LA FRATERNITE BENIE

    Quand les flots irrésistibles de l'amour divin nous ont submergés, des liens nouveaux, très étroits, se nouent entre nous et quelques-uns de nos semblables. Cette relation nouvelle est si extraordinaire, elle contient de tels trésors, que nous désespérons de trouver pour la désigner un mot suffisamment évocateur et riche de sens. Celui de " fraternité " nous vient à l'esprit, mais il est terne et banal au regard de la plénitude, de l'éclat, de la chaleur de l'expérience que nous cherchons à rendre. Car il s'agit d'une nouvelle sorte de vie en commun, d'une nouvelle manière de s'aimer, dont nous n'avions qu'une faible idée jusqu'alors. Seraient-ce l'Eternité comme des agités, des indécis, des chercheurs à demi convaincus, d'une indulgence facile envers soi, ne connaissant ni l'équilibre, ni la sérénité que donne l'Eternel. En revanche, nous comprenons maintenant l'inépuisable dévouement de certains autres de ces amis, car l'éternel Amour suscite en eux l'ardent et persistant désir de " faire toutes choses par Christ qui nous fortifie ", et de les faire pour Lui. Nous déplorons le zèle bien intentionné, mais excessif, de quelques-uns dont les racines ne plongent pas dans les profondeurs de la paix, nous voudrions que la beauté de leur âme ne soit pas ternie par leur fébrile agitation. Nous découvrons que d'autres, qui n'étaient peut-être ni bons orateurs, ni habiles homme d'affaires, ni brillants causeurs, ni membres de familles influentes, ont en vérité reçu la rosée du Ciel : ils vivent constamment dans le Centre divin et leur expérience leur permet de comprendre les tressaillements de joie de notre cœur et notre immense enthousiasme pour Dieu. Aussi, bien qu'ils ne soient investis d'aucune charge terrestre, ce sont eux qui nous accueillent avec autorité dans la Fraternité de l'Amour.

    - " Voyez comme ces chrétiens s'aiment les uns les autres ! "
    Cette exclamation qui nous est rapportée a dû jaillir spontanément au temps des apôtres : la Fraternité bénie, la sainte Communauté a toujours rempli d'étonnement ceux qui n'en étaient pas.

    La communauté des biens matériels chez les premiers chrétiens n'était que le signe extérieur d'une communauté bien plus significative, car tous les croyants participent à une Vie unique, dont les racines et l'essence demeurent un mystère pour ceux qui se confinent dans leur égocentrisme, au lieu de trouver leur centre en Dieu. Il est tragique que l'existence même de cette Fraternité fondée sur la communauté de Vie et d'Amour, soit complètement inconnue, voire insoupçonnée de quelques-uns. On trouve à sa place une conception psychologique, purement humaine, de la puissance de la sociabilité et des tendances grégaires chez l'être humain, et celle-ci leur fournit une explication sociale de l'Eglise. De cette théorie découlent des programmes d'organisation ecclésiastique qui visent uniquement à créer dans l'Eglise une vie sociale et des relations amicales entre ses membres ; le beau mot de communion (1) ne désigne plus qu'une relation sur le plan horizontal, d'homme à homme, au lieu de s'appliquer à une relation à la fois sur le plan horizontal et sur le plan vertical, d'homme à homme certes, mais en Dieu.

    Cependant, à toute époque où l'homme refait la découverte profonde et joyeuse de la réalité d'une relation directe et immédiate avec Dieu, on voit refleurir cette merveilleuse communion spirituelle, cimentant une Fraternité d'hommes et de femmes qui ont la passion de Dieu et se connaissent en Lui. On l'a constaté d'une façon frappante au temps des premiers Quakers. Les débuts du Réveil évangélique en sont un autre exemple. La découverte de Dieu entraîne normalement la découverte de cette Fraternité. Nous ne la créons pas de propos délibéré, nous nous apercevons qu'elle existe et que nous y sommes de plus en plus incorporés au fur et à mesure que nous vivons plus profondément en Dieu. C'est la " communion des saints ", le lien, qui crée l'Eglise, corps du Christ.

    Dans la série des volumes Rowntree (2), William C. Braithwaite parle du jour néfaste où les Quakers cessèrent d'être une Fraternité, pour devenir la Société des Amis. Toutefois, dans le cadre de la Société des Amis, comme dans celui de l'Eglise chrétienne, cette Fraternité bénie, cette sainte Communauté, n'a jamais cessé d'exister - ekklesiola in ekklésia - petite église dans l'Eglise.

    Si la sainte Communauté, la Fraternité bénie, remplit d'étonnement ceux qui n'en sont pas, elle est plus étonnante encore pour ceux qui en font partie. Et pourtant, devrait-on s'étonner d'avoir sa place au Foyer familial ? Nous sommes confondus et émerveillés de nous trouver tout de suite " chez nous " dans des groupes libres d'âmes sœurs. Le " hasard " d'une conversation nous procure parfois la surprise de reconnaître dans notre interlocuteur un membre de la Communauté bénie et d'être reconnu par lui ; il peut arriver que nous nous trouvions soudain uni à lui par des liens d'affection plus solides que ceux qui nous liaient à de très anciennes connaissances. Nous nous mettons avec ardeur à la recherche d'autres amitiés semblables et nous ne comprenons pas l'apathie de simples " membres " de notre église, ou de notre communauté ecclésiastique.

    Dans cette Fraternité, les différences de culture, d'éducation, de patrie, de race ne comptent plus. L'ignorant s'y sent à l'aise avec le savant qui vit de la Vie divine et qui a une vraie humilité, et le savant écoute avec joie, sans préjugés, le récit que lui fait l'ouvrier, de sa précieuse expérience de l'action divine en lui. Nous y rencontrons des hommes dont la théologie est réfrigérante, mais dont le cœur est brûlant d'amour. Nous franchissons d'un bond les barrières créées par les confessions et les sectes, puisque nous trouvons, dans la Fraternité, des Luthériens et des Catholiques romains, des juifs et des Chrétiens. Nous relisons les œuvres des saints et des poètes, et voici qu'ils prennent place dans la Fraternité et l'élargissent. Nous relisons avec avidité les Ecritures, non dans l'intention d'accomplir un exercice de piété, mais afin d'y trouver de nouveaux amis pour notre âme. Nous négligeons notre connaissance historique des Ecritures pour étudier les auteurs qui s'inspirent de la Vie et de la Puissance qu'ils trouvèrent dans le Centre divin. Les livres de dévotion s'éclairent pour nous, car L'Imitation de Jésus-Christ, les Confessions, de saint Augustin, ou la Pratique de la Présence de Dieu, du Frère Laurent, parlent le langage de ceux qui vivent en Dieu. Le temps se replie et s'évanouit, les siècles et les credo s'effacent. L'accident de la mort ne trace pas de limites à la Fraternité bénie, parce que ses membres vivent, aiment, travaillent et prient dans ce même Esprit de Vie et de Puissance qui inspira les Ecritures. Et nous constatons, avec une tristesse étonnée, que les croyants qui ne sont pas entrés dans la Fraternité de la Lumière sont obsédés de problèmes presque uniquement intellectuels.

    La sainte Fraternité est fondée en Dieu. Les vies, qui plongent en Dieu plongent dans l'amour, les âmes qui se connaissent mutuellement en Lui se connaissent dans l'amour, Dieu est l'ambiance, le moule, le foyer, la clef. Comme le déclare Maître Eckhart, lorsqu'un homme est entouré de Dieu, enveloppé par Dieu, revêtu de Dieu, et qu'il rayonne d'un amour désintéressé pour Dieu, personne ne peut entrer en contact avec lui, s'il n'est lui-même en contact avec Dieu. De telles vies ont un terrain de rencontre : le même joyeux attachement à Dieu. Elles s'unissent dans un même Centre, où elles communient avec Dieu et les unes avec les autres. On dirait que toute âme a son ultime fondement dans un même terrain sacré. De même que toutes les montagnes ont pour base le même sol, les membres de la Fraternité sont unis les uns aux autres en étant unis à Dieu ; ils communiquent entre eux en passant par Dieu qui agit en tous, coordonne ceux qui se plient à sa volonté, et les inonde tous de sa gloire et de sa joie.

    La relation de chacun avec tous en passant par Dieu est réelle, objective, existentielle. C'est une relation éternelle, à laquelle participent tous les êtres de l'univers, pierres et plantes, oiseaux et bêtes, saints et pécheurs. L'amour de Dieu rayonne sur tous et les presse instamment, avec sollicitude. Celui qui, doué de volonté, cède aux tendres sollicitations de cette Vie qui frappe à la porte de son cœur, s'en trouve pénétré, possédé, transformé, transfiguré. Les écailles lui tombent des yeux, car il lui est permis de manger du fruit de l'arbre de la connaissance, de ce fruit qui, en vérité, " sert à la guérison des nations ". Il lui semble se trouver avec ses amis dans le jardin d'Eden, où Dieu marche avec eux à la fraîcheur du soir. Alors que Dieu se diversifie mystérieusement en se répandant dans l'univers, les âmes en revenant à lui, qui est leur foyer, s'unifient. Elles sont une dans la sainte Fraternité, dans la Communauté bénie, dont Dieu est le Chef.

    Cette communauté de vie et d'amour est beaucoup plus profonde que ne le laissent supposer les opinions courantes, fondées sur la logique moderne. La logique découvre dans chàque système de pensée les principes premiers, ou postulats, dont dérivent toutes les croyances secondaires. Ceux qui adhèrent à un même système de pensée sont censés posséder en commun les mêmes postulats. Mais ces principes premiers sont déjà, en somme, des produits secondaires de notre intelligence, le résultat des efforts qu'elle a faits pour saisir, clarifier et rendre intelligible, à soi-même et aux autres, une faible partie de cette expérience immédiate qui est l'essence même de la vie. Il faut bien que nous recourions à ces postulats, mais ils participent du domaine expérimental, ils sont variables, déterminés par la culture de l'époque qui les voit naître. La sainte Fraternité, au contraire, atteint l'expérience immédiate de Dieu sans le secours de ces postulats intellectuels, elle établit le contact entre ses membres à la source même de l'union vitale et dynamique. Les querelles théologiques proviennent de la dissimilitude des postulats. Mais la sainte Fraternité, si elle se montre tolérante à l'égard de ces efforts vers la clarté - efforts importants bien que superficiels habite dans le Centre même et se réjouit de l'unité de l'Amour divin.

    Cette Fraternité a plus de profondeur aussi que la démocratie, conçue comme idéal de la vie en commun. C'est une théocratie, où Dieu est le Maître, où Il guide et dirige ses enfants dociles à sa voix. La source de l'autorité n'appartient ni à l'homme ni au groupe, mais au Dieu créateur Lui-même. Tous les membres du groupe ne sont d'ailleurs pas également doués sous le rapport du discernement spirituel : quelques-uns reçoivent plus de lumière que d'autres et savent mieux reconnaître la volonté divine. Les Amis influents, particulièrement sensibles à la fois aux choses du Ciel et à celles de la terre, jouent un rôle prépondérant lorsqu'il s'agit de décisions pratiques. Ce serait une grave erreur que d'imaginer la sainte Fraternité liée à un régime politique particulier, ou dépendante du sort de telle ou telle structure provisoire de la société. En effet, les destinées variables de la démocratie, du fascisme ou du communisme, sont du domaine temporel, tandis que la Fraternité en Dieu est de tous les temps : elle est éternelle. Il est indéniable que certains systèmes temporels sont plus favorables que d'autres à l'épanouissement de la Fraternité, mais on la voit éclore au sein de toutes sortes de groupes, peuples et croyances ; elle se rit des divergences, car, tout en existant dans le temps, elle est enracinée dans l'Etre éternel.

    Il est impossible à une seule personne de comprendre dans le même sentiment très vif de communion ininterrompue, toutes les âmes consacrées. Il existe, dans cette communion fraternelle, des nuances, allant d'une amitié diffuse à l'intimité la plus étroite. De même que chacun de nous occupe un point déterminé de l'espace - ce qui nous oblige à voir en perspective les objets environnants, les uns proches, les autres lointains - ainsi, dans les liens de l'amitié chacun de nous se trouve proche des uns et éloigné des autres.

    Dans le cadre de la Fraternité plus étendue, il se forme donc, pour chacun de nous, un cercle plus restreint, composé de quelques individualités que nous distinguons des autres parce que nous nous sentons particulièrement proches d'elles. Ces amis sont à la fois notre privilège et notre tâche. Nous les " portons " par nos prières silencieuses. Par un acte et une attitude intérieurs, nous les présentons à maintes reprises devant le trône de la Grâce, et nous les y maintenons dans la puissance divine. C'est là un travail, un vrai labeur de l'âme, qui demande de l'énergie, mais qui s'accomplit dans la joie. La composition de ces petits groupes varie et la même personne peut faire partie de plusieurs d'entre eux. Chaque individu forme des relations spirituelles particulièrement intimes, qui s'étendent autour de lui. Dans une Eglise vraiment vivante ces relations créeraient un entrecroisement de liens, un réseau d'amour assez solide pour porter et soutenir toute l'humanité. Quand cette Fraternité fait défaut, l'Eglise invisible est absente et le Règne de Dieu n'est pas encore venu. Car ce sont ces liens d'amitié spirituelle, grâce auxquels nous pouvons nous " porter " les uns les autres, qui constituent la substance même du Royaume de Dieu. Celui qui est dans la Fraternité est aussi dans le Royaume.

    Deux, trois, dix personnes peuvent se trouver ainsi en contact vivant les unes avec les autres, à travers Celui en qui chacune de leurs vies est fondée. C'est là une expérience extraordinaire que je suis incapable d'expliquer en termes scientifiques et que je me borne à décrire. Mais cette vivante expérience de communion en Dieu existe. Nous savons que ces âmes sont avec nous, se tenant et nous tenant continuellement en la présence de Dieu, dans un état de réceptivité et d'obéissance humble et sans défaillance. Il nous semble que les limites de notre " moi " s'élargissent, que nous sommes passés en elles, et elles en nous. La force que Dieu leur donne devient notre force, et la joie que Dieu nous donne devient la leur. Nous vivons ensemble, en Lui, dans la confiance et l'amour. En marge de cette expérience, il peut se produire des phénomènes surprenants, dont sourient certains psychologues renommés et dont je ne cherche pas à déterminer la cause. Mais au centre de l'expérience, il y a toujours le solide noyau de la communion en Dieu, et elle nous apporte un renouvellement de vie, de courage, de consécration et d'amour. Chaque jour, à chaque heure, le Sacrement cosmique s'accomplit ; le Pain et le Vin sont dispensés par un Officiant céleste ; la substance de son corps devient notre vie, la substance de son sang coule dans nos veines. Sainte est la communion, admirable le Dispensateur, merveilleux le Graal !

    Dans cette Fraternité, la fréquence des rencontres personnelles n'est pas indispensable, bien qu'elle soit souhaitable. Il peut s'écouler des semaines, des mois ou des années de séparation, sans que s'affaiblisse la réalité de la communion. Les conversations dans la Fraternité gravitent autour de Celui qui nous est plus cher que la vie. Cependant le degré d'intimité des confidences qu'il nous est possible de faire à d'autres varie selon le moment, le lieu et la personne. Nous ne nous livrons jamais entièrement. Car, plus l'intimité est complète, plus les paroles deviennent inutiles, même gênantes, et l'absolue communion en Dieu, dans la joie et l'amour, ne s'accomplit que dans le silence de l'Eternel. Toute amitié qui n'a pas connu cette expérience est incomplète. Pour l'âme vouée à la sainte obéissance, toute relation personnelle qui n'existe que dans le temps est imparfaite et inachevée.

    Pouvons-nous vraiment transformer toutes nos relations avec notre prochain en relations passant par Dieu ? Nos relations avec le conducteur de tramway ? Avec l'employé de magasin ? Que le monde est loin d'un tel idéal ! Que la pratique chrétienne est loin d'une telle réalisation. Et pourtant, dans toutes ces relations, nous pouvons faire au moins ce qui dépend de nous - en communion avec l'amour éternel, et soutenu par une inlassable espérance, nous pouvons, à chaque occasion, aller au-devant de notre prochain avec une prière silencieuse, pleine d'amour et d'ardent espoir. Car, tant que la vie temporelle des hommes ne sera pas pénétrée d'Eternité dans toutes ses relations, la sainte Communauté demeurera incomplète.



(1) Fellowship.
(2) Histoire du Quakerisme, en six tomes. A History of Quakerism. Tome 1 - Studies in Mystical Religion, Rufus M. Jones. Tome II : Spiritual Reformers in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, Rufus M. Jones. Tome III (2vol.) : The Beginnings of Quakerism, William C. Braithwaite. Tome IV: The Second Period of Quakerism, Wm. C. Braithwaite. Torne V : The Quakers in the American Colonies, et tome VI : The Later Periods of Quakerism, Rufus M. Jones. (Macmillan and Co., London).