L'APPEL DU MAÎTRE
« II n'y a de salut qu'en Jésus-Christ, 
car il n'y a, sous le ciel, aucun autre nom qui ait été donné aux
hommes, par lequel nous devions être sauvés. »
(Actes, IV, 12-13).


I

     Quand nous jetons un regard en arrière sur les jours écoulés de notre vie, nous éprouvons parfois le sentiment d'avoir été, à certaines étapes de notre existence, conduits, guidés, dirigés sans que nous nous en soyons rendu compte, par quelqu'un qui nous regardait, nous aimait, suivait nos pas, par un Être qui est intervenu mystérieusement dans nos affaires personnelles, afin de nous ramener du mauvais chemin dans la voie droite, comme s'il nous attendait au terme de notre route pour nous recevoir, dans son sein et nous faire partager avec Lui toutes les joies de sa béatitude. Ce fut tantôt une épreuve que nous avons peut-être mal supportée, mais dont la signification nous est maintenant dévoilée dans toute la clarté de sa vertu purificatrice ; tantôt un danger dont nous étions secrètement menacés et contre lequel nous nous apercevons après coup que nous avons été victorieusement protégés.

     Nous nous demandons alors, non sans une certaine angoisse, quel est cet être qui s'intéressait à nous d'une façon si particulière et quelle valeur nous possédions à ses yeux pour qu'il ait daigné nous tendre ainsi la main au milieu de nos difficultés et nous sauver de périls où nous risquions de sombrer ? Que veut-il de nous pour nous aimer de la sorte ? Quels sont ses desseins secrets ? Ses attributs 4> sa nature ? Dans quel Ciel a-t-il fixé son invisible demeure ? Est-ce auprès de Lui que nous sommes appelés à passer notre éternité, lorsque nous aurons quitté ce monde ? Qui donc apportera à toutes les questions qui se pressent sur nos lèvres, au sujet de cet Être mystérieux, une réponse qui satisfasse pleinement notre intelligence dans sa curiosité, notre coeur dans son désir ? Interrogerons nous les savants, les philosophes, les adeptes de la Sagesse occulte, les théologiens ? Ou bien vaut-il mieux que, recueillis en nous-mêmes et descendus jusque dans les profondeurs de notre âme, silencieusement méditatifs, nous attendions que nous parle Celui qui ne peut manquer de se révéler à nous, lorsque, pour l'entendre, nous avons fait taire, en nous comme en dehors de nous, tous les bruits de ce monde ?
 


II

     Sans doute, la philosophie est déjà, sur le plan de la raison pure, un chemin qui mène à Dieu ; car il suffit d'appliquer les principes les plus élémentaires d'une logique simplement humaine pour aboutir à une notion de la Divinité qui possède sa certitude. C'est, en effet, une vérité évidente que tout ce qui est, est par soi ou par un autre. Or nous ne pouvons pas remonter indéfiniment la chaîne des êtres qui sont par un autre, puisque ce qui est par un autre témoigne de ce seul fait qu'il ne se suffit pas à lui-même. Il faut bien qu'à un certain moment nous nous arrêtions à un être qui se suffise à lui-même, par conséquent à un être qui ne soit pas par un autre, mais par soi, qui, en un certain sens, soit sa propre cause à lui-même. Cet être est le Principe : comme tel, il est inconditionné, éternel, infini. Il est la Cause universelle de laquelle émanent toute essence et toute existence dans le monde (1) ; la Substance dans laquelle est contenue toute réalité véritablement subsistante, de sorte qu'en dehors d'elle il n'y a que relativité, contingence, devenir, phénomène.

     Mais cette notion purement rationnelle de I'Absolu, qui représente la Divinité comme la Superessence en laquelle s'absorbent toute activité, toute existence, toute réalité et qui fait d'un Principe transcendant le lieu géométrique, pour ainsi dire, de tout ce qui a l'être, le mouvement ou la vie, cette notion est-elle de nature à satisfaire toutes les exigences de notre âme qui, dans ses inquiétudes et ses épreuves, se soucie beaucoup moins de vérités abstraites que d'une réalité vivante et sensible avec laquelle, elle puisse traiter, non assurément d'égale à égale, mais de personne à personne ? Or, il n'est pas de méthode rationnelle qui permette de transposer directement dans le domaine de l'Absolu la notion de personne, qui est empruntée à notre propre expérience humaine : Notre entendement, parce qu'il procède uniquement par concepts, ne peut définir Dieu autrement que comme la Substance ou le Principe. N'est-il pas dès lors nécessaire que nous brisions le cadre de la raison pure où nous nous étions enfermés, non sans doute pour répudier les certitudes que cette raison nous a fait acquérir dans le champ de la vérité, niais pour élargir notre horizon et nous ouvrir l'accès d'un autre monde, celui des réalités de l'ordre expérimental, qui renferme aussi ses vérités qu'il importe maintenant de discerner ? « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, disait Hamlet, que dans notre philosophie ».
 


III

       Sur le plan de la nature, ce ne sont plus les idées qui comptent, mais les faits ; non plus la dialectique, mais l'observation et l'expérience. Mais il faut distinguer ici deux ordres de faits, qui se superposent d'ailleurs sans se contredire, ceux qu'étudie la Science qu'on peut appeler officielle et ceux qu'étudie la Science qui se qualifie elle-même d'occulte. Les premiers s'appliquent à l'ensemble des phénomènes, des apparences ou des formes dont la succession dans la durée est régie par les lois du déterminisme universel ; les secondes se rapportent à cet énorme réservoir d'énergies et de forces, dont le dynamisme puissant et caché bouillonne, comme le feu souterrain d'un volcan, sous l'écorce visible des choses et conditionne secrètement toute l'évolution du devenir phénoménal. Les uns ne sont, à proprement parler, que les effets ; les autres sont la cause, efficiente, mais occulte, de tout ce qui arrive et se passe dans le monde de la Nature. Laissons donc de côté, quel que soit leur intérêt, les données de la Science officielle et tournons-nous vers l'occultisme, tel du moins qu'il s'offre à nous sous sa forme occidentale.

     La science occulte n'est une science que dans la mesure où savoir c'est pouvoir ; la doctrine qu'elle enseigne n'a pas simplement pour but de révéler au disciple la nature vraie et cachée des choses, mais, en lui révélant cette nature, de mettre en ses mains le moyen de la dominer et de la faire servir à ses fins. Qu'il s'agisse d'alchimie, d'astrologie ou de magie, le terme à atteindre est toujours d'accaparer au profit de l'homme les forces anonymes qui agissent dans le monde et, pour cela, tout d'abord, après les avoir « désoccultées », d'en saisir la maîtrise et la direction. Or, il est remarquable de constater que, sous tous les climats et à toutes époques, des hommes se sont rencontrés qui ont possédé sur la nature cet étrange pouvoir de domination. Et, parmi ,ces « Maîtres », grands initiés dont la chaîne se prolonge à travers les âges, il en est un à qui tous les centres d'occultisme font une place à part et rendent un solennel hommage, c'est le « Maître Jésus », le plus grand de tous en puissance et en dignité, si grand que sa venue sur la terre a bouleversé toutes les lois astrologiques qui régissaient l'Univers avant qu'il parut, un missionné de Dieu, dont chaque parole était comme l'écho d'un autre monde, dont chaque geste suffisait à dicter à l'humanité sa conduite.

     Nos investigations dans le domaine de l'Occultisme nous amènent ainsi en présence d'un être exceptionnel, qui n'a pas son semblable dans toute l'histoire, dont le nom demeure à jamais fixé dans la mémoire des hommes, dont la vie et l'enseignement ont suscité de siècle en siècle un nombre toujours plus considérable de disciples et d'adorateurs, un être qui s'était déclaré comme le Fils de Dieu, que ses Apôtres ont vénéré à l'égal de Dieu lui-même et qui a fondé une Église dont les rameaux s'étendent aujourd'hui sur toute la terre. N'est-il pas de notre devoir de nous demander quel est cet Homme, d'où il vient, ce qu'il a fait, ce qu'il a voulu et aussi ce que nous sommes pour lui et quelle conduite nous devons tenir à son égard ? Et, puisque sa vie et son enseignement ont été consignés dans des livres dont l'authenticité ne saurait plus être sérieusement contestée, ouvrons donc ces livres qui, peut-être, renferment le secret de notre destinée. L'Occultisme nous a menés jusqu'au Christ ; quittons-le maintenant pour écouter la voix de l'Évangile.
 


IV

     Qu'a dit de lui-même Jésus-Christ ? « je suis la porte ; si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé » ; « je Suis le cep, vous êtes les sarments ; celui qui demeure en moi et en qui je demeure, porte beaucoup de fruits, car hors de moi vous ne pouvez rien faire » ; « je suis la voie, la vérité, la vie : nul ne va au Père que par moi » (Jean, X, 9 ; XV, 5 ; XIV, 6). Dieu serait donc un Père et non pas seulement la substance anonyme, impersonnelle que notre raison nous avait fait découvrir ? Et il y aurait quelqu'un pour nous conduire jusqu'à Lui, ce « Maître » qu'on appelait Jésus et que les juifs ont crucifié ? Mais que vaut le témoignage que cet homme s'est rendu à lui-même ? Devons-nous croire vraiment qu'il était le Fils de Dieu, comme il l'a prétendu ? On dira qu'il a établi la véracité de son témoignage en ressuscitant le troisième jour après sa mort. Mais qui se porte garant de sa résurrection ?

     Précisément ses Apôtres, ceux qui ont été les témoins de sa vie : « Hommes d'Israël, s'écrie St Pierre, écoutez ces paroles : Jésus de Nazareth, cet homme à qui Dieu a rendu témoignage parmi vous par les actes de puissance, les prodiges et les miracles qu'Il a opérés par son moyen au milieu de vous, vous l'avez fait mourir par la main des impies, en le clouant à la Croix. Mais Dieu l'a ressuscité en le délivrant des douleurs de la mort, parce qu'il n'était pas possible qu'elle le retînt en sa puissance » (Actes, II, 21-25). Et ce témoignage des Apôtres, si plein de sincérité et de fermeté, comment en contester la valeur en présence des événements qui se sont déroulés quelques jours après ? Le soir même du drame du Calvaire, qui semblait avoir anéanti toutes leurs espérances, les Apôtres, atterrés par la mort ignominieuse de leur Maître, s'étaient réfugiés dans une chambre close où ils demeuraient cachés, de peur ,d'être arrêtés et lapidés par les juifs. Et voici maintenant qu'ils se montrent en public ; bien mieux, ils prennent la parole, ils élèvent la voix et ils prêchent le Christ toujours vivant : « Ce Jésus, Dieu, en effet, l'a ressuscité et nous en sommes tous témoins. » (Actes, II, 32) D'où leur vient cette hardiesse qui leur fait braver désormais la prison et la mort ? Il s'est donc passé quelque chose ; et quoi, si ce n'est, comme ils l'affirment, qu'ils ont revu leur Maître, se manifestant au milieu d'eux tel qu'ils l'avaient connu avant la Passion, toujours le même, mais leur apportant cette fois consolations et encouragements, leur donnant avec son Esprit la force nécessaire pour enseigner et répandre son Évangile à travers le monde. « Allez et enseignez toutes les nations », « vous serez mes témoins tant à Jérusalem: que dans toute la Judée et la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre » (Actes, I, 8).

     Soit, nous acceptons comme véridique ce témoignage des Apôtres, mais en quoi la mort et la résurrection de l'Homme-Dieu nous concernent-elles ? Interrogeons celui qui a pénétré le plus profondément dans la connaissance du mystère du Christ :« Nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, écrit St Paul, nous avons été baptisés en sa mort. Nous avons donc été ensevelis avec Lui par le baptême en sa mort ; afin que, comme Christ est ressuscité des morts par la Gloire, du Père, de même nous aussi, nous vivions d'une vie nouvelle... Si nous sommes morts avec Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec Lui, puisque nous savons que Christ, ressuscité des morts, ne meurt plus. » (Rom. VI, 4-8). Mais, s'il en est ainsi, quel est celui d'entre nous qui oserait dire cela ne me regarde pas ?, L'indifférence n'est plus permise, puisque c'est toute la valeur de notre vie, tout le sens de notre destinée qui sont ici en cause. Il faut prendre parti et choisir : pour ou contre le Christ.

V

     Choisir ? Mais n'avions-nous pas déjà choisi, lorsque nous avons entrepris cette enquête ? Serions-nous partis à la recherche de Dieu, si déjà nous ne l'avions trouvé ? Secrètement nous avions entendu l'appel du Maître ; mais nous n'avions pas reconnu savoir qui parlait au fond de notre âme. Voici maintenant qu'il nous devient « sensible au coeur » ; et c'est en cela, selon PASCAL, que consiste la foi (pensées, N" 278). Sans doute, la foi est un don de Dieu et aucune de nos actions, si méritoire qu'elle soit, ne peut nous en rendre dignes. Mais cette foi, qui est ainsi l'oeuvre de la grâce en nous, suffit à nous justifier du péché et, en nous réconciliant avec Dieu, à nous délivrer de la mort qui était due au péché. Nous avons dès lors accès à une vie nouvelle, qui est proprement la vie du Christ en nous, et, avec cette vie nouvelle, nous recevons « l'Esprit ,d'adoption par lequel nous crions : Abba, c'est-à-dire Père » (Rom., VIII, 15). L'Esprit du Christ, qui habite en nous, nous rend à nous-mêmes ce témoignage que nous sommes enfants de Dieu : « et, si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers, héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ » (Rom., VIII, 16-17).

     Le voilà bien, le Dieu que nous cherchions, que dès le début nous pressentions sans le découvrir. La raison nous avait montré dans l'Être Suprême la Substance pure, nue, absolue, éternelle, infinie, douée de l'infinité des attributs infinis, mais immobile et muette comme une peinture sur un tableau. La foi, en nous révélant notre filiation divine, nous apprend que Dieu, qui est la Substance ou le Principe, est aussi une réalité vivante et personnelle, dont la vie s'exprime par une éternelle et incessante opération, dont la personnalité s'épanouit en Trinité : Père, Fils et Saint-Esprit. Certes, la raison est impuissante ici à expliquer ce qui demeure pour elle un mystère ; mais l'Esprit, « qui scrute tout, même les profondeurs de Dieu » (I Cor. II, 9), nous fait entrevoir comment de l'Unité de la Substance procède, sans la détruire, la Trinité des Personnes.

     Dieu, dans son Unité substantielle, est un abîme insondable, où il n'y a ni espace ni temps, ni passé ni futur, ni Père ni Fils ni St Esprit, ni aucune créature, une simplicité sans modes et sans opération, éternel repos, ténèbre innommable, béatitude superessentielle, exclusive de toute multiplicité et de tonte distinction, un « Océan sans fond et sans rivage », selon l'expression de l'Aréopagite (2). Mais il n'y a pas d'Océan sans un flux et un reflux, écoulement à l'extérieur et retour à l'intérieur : « L'Unité, dit Ruysbroek, selon son retour intérieur, goûte la fruition et, selon son écoulement à l'extérieur, elle est féconde ; c'est pourquoi la source d'Unité jaillit sans cesse : le Père engendre le Fils, la Vérité éternelle sa propre Image, en laquelle elle se connaît elle-même et connaît toutes choses » (3).

     Tauler compare cette source d'Unité, d'où procèdent, par un jaillissement continu de fécondité débordante, les trois Personnes divines, à « des eaux qui bouillonnent et s'agitent : tantôt elles s'engouffrent dans l'abîme et il semble qu'il n'y ait absolument plus d'eau ; un instant après, elles surgissent de nouveau en tumulte comme si elles allaient tout engloutir. Cet abîme est un gouffre et dans cet abîme est l'habitation propre de Dieu beaucoup plus que dans le Ciel et dans toute créature » (4).

     S'il est vrai que par delà toute créature, au-dessus du Ciel même, Dieu se possède dans la jouissance consommée et parfaite de sa propre béatitude, il est vrai aussi qu'il a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique pour le sauver (Jean III, 16). Dans le mystère de l'Incarnation du Verbe se révèle à nous cette « sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, que Dieu avait prédestinée avant tous les Siècles Pour notre gloire » (I Cor., 11, 7-9). In principio... in mundo... in nobis : c'est par ces trois mots que, dans le prologue du 4° Évangile, St Jean décrit la descente du Verbe à travers la création jusqu'à nous. Avant tous les temps le Verbe était dans le Principe ; il était Dieu en Dieu. Il est venu dans le monde qui a été fait par Lui, afin de donner à tous ceux qui l'ont reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Et en ceux-ci il a fait sa demeure, afin que par Lui, avec Lui, en Lui, ils possèdent la vie éternelle.

Gabriel HUAN.
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(1) « Parmi les modes d'émanation, il y a un mode qui fait que tout l'être provient de la cause universelle qui est Dieu ; or, c'est ce mode d'émanation que nous entendons désigner par la création » (St Thomas d'Aquin Somme théol. 1° Partie, qu. XLV, art. 1).
(2) Des noms divins, IV.
(3) Le livre du Royaume des Amants de Dieu, Ch. XXIX.
(4) 2° Sermon pour la Nativité de st Jean-Baptiste.