HUMILITE  ET  SAINTETE

    Les fruits de la sainte obéissance sont nomnbreux, mais il en est deux si intimement liés qu'on ne saurait les considérer indépendamment l'un de l'autre. Ce sont la passion de la sainteté personnelle et l'entière humilité. Dieu embrase l'âme d'un ardent désir de pureté absolue. Et parce qu'Il est glorieusement " autre " que l'homme, Il nous vide de nous-mêmes, afin qu'Il puisse devenir tout.

    En dernière analyse, l'humilité ne repose pas sur l'insuccès, le découragement ou le dégoût que nous inspire notre vie mesquine - c'est-à-dire sur une attitude de chien battu. Elle repose sur la découverte que Dieu est infiniment merveilleux, sur la conviction que rien ne compte en dehors de Dieu, que toutes les bonnes intentions qui viennent de nous-mêmes ne sont que paille. Il faut donc que nous demeurions fermement attachés à la Racine, humblement et simplement et ne comptant pour rien nos propres capacités à moins qu'elles ne soient les esclaves de la puissance divine.

    Mais combien notre orgueil est habile à se faufiler partout, avec la souplesse d'une belette ! Nous sommes fiers de notre culture, et cette fierté nous pousse à introduire dans nos sermons telle ou telle citation bien trouvée, certes, mais qui ajoute moins à la gloire de Dieu, qu'à la nôtre propre. Notre fierté d'être plus malins en affaires que nos concurrents nous procure autant de satisfaction que le profit que nous en tirons. Notre désir d'être connus et admirés, de savoir qu'on hoche la tête avec approbation sur notre passage, de surprendre parfois un murmure flatteur, atteste la justesse du jugement porté par Alfred Adler sur la fréquence du complexe de supériorité. Notre statut de " Quakers influents" (1) nous cause un plaisir intime que nous nous avouons à peine, mais savourons pourtant. Même cette fierté que nous avons de notre modestie est un artifice du Malin.

    La vraie humilité repose sur un saint aveuglement, pareil à celui de l'homme qui vient de regarder fixement le soleil. Quand il abaisse son regard sur la terre, il est tellement ébloui qu'il voit le soleil partout. Ainsi, l'âme éblouie par sa contemplation de Dieu ne voit plus rien d'elle-même, rien de sa dégradation ou de sa supériorité personnelle, elle ne voit que la sainte Volonté qui agit impersonnellement par son intermédiaire, et celui d'autres âmes, en tant que Vie et Force, unique, objective. De quelles bagatelles ne nous sommes-nous pas occupés au cours de notre vie ! Que d'années nous avons perdues à poursuivre des mirages, pour essayer de rehausser la dignité de notre petite personne ! Et quelles angoisses inutiles nous avons souffertes parce que notre infime " moi " avait subi des échecs, ou qu'il n'était pas l'objet de flatteries, qu'il n'était pas choyé et dorloté ! Mais le Dieu qui nous éblouit oblitère ce " moi". Il nous accorde l'humilité et développe notre véritable personnalité qu'Il remplit complètement de Lui. Car, en même temps que l'obéissance, Il nous donne dans sa grâce la mesure d'humilité que nous voulons bien accepter. Cette humilité même ne nous appartient pas : elle est à Lui. L'humilité de l'âme éblouie par la contemplation de Dieu ne dure qu'autant que l'âme continue à regarder le soleil. Nos progrès en humilité sont donc proportionnés à nos progrès dans l'habitude de garder le regard fixé sur Dieu. Et nul n'est près de Dieu qui n'est extrêmement humble. Les plus grands bienfaits de la pauvreté volontaire ne se trouvent pas dans la pauvreté matérielle, quelque importante que soit celle-ci, mais dans la pauvreté d'esprit, dans la simplicité et l'humilité d'âme.

    Explorez les profondeurs de l'humilité, non par l'intelligence, mais par la pratique de la prière et de l'obéissance. Vous découvrirez alors qu'elle n'est pas une vertu exclusivement humaine : il y a de l'humilité en Dieu Lui-même. Soyez humbles comme Dieu est humble, car l'amour et l'humilité marchent la main dans la main, en Dieu comme en l'homme.

    Mais la profonde humilité ne va pas sans hardiesse, car dans l'obéissance totale le " moi " est oublié. On n'hésite plus, on renonce aux échappatoires, on ne s'excuse plus en déclarant que l'homme est une pauvre créature faible et que le monde est peuplé de loups féroces, au milieu desquels le Berger nous envoie comme des brebis (Mat. 10/16.). Je reconnais que les tâches mondiales qui se dressent devant nous sont, à vues humaines, formidables, voire irréalisables. Seule, la vision de Dieu, seul, l'heureux aveuglement dâmes entièrement consacrées, et ayant accepté l'absolue humilité pourront fléchir et briser l'orgueil effréné d'un monde ivre de puissance. Mais renoncer à soi-même, c'est être possédé de Dieu. Du fond de l'humilité totale et de l'oubli de soi éclate le tonnerre des prophètes : " Ainsi parle l'Eternel ". Devant Dieu, haut rang et basse condition sont nivelés : ne soyez donc pas dupes de la puissance du monde ! Les institutions les plus imposantes, créées par la guerre, l'impérialisme et l'ambition, sont vulnérables, parce qu'elles sont - comme nous-mêmes - à jamais entre les mains d'un Dieu conquérant. Ce ne sont pas des paroles en l'air que je prononce. Dans nos meilleurs moments, les grandes et nobles aventures de la foi ne nous font plus l'effet d'aventures, mais de certitudes. Et si nous vivons en Dieu avec une entière humilité, nous pouvons travailler en souriant, fortifiés par une patiente assurance. Voulez-vous être assez sages et assez humbles pour devenir " les petits fous de Dieu " ? Qui peut, en définitive, faire obstacle à sa puissance ? Qui peut résister à son amour persuasif ? Saint Augustin avait raison de dire qu'il y a dans l'humilité quelque chose qui élève le cœur, et John Woolman d'écrire : " Je sais maintenant que, dans la pure obéissance, l'esprit accepte de paraître faible et inintelligent aux yeux de la sagesse du monde, et que, dans leurs humbles travaux, ceux qui occupent une situation modeste et se conduisent droitement, au pied de la Croix, trouveront leur subsistance ".

    Dieu embrase l'âme d'un ardent désir de pureté absolue. On brûle de posséder une innocence complète, d'être saint dans sa vie personnelle. Nul ne peut voir Dieu et vivre : vivre avec ses défauts, vivre à l'ombre de la plus légère illusion sur soi, vivre en nuisant à la moindre des créatures de Dieu homme ou bête, oiseau ou reptile. Cette éblouissante pureté de Dieu en Jésus-Christ, comme elle est captivante, séduisante, exigeante! Ainsi donc, ceux qui ont le cœur pur verront Dieu ? Bien plus, ceux qui voient Dieu aspirent de toute la force de leur âme à une pureté de cœur pareille à celle de Dieu Lui-même.

    Cet aspect de la vie chrétienne a été pour moi étonnant et inattendu. De nos jours, au milieu de nos préoccupations de justice sociale, cela a l'air d'un retour aux idées moyen‚geuses de sainteté et de purification de l'âme. A notre époque, les héros du christianisme social sont entourés de toute une batterie d'appareils téléphoniques ; ils ont des bureaux bien équipés, reliés par des lignes télégraphiques à Washington, Tokio, Londres et Berlin. Tout cela est nécessaire, désespérément nécessaire. Pourtant, dans l'expérience que l'âme fait de Dieu, il y a cette aspiration exigeante, irrésistible, glorieuse, ce besoin de paraître devant Lui dans un état d'absolue pureté intérieure.

    Une vertu moyenne ne nous satisfait pas, nous ne pouvons consentir à régler notre vie sur celle de notre prochain, il nous faut une norme divine, inflexible, inexorable. Le relatif ne suffit pas : l'âme qui a embrassé la sainte obéissance ne peut se contenter que de l'absolu : droiture, bonté, maîtrise de soi absolues, patience et sollicitude qui ne se rel‚chent jamais, malgré les frottements inhérents à la vie dans la famille, la classe, le bureau, l'atelier. On dit de l'hermine qu'elle mourra plutôt que de souiller sa robe immaculée. Nous sommes-nous laissé égarer par nos craintes ? Par celle de devenir doucereux, de manquer de naturel ? Ou, au contraire, par celle d'être victimes de l'introspection et d'un scrupule excessif, ou encore de paraître briguer une auréole ? Nous sommes-nous laissé égarer par l'idée que nous ferons aimer la religion en nous montrant coulants et bons garçons ? Ou par la peur du quiétisme, de la l‚cheté qui consiste à se retirer du monde pour se soustraire à la misère humaine - trait que nous associons dans notre esprit avec la passion du moyen ‚ge pour la sainteté ? Prenons garde en nous écartant si soigneusement du précipice de ne pas tomber dans le fossé de l'autre côté du chemin ! Si nous voulons faire la seconde moitié de la route, il faut braver hardiment le danger d'aller trop loin. Car la vie d'obéissance est une vie sainte, une vie mise à part, une vie de renoncement, éloignée des compromis du monde, distincte, consacrée au Ciel, tout en restant mêlée à la vie des hommes, immaculée comme la neige des hautes cimes.

    Celui qui marche dans l'obéissance, qui fait avec Dieu la seconde moitié de la route, qui mène une vie de prière intérieure, soumise et triomphante, voit la sainteté de Dieu devenir sa passion dominante. Cependant, il ne cesse de s'écrier du fond d'un abîme de sincérité . " Je suis le plus grand pécheur de la terre. Je suis un homme dont les lèvres sont impures et mes yeux ont vu le Roi, l'Eternel des armées ". Car l'humilité et la sainteté sont sœurs jumelles, enfantées par l'obéissance dans le cœur des hommes. Et Dieu nous attire par son amour et sa tendresse, dont nous sommes indignes, et il nous accorde de vivre en communion avec Lui, l'Etre glorieux.


(1) Weighty Friends.