LE PROBLÈME DU MAL


     « L'Esprit, dit saint.Paul, scrute tout, même les profondeurs de Dieu » (I. Cor. II, 10). Mais qui sondera les « profondeurs de Satan » (Apoc. II, 24) ? N'est-ce pas un fait étrange, disons plus, un scandale pour la raison, qu'en face du Dieu tout-puissant, qui est à la fois le Souverain Bien et le Créateur de toutes choses, visibles et invisibles, se dresse un Être qui, possédant l'empire des ténèbres (Luc. XXII, 53), et de la mort (Heb. II, 14), tient le monde sous sa domination (I, Jean V, 19) et, se mêlant aux Fils de Dieu, monte jusqu'au trône de l'Éternel pour accuser devant lui les justes et les Saints de la terre (Job. I, 6-13 et Apoc. XII, 10) ? Si le problème du Mal est un des plus difficiles, c'est qu'il s'agit, en l'espèce, non d'une abstraction intellectuelle ou d'un phénomène subjectif de la conscience humaine, mais d'un Être spirituel qui, sans être revêtu d'une puissance égale à celle de Dieu et capable de tenir en échec la Volonté divine, est doué cependant d'une existence propre et d'un ascendant tellement supérieur à toutes les possibilités humaines, qu'il faut l'intervention fervente du Christ pour garantir contre ses entreprises la foi même des Apôtres : « Simon, Simon, Satan a demandé à vous passer au crible comme le blé, mais j'ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille point » (Luc, XXII, 31). Il est donc nécessaire que nous fixions quelques traits de sa nature, si à notre tour, nous voulons nous; mettre à l'abri des tentatives de celui qui est « le père du mensonge » (Jean, VIII, 44) et qui sait si bien « se transfigurer en ange de lumière » (II, Cor., XI, 14).

I

     Que l'homme, né de la poussière de la terre, se soit laissé tromper par « l'antique Serpent », (Apoc.. XII, 9) jusqu'à violer l'unique commandement qui lui avait été imposé : « tu ne mangeras pas des fruits de l'Arbre de la connaissance du Bien et du Mal » (Genèse, II, 17), on peut encore le concevoir, bien que l'homme vécût alors en présence de Dieu, qui venait dans le jardin de l'Éden converser familièrement avec sa créature. Mais que Lucifer, qui fut le premier des « sept qui se tiennent debout devant le trône de l'Éternel » .(Tob. XII, 15), celui. qui portait sur sa face le rayonnement de la lumière divine, « le Fils de l'Aurore qui foulait aux pieds les Nations » (Isaïe, XIV, 12), ait pu dire en son coeur : « j'élèverai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu ; je monterai sur les hauteurs des nues et je serai semblable au Très-Haut » (Isaïe, XIV, 13), comment cela vraiment est-il possible ? Pourtant, il a été « abattu par terre » et dans sa chute il a « entraîné le tiers des étoiles du Ciel » (Apoc., XII, 4).

     Quelle que soit la cause de sa perdition, le fait est « qu'il n'a point persévéré dans la Vérité » (Jean, VII, 44) et qu'il a « péché dès le commencement » (I, Jean, III, 8). C'est qu'en effet, Lucifer, si élevé que fût son rang dans les hiérarchies angéliques, si près de Lui que l'ait placé l'Être Suprême, n'était, lui aussi, qu'une créature. ; et entre le Créateur et sa créature, il y a l'abîme qui sépare l'Être qui est par soi de l'être qui n'est pas par soi, l'Absolu du relatif, l'Inconditionné du contingent, l'Éternel de ce qui a un commencement. Considérons un instant ce qu'implique la notion de contingence et nous y découvrirons la possibilité du péché. Non point que l'être créé fût voué, de par sa nature même, au péché : ni les anges, ni l'homme n'ont reçu l'existence dans des conditions qui ne leur permissent pas de rester unis à leur Créateur dans les voies de la grâce qui leur avaient été généreusement ouvertes. Mais Seul l'Être absolu est immuable et, de toute éternité, sa perfection est indéfectible. Par contre, l'être qui ne possède pas l'existence par soi participe, de quelque façon, au non-être du néant ; il est engagé dans le devenir et subit la loi du changement. C'est-à-dire que, crée pour le bien, dans la lumière, il peut faillir et s'égarer dans le chemin des ténèbres et du mal. Un navire est construit pour voguer sur les flots, combien de navires ont pourtant sombré dans la mer ! Une voiture est équipée pour tenir la route, et il arrive quelle s'écrase sur un obstacle, parce qu'un rouage de son mécanisme s'est faussé. Ainsi la créature, pour la seule raison qu'elle n'est pas Dieu, n'est pas assurée de demeurer toujours fidèle à la loi sainte qui a été inscrite dans son coeur par le Créateur : « elle ne fait pas ce qu'elle veut et elle fait ce qu'elle ne veut pas » (Rom. VII, 15).

     Cet état de la créature qui, ayant appris à « connaître le Bien et le Mal » (Genèse, III, 5), s'est détournée des voies de Dieu, saint Bernard, après saint Augustin (Confessions, Liv. VII, ch. X, N°16) le représente comme une chute dans la « région de la dissemblance » (De diversis, Sermo XLII, 2). La créature demeure sans. doute, même après sa prévarication, ce qu'elle ne saurait cesser d'être, une « image du créateur » (Genèse, II, 27) ; mais cette image a désormais perdu sa ressemblance avec Dieu ; elle est défigurée, et cette défiguration consiste principalement dans le fait que la créature, au lieu de se redresser vers le Ciel pour lequel elle est faite, se repliant sur elle-même, se « courbe » vers la terre, semblable à cette femme de l'Évangile qui, possédée d'un esprit qui la rendait infirme depuis dix-huit ans, était «courbée » et ne pouvait plus du tout se redresser, et que Jésus guérit un jour de sabbat : « cette fille d'Abraham, que Satan tenait liée depuis dix-huit ans, ne fallait-il pas la délivrer de ce lien le jour du sabbat ? » (Luc, XIII, 16). Ainsi, le péché est avant tout une « défiguration » qui, faisant perdre à la créature sa ressemblance avec Dieu, la courbe sur elle-même, la livrant de la sorte aux seules fantaisies de sa volonté dans un attachement à son « sens propre », qui l'oppose au « sens du Christ » (I, Cor, II, 16).
     Essayons de dépeindre les principaux aspects de cette « région de la dissemblance ».
 

II

     « N'aimez pas le monde, dit l'Apôtre Jean, ni les choses qui sont dans le monde ; si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est point en lui. En. effet, tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie, ne vient pas du Père, mais vient du monde. Or le monde passe avec sa convoitise ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement » (I, .Jean, II, 15-17). « Nous savons que nous sommes de Dieu, dit encore l'Apôtre Jean, et que le monde entier est soumis à la puissance du Malin » (I, Jean, V, 19). Le Divin Maître n'avait-il pas annoncé que l'Esprit Saint, le Paraclet, viendrait pour « convaincre le monde de péché, de justice et de jugement » ? (Jean, XVI, 8). Il avait jeté l'anathème contre le monde « à cause des scandales » (Matth. XVIII, 7) et, au moment de subir sa passion, dans sa suprême invocation au Père, il prononça la terrible sentence « je ne prie pas pour le monde » (Jean, XVII, 9).

     Ne nous y trompons pas, en effet : « le monde, remarque un excellent théologien, est, aussi bien que l'Église, une réalité mystique, une contre-Eglise ; le parti, dirons-nous, de ceux qui rejettent Jésus-Christ » (1) ; Rappelons-nous l'avertissement de Jésus à ses Apôtres : « si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui, mais parce que vous n'êtes pas du monde et que je vous ai choisis du milieu du monde, c'est à cause de cela que le monde vous hait. S'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi... et ils vous feront tout cela à cause de mon nom, parce qu'ils ne connaissent pas Celui qui m'a envoyé » (Jean, XV, 18, 23). Il y a ainsi ceux qui sont d'en bas » et « ceux qui sont d'en haut », ceux « qui sont de ce monde » et « ceux qui ne sont pas de ce monde » : « Vous êtes d'en bas, s'écrie Jésus aux juifs qui ne veulent, pas croire en Lui ; Moi, je suis d'en haut. Vous êtes de ce monde ; moi, je ne suis pas de ce monde. Aussi vous ai-je dit que vous mourrez dans vos péchés » (Jean, VIII,23). Et ceux-là qui sont du monde n'écoutent pas la parole de Dieu, puisqu'ils ne sont pas de Dieu : « le père dont vous êtes issus, dit encore Jésus, c'est le Diable ». (Jean, VIII, 44) ! Et l'Apôtre Jean d'écrire aux fidèles d'Ephèse : « tout esprit qui ne confesse pas Jésus n'est pas de Dieu, c'est là l'esprit de. l'Antéchrist » ; et « quel est celui qui est victorieux du monde, sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu » ? (I. Jean, IV, 3 et V, 5). Comprend-on maintenant cette parole de l'apôtre Paul « ce n'est pas contre la chair et le sang que nous avons à combattre, mais contre les Dominations, contre les Puissances, contre les Princes de ce monde des ténèbres, contre les Esprits mauvais qui sont dans les airs ». (Ephès, VI, 12).

     Le Verbe est venu dans le monde, mais le monde ne l'a pas connu (Jean, I, 10). Si les Princes de ce monde avaient connu la sagesse de Dieu, « ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de Gloire » (I, Cor.. II, 8).
 

III

     Qui sont les Princes de ce monde, ou plutôt quel est le « Prince de ce monde », dont l'Évangile nous entretient à plusieurs reprises ? (Jean; XII, 31 , XIV, 30 ; XVI, 11). Il porte dans le Livre saint, différents noms : « vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (Matth. VI, 24) ; « Si je chasse les démons par Béelzebuth, par qui vos fils les chassent-ils ? » (Luc. XI, 19) ; « quel accord existe-t-il entre le Christ. et Bélial ? » (II, Cor. VI, 15) ; « le Grand Dragon, l'antique Serpent appelé le Diable et Satan » (Apoc. XII, 9) ; « votre adversaire, le Diable, rôde autour de vous comme un lion rugissant » (I, Pet. V, 8) ; « le Fils de Dieu a paru pour détruire les oeuvres du Diable » (I, Jean III, 8) ; « celui qui a l'empire de la mort, c'est le Diable » (Heb. II, 16) ; « Nous savons que le monde est soumis à la puissance du Malin » (I, Jean, V, 19) ; « Ne soyons pas comme Caïn qui était du Malin et qui tua son frère » (I, Jean, III, 12) ; « ceux qui se disent juifs et qui ne le sont pas, mais qui sont une synagogue de Satan » ; (Apoc. II, 9 ; III, 9) « Satan vient et aussitôt enlève la parole qui a été semée » (Marc, IV, 15) ; « Si Satan chasse Satan, il est divisé contre lui-même » (Matth. XII, 26) ; « Jésus leur dit : je voyais Satan tomber du Ciel comme un éclair » (Luc. X, 18) ; « aussitôt que Judas eût pris le morceau, Satan entra en lui » (Jean, XIII, 27).

     C'est le nom de Satan que nous retiendrons pour personnifier celui qui fut Lucifer et qui, après avoir entraîné dans sa rébellion le tiers des esprits célestes (Apoc. XII, 4), induisit en tentation nos premiers parents au jardin de l'Éden (Genèse, III, 1-7). « Prince de ce monde », qu'il tient sous sa domination depuis la faute originelle (I, Jean, V, 19), il possède l'empire des ténèbres (Luc. XXII, 53 ; Coloss. 1, 13) et de la mort (Heb. II, 14). « Il a été meurtrier dès le commencement et n'a point persévéré dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité en lui ; quand. il profère le mensonge, il parle de son propre fond, parce qu'il est menteur et le père du mensonge » (Jean, VIII, 44). « Celui qui commet le péché est du Diable, dit l'Apôtre Jean, car le Diable pèche depuis le commencement » (I, Jean, III, 8). Il est « le grand Dragon Rouge qui avait sept têtes et dix cornes et sur ces têtes sept diadèmes... et le Dragon se tint devant la Femme qui allait enfanter afin de dévorer son Enfant, quand elle l'aurait mis au monde » (Apoc., XII, 3-4). « Il séduit le monde entier, dit encore le Voyant de Patmos, et, jour et nuit, il se fait l'accusateur de nos frères devant Dieu » (Apoc., XII, 9-10).

     Mais il a été « vaincu par le sang de l'Agneau » car « le salut est venu par la puissance et le règne du Christ » (Apoc. XII, 10-11). C'est en effet « par sa mort que le Christ a anéanti le pouvoir de celui qui avait l'empire de la mort » (Heb., II, 14). C'est parce que le Christ « est venu dans le monde comme une lumière, que ceux qui ont cru en Lui ne sont pas demeurés dans les ténèbres » (Jean, XIII, 46), mais possèdent désormais « la lumière de la vie » (Jean, VIII, 12). C'est parce qu'ils étaient du Diable que les hommes commettaient le péché ; mais « le Fils de Dieu a paru pour détruire les oeuvres du Diable » ; et, « parce que la semence de Dieu demeure maintenant en eux, ils sont nés de Dieu et ne peuvent plus pécher » (I, Jean, III, 8-10). « Vous avez connu Celui qui est dès le commencement, écrit l'Apôtre Jean aux fidèles d'Ephèse, et vous avez vaincu le Malin » (I, Jean, II, 13).

     Le « Prince de ce monde », en effet, a été « jugé » et « jeté dehors » (Jean, XVI, II; XII, 31), et « les Portes de l'Enfer ne peuvent plus prévaloir contre l'Église du Christ » (Matth., XVI, 18). Et voici quel a été le jugement : « la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs oeuvres étaient mauvaises. Car quiconque fait le mal hait la lumière et ne vient point à la lumière, de peur que ses oeuvres soient réprouvées. Mais celui qui met en pratique la vérité vient à la lumière, afin que ses oeuvres soient manifestées, parce que c'est en Dieu qu'elles sont faites » (Jean, II, 14-21). Et à tous ceux qui ont reçu la lumière, « le pouvoir a été donné de devenir enfants de Dieu » (Jean, I, 12). « Ils sont passés de la mort à la vie » (Jean, V, 24).
       Chrétiens, qui avons été élevés « de la servitude à la liberté glorieuse des enfants de Dieu » (Rom.,VIII, 21) qu'avons-nous à redouter des entreprises de Satan ? « Celui qui est en nous est plus grand que celui qui est dans le monde » (I, Jean, IV, 4) et il a « vaincu le monde » : « confidete, ego vici mundum » (Jean, XVI, 33).

  Gabriel HUAN
------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

(1) R. P. Valentin M. BRETON, Renaître, Retraite fondamentale, Paris 1938, page 157.