PONCE-PILATE
« PONCE-PILATE, voyant qu'il ne
gagnait rien, mais que le. tumulte
augmentait, prit de l'eau et se lava
les mains devant le peuple, en disant :
je suis innocent du sang de ce Juste,
cela vous regarde. »
(Matth., XXVII, 24)
     S'il est un terme qui, aujourd'hui, a perdu sa valeur absolue, c'est bien celui de loi. je n'entends pas ici faire allusion à la thèse d'un philosophe contemporain sur « la contingence des lois de la nature » ; je veux seulement viser cette notion de la loi que l'on définit comme « l'acte de l'autorité qui règle, d'une manière obligatoire et permanente, les devoirs et le droits des citoyens » (Larousse). Émanation de l'autorité à qui appartient le pouvoir législatif, obligation pour tous les assujettis d'observer ce qu'elle prescrit, caractère permanent de ses dispositions : voilà les traits qui spécifient l'idée de loi. Par conséquent, une loi qui ne serait pas l'oeuvre du pouvoir auquel la constitution a conféré le droit de légiférer ; une loi qui n'exigerait pas de ceux qu'elle régit une obéissance stricte sous peine de sanction ; une loi qui n'aurait qu'une durée éphémère, parce que ses dispositions seraient bientôt modifiées ou annulées par d'autres dispositions, ne serait pas vraiment une loi ; tout au plus pourrait-on lui donner le nom de règlement d'État, mais dans quelle mesure un tel règlement a-t-il qualité pour octroyer des droits ou imposer des devoirs ? Le fait est remarquable que, à notre époque, précisément, la loi n'est le plus souvent qu'un règlement d'État qui, substituant à la volonté du corps législatif l'autorité sans contrôle d'un Gouvernement préoccupé avant, tout d'assurer sa stabilité, édicte des mesures de circonstances, dont l'effet le plus certain est de ne toucher qu'une classe de citoyens au détriment des autres, ou à leur profit, selon les cas ? Et n'est-ce pas la plus dangereuse des aberrations que le Parlement, qui possède le pouvoir législatif, fasse lui-même, par peur des responsabilités, l'abandon au Gouvernement des prérogatives qu'il tient de la Constitution et dont l'exercice fait sa seule raison d'être ? L'institution des décrets-lois, en transférant à l'exécutif ce qui appartient de droit au législatif, est la négation même de la Constitution ; et, en réalisant la confusion des pouvoirs, elle mène directement à l'autarcie, dont elle est déjà une forme déguisée. Un régime qui tolère de pareilles dérogations aux principes essentiels sur lesquels il est fondé, ne peut manquer de périr un jour dans le désordre et l'incohérence.

     Quelle confiance, en effet, les citoyens peuvent-ils garder en un Parlement qui, divisé par des conflits d'opinions ou d'intérêts, renonce volontairement au pouvoir dont il est investi par la confiance de la Nation pour laisser à l'exécutif le soin ou le souci de légiférer à sa place ? L'autorité qui n'a plus la capacité ou le courage d'exercer le mandat dont elle est chargée a failli à sa tâche ; elle a perdu le droit de parler et d'agir ; elle doit disparaître. Si elle veut conserver ses privilèges, malgré le discrédit dont elle est frappée, il faut qu'elle s'attende à être emportée par le premier souffle de révolution qui passera. Elle pourra continuer de nouveau à légiférer, comme si elle tentait de se ressaisir dans le désarroi des affaires publiques ; les lois qu'elle votera n'obligeront plus personne en conscience et la Constitution qui l'a établie en sera elle-même ébranlée.

     Comment, d'ailleurs, la loi. pourrait-elle exiger le respect de tous les citoyens, lorsqu'elle tolère, sans les réprimer, les plus graves infractions à ses décisions .? Le droit de propriété est inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; l'occupation des locaux de travail par un personnel en grève est une violation flagrante du droit de propriété et les tribunaux qui ont été saisis de plaintes ont prescrit l'évacuation, des locaux occupés. Mais l'exécutif s'est refusé à intervenir pour faire respecter la loi, et les décisions de justice qui en avaient ordonné la stricte application sont demeurées sans effet. Autre exemple : une loi permet le recours à l'arbitrage pour la solution des conflits du travail ; on pouvait donc supposer que ceux qui ont accepté cet arbitrage étaient résolus à s'en remettre dans tous les cas à la sentence de l'arbitre. Il n'en est rien ; le parti qui s'estime lésé par cette sentence la repousse délibérément et met tout en oeuvre, jusqu'à la grève ou au lock-out, pour en empêcher l'exécution. Mais le même parti, lorsqu'il sort victorieux de l'épreuve, réclame impérieusement des pouvoirs publics leur intervention pour entrer en possession de ce qu'il considère désormais comme son droit. Toute la procédure d'arbitrage est ainsi faussée dans son principe par la déloyauté de l'un ou de l'autre des partis en présence ; et l'exécutif, au lieu d'imposer à tous l'observation de la loi, hésite à se prononcer et à agir, marquant ainsi son impuissance à régler selon la justice les conflits qui surviennent entre les citoyens.

     Ce n'est pas tout : la loi ne statue pas seulement pour le présent, mais aussi pour l'avenir ; elle engage la destinée des individus, en leur octroyant des droits ou en leur fixant des devoirs. Elle est susceptible, notamment, d'orienter toute une vie soit par l'obtention d'un diplôme qui ouvre l'accès à certaines carrières administratives, soit par la réussite à un concours qui assure un emploi au service de l'État avec la perspective d'une retraite dans des conditions déterminées. C'est ainsi qu'une loi de 1924 a fixé le régime des retraites des fonctionnaires de l'État or des lois subséquentes ont modifié ce régime au détriment des fonctionnaires, frustrant ainsi, au moment où ils allaient recevoir la récompense due à de longs et loyaux services, les légitimes espérances qu'ils tenaient des pouvoirs publics. Dans un autre domaine une loi de 1919 a établi le statut des victimes de la Grande Guerre. Or une loi de 1933 a prescrit la révision de pensions qui avaient été, cependant, légalement et régulièrement concédées et qui, aux termes mêmes de la loi, devaient être définitives. Mais, s'il suffit d'une loi nouvelle pour retirer à toute une catégorie de citoyens les avantages qui leur ont été solennellement garantis par une loi précédente, quelle confiance la Nation peut elle garder à des mesures qui, malgré leur apparence de stabilité, sont aussi souvent et aussi facilement modifiées au gré des circonstances et selon les besoins du moment ?

          Ainsi :

     La loi n'oblige plus, puisque des citoyens peuvent se soustraire à l'accomplissement des devoirs qu'elle impose, sans que les pouvoirs publics interviennent pour les contraindre à l'obéissance. Carence de l'autorité.

     La loi ne possède plus ce caractère de permanence qui veut qu'elle soit autre chose qu'une disposition transitoire puisqu'elle peut être constamment révisée pour être accommodée au goût du jour. Carence de l'autorité.

     La loi, enfin, n'est plus la loi quand elle n'est pas l'oeuvre de la puissance publique à qui a été conféré le droit de légiférer et qui fait abandon de sa souveraineté pour éluder ses responsabilités. Carence de l'autorité.

     Mais la loi n'est-elle pas la seule garantie de justice et de liberté que possèdent les citoyens dans une Nation ; et, si, par suite de la carence de l'autorité, la loi vient à perdre tout ce qui fait sa valeur, son efficacité, sa dignité, la porte n'est-elle pas ouverte désormais à tous les désordres ? L'indiscipline s'installe et le tumulte grandit dans les relations politiques et sociales. Alors PONCE-PILATE, impuissant ou indifférent, se lave les mains devant lie peuple en disant : Cela vous regarde !
     Impuissance ou indifférence, voilà bien à notre époque l'attitude de ceux qui sont chargés de faire observer la loi et d'en punir la violation. Et cette attitude n'a pas seulement pour effet de priver de toute vertu la notion de loi ; elle affecte même les valeurs de l'ordre moral et va jusqu'à ébranler toute la structure de l'édifice social. Le glaive de la justice est émoussé, parce que la balance qu'elle tient dans les mains n'est plus en équilibre. La distinction du bien et du mal s'efface peu à peu sous la pression d'une opinion publique, indulgente à toutes les défaillances humaines. Le jeu des circonstances atténuantes permet de soustraire les criminels au sévère châtiment qu'ils auraient mérité. Quand on ne peut découvrir d'excuse à un délit, on surseoit à l'exécution de la peine, sous le prétexte de faciliter l'amendement du coupable. C'est ainsi que crimes et délits, demeurant pour la plupart impunis, se multiplient ; et la contagion de la criminalité se répand à travers toutes les classes de la société, contaminant jusqu'à l'âme de l'enfant, dont les sentiments sont déjà pervertis à l'école par un enseignement d'où la religion et la vraie morale sont exclues.

     Mais, si la criminalité s'aperçoit à mesure que les pénalités s'adoucissent, n'est-ce pas en vérité parce qu'il devient de plus en plus difficile de prendre des sanctions contre les coupables ? Un homme a volé, et même il a tué poux voler : au nom de quelle justice, de quelle morale allez-vous le condamner ? On lui a appris, quand il était enfant, docile par conséquent à des influences qui ne s'effaceront plus de son esprit, qu'il n'y a pas de Dieu, pas d'âme immortelle, pas d'au-delà ; que notre vie s'achève tout entière avec notre trépas et que tout est fini quand nous avons cessé d'appartenir à ce monde. La conséquence n'est-elle pas dès lors évidente que nous devons arranger notre existence de manière à passer dans les conditions les plus favorables, avec le maximum de jouissances, les quelques années qui nous sont comptées ici-bas ? Il y a sans doute, un code civil et un code pénal qui ont prévu tous les crimes et délits possibles et attaché à chacun d'eux un châtiment. Mais ces codes sont l'oeuvre purement humaine d'une société qui, pour maintenir son organisation et ses privilèges, frappe ceux qui refusent de se soumettre à ses ordonnances, non point pour les ramener dans la voie de la justice et du Bien, mais pour se défendre elle-même contre des entreprises où elle risque de périr.

     Une société qui s'arroge le droit de punir les voleurs, n'est-elle pas dans l'obligation de reconnaître à tous ses membres le droit au travail ? Et pourtant aucune loi n'interdit à un patron de licencier brusquement plusieurs centaines de ses employés, s'il lui plaît de prendre cette mesure pour diminuer ses frais généraux ou même simplement .augmenter ses bénéfices. Qui, alors, se soucie de la misère qui s'installe au foyer ? Qui s'inquiète de savoir si les enfants auront chaque matin un morceau de pain à manger ? Une statistique récente a établi que 60 % des enfants qui fréquentent les .écoles publiques sont sous-alimentés. Le boulanger poursuivra devant les tribunaux, s'il n'a pas payé .à temps sa dette de pain, le père qui cherche vainement du travail, parce qu'on n'embauche plus ou qu'on l'estime trop âgé. On accusera de débauche la jeune fille qui prend un ami, parce que, seule dans la grande ville, elle vivait de sa tâche quotidienne et qu'elle se trouve subitement sans emploi, la maison qui l'occupait ayant fermé ses portes ou réduit Son personnel. Un propriétaire fera expulser la famille qui, sans ressources, parce qu'elle est sans travail, ne peut plus acquitter le prix de son loyer. Le fils de la maison a séduit la jeune bonne qui devient enceinte ; c'est la jeune bonne qui est honteusement chassée comme une fille perdue.

     Supposons maintenant que la jeune bonne, jetée à la rue, déshonorée, misérable, commette un acte .criminel : est-elle vraiment la plus coupable et faut-il qu'elle soit la seule à subir le châtiment ? Supposons, d'autre part, qu'un père vole pour nourrir ses enfants : y aura-t-il un juge pour le condamner saris remords ? Mais la société qui renonce à prendre des sanctions qu'elle a elle-même édictées, ne fait-elle pas l'aveu à la fois de son impuissance et de sa responsabilité ? Ce n'est plus le procès du coupable qui se joue devant le tribunal ; c'est le procès d'une société qui, incapable d'instaurer parmi ses membres un régime de justice et d'égalité, n'ose plus sévir contre ceux qui, se révoltant contre ses ordonnances, violent délibérément et impunément ses commandements. La loi, dès lors, ne frappe plus que les timides et les débiles qui, résignés à leur sort, subissent sans se plaindre leur mauvais destin.

     Et la lâcheté des uns fait l'impudence des autres. Puisque l'exécutif a la veulerie de déclarer publiquement aux perturbateurs : cela vous regarde, à quoi bon s'embarrasser de scrupules et garder des ménagements ? Il ne saurait être question désormais de justice ou de solidarité ; il s'agit d'être fort, riche, puissant ; les instincts d'égoïsme et de proie l'emportent sur tous les sentiments de charité ou de pitié ; la bête humaine est déchaînée, malheur à ceux qui voudraient mettre un frein à ses débordements !. S'étonnera-t-on après cela que chaque journée qui passe apporte avec elle son contingent de crimes ou. de scandales ? On a fait litière de toute notion religieuse ou morale ; on ne connaît plus le grand juge. qui doit demander des comptes à chacun après sa mort et on a enlevé à la vie humaine, avec sa valeur d'éternité, tout son prix. Dès lors, tuer, c'est raccourcir de quelques années la durée d'une existence, rien de plus ; voler, c'est manquer à la règle du jeu, c'est tricher, rien de plus. La crainte du gendarme pourrait être le commencement de la sagesse, si le gendarme était encore à craindre. Mais la police arrive toujours trop tard, lorsque le coup est fait ; et combien de malfaiteurs restent impunis ! L'aventure aujourd'hui ne comporte pas beaucoup de risques. Voilà pourquoi les « vrais », les « durs », ceux qui répugnent à un travail, d'ailleurs de plus en plus difficile à obtenir, préfèrent l'aventure à la .médiocrité d'une vie bourgeoisement utilitaire.

     Cela vous regarde ! répète PONCE-PILATE, en se lavant les mains. On laisse les fous en liberté ; il y en a dit-on dix mille qui circulent tous les jours dans les rues de Paris ; l'un d'eux, dans un accès subit de démence furieuse, poignarde un passant ; il n'y a plus qu'à ramasser la victime. La déclaration de la tuberculose n'étant pas obligatoire, un malade gravement atteint continue à demeurer au milieu des siens qu'il contamine les uns après les autres : ainsi se remplissent les préventoria et les sanatoria. Il n'est pas interdit à un alcoolique, à un syphilitique de procréer des enfants, autant de malheureux qui sont voués dès leur naissance aux pires maladies nerveuses ou mentales. On laisse à la garde de parents indignes de jeunes êtres dont le martyre est connu de tous les voisins : personne n'ose dénoncer à la police ces faits odieux ; il est vrai que les peines infligées dans ce cas sont généralement si légères.

     Mais, après tout, puisque cela nous regarde, pourquoi ne ferions-nous pas l'effort nécessaire pour nous .défendre nous-mêmes contre le débordement d'infamies et de scandales qui nous enveloppe de tous côtés, pour redresser un état social qui, ayant émasculé toutes les forces vives de la Nation et s'abandonnant aux pires désordres, a ouvert toutes grandes les voies de la dégénérescence et du déséquilibre ? Le Christ.n'a-t-il pas chassé du temple, à coups ,de fouet, les vendeurs et les usuriers qui souillaient le lieu saint ? Suffira-t-il pour accomplir cette oeuvre de salubrité publique de substituer à un régime périmé un régime nouveau ? Ou bien faudra-t-il qu'un homme se lève, pour reconstruire, avec l'énergie de sa volonté et la puissance de sa domination, un édifice qui menace de s'écrouler de toutes parts ? Quoi qu'il en soit, la tâche principale et urgente qui s'impose à tous, dès à présent, est de rendre aux valeurs spirituelles la primauté qui leur appartient et dont elles ont été dépossédées. Une maison bâtie sur le sable ne saurait résister à la tempête; une fondation, pour être solide, doit être posée sur la pierre. « Que chacun, dit St-Paul, prenne donc bien garde à la manière dont il bâtit. Pour ce qui. est de la fondation, personne ne peut en poser une autre que celle qui a été posée, Jésus-Christ ». (I Cor., III, 11). Il n'est en effet de salut pour aucun homme en dehors de Celui qui a dit à Céphas : « tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » C'est Lui notre Maître et notre Roi ; Suivons Son étendard et nous serons assurés de la victoire.

GABRIEL HUAN.