LA NATURE ET LA SOURCE

DES PREOCCUPATIONS SOCIALES

    L'expérience de la Présence divine donne un tel sentiment de plénitude que d'aucuns, tels les disciples sur la montagne lors de la Transfiguration, voudraient y demeurer à jamais, au lieu de retourner dans les vallées terrestres pleines de démons. Mais il y a autre chose, dans l'expérience de la Présence de Dieu, que le fait d'être arraché au monde. Approfondie, cette expérience nous révèle, j'en suis certain, un Amour qui nous incite, au contraire, à retourner dans le monde. " Comme le Père m'a envoyé dans le monde, je vous envoie aussi. " Cette parole ne sonne plus comme un ordre biblique, venu du dehors : elle devient une expérience vivante, brûlante. Car l'expérience d'un flot d'Amour envahissant et submergeant toutes choses, qui est au centre de la Présence divine, nous fait connaître un Amour qui ne se limite pas à nos chétives et mesquines personnes, mais embrasse toute la création. " Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi. " Voilà le cri d'un homme " authentique ", selon l'expression de John Hughes. Non seulement " toute la création prend un parfum nouveau ", comme l'affirmait Fox, mais elle acquiert une valeur nouvelle, parce qu'elle est toute enveloppée de l'Amour infini de Dieu, qui s'étend même aux passereaux, dont il ne tombe pas un à terre sans la volonté de notre Père. Avez-vous ressenti cet intérêt pour la chute d'un passereau ? Si Jésus l'a ressenti, ce n'est pas uniquement du fait de son caractère. Ce n'est pas davantage une supposition qu'il émet au sujet de l'amour divin. Il enregistre dans cette parole une expérience qu'il a vécue en Dieu. Il y a un " attendrissement de l'âme" (1), à l'égard de toute la création, depuis le passereau qui tombe à terre jusqu'à l'esclave sous le fouet. Le visage aux traits durcis de l'arriviste qui ne s'intéresse qu'à l'argent, touche aussi profondément l'âme " attendrie " que les yeux brûlés de larmes des enfants du mineur, victimes lointaines et insoupçonnées de ses succès financiers. En un sens, par cette redoutable tendresse, nous nous unissons à Dieu, et nous portons dans notre âme palpitante les péchés et les fardeaux, les ténèbres et les drames de tous les hommes du monde entier ; nous souffrons de leur souffrance, nous mourons de leur mort.

    C'est cette expérience qu'exprime Kagawa, dans le poème qu'il intitule " Les larmes ".
 

O ! larmes ! Larmes importunes !
Amies intimes de mon enfance solitaire,
Depuis longtemps nous ne nous connaissions plus,
Pourquoi revenez-vous me tenir compagnie ?

A minuit, à l'aube, à la chaleur du jour,
Vous arrivez, sans hâte ni retard,
Vous ne craignez personne ; de quel mépris
Vous accablez mes frères qui déchirent la Chine !

Il faut que je subisse votre mépris,
Mais je ne suis pas un l‚che : faites taire ces sanglots,

[écoutez-moi.

J'aime le Japon, mon pays si beau,
J'aime la Chine aussi, je ne puis endurer cette guerre.

" N'y a-t-il rien à faire pour y mettre fin ?"
Tout le long du jour, je me pose cette question.
Mais je ne trouve aucune réponse ;
Je vis, mais je ne suis plus qu'une âme fantôme.

Comme Jésus a porté nos péchés sur la Croix,
Il faut que je porte les péchés et les souillures de ma patrie ;
O ! pays de mon amour, combien lourdement tes péchés

[pèsent sur moi !

De chagrin je penche la tête, je suis triste et solitaire.

O ! larmes ! Larmes importunes !
Depuis longtemps nous ne nous connaissions plus,
Hélas ! il est arrivé, le jour
O vous redevenez mes compagnes fidèles.

    Ce sont là les paroles d'un homme " authentique ", qui connaît " l'attendrissement " de l'âme causé par la Présence, attendrissement dont le fruit est une vie capable de se charger des fardeaux d'autrui, de porter sa croix et de gravir son Calvaire.

    Il faut distinguer entre cette souffrance et cette responsabilité cosmique, et la responsabilité personnelle, née d'une préoccupation particulière (concern(2). Car le concern des Quakers est comme la particularisation de l'amour cosmique. Il concentre, pour l'accomplissement efficace d'une tâche concrète bien définie, toute cette profonde expérience d'amour et de responsabilité qui, si elle restait diffuse et générale, risquerait de se volatiliser jusqu'à n'être plus qu'une vague aspiration à un paradis de rêve.

    Le concern est d'abord le résultat d'une particularisation de la sollicitude divine (Divine concern) envers toute la création. L'amour de Dieu n'est pas une simple bienfaisance universelle. De même que l'Eternité est la racine et le fondement de tout ce qui est temporel, et se divise cependant en moments distincts, de même l'Amour infini est le terrain où s'enracinent tous les êtres, la source de leur existence, et cependant Il conçoit pour chacun, pris à part, une tendre sollicitude et place ceux qui répondent à sa tendresse, dans une sainte fraternité d'entraide spirituelle.

    Mais le concern est aussi le résultat d'une particularisation de ma responsabilité individuelle, car le monde est trop vaste et la vie trop courte pour que je puisse me charger de toutes les responsabilités. Mon amour cosmique, ou si l'on veut, l'éternel Amant en moi, ne peut accomplir pleinement, dans les limites des soixante-dix années de vie attribuées à l'homme, son dessein d'être le Sauveur de tous. Dans son amour, la Présence ne nous charge pas de tous les fardeaux. Elle tient compte de nos circonstances et ne confie à chacun de nous que quelques tâches centrales, dont nous sommes entièrement responsables. Ces tâches particulières sont, pour chacun de nous, notre part des bienheureux fardeaux de l'amour.

    L'expérience du concern présente donc un premier et un arrière-plan.  Au premier plan se dresse, vivement éclairée, la tâche pour laquelle nous nous sentons particulièrement appelés par un attrait particulier. Voilà le concern tel que nous autres Quakers le concevons en général, ou tel que nous le présentons à notre réunion d'affaires mensuelle. A l'arrière-plan, il y a la sollicitude universelle (universal concern), l'intérêt pour les innombrables besognes utiles qu'il faudrait entreprendre. Nous sommes bien disposés à l'égard de toutes, mais la plupart se trouvent en dehors du service actif auquel nous sommes appelés, et nous gardons notre tranquillité d'esprit devant des besoins désespérément urgents, et les catastrophes dont nous ne sommes pas directement responsables. Nous ne pouvons pas mourir sur toutes les croix et cela ne nous est pas demandé

    Au-delà de ces deux places nous apercevons encore un ultime arrière-plan, celui de l'éternelle sollicitude (Eternal concernedness) de l'Amour, sollicitude antérieure à toute différenciation de la création en ses multiples détails.

    Je voudrais savoir mettre en relief comment une vie dominée par quelques concerns s'en trouve simplifiée. Nous oublions trop facilement l'adage : " qui trop embrasse mal étreint ". Troublés par l'attrait intellectuel que présentent pour nous mille projets utiles qui se disputent notre intérêt, nous ne prenons pas le temps de nous ressaisir, nous nous laissons bousculer et entraîner par un programme surchargé d'importantes séances de comité, alourdi par notre participation à d'innombrables bonnes œuvres. Je suis convaincu que la vie fébrile de beaucoup de ceux qui s'occupent des œuvres de leur église est malsaine. Nous nous laissons imposer de l'extérieur une foule de responsabilités, parce que nous ne savons rien refuser à nos amis. Nous ne devrions accepter de faire partie d'un comité important que si notre acceptation répond à un ordre impératif de notre conscience, et non à un simple calcul rationnel des divers facteurs en jeu. Or, c'est de l'intérieur qu'est ordonnée et organisée la vie orientée par les concerns. En suivant les directives de notre sentiment de responsabilité intérieure, nous apprenons à dire non, aussi bien que oui. La simplicité quaker doit se montrer non seulement dans le costume, l'habitation, ou la dimension des pierres tombales, mais aussi dans l'établissement d'un programme de vie relativement ,simple et où les responsabilités sociales sont coordonnées. Je suis persuadé que les concerns favorisent cette simplification et qu'ils favorisent, en conséquence, l'approfondissement qui nous est indispensable pour faire contrepoids à la précipitation et à la superficialité caractéristiques de notre époque.

    Nous avons cherché à déterminer la source du sentiment de responsabilité sociale chez les Amis et de leur sensibilité aiguÎ dans ce domaine. Comme nous l'avons vu, cette source ne se trouve pas dans les préoccupations humanitaires ; elle n'est pas davantage dans la simple pitié, ni dans l'obéissance aux commandements de la Bible. Elle n'est pas d'essence terrestre. Les préoccupations sociales des Amis ont leur source dans une expérience vécue l'Expérience de l'Amour de Dieu - qui nous pousse à devenir des sauveurs, et cette impulsion est inhérente au jaillissement de la vie nouvelle. Elles représentent la puissance Vie divine à l'œuvre dans le monde ; cette vie, se portant sur des points particuliers, leur donne un relief unique ; c'est une Vie " particularisée " en tout individu, ou groupe d'individus, attentifs et dociles aux directives de l'Amour. Un concern vient de Dieu qui en est l'initiateur ; il nous surprend souvent, il a toujours un caractère de sainteté, car en lui la Vie divine fait irruption dans le monde. Il s'exécute dans la paix et la puissance et par la foi ; il procure une joie indicible. En lui, l'Eternel est à l'œuvre dans le temps - l'Eternel, qui travaille sans hâte, avec sérénité, et triomphe de toutes choses en les élevant jusqu'à Lui.


(1)A tendering of the soul. Contraire de l'endurcissement du cœur. (N. d. T.)
(2) Le mot concern est employé ici dans le sens que lui donnent les Quakers, celui d'une responsabilité spéciale confiée par Dieu à un individu, ou à un groupe d'individus, et acceptée par celui-ci ou ceux-ci. (N. d. T.)