NIETZSCHE et le DIONYSISME
de la VOLONTE de PUISSANCE

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I

L'ART COMME FONCTION ORGANIQUE

     En face de la conception schopenhauerienne de l'art qui découvre en toute activité esthétique une forme, un aspect, une expression de l'Absolu, où se manifeste par des images, des sons ou des gestes l'essence dernière et profonde du Réel, je pose une doctrine qui ne veut voir dans l'art que l’achèvement d'un mode de l'activité humaine dont le jeu représente la phase principale et caractéristique, et qui en attribue l'essor et le développement à une surabondance de force « due à un excédent d'énergie ». Il n'est plus question ici d'une métaphysique, mais bien plutôt d'une « physiologie de l'art » et c'est à Nietzsche que nous devons l'exposé le plus curieux et le plus audacieux de cette « physiologie de l'art ». (1)

     Nietzsche nous met en garde tout d'abord contre une méprise qui consiste à opposer la maladie et la santé comme des contraires : en fait, il n'y a là que des degrés et ce qui passe aujourd'hui pour « santé » représente selon lui, un niveau inférieur de ce que serait la santé sous des cieux plus favorables. On ose qualifier de « maladies contagieuses » des explosions de force et de vitalité, telles que les choeurs bachiques des Grecs, comme s'il était permis de fixer une limite et des lois aux débordements de la vie en croissance et en lutte. Ceux qui prennent en pitié ces phénomènes ne se rendent pas compte que leur propre santé revêt une « pâleur cadavérique. » et un « air de spectre », lorsque passe devant eux « l'ouragan de vie ardente des rêveurs dionysiens ». L'artiste tragique appartient à une race encore plus forte ; ce qui serait dangereux pour nous, ce qui apparaît déjà comme état maladif, cela tient chez lui de la nature. Il n'est pas douteux que la « surabondance de sève et de force » peut, tout aussi bien qu'un appauvrissement du sens vital, manifester des symptômes de « contrainte partielle », d' « hallucination des sens », de « raffinement de la suggestion ». N'est-ce pas précisément l'époque où « florissait » l'âme grecque, où la force physique du Grec célébrait ses triomphes par des jeux immortels, que des visions et des fantômes apparurent à des foules entières assemblées dans les temples ? Mais n'est-ce pas aussi à cette époque que naquit le « délire dionysiaque », source de l'art tragique ?

     La « surabondance de force vitale » comporte en effet, par sa plénitude et son excès même, une souffrance : il y a là une « névrose de la santé ». Et si tout art doit être considéré comme « un remède. et un secours » au service de la vie, il suppose nécessairement une souffrance et des souffrants. Il y aura par conséquent un art pour ceux qui souffrent de la « surabondance de vie », comme il y a un art pour ceux qui souffrent d'un « appauvrissement de la vie ». Ceux-ci demandent à l'art « le calme, le silence, une mer lisse, ou bien encore l'ivresse, les convulsions, l'engourdissement, la folie » : à ce double besoin répond tout romantisme, tant Schopenhauer que Wagner. Les premiers veulent au contraire « un art dionysien et une vision tragique de la vie intérieure et extérieure ».

     « De la pression, de la plénitude, de la tension des forces qui grandissent en nous sans cesse et ne savent pas encore s'employer, naît un état semblable à celui qui précède un orage : la nature que nous sommes s'obscurcit ». Cela aussi est du pessimisme ; mais c'est le pessimisme de la force, des natures puissantes et énergiques, « un pessimisme dionysien » ; et un tel pessimisme se formule et s'achève dans une affirmation totale de la vie, dans une doctrine « qui met fin à un pareil état de tension douloureuse en commandant quelque chose », « une transvaluation des valeurs au moyen de laquelle on montre aux forces accumulées un chemin, une direction, de sorte qu'elles se mettent à éclater en éclairs et en actions ». Une pareille doctrine n'a pas besoin d'être une théorie du bonheur : « en dégageant une partie de la force qui était accumulée et haussée jusqu'à la souffrance, elle apporte du bonheur ».

     Comme résultat : « un regard goethien, plein d'amour et de bonne volonté, une hauteur de vues, une perspective qui fait comprendre que tout se passe véritablement comme cela devrait se passer, comment toute sorte d' « imperfection » et la souffrance qu'elle apporte font partie de ce qui est souverainement désirable » (2). En face de cette « volonté de vie », de cette affirmation suprême « née de la. plénitude et de l'abondance », l'optimisme épicurien, la « sérénité » de l'homme scientifique n'est qu'une « précaution de malade », un « crépuscule ». Mais cette approbation sans réserve à la souffrance elle-même, à la douleur elle-même, à tout ce qui dans l'existence est étrange, terrible et problématique n'est-ce pas là ce que les grecs ont baptisé du nom de Dionysos ? Ne faut-il pas y reconnaître « le fil conducteur vers la psychologie du poète tragique » ? L'artiste tragique n'est pas un pessimiste ; il dit « oui » à tout ce qui est étrange, terrible et problématique - il est dionysien.

     Cette volonté victorieuse, due à une coordination intense de tous les sentiments de vie et de puissance, à un excédent de force effectif a pour conséquence, selon Nietzsche, un embellissement « effectif », une augmentation de force, un sentiment de haute puissance auquel correspond exactement l'état de plaisir qu'on appelle ivresse : « les sensations de temps et de lieu sont transformées ; on embrasse des espaces énormes, qui deviennent en quelque sorte perceptibles pour la première fois ; le regard s’étend sur des horizons plus vastes et des multitudes ; les organes s'affinent pour, la perception des choses les plus petites et les plus fugaces ; c'est la divination, la force de l'entendement, mises en éveil par la plus faible incitation, par toute suggestion : la sensualité «intelligente » ; la force se manifeste comme sentiment de souveraineté dans les muscles, comme souplesse et plaisir dans le mouvement, comme danse, légèreté, « presto » ; la force comme joie de démontrer cette force ; un coup de bravoure et d'aventure, l'intrépidité, l'indifférence à l'égard de la vie et de la mort... Tous ces moments supérieurs de la vie se provoquent mutuellement, le monde des images et des représentations de l'un suffit comme suggestion de l'autre : de la sorte des états d'âme finissent par s'entremêler qui auraient peut-être des raisons pour demeurer étrangers les uns aux autres. Par exemple : le sentiment d'ivresse religieuse et l'excitation sexuelle ; la cruauté dans la tragédie et la pitié » (3).

     Cette augmentation du sentiment de puissance, du sentiment de force et de plénitude, crée des besoins nouveaux : on éprouve en soi-même la nécessité de faire des choses un « reflet » de cette plénitude et de cette puissance ; on « enrichit » toutes choses de sa propre perfection ; ce qu'on voit, on le voit« gonflé, serré, vigoureux, surchargé de force ». Dans cet état, notre imagination travaille sur les choses et les transforme de manière qu'elles reflètent . notre propre joie de vivre. Cette « transformation » instinctive et nécessaire, cette « transfiguration » des. choses en ce qui est parfait, cet « embellissement » - c'est de l'art. Dans l'art l'homme jouit de luimême en tant que « perfection » : tout, même ce qu'il n'est pas, devient quand même pour lui joie et perfection.

     Pour qu'il y ait de l'art, pour qu'il y ait une « action » ou une « contemplation » esthétique quelconque, une condition «physiologique » préliminaire est donc indispensable : l'ivresse. Il faut d'abord « que l'ivresse ait haussé l'irritabilité de toute la machine ; l'essentiel, c'est le sentiment de la force accrue et de la plénitude : sous l'empire de ce sentiment on s'abandonne aux choses, on les force à prendre de nous, on les violente ». On appelle ce processus « idéaliser ». Mais « idéaliser » ne consiste pas en « une déduction, une soustraction de ce qui est petit et accessoire ». Ce qui importe ici, c'est au contraire « une énorme poussée des traits principaux, en sorte que les autres traits s'évanouissent » (4).

     Veut-on une preuve qui démontre jusqu'où va la « force transfiguratrice de l'ivresse » ? Nietzsche trouve cette preuve dans « ce qu'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde » : « là où l'ivresse s'accommode de la réalité à un point que dans la conscience de l'amant la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci, un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé. Ici l'homme et l'animal ne font point de différence ; et moins encore l'esprit, la bonté, l'équité.
On est subtilement dupé, lorsqu'on est subtil ; on est grossièrement dupé, lorsqu'on est grossier ; mais l'amour demeure un dans sa racine. C'est une fièvre qui possède des raisons pour se transfigurer, une ivresse qui fait bien de mentir au sujet d'elle-même. Et dans tous les cas, on ment bien lorsqu'on aime, devant soi-même et au sujet de soi-même : on semble se transfigurer, devenir plus fort, plus riche, plus parfait, on est plus parfait ». La force musculaire d'une jeune fille n'augmente-t-elle pas en présence d'un homme ? Dans les rapports des sexes, par exemple dans la danse, cette activité s’accroît « au point qu'elle rend capable de véritables tours de force ».

     Quels prodiges ne saurait accomplir l'ivresse qu'on appelle l'amour : L'amour fait plus qu'imaginer simplement et mentir ; il « déplace » même les valeurs. Ce n'est pas seulement le « sentiment de valeur » qui se transforme chez celui qui aime ; l'amour donne véritablement à celui-ci « plus de valeur » ; il le rend plus fort, plus riche, plus parfait. On sait que chez les animaux l'amour produit « de nouvelles armes, de nouveaux pigments, de nouvelles formes et couleurs, mais avant tout de nouveaux mouvements, de nouveaux rythmes, de nouvelles amorces et de nouvelles séductions ». Il en est de même chez l'homme : « son économie générale est plus riche que jamais, plus puissante, plus ample ; celui qui aime devient prodigue ; il est assez riche Pour cela. Il ose maintenant : il devient aventurier, un âne de générosité et d'innocence ; il croit de nouveau à Dieu ; il croit à la vertu parce qu'il croit à l'amour ; et, d'autre part, chez cet idiot du bonheur, des ailes lui viennent et de nouvelles facultés, et une porte sur l'art s'ouvre pour lui ». L'art apparaît ici « incrusté dans l'instinct de l'amour » ; il est « le plus grand stimulant de la vie » l'art est une « fonction organique ». (5)
 


II
 

L'IVRESSE COMME FACTEUR ESTHÉTIQUE

     Ce sont les conditions exceptionnelles de l'ivresse qui créent l'artiste ; mais cet état physiologique est devenu chez lui presque une seconde nature, de sorte qu'il se met peu à peu à rechercher et à aimer pour eux-mêmes les moyens par lesquels se manifeste l'état d'ivresse : « l'extrême finesse et la splendeur des couleurs, la netteté des lignes, la nuance dans le ton, ce qui distingue, alors que généralement, dans ce qui est normal, toute distinction fait défaut ». Mais toutes les distinctions, toutes les nuances, par cela même qu'elles portent la marque des « extrêmes tensions de forces » qui produisent l'ivresse, éveillent à leur tour ce sentiment d'ivresse : « l'effet de l'oeuvre d'art, c'est de provoquer l'état propre à créer l’oeuvre d'art ; c'est de susciter l'ivresse ». Mettons-nous en présence de choses « qui reflètent la transfiguration et la plénitude » : « notre être animal répond par une irritation des centres où tous ces états de plaisir ont leur siège ; et le mélange des très subtiles nuances de ce bien-être animal et de ces désirs produit l'état esthétique ». La « réceptivité esthétique » n'appartient en propre qu'aux natures « capables d'éprouver cette surabondance de vigueur physique qui permet d'abandonner du sien, de gaspiller sans devenir pauvre, ce trop plein de richesse qui fait déborder la coupe ».

     C'est donc toujours dans la force et la plénitude qu'il faut chercher le mobile premier de l’art. L'homme « fatigué, épuisé, desséché (le béotien, le savant) » est absolument réfractaire à toute impression esthétique, parce qu'il ne possède pas la force primordiale artistique, l'obligation de la richesse » : « celui qui ne peut pas donner ne reçoit rien ». Tous les états non artistiques - objectivité, abstractivité, sentiment chrétien, bouddhiste, nihiliste - sont dus à une volonté appauvrie, à des sens appauvris, à un corps appauvri. L'art implique « des états de vigueur animale » ; il est, d'une part, « l'excédent d'une constitution florissante qui déborde dans le monde des images et des désirs », d'autre part, « l'irritation des fonctions animales par les images et les désirs de la vie intensifiée » ; il est « une surélévation du sentiment de puissance », « un stimulant de la vie ». Tout art agit comme une suggestion sur les muscles et les sens : tout art ne parle qu'aux artistes.

     Nietzsche établit toutefois une distinction entre celui qui crée l'oeuvre d'art et le profane ou le réceptif : celui-ci atteint « les points culminants de son irritabilité » en recevant, celui-là en donnant. L'antagonisme qui se manifeste entre ces deux « prédispositions » n'est pas seulement naturel, mais encore désirable : chacune d'elles possède son point de vue propre, sa perspective. L'artiste ne saurait adopter « l'optique du spectateur (du critique) » sans renoncer à sa puissance créatrice : il ne faut pas demander à celui qui « donne » de « recevoir », de « devenir femme ». L'artiste qui s'efforcerait de « comprendre » commencerait à se « méprendre » ; il ne doit pas « regarder en arrière », il ne doit pas « regarder du tout », il doit « donner ». La « condition esthétique » dispose par conséquent chez l'artiste, non seulement d'une réceptivité extrême pour les excitations et les signes, mais encore et surtout d'une extrême abondance de moyens de se communiquer.

     On constate tout d'abord chez lui une telle « acuité de certains sens » que « ceux-ci se mettent à comprendre un tout autre langage des signes - à créer ce langage » ; il en résulte une « mobilité » des impressions qui donne lieu à une « expansion » sans limites : « le désir d'exprimer tout ce qui sait offrir des signes, un besoin de se débarrasser en quelque sorte de soi-même par des symboles et des attitudes, la faculté de parler de soi par cent organes de la parole » ; finalement « un état explosif, qui se manifeste d'abord comme un désir excessif de se délivrer, par un travail musculaire et une mobilité de toutes sortes, de cette exubérance de tension intérieure, puis comme une coordination involontaire de ce mouvement avec les phénomènes internes (images, pensées, désirs) ».
Cette « extrême instabilité » des impressions sensibles a pour conséquence » l'imitation forcée », une contrainte subjective et « contagieuse » à « communiquer toute image donnée », une divination du réel « sur de simples signes » ; et, en même temps, « une certaine suspension de la volonté, une sorte de surdité, d'aveuglement, à l'égard de tout ce qui se passe au dehors : le domaine des irritations qui parviennent à se faire jour est strictement limité ».

     Au total un état de ravissement et d'extase : « l'inspiration », comme si l'on était simplement « l'incarnation, le porte-voix, le médium de puissances surnaturelles » ; une sorte de « révélation », en ce sens que, soudain, avec une netteté et une finesse indicibles, quelque chose devient perceptible à l'oeil et à l'oreille, quelque chose qui secoue et remue jusqu'au fond de l'âme ; on entend, on ne cherche pas ; on ne demande pas quel est ici celui qui donne ; la pensée brille comme un éclair, marquée au sceau de la nécessité, sans flottement dans la forme. Un ravissement, dont l'incroyable tension se résout parfois en un torrent de larmes, pendant lequel la marche involontairement tantôt se presse, tantôt se ralentit ; une parfaite extériorisation avec la conscience la plus distincte d'une infinité de petits frissons et ruissellements jusqu'à la pointe des pieds ; une profondeur dans le bonheur où ce qu'il y a de plus douloureux et de plus sombre n'agit, pas comme contraste, mais comme nécessité, comme exigence, comme couleur indispensable au sein d'un tel excès de lumière, un instinct des relations rythmiques qui embrasse de vastes étendues de formes. Tout cela se passe d'une manière totalement involontaire, mais comme dans l'ouragan d'un sentiment de liberté absolue; de puissance, de divinité. Le déterminisme de l'image, de la comparaison est ce qu'il y a de plus remarquable ; on n'a plus le sentiment de ce qui est image, comparaison ; tout s'offre comme l'expression la plus proche, la plus exacte, la plus simple. Il semble réellement que les choses s'approchent d'elles-mêmes pour devenir métaphores ». (6)

     S'il en est ainsi, ne faut-il pas que les artistes voient toutes choses autrement qu'elles ne sont, qu'ils les voient plus fortes, plus abondantes, plus riches, plus parfaites ? Une sorte « de jeunesse et de printemps », une espèce d' « ivresse habituelle » doivent leur appartenir en propre dans la vie. Tous les états, qui font transfigurer les choses et leur prêter de la plénitude, toutes les catégories de l'ivresse, « fussent-elles conditionnées le plus diversement possible », doivent se retrouver chez eux, car elles ont « puissance d'art » : « l'ivresse qui accompagne tous les grands désirs, toutes les grandes émotions ; l'ivresse de la fête, de la lutte, de la bravoure, de la victoire, de tous les mouvements extrêmes ; l’ivresse de la cruauté, l'ivresse dans la destruction; l'ivresse sous certaines influences météorologiques, par exemple l'ivresse du printemps, ou bien sous l'influence de narcotiques ; l'ivresse de la volonté, d'une volonté accumulée et dilatée; avant tout l'ivresse de l'excitation sexuelle, cette forme de l'ivresse la plus ancienne et la plus primitive ». (6) Les artistes sont toujours doués d'un tempérament vigoureux; ils possèdent de la force en excès ; ils sont sensuels: « sans un certain surchauffement du système sexuel, on ne saurait imaginer un Raphaël ». (7) La chasteté est seulement «l'économie de l'artiste » ; car il n'est pas douteux « que chez les artistes la fécondité cesse aussi en même temps que la vertu prolifique ».

     Si, par nature, l'artiste est nécessairement « sensuel, émotif d'une manière générale, accessible à tous les points de vue, allant au devant de l'irritation, de toute espèce de suggestion », il n'en est pas moins, malgré cela, « sous l'empire de sa tâche, de sa volonté d'arriver à la maîtrise », généralement un homme sobre et même chaste : « une chasteté relative par principe, une grande circonscription dans les choses érotiques, même en pensée, cela fait partie de la raison supérieure dans la vie, même chez les natures abondantes et bien douées ; c'est vrai surtout pour l'artiste pour qui c'est la meilleure sagesse de la vie (8) ». Il n'existe qu'une seule espèce de force ; c'est donc une seule et même force qu'on dépense dans la conception artistique et dans l'acte sexuel ; et l'instinct dominant de l'artiste ne lui permet pas de se dépenser de telle ou telle façon.
     L'artiste n'ignore pas « combien est nuisible, aux jours de grande tension de l'esprit et de préoccupation intellectuelle, le commerce avec la femme ; pour les plus puissants et les plus instinctifs parmi eux, l'expérience, la dure expérience, n'est pas nécessaire c'est l'instinct « maternel » qui dispose ici, au profit de l'oeuvre en formation, de toutes les autres provisions, de tous les afflux de force de vigueur de la vie animale ; la plus grande force animale absorbe alors la plus petite » (9). La chasteté chez l'artiste n'est donc pas « scrupule ascétique » ou « haine des sens » ; elle est « l'expression d'un, instinct dominant ». La sexualité et la volupté, conclut Nietzsche, restent en définitive les forces essentielles de transfiguration et d'idéalisation ; elles se retrouvent dans toute ivresse ; elles constituent le plus puissant facteur de l'activité esthétique. 


GABRIEL HUAN.
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(1) Cf. notamment Werke, XV, P. 375 et sqq ; cf Zeitler (J), Nietzsches Aesthetik, Leipzig, 1900.
(2)Werke, XV, p. 469 et 478.
(3) Werke, XV, p. 382.
(4) Cf Werke, XV, p. 382.
5) Cf. Werke, XV p. 389 et sqq. Sur cette « physiologie de l'art », cf. G. NAUMANN, Geschlecht-und Kunst, Prolegoma zu einer physiologischen Aesthetik (2° Partie).
(6) Ecce homo ; cf. aussi Gesamm-Briefe, IV, p. 163.. Cf. la description que donne J-J. Rousseau de l' « inspiration » : « Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout à coup je me sentis l'esprit ébloui de mille lumières ; des foules d'idées vives,s'y présentent à la fois, avec une force et une confusion qui me jetèrent dans un trouble inexprimable. Je me sens la tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de larmes, sans avoir senti que j'en répandais ». (Deuxième lettre à M. de Malesherbes, 1762).
(6) Werke, VIII, p. 123.
(7) « Raphaël, dit ailleurs Nietzsche (Werke, VIII, P. 124), n'était pas chrétien », car « il disait oui, il créait l'affirmation ».
(8) Werke, XV, p. 392.
(9) Werke, VII, p. 418.