La Voie Chrétienne
 

« Heureux ceux qui marchent sans reproche dans la Voie ».
(Psaume 119, 1).


 


     La « Voie métaphysique » s'exprimait dans une doctrine ; la « Voie Chrétienne » s'exprime dans une personne qui a dit d'elle-même : « je suis la Voie ».
Certes, l'Être est ce qu'il est et la métaphysique, qui se flatte d'être la science de l'Être, acquiert de ce fait une certitude qu'aucune opinion humaine ne saurait détruire. Mais qui donc a le droit de se croire en possession, de la métaphysique qui définit la véritable essence de l'Être ? La multiplicité et la diversité des systèmes philosophiques qui, à travers les âges, se sont succédé jusqu'à nos jours, semblent bien démontrer que la raison humaine, malgré des efforts pénétrants, n'a pas encore réussi à formuler cette notion de l'Être, qui imposant d'une façon absolue son évidence, ferait l'accord de tous les esprits. Invoquera-t-on une tradition qui, offrant sa vérité toute faite, nous apporterait cette connaissance que des siècles de recherches patientes et profondes dans tous les domaines de l'intellectualité n'ont pas su découvrir ? Mais pour que nous l'acceptions, une telle Tradition devra nous présenter des titres de créance que nous ne puissions récuser, c'est-à-dire qu'elle devra se soumettre, comme tous les systèmes philosophiques, à l'examen critique de notre raison..C'est donc finalement à notre seule raison qu'il appartiendra de juger et de choisir en dernier ressort. Mais faire dépendre du jugement de notre seule raison toute notre destinée, ne vouloir éclairer que des seules lumières de cette raison le chemin que nous sommes appelés à parcourir en ce monde, n'est-ce pas une folle témérité ? Comme si notre raison était capable, avec ses puissances limitées, de fixer sans erreur le sens et la valeur de notre vie !

     D'ailleurs est-ce bien de connaissance qu'il s'agit ici ? Le problème de notre salut n'est-il donc qu'un problème d'ordre intellectuel ? Suffirait-il de savoir vers quelle fin tend l'évolution de l'Univers pour être assuré de ne plus s'égarer sur les routes de l'existence ? L'enseignement, aussi profond qu'on voudra, d'une doctrine métaphysique n'a jamais réussi à tenir lieu, pour l'humanité, d'un « impératif catégorique » capable de régler et diriger la conduite des individus. La loi morale elle-même, quelle que soit la formule qui l'exprime, ne peut prétendre à aucune efficacité pratique, si elle demeure une pure conception de l'entendement ; elle n'est alors qu'une abstraction qui ne comporte, en fait, aucune obligation, parce qu'elle ne dispose d'aucune sanction. Connaître est affaire d'intelligence ; opérer son salut est l'oeuvre de l'homme tout entier et plus particulièrement de sa volonté et de son coeur.

      C'est, en effet, à la vie éternelle qu'est réservée la connaissance du Vrai Dieu (Jean, XVII, 3) ; ici-bas, il ne nous est pas commandé de connaître Dieu, mais de l'aimer « de tout notre coeur, de toute notre âme et de toute notre force » (Deut, VI, 5 ; Matth XXII, 38). Au soir de notre vie nous serons jugés, non pas sur l'étendue et la profondeur de nos connaissances, mais sur la mesure de notre amour. S'il est un trait qui distingue plus spécialement la Voie chrétienne de toutes les voies de salut enseignées en dehors du Christianisme, c'est justement que le chrétien renonce à connaître davantage pour mieux aimer : « Dieu est amour, dit l'Apôtre, et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu demeure en Lui » (I Jean IV, 16). La « Voie métaphysique » prétendait nous conduire à notre fin par les lumières de l'intelligence ; la « Voie chrétienne » veut nous y conduire par la ferveur de l'amour.
 


II

     Si nous nous demandons maintenant quel peut être l'objet de l'amour, la réponse est évidente que, seule, une personne peut être vraiment objet d'amour; mais la question qui se pose est de savoir quelle est la personne qu'il faut aimer pour trouver le chemin de la vie. Or, il y a dans l'histoire un homme qui s'est présenté à ses contemporains comme envoyé par Dieu précisément pour leur indiquer ce chemin, qui a fait plus que cela, qui s'est déclaré comme étant lui-même « la Voie, la Vérité, la Vie » (Jean, XIV, 6) : « je suis la porte, dit Jésus, si quelqu'un entre par moi, il sera Sauvé » (Jean, X, 9) ; « je suis le cep, vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruits ; car hors de moi, vous ne pouvez rien faire » (Jean, XV,.5) ; « nul ne va au Père que par moi »(Jean, XIV, 7). « Je suis le bon berger, dit-il encore. Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands, mais les brebis ne les ont pas écoutés ; moi, je suis venu afin que les brebis aient la vie, et qu'elles l'aient en abondance ». (Jean,. X, 7-11). Et ailleurs : « je suis la lumière du monde; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie ». (Jean, VIII, 12).. Et cette affirmation dont l'énormité scandalise les Juifs et fait murmurer jusqu'aux disciples «Je suis le pain de vie qui est descendu du ciel ; si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement ; et le pain que je donnerai pour la vie du monde, c'est ma chair » (Jean, VI, 51).

     Jésus ne se soucie pas d'apporter aux hommes une doctrine philosophique ni même religieuse et de l'offrir à la curiosité d'auditeurs avides de savoir. Il ne professe aucune métaphysique particulière ; il n'aborde aucune question de science ou de sociologie. Quand il parle de Dieu, il l'appelle son Père, mais ne définit ni son essence ni ses attributs. Ses discours sont émaillés d'images et de comparaisons empruntées soit au spectacle des choses de la Nature, soit aux scènes familières de la vie humaine ; mais ils ne nous apprennent rien sur la loi d'évolution des êtres ou sur la psychologie de l'inconscient., Le Christ n'est pas venu sur la terre pour formuler une nouvelle synthèse de la connaissance, ni même pour révéler les mystères de l'au delà ; il est venu pour que les hommes aient par Lui, avec Lui, en Lui la vie éternelle.

     C'est qu'en effet, il est la vie et qu'en dehors de Lui, il n'y a de salut pour aucun homme. « Celui qui croit au Fils a la vie éternelle ; celui qui refuse de croire au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui ». (Jean, III, 36). « Celui, dit encore Jésus, qui écoute ma parole et qui croit Celui qui m'a envoyé a la vie éternelle et ne vient point en jugement ; mais il est passé de la mort à la vie ». (Jean, V, 24). « Si quelqu'un garde ma parole, il ne verra jamais la mort ». (Jean, VIII, 51). Sans doute, la porte est étroite et la voie est resserrée qui mènent à la vie, mais toute autre porte, toute autre voie ne conduisent qu'aux ténèbres, à la perdition et à la mort. Jésus-Christ est la Porte du salut, la Voie du Salut ; laissons donc les morts ensevelir leurs morts et allons à Celui qui donne la lumière et la vie, parce qu'il est la lumière et la vie. « Marchez pendant que vous avez la lumière, afin que les ténèbres ne vous surprennent point ; celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va. Pendant que vous avez la lumière, croyez en la lumière, afin que vous soyez des enfants de lumière » (Jean, XII, 35, 37).

III

     Et pour devenir son disciple, que faut-il faire ? « Tout homme, répond Jésus, qui entend les paroles que je dis et ne les met pas en pratique est semblable à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont déchaînés contre cette maison : elle s'est effondrée et sa ruine a été grande » (Matth. VII, 26-27). « Ce ne sont pas, dit-il encore, ceux qui s'écrient : Seigneur ! Seigneur ! Qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux-là seulement qui font la volonté de mon Père » (Matth. VII, 21).

     Quel plus beau témoignage d'amour, en effet, peut-on donner à une personne chère que de garder sa parole et d'observer ses commandements ! « Si quelqu'un m'aime, dit Jésus, il gardera ma parole et mon Père l'aimera et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure, Celui qui ne m'aime pas ne garde pas ma parole » (Jean, XIV, 23-24). « Si vous m'aimez, répète-t-il à ses disciples, vous garderez mes commandements... Celui qui a mes commandements et qui les garde, c'est celui-là qui m'aime. Et celui qui m'aime sera aimé de mon Père et je l'aimerai et je me ferai connaître à lui ». (Jean, XIV, 15-21). Et l'Apôtre de confirmer la leçon du Maître : « Nous reconnaissons que nous l'avons connu quand nous gardons ses commandements. Celui qui dit : je l'ai connu et qui ne garde pas ses commandements, est un menteur et la vérité n'est point en lui. Mais en celui qui garde sa parole, l'amour de Dieu est véritablement parfait. Par là nous savons que nous sommes en lui. Et celui qui dit qu'il demeure en lui, doit aussi marcher comme il a marché lui-même » (I Jean, Il, 3-6). Pour que nous devenions ses disciples, il faut donc que, par une conversion profonde de nos moeurs, nous conformions toute notre conduite à ses commandements.

     Nous ne pouvons rentrer ici dans le détail de ces commandements, qui forment tout un code de vie morale et spirituelle. N'est-il pas vrai, d'ailleurs, qu'ils se résument en un seul ? « je vous donne un commandement nouveau, dit Jésus ; aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, que vous avez de l'amour les uns pour les autres. » (Jean, XIII, 34-35). Et le Maître d'insister : « C'est ici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande... et ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres. » (Jean, XIV, 12-17). L'esprit tout entier du christianisme est un esprit de charité et d'amour. Désirant se rendre à Jérusalem, Jésus avait envoyé devant lui des messagers pour lui préparer un logement. Ceux-ci entrèrent dans un bourg des Samaritains, mais ne furent pas reçus. « Voyant cela, les disciples Jacques et Jean s'écrièrent : Seigneur, veux-tu que nous commandions que le feu descende du ciel et les consume ? Jésus se tourna vers eux et les réprimanda, disant : vous ne savez donc pas de quel esprit vous êtes ! » (Luc, IX, 51, 56).

     Dans l'âme du chrétien, en effet, l'amour du prochain ne se distingue pas de l'amour de Dieu. « Maître, interroge un docteur de la loi, quel est le plus grand commandement de la loi ? Jésus lui répondit: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée. C'est le premier et le plus grand commandement. Et voici le second qui lui est semblable : tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Matth., XXII, 36-39). Et l'Apôtre Jean de commenter ainsi l'enseignement du Maître : « Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et son amour est parfait en nous... Si quelqu'un dit : j'aime Dieu et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur ; car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ? Or nous avons de Lui ce commandement : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (1 Jean, 12, 20-21)

     Et n'oublions pas que, selon la volonté de Jésus, nous devons tenir pour notre prochain, non seulement les membres de notre famille, et nos amis, mais encore tout homme que nous rencontrons sur notre route et dont la détresse a besoin d'être secourue (parabole du bon Samaritain, Luc, X, 25-27) ; mieux que cela, nous devons aimer nos ennemis et prier pour eux comme pour nous-mêmes : « Vous avez entendu qu'il a été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous soyez les fils de votre Père qui est dans les cieux. Car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense en aurez-vous ? Les péagers n'en font-ils pas autant ? Et si vous ne faites accueil qu'à vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les païens même n'en font-ils pas autant ? Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Matth, V, 43-48.)


IV

     La perfection, voilà l'exigence ou, tout au moins, l'ambition du Chrétien. La « Voie métaphysique », elle aussi, prétendait nous conduire à la perfection. Mais quel abîme entre les deux conceptions !

     Pour les adeptes de la Voie métaphysique », la destinée de l'homme s'accomplit nécessairement selon le rythme mathématique du mouvement ascensionnel qui entraîne dans son orbite, d'une façon générale et uniforme, tous les êtres appartenant au même cycle de l'évolution cosmique. L'être humain n'occupe pas dans cette évolution une situation spéciale ; aucune fin particulière ne lui est réservée. Assujetti comme tout ce qui est engagé dans le devenir, à la loi du déterminisme universel, il suit fatalement la voie,qui lui est tracée dès le principe , et qui le mènera inéluctablement jusqu'au terme de son existence. Il n'y a pas de place ici pour une liberté, une initiative, un choix quelconques, et, par conséquent, pour une responsabilité, un mérite ou un démérite, quels qu'ils soient. L'homme peut recueillir de sa conduite, ici-bas, des fruits de bonheur ou de malheur ; le bien et le mal ne sont rien de plus que des phénomènes de conscience qui n'affectent en rien le cours nécessaire des événements. Être qui vient et qui passe, l'homme n'est que l'un des avatars de cette personnalité mystérieuse, mais anonyme, qui, sortie de la Perfection totale pour on ne sait quelle raison, y retourne par étapes successives, afin de s'y intégrer de nouveau suivant un procédé d'absorption qui, dissolvant le multiple dans l'Un primordial, confond l'Univers et la Perfection dans la même Essence.

     Combien différentes sont les perspectives que nous ouvre le Christianisme sur nos fins dernières ! Il ne nous soumet pas à la logique intransigeante d'un rationalisme tout spéculatif qui traite des choses de l'âme comme s'il s'agissait de figures géométriques; il nous met directement en présence d'une Personne qui veut notre bonheur éternel, parce qu'elle nous a aimés la première d'un amour infini. Et, si des relation d'amour peuvent de la sorte s'établir entre cette Personne et nous, c'est qu'en vérité chaque être humain est, en soi, non pas la parcelle infinitésimale que l'on dit émanée du suprême Inconnaissable, mais, une personne ayant sa valeur propre et son destin propre, créée par un Dieu, à la fois juste et miséricordieux, qui, loin d'abandonner sa créature à l'emprise impérieuse des forces de l'Univers, lui donne toutes les grâces nécessaires à son salut. Certes, parce qu'il est une personne libre, l'homme peut refuser le don de Dieu ; mais, alors, il tombe dans le péché qui, le séparant de son Créateur, compromet le salut de son âme pour la vie éternelle.

     C'est qu'en effet le Chrétien est sur la terre comme en un lieu d'épreuve, où il peut mériter, mais aussi démériter. Deux voies sont ouvertes devant lui, la voie large et spacieuse qui mène à la perdition, la voie étroite et resserrée qui conduit à la béatitude dans l'union divine. Son destin n'est pas fixé d'avance ; c'est à lui qu'il appartient de choisir, par un acte libre de sa volonté, entre le bien et le mal, entre Dieu et le Prince de ce monde. Si le secours de la grâce lui est nécessaire pour rester fidèle aux exigences de la vie surnaturelle, il n'est pas pour cela dispensé de l'effort qui, tendant vers le but toutes ses activités morales et spirituelles, lui fait gravir pas à pas les chemins qui montent vers Dieu. De là la valeur infinie de toute vie humaine : c'est l'éternel destin d'une âme immortelle qui est en cause dans chacun de nos actes, et chacune de nos décisions engage notre avenir pour la vie qui ne finit point. Toute notre existence est ainsi placée sous le signe de l'éternité, et rien de ce que nous faisons ici-bas n'est indifférent au regard de Dieu. Attachons-nous donc à ses commandements de toutes les forces de notre âme et de notre esprit et nous serons assurés de ne point nous égarer dans les ténèbres et de demeurer dans son amour.

Gabriel HUAN.