il y portait et qu'il venait y chercher une autre lumière que celle qui en remplit seule tout l'immensité. Il n'a fallu rien de plus pour lui faire perdre à la fois, et la connaissance et la vue des beautés du Temple puisqu'il ne pouvait les voir que dans leur propre séjour, et que lui-même s'en était interdit l'entrée.

Il se flatta de trouver la lumière ailleurs que dans l'Etre qui en est le sanctuaire et le foyer, et qui pouvait seul l'y faire pénétrer : il crut pouvoir l'obtenir par une autre voie que par elle-même : il crut, en un mot, que des facultés réelles, fixes et positives, pouvaient se rencontrer dans deux Etres à la fois. Il cessa d'attacher à la vue sur celui en qui elles vivaient dans toute leur force et dans tout leur éclat, pour la porter sur un autre Etre ; dont il osa croire qu'il recevrait les mêmes secours.

Cette erreur, ou plutôt ce crime insensé, au lieu d'assurer à l'homme le séjour de la paix et de la lumière, le précipita dans l'abîme de la confusion et des ténèbres : et cela sans qu'il fût nécessaire que le Principe éternel de la vie fit le moindre usage de ses puissances, pour ajouter à ce désastre. Etant la félicité par essence, et l'unique source du bonheur de tous les Etres, il agirait contre sa propre loi, s'il les éloignat d'un état propre à les rendre heureux. Enfin, ne pouvant être, par sa nature, que bien, paix et jouissance, s'il envoyait lui-même les maux, le désordre et les privations, il produirait des choses que l'Etre parfait ne doit point connaître : ce qui démontre qu'il n'est et ne peut être l'auteur de nos souffrances.

Nous verrons, au contraire, dans la suite de cet ouvrage, qu'il n'est aucune des Puissances de cette main bienfaisante, qu'elle n'ait employée et qu'elle n'emploie pour nous soulager. Nous apprendrons, dis-je, à connaître que si les vertus de cet Agent suprême combattent sans cesse depuis l'origine des choses, c'est pour nous, et non pas contre nous.

Nous verrons quelle est la différence de cet Etre à nous, puisque quand nous faisons le mal, c'est nous qui en sommes les auteurs, et que nous avons quelquefois l'injustice de le lui imputer ; au lieu que quand nous faisons le bien, c'est lui qui le fait en nous, et pour nous et qu'après l'avoir fait en nous et pour nous, il nous en récompense encore, comme si nous l'eussions fait nous-mêmes.

Nous verrons enfin que si l'homme donnait, à satisfaire ses vrais besoins, l'attention qu'il donne à ses besoins imaginaires, il obtiendrait bien plutôt l'objet de ses désirs ; et s'il m'est permis d'en dire la raison, c'est que le Bien et le Mal nous poursuivent à la vérité ; mais le premier nous poursuit avec quatre forces, et le second ne nous poursuit qu'avec deux ; or l'homme devant avoir aussi quatre forces, on voit quelle serait la célérité de la jonction, s'il marcher sans s'arrêter vers celui qui a le même nombre.

Puisque l'Etre divin est le seul Principe de la lumière et de la vérité : puisqu'il possède seul les facultés fixes et positives, dans lesquelles réside exclusivement la vie réelle et par essence : dès que l'homme a cherché ces facultés dans un autre Etre, il a dû de toute nécessité les perdre de vue, et ne rencontrer que le simulacre de toutes ces vertus.

Ainsi l'homme ayant cessé de lire dans la vérité, il n'a pu trouver autour de lui que l'incertitude et l'erreur. Ayant abandonné le seul séjour de ce qui est fixe et réel, il a dû entrer dans une région nouvelle, qui, par ses illusions et son néant, fût toute opposée à celle qu'il venait de quitter. Il a fallu que cette région nouvelle par la multiplicité de ses lois et de ses actions, lui montrât en apparence un autre unité que celle de l'Etre simple, et d'autres vérités que la sienne. Enfin, il a fallu que le nouvel appui sur lequel il s'était reposé, lui représentât un tableau fictif de toutes les facultés, de toutes les propriétés de cet Etre simple, et cependant qu'il n'en eût aucune.

"Et ici se trouve déjà une explication des nombres quatre et neuf, qui ont pu embarrasser dans l'Ouvrage déjà cité. L'homme s'est égaré en allant de quatre à neuf ; c'est-à-dire, qu'il a quitté le centre des vérités fixes et positives, qui se trouvent dans le nombre quatre, comme étant la source et la correspondance de tout ce qui existe ; comme étant encore, même dans notre dégradation, le nombre universel de nos mesures, et de la marche des Astres ; vérité divine dont les hommes des derniers siècles ont fait l'application la plus heureuse, pour déterminer les lois des mouvements célestes, quoiqu'ils n'eussent été conduits à cette immortelle découverte que par la seule force de leurs observations, et par le flambeau des sciences naturelles. C'est-à-dire, enfin, que l'homme s'est uni au nombre neuf des choses passagères et sensibles, dont le néant et le vide sont écrits sur la forme même circulaire ou neuvaire, qui leur est assignée, et qui tient l'homme comme dans le prestige."

Voilà, en effet, quels sont les droits qu'ont aujourd'hui sur l'homme toutes les choses de cette région temporelle. Comme chacun des Etres qui la composent est complet et entier en son espèce, les yeux de ce malheureux homme demeurent fixés sur des objets qui représentent en effet l'unité, mais qui ne la représentent que par des images très fausses et très défectueuses ; puisqu'ils sont tous formés par des assemblages ; puisque, dès qu'ils peuvent être vus par nos yeux de matière, ils sont nécessairement composés, attendu que nos yeux matériels sont composés eux-mêmes, et qu'il n'y a de relation qu'entre les Etres de même nature.

L'homme est donc réduit, en demeurant dans cette région temporelle, à n'apercevoir que des unités apparentes : c'est-à-dire, qu'il ne peut plus connaître aujourd'hui que des poids, des mesures et des nombres relatifs, au lieu des poids, des mesures et des nombres fixes qu'il employait dans son lieu natal : et il en a la preuve dans les expériences les plus communes ; car il lui serait de toute impossibilité de fixer une portion de matière qui fût égale en poids, en nombre et en mesure à une autre portion : attendu qu'il lui faudrait connaître le poids, le nombre et la mesure fixe de la première, et qu'il a quitté le séjour de tout ce qui est fixe.

Toutefois ces choses sensibles, qui ne sont qu'apparentes et nulles pour l'esprit de l'homme, ont une réalité analogue à son Etre sensible et matériel. La sagesse est si féconde, qu'elle établit des proportions dans les vertus et dans les réalités, relativement à chaque classe de ses productions.

Voilà pourquoi il y a une convenance et même une loi insurmontable, attachée au cours des choses sensibles sans laquelle leur action, quoique passagère et temporelle, ne pourrait jamais avoir le moindre effet. Ainsi, il est vrai, pour les corps, que les corps existent, qu'ils se nourrissent, qu'ils se choquent, qu'ils se touchent, qu'ils se communiquent, et qu'il y a un commerce indispensable entre toutes les substances de la Nature matérielle.

Mais aussi cela n'est vrai que pour les corps, car toutes les actions matérielles, n'opérant rien d'analogue à la véritable nature de l'homme, sont en quelque sorte ou peuvent être étrangères pour lui, quand il veut faire usage de ses forces et se rapprocher de son élément naturel. Enfin, la matière est vraie pour la matière, et ne le sera jamais pour l'esprit. Distinction importante avec laquelle on aurait terminé depuis longtemps les disputes de ceux qui ont prétendu que cette matière n'était qu'apparente, et de ceux qui ont prétendu qu'elle était réelle.

Les choses corporelles et sensibles n'étant rien pour l'Etre intellectuel de l'homme, on voit comment doit s'apprécier ce que l'on appelle la mort, et quelle impression elle peut produire sur l'homme sensé, qui ne s'est point identifié avec les illusions de ces substances corruptibles. Car le corps de l'homme, quoique vrai pour les autres corps, n'a comme eux aucune réalités pour l'intelligence, et à peine doit-elle s'apercevoir qu'elle s'en séparer : en effet lorsqu'elle le quitte, elle ne quitte qu'une apparence, ou pour mieux dire, elle ne quitte rien.

Au contraire, tout nous annonce qu'elle doit gagner alors, au lieu de perdre ; car, avec un peu d'attention, nous ne pouvons que nous pénétrer de respect pour ceux que leur loi délivre de ces entraves corporelles, puisqu'alors il y a une illusion de moins entre eux et le vrai. A défaut de cette utile réflexion ; les hommes croient que c'est la mort qui les effraie, tandis que ce n'est point elle, mais de la vie, qu'ils ont peur.

Si le prestige des choses temporelles ne suffisait point encore, pour nous démontrer la différence de l'état actuel de l'homme à son état primitif, il faudrait jeter les yeux sur l'homme lui-même ; car autant il est vrai que l'étude de l'homme nous a fait découvrir en nous de rapports avec le Premier de tous les Principes, et de traces d'une origine glorieuse, autant elle nous en laisse apercevoir d'une horrible dégradation. Il ne faut, pour nous en convaincre, que nous confronter avec le Principe, dont nous devrions, par notre nature, représenter les Facultés et les vertus ; il faut voir quel est celui de nous qui pourra justifier ses TITRES ; il faut voir si nous sommes conformes à l'Etre dont nous sommes descendus, et qui n'a exprimé dans nous l'image de sa sagesse et de se science, qu'afin nous le fissions honorer.

Nous cherchons, et il possède ; nous étudions, et il connaît ; nous espérons, et il jouit ; nous doutons, il est lui-même l'évidence ; nous tremblons de crainte, et il n'a d'autre inquiétude que celle de l'amour, dont il est encore plus embrasé que l'homme, que l'homme ne l'est pour ses propres pensées et pour ses propres émanations. L'un est grand, en multipliant ses images dans tous les Etres et dans l'homme ; l'autre met souvent sa gloire à les exterminer et à les détruire. Non seulement l'Auteur des choses a fait exister pour nos et pour nos besoins, tous ces éléments, et tous ces agents de la Nature, dont nous pervertissons l'usage ; mais il a même produit en nous ces facultés qui devraient être le signe de sa grandeur, et que nous employons à l'attaquer et à le combattre ; de façon que les hommes, qui devaient être les Satellites de la vérité, en sont plutôt les persécuteurs ; et qu'à juger l'homme rampant aujourd'hui dans la réprobation, dans le crime et dans l'erreur, celui qui n'avait été émané que pour montrer qu'il y a un Dieu, paraîtrait plus propre à montrer qu'il n'y en a point.

Car lorsqu'en répétition du premier crime, l'homme usurpe si souvent les droits de la Divinité sur la Terre, ce n'est que pour en profaner le Nom, et l'avilir par une nouvelle prostitution. Sous ce Nom sacré, il décide, il égare, il trompe, il tyrannise, il égorge, il massacre. Eh ! envers qui ce Dieu si étrange exerce-t-il des droits plus étranges encore ? C'est envers l'homme, envers son semblable, envers un Etre de son espèce, et qui par conséquent a le même droit que lui au titre de Dieu.

Ainsi, mettant en contradiction ses actions avec son orgueil, l'homme efface en lui ce titre glorieux, en même temps qu'il veut s'en revêtir. Ainsi, il prend la voie la plus sûre, pour détruire autour de lui toute idée de vrai Dieu, en ne présentant lui-même qu'un être de mensonge, de fureur, de dévastation ; un Etre qui n'agit que pour tout dénaturer, pour tout corrompre : et qui ne démontre la supériorité de sa puissance, que par la supériorité de ses folles injustices, de ses crimes et de ses atrocités.

On pourrait donc s'écrier avec raison : Hommes, c'était par vous que les Impies devaient connaître la justice, et vous pouvez à peine répondre quand on vous demande ce que c'est que la justice, c'était par vous qu'ils devaient être ramenés dans les sentiers de la lumière et à corrompre les voies. C'était par vous que la vérité devait paraître, et vous n'offrez que le mensonge. Comment la justice, la lumière et la vérité seront-elles donc connues, si l'Etre préposé pour les exprimer, non seulement n'en a pas conservé l'idée, mais s'efforce même de détruire les traces qui en étaient écrites dans lui et sur toute la Nature ? Comment saura-t-on que le principe nécessaire est Saint et Eternel, si vous professez le culte et la doctrine de la matière ? Comment saura-t-on qu'il n'est occupé qu'à pardonner et qu'il brûle d'amour pour les hommes, si vous ne respirez que la haine et si vous ne payez ses bienfaits que par des blasphèmes ? Enfin ? comment croira-t-on à l'ordre et à la vie, si vous montrez en vous que la confusion et la mort ?

Quoique nous ne puissions comparer nos titres avec l'ignominie qui nous couvre, sans nous incliner vers la terre, et sans chercher à nous ensevelir dans ses abîmes, cependant on a voulu nous persuader que nous étions heureux ; comme si l'on pouvait anéantir cette vérité universelle, qu'il n'y a de bonheur pour un Etre qu'autant qu'il est dans sa loi.

Des hommes légers, après s'être aveuglés eux-mêmes, se sont efforcés de nous communiquer leurs égarements. Ils ont commencé par fermer les yeux sur leurs infirmités ; puis, nous engageant à les fermer aussi sur les nôtres, ils ont voulu nous persuader qu'elles n'existaient point, et que notre situation était propre à notre véritable nature.

Que produisent de pareilles doctrines ? Elles charment nos maux et ne guérissent point. Elles font naître en nous un calme trompeur, et à faveur de ce calme la corruption fait des progrès d'autant plus rapides qu'aucun baume n'est appliqué sur la plaie pour en corriger la malignité.

Elles affaiblissent dans l'homme le principe de la vie ; elles le corrompent jusque dans son germe ; elles font que celui qui dirait la vérité, et qui n'avait qu'un pas à faire pour l'obtenir, voit s'éteindre en lui cette impulsion précieuse, cet instinct vierge et sacré, qui la lui faisait rechercher naturellement comme son seul appui : enfin, le Sage même étant ébranlé, l'Univers court le risque de ne plus renfermer un seul homme vertueux dans son sein : et voilà les maux déplorables produits par ces fausses doctrines qui endurcissent l'homme sur la loi de son Etre, et sur la privation où il est de son véritable séjour.

Laissons ces maîtres dangereux se nourrir d'illusions et de mensonges ; un coup d'œil jeté rapidement sur notre situation suffira pour nous convaincre de leurs impostures.

La douleur, l'ignorance, la crainte, voilà ce que nous rencontrons à tous les pas dans notre ténébreuse enceinte : voilà quels sont tous les points du cercle étroit dans lequel une force que nous ne pouvons vaincre nous tient renfermés.

Tous les éléments sont déchaînés contre nous : à peine ont-ils produit notre forme corporelle, qu'ils travaillent tous à la dissoudre, en rappelant continuellement à eux les principes de vie qu'ils nous ont donnés. Nous n'existons que pour nous défendre contre leurs assauts, et nous sommes comme des infirmes abandonnés et réduits à panser continuellement nos blessures. Que sont nos édifices, nos vêtements, nos serviteurs, nos aliments, sinon autant d'indices de notre faiblesse et de notre impuissance ? Enfin, il n'y a pour nos corps que deux états, le dépérissement ou la mort : s'ils ne s'altèrent, ils sont dans le néant.

De tous les hommes qui ont été appelés à la vie corporelle, les uns errent comme des spectres sur cette surface, pour y être sans cesse livrés à des besoins, à des infirmités ; les autres n'y sont déjà plus : ont été comme le seront leurs descendants entraînés dans le torrent des siècles : leurs sédiments amoncelés, formant aujourd'hui le sol de presque toute la Terre, l'on n'y peut faire un pas sans fouler aux pieds les humiliants vestiges de leur destruction. L'homme est donc ici bas semblable à ces criminels, que chez quelques Nations la Loi faisait attacher vivants à des cadavres.

Portons-nous les yeux sur l'homme invisible ? Incertains sur les temps qui ont précédé notre Etre, sur ceux qui le doivent suivre, et sur notre Etre lui-même, tant que nous n'en sentons pas les rapports, nous errons au milieu d'un nombre désert, dont l'entrée et l'issue semblent également fuir devant nous. Si des éclairs brillants et passagers sillonnent quelquefois dans nos ténèbres, ils ne font que nous les rendre plus affreuses, ou nous avilir davantage, en nous laissant apercevoir ce que nous avons perdu ; et encore, s'ils y pénètrent, ce n'est qu'environnés de vapeurs nébuleuses et incertaines, parce que nos sens n'en pourraient soutenir l'éclat, s'ils se montraient à découvert. Enfin, l'homme est, par rapport aux impressions de la vie supérieure, comme le ver qui ne peut soutenir l'air de notre atmosphère.

Que dis-je, des animaux féroces nous environnent au milieu de ces ténèbres ; ils nous fatiguent de leurs cris irréguliers et lugubres ; ils s'élancent subitement sur nous, et nous dévorent avant que nous les ayons aperçus. Des soufres enflammés tonnent sur nos têtes, et par leurs éclats imposants semblent prononcer mille fois sur nous l'arrêt de mort. La Terre même est toujours prête à frémir sous nos pieds ; et nous ne savons jamais si dans l'instant qui suivra celui où nous sommes, elle ne s'entrouvrira pas pour nous engloutir dans ses abîmes.

Ce lieu serait-il donc en effet le véritable séjour de l'homme, de cet Etre qui correspond au centre de toutes les sciences et de toutes les félicités ? Celui qui par ses pensées, par les actes sublimes qui émanent de lui, et par les proportions de sa forme corporelle, s'annonce comme le représentant du Dieu vivant, serait-il à sa place dans un lieu qui n'est couvert que de lépreux et de cadavres, dans un lieu que l'ignorance et la nuit seules peuvent habiter ; enfin, dans un lieu où ce malheureux homme ne trouve pas même où reposer sa tête ?

Non, dans l'état actuel de l'homme, les plus vils insectes sont au-dessus de lui. Ils tiennent au moins leur rang dans l'harmonie de la Nature ; ils s'y trouvent à leur place et l'homme, n'est point à la sienne.

Tous les Etres de l'Univers sont dans une continuelle action. Ils jouissent sans interruption de la portion de droit qui est attribué à chacun d'eux, selon le cours et les lois de leur existence : comme ils ne subsistent que par le mouvement, tant qu'ils existent, le mouvement ne s'interrompt jamais pour eux. Aussi, les plantes, les animaux, toutes les vertus de la Nature, sont dans une activité qui ne cesse point ; car si elle cessait un instant, toute la Nature serait détruite.

Eh bien, parmi ces Etres qui sont toujours dans la jouissance et dans la vie, un Etre incomparablement plus noble, l'homme, la pensée de l'homme, son intelligence, sont assujettis à des intervalles, à des repos, à des suspensions, c'est-à-dire, à l'inaction et au néant.

Cessons de croire que l'homme soit à sa place ici-bas. "Il est attaché sur la terre, comme Prométhée, pour y être comme lui déchiré par le Vautour." Sa paix même n'est pas une jouissance ; ce n'est qu'un intervalle entre des tortures.