L'ANIMAL HUMAIN

« Il m'a été mis une écharde dans la chair. »
(Il Cor., XII, 7).

 I

     En une précédente étude nous avons montré comment l'âme et le corps humains ont pour fonction d'actualiser dans l'espace et dans le temps, sous des modes distincts, mais connexes et complémentaires, une essence particulière dont l'idée subsiste, en Dieu de toute éternité et que Dieu appelle à l'existence, dans les formes d'une réalité concrète et déterminée, afin qu'elle joue au sein du monde phénoménal le rôle où s'affirmera sa personnalité et se fixera son destin pour une durée qui n'aura point de terme.

     Est-ce à dire que l'âme et le corps ainsi définis constituent toute la nature humaine, telle qu'elle s'offre à notre expérience quotidienne ? Est-il vrai que la personne humaine, telle qu'elle est conçue éternellement dans la pensée divine, trouve dans l'âme et dans le corps qui lui sont appropriés ici-bas des instruments bien accordés à la tâche qui lui. est assignée et qu'elle doit accomplir sous peine de manquer à:ses fins essentielles ?

     On connaît la plainte douloureuse de l'apôtre des gentils : « je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas. Mais, si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, c'est le péché qui habite en moi. Je trouve donc cette loi en moi : quand je veux faire le bien, le mal est près de moi. Car je prends plaisir à la loi de Dieu., selon l'homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de ma raison, et qui me rend captif de la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux que je suis ! qui me délivrera de ce corps de mort ? » (Rom., VII, 19-24). Ainsi il y a en nous une opposition qui nous divise et nous déchire « par la raison je suis l'esclave de la loi de Dieu par la chair je suis l'esclave de la loi du péché. » (Rom., VII., 25).

     Que signifie cette présence dans l'homme, à côté de l'âme spirituelle, d'une âme en quelque sorte animale, qui soulève contre la raison les révoltes de la chair et du sang ? Par le baptême sacramentel nous avons été lavés dans le sang du Christ, purifiés, dépouillés du vieil homme, régénérés ; et, cependant, n'est-ce point pour chacun de nous un fait d'expérience, qu'au fond de nous-mêmes demeure un foyer de concupiscence, dont l'ardeur mal éteinte menace de jeter l'incendie dans toute notre âme et contre lequel il nous faut à tout instant lutter de toutes nos forces, pour rester fidèles à la loi de Dieu ? Quelle chose étrange que l'être humain ? La grâce divine est en lui, mais aussi la marque du péché : comment cela est-il possible ?

II

     Parce que le premier Homme a péché, toutes les générations humaines ont été contaminées en lui et par lui. ; mais, parce que chaque âme humaine sort toute pure des mains du Créateur qui l'unit à son corps, ce n'est point évidemment par la voie de l'âme, mais seulement par celle du corps, que se transmet la souillure qui marque du péché tout homme venant en ce monde et, parce que, enfin, tout le corps de l'enfant est formé et entretenu par. le sang de la mère qui le porte dans son sein, c'est dans le sang et par le sang de la mère que s'opère la transmission du péché originel à chacun des descendants d'Adam. « l'iniquité de l'homme provient de la femme », dit l'Ecclésiastique (XXV, 23).

     Le sang, en effet, dit un savant médecin,.« est beaucoup plus qu'une sorte de sève animale apportant aux cellules l'oxygène respiratoire et les autres substances nourricières, emportant les déchets et excrétions... au-dessus de ce rôle chimique du sang respiratoire, alimentaire, éliminatoire, il y a l'essentiel du sang ; cet essentiel, c'est son existence comme énergie... le sang est l'animateur énergique de la chair... il est puissance de vie... tout autant que le visage exprime le dynamisme moral du sujet, le sang exprime son dynamisme charnel. » (1). S'étonnera-t-on dès lors de la vieille prescription du Deutéronome (XII, 23) : « Gardez-vous de manger du sang des bêtes, car leur sang est leur vie et vous ne devez pas manger avec leur chair, ce qui est leur vie » ?

     Les conclusions de l'auteur que nous venons de citer sont assez remarquables pour que nous prenions la peine de les rapporter intégralement.

     « Voici d'abord le sang, puissance de vie. Au commencement est la vie fraîche et forte, la vie qui n'a pas encore été engagée dans l'alternative du Bien et du Mal, la Vie qui vient d'être créée, la Vie « qui est ». Dans l'ordre de :la Création, c'est le souffle introduit dans les narines de l'Homme, qui a accompli en lui l'existence de la vie. Le Souffle, l'Air, le Vent, ce qu'il y a d'essentiellement fugitif et passager, c'est la vie individuelle, qui passe dans les instants du Temps, sans rien laisser de son existence. Le souffle s'allie au sang, élément liquide. La conjonction du souffle et du sang, de l'air et du liquide, produit cette qualité que l'on perçoit au bord de l'eau : la fraîcheur, qui est la véritable essence et puissance de la Vie charnelle, comme l'innocence est l'essence de la Vie spirituelle. Le .sang représente l'élément liquide. Le liquide est ce qui, comme le fleuve, à la fois, demeure et s'écoule, ce qui passe et ce qui reste. Ainsi est notre vie corporelle, existence individuelle passagère liée à une existence héréditaire. Le sang, c'est l'individu lié à la race, c'est la Vie qui coule du haut des âges, sans connaître la Mort. Mais ce patrimoine de sang qui est dans l'individu peut être compromis par lui, la vie-durée se trouve dans la dépendance de la vie-instant, ce qui demeure est engagé dans ce qui passe, et nous arrivons alors au sang, puissance de maladie.

      « La deuxième phase de la destinée humaine, c'est l'homme subissant l'épreuve du Bien et du Mal et le Mal qui l'emporte. Alors tout ce que désigne ce nom : la Nature, c'est-à-dire la constance, l'universel, la puissance, le sol ferme des lois est dévolu au Mal ; le Mal est l'existence sur laquelle on peut, toujours compter, qui ne fera jamais défaut, qu'on fera toujours naître avec facilité, le devenir:r naturel de l'Univers. Sous cette loi du Mal, la Vie tend naturellement à se transformer en maladie comme l'innocence en perversité, Cette force du Mal qui traverse les âges, comme un fleuve grossissant et accéléré, c'est le sang, puissance de maladie.

     « Enfin, nous voici à la troisième et dernière étape de la destinée humaine : la Rédemption, réconciliation de l'Homme déchu, mais vivace et prolifique dans sa déchéance, avec le Créateur ; retour du Bien à la Puissance. La Rédemption et voyons ici la correspondance admirable de l'homéopathie avec Elle a été opérée sur la base même du mal : c'est la trahison, le reniement, la lâcheté, la cruauté, l'injustice, à leur maximum de virulence, qui ont fourni la matière du salut des hommes. Ainsi le Sang, puissance de maladie», va devenir puissance de remède. Et, comme la voie de la Rédemption est la grâce, c'est-à-dire, non pas une transformation uniforme et fatale de tous les hommes, ce qui serait un phénomène de la Nature, mais la transformation libre de chaque âme, une à une, au moyen de son destin particulier de même chaque malade ne pourra être guéri qu'avec son propre sang, préparé pour lui seul, et au degré de la puissance qui lui convient, Sang : puissance de remède. » (2).

     Cette belle synthèse, esquissée du point de vue médical, nous ouvre sur le problème du péché originel de curieux horizons et elle apporte un précieux appui à la doctrine paulinienne de la rédemption par le sang. Elle va nous permettre notamment de donner tout son sens profond à cette formule de l'Épître aux Hébreux : « sans effusion de sang, il n'y a pas de rémission. » (IX, 22).
 

III

     Dans son traité de l'Harmonie entre l'Église et la synagogue, (tome II, p. 321 et suiv.), le chevalier Drach rapporte une étrange tradition que les rabbins faisaient remonter jusqu'au prophète Élie et d'après laquelle, lorsque Adam connut Ève, sa femme, celle-ci avait déjà conçu de l'Ange Sammaël (le serpent de la Genèse), de sorte que leur premier-né Caïn portait en lui, avec la marque d'une double paternité, la « souillure » ou le « venin » que le serpent avait jeté en Ève au moment de la tentation. « A l'heure où le serpent se mêla avec Ève, dit un texte du Talmud, il jeta en elle une souillure qui continue à infecter ses enfants. » Le Zohar parle aussi de « la souillure que le serpent a jetée en Ève ». Les Rabbins appellent le péché originel venin ou, tout à la fois, venin et souillure. « Sammaël, dit R. Abraham Seba, c'est le serpent qui a jeté en Ève le venin et la souillure. » R. Eleazar enseigne qu'« à l'heure où le serpent jeta cette souillure en Ève, celle-ci s'en imprégna » ; et R. Yehuda que « lors du premier péché, trois furent mis en jugement et condamnés ; et le monde inférieur n'a plus pu se soutenir à cause de la souillure du serpent. »

     Et voici comment le Medrasch-Ruth, livre cabalistique, explique la chose : « Élie enseignait ce qui suit à l'occasion de ce texte : Et Adam connut Ève, sa femme. quand le serpent abusa d'Ève, il jeta en elle une souillure, et Caïn provint de ce commerce du serpent. Et si l'on demande comment cela pouvait-il être, puisque l'Écriture dit : Et Adam connut Ève, sa femme ; et elle conçut et enfanta Caïn ? Il faut dire que le serpent, à la vérité, jeta en elle la souillure, mais que cette fécondation (fruit embryon) toute spirituelle (3), ne trouvant pas de corps auquel elle pût s'unir pour se produire au jour, était ballottée dans les entrailles d'Ève. Mais, lorsque Adam s'approcha d'elle, ce mauvais esprit de souillure trouva où s'attacher. De cette façon, le fruit spirituel du serpent et le fruit corporel d'Adam, s'unissant ensemble, formèrent la personne de Caïn qui vint enfin au monde. Quand Ève le vit d'une nature supérieure à celle de tous les autres hommes qui sont venus au monde après lui, elle s'écria : j'ai acquis un homme avec un Dieu ! » R. Menahhem de Recanati rapporte la même tradition : « Sache que Caïn a été produit de la souillure et du germe d'Adam auquel s'unit cette souillure. Cet esprit-là n'aurait pas eu la faculté de revêtir un corps humain et de sortir à l'air du monde. C'est le germe d'Adam qui lui a offert de quoi se revêtir. »

     Quelle que soit la valeur de cette tradition rabbinique, il semble bien qu'on doive mettre à l'origine du péché du premier couple humain une sorte d'infection de la chair provoquée par l'introduction d'un germe de corruption et de mal dans le sang de celle qui devait être la mère de tous les hommes. Après sa faute, le sang d'Ève, souillé, a perdu sa pureté primitive ; et il charrie dans tout son corps un principe de maladie et de mort qui va se transmettre par la génération à tous ses descendants. De là cette réprobation qui, dans les moeurs et les coutumes juives, pèse sur la femme jusqu'à la venue du Christ ; de là l'anathème jeté à la chair et à tout ce qui est né de la chair et du sang : « Délivrez-moi, Seigneur, des choses du sang », s'écrie le Psalmiste (Psaume 50) ; de là enfin cette opposition de la chair et de l'esprit, si accentuée dans les Épîtres de Saint Paul et dont on retrouve l'écho jusque dans l'Évangile de Saint Jean : ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu. » (Rom., IX, 8). « Ni la chair ni le sang ne peuvent hériter le royaume de Dieu ; la corruption ne peut hériter l'incorruptibilité. » (I Cor., XV, 50). « Ce qui est né de la chair est chair : ce qui, est né de l'esprit est esprit. ».(Jean, III, 6). « Marchez selon l'esprit et vous n'accomplirez pas les convoitises de la chair. » (Gal. V, 16). « L'homme animal ne reçoit pas les choses de l'Esprit de Dieu, car elles sont une folie pour lui et il ne peut les connaître, parce que c'est par l'esprit qu'on en juge. » (I. Cor., II, 4). « Le pouvoir de devenir enfants de Dieu est donné, non à ceux qui sont nés du sang ou de la volonté de la chair ou de la volonté de l'homme, mais qui sont de Dieu. » (Jean, I, 12-13). Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne prenez pas souci de la chair. » (Rom., XIII, 14).

IV

      Il en est un, en effet, qui est venu « par l'eau et par le sang, non par l'eau seulement, mais par l'eau et par le sang, Jésus-Christ. » (I. Jean, V, 6). Et il est venu « afin que nous ayons la rédemption par son sang. »(Ephès, I, 7). C'est en vain qu'à travers .les siècles et partout dans le monde les hommes ont versé le sang des animaux et même parfois leur propre sang sur les autels pour la rémission des péchés : un sang demeuré impur ne pouvait dissoudre la souillure originelle. Pour purifier la chair de l'homme de la corruption dont le venin du serpent l'avait infestée, il fallait que fût répandu un sang immaculé, « le sang précieux de l'Agneau sans défaut et sans tache, le sang du Christ qui a été désigné dès avant la création du monde »(la Pétri, I, 18-21). Telle est la signification profonde du sacrifice de la croix : le sang du Fils de Dieu doit inonder la terre, afin que, baignée dans ce sang, la terre retrouvât sa première jeunesse, cette innocence de vie qu'elle avait reçue du Tout-Puissant, lorsqu'elle était sortie toute pure de ses mains créatrices. Et, tandis que le grand-prêtre de l'ancienne alliance devait, tous les ans renouveler l'aspersion du sang, .selon le rite d'Aaron, sur lui-même et sur le peuple pour le pardon des péchés, le Christ, qui est grand-prêtre de l'alliance nouvelle selon l'ordre de Melchisédech, « est entré une fois pour toutes dans le Saint des Saints, non d'ailleurs avec le sang des boucs et des taureaux, mais avec son propre sang, et il a obtenu une rédemption éternelle. » (Hébr., IX, 12).

      Aussi le Christ peut-il affirmer en toute vérité que « Celui qui mange sa chair et boit son sang a la vie éternelle, car sa chair est vraiment une nourriture et son sang vraiment un breuvage. » (Jean, VI, .54-56). Parce qu'il est vierge de toute souillure, le sang du Christ est un élixir d'immortalité et quiconque s'en abreuve est assuré de ne jamais mourir. La mort n'est-elle pas la rançon du péché d'Adam ? Celui qui boit à la source de la vie originelle, telle qu'elle s'écoulait avant la faute dans le sang du premier homme, façonné par la main de Dieu, et telle que le Christ l'a recouvrée dans son propre sang pour la rédemption de l'humanité, celui-là est mort au péché avec le Christ et ressuscité avec le Christ pour une vie nouvelle. Puissance de remède, parce -qu'il est puissance de vie, le précieux sang de l'Agneau immaculé, répandu sur la terre du haut de la Croix et lui, depuis ce jour, ne cesse de couler sur les autels de son Église pour le salut du monde, apporte à tous, avec le pardon des péchés, la régénération intérieure qui rétablit chaque chrétien, marqué du sceau du Rédempteur, dans ses prérogatives de fils de Dieu, telles qu'Adam les avait reçues aux premiers jours de la Création.

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« 0 Dieu qui, par la passion et les cinq plaies de votre Fils unique, avez restauré dans son sang répandu la nature humaine que le Péché avait ruinée, faites, nous vous en supplions, qu'après avoir vénéré sur cette terre les blessures qu'Il a reçues pour nous, nous soyons dignes de jouir dans le Ciel des fruits divins de son sang précieux. » (MISSEL ROMAIN).

Gabriel HUAN.
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(1) Dr Joseph ROY, Le Sang puissance de vie, puissance de maladie, puissance de remède, dans : L'HOMÉOPATHIE FRANÇAISE. Numéros de Janvier, Mars et Mai 1928.
(2) Op. Cit., N° de Mai 1928, p. 273-274.
(1) Au sens des « Esprits animaux », de Descartes.